Influence du christianisme sur la civilisation actuelle
Pour peu que l’on soit au courant des opinions qui dominent dans notre siècle, on conviendra qu’il n’y en a pas de plus accréditée dans tous les esprits, que celle de la grande supériorité de notre civilisation sur les civilisations anciennes. À entendre ces feuilles qui sont les organes du siècle, le genre humain est sorti de l’enfance et est parvenu à une heureuse et forte majorité : notre civilisation est parfaite, ou peu s’en faut. Malheureusement, par je ne sais quel oubli qui porte ici tous les caractères d’une injustice, on dissimule ou on ignore tout ce que cette civilisation doit au christianisme. On dirait que la plupart de nos écrivains ne savent pas que notre société, depuis dix-huit siècles, est sous la plus grande, la plus puissante des influences, celle qui agit le plus victorieusement sur le cœur de l’homme, l’influence de la religion. Pourtant elle nous entoure et nous presse, pour ainsi dire, de toutes parts. Le christianisme est empreint partout, sur le sol qu’il a défriché, sur les monuments qu’il a élevés, sur les arts, sur la littérature, sur nos lois, sur nos mœurs qu’il a conduites des rudes coutumes des Gaulois et des Francs, au raffinement de politesse du siècle. Nous allons essayer d’explorer une mine si riche, et de faire connaître les immenses services que le christianisme a rendus à notre société, en constatant son influence sur la civilisation. Nous ne croyons pouvoir mieux commencer qu’en recherchant quelle a été son action sur notre législation.
Après avoir examiné quelle a été l’influence du christianisme sur la législation en général, nous descendrons à des applications particulières, et analyserons son action sur les lois romaines, puis sur celles des Barbares ; et, passant ensuite à la législation de la France actuelle, nous prouverons qu’elle a puisé la plupart de ses dispositions, celles qui honorent le plus notre civilisation, dans le droit canon de l’Église.
Première partie.
INFLUENCE GÉNÉRALE DU CHRISTIANISME
SUR LA LÉGISLATION.
Il y a longtemps que l’on a dit : Les lois ne peuvent rien sans les mœurs. Quid leges sine moribus vanæ proficiunt ? Mais on ne s’est peut-être pas assez occupé de l’influence particulière que la religion, qui est la base même des mœurs, a toujours exercée sur la législation ; on n’a pas assez admiré surtout quelle force et quelle perfection les lois des peuples modernes ont puisées dans le christianisme.
L’empire de la religion sur le cœur de l’homme a été proclamé même par les législateurs de l’antiquité, puisque la plupart ont eu soin de placer leurs lois sous la protection de la divinité. Mais quel secours pouvaient-ils trouver dans les religions païennes, qui n’avaient qu’un culte sans morale, des croyances sans pratiques, des dieux sans grandeur et sans vertu ? Les idées religieuses, loin d’épurer les mœurs, étaient souvent le principe des coutumes les plus immorales et les plus cruelles. Si les Assyriens, si les Perses ont épousé leurs mères, les premiers l’ont fait par un respect religieux pour Sémiramis, et les seconds parce que la religion de Zoroastre donnait la préférence à ces mariages ; si les Égyptiens ont épousé leurs sœurs, ce fut encore un délire de la religion égyptienne, qui consacra ces unions en l’honneur d’Isis ; c’est la religion qui, dans l’île Formose, ordonnait aux prêtresses de fouler aux pieds et de faire avorter les femmes enceintes avant trente-cinq ans ; c’est aussi la religion qui, dans l’Inde, précipite les veuves sur le bûcher de leurs époux. L’idolâtrie et la superstition n’ont pas toujours exercé une influence aussi immédiate et aussi funeste sur la législation ; cependant elles ont partout favorisé la dépravation des mœurs, partout elles ont introduit un esprit de cruauté et de libertinage qui a perverti les meilleures institutions. Jamais les bonnes lois ne corrigent les mauvaises religions, toujours les mauvaises religions finissent par anéantir les bonnes lois : le culte de Vénus a énervé plus d’un peuple et détruit plus d’une constitution.
À cette influence corruptrice du paganisme, opposez la pureté évangélique, voyez quelle admirable révolution le christianisme a opérée dans les mœurs et dans les institutions. Cette sublime législation morale est devenue la base et le modèle des législations civiles. C’est elle qui a révélé à l’homme ces rapports intimes et nécessaires qui l’unissent à Dieu et à la société, cette immuable théorie des droits et des devoirs dont l’antiquité n’avait connu qu’une bien faible partie. On ne rencontre plus dans nos codes modernes aucune de ces lois absurdes ou barbares, aucune de ces grandes violations morales, qui, dans les lois anciennes, se trouvaient souvent mêlées à d’autres dispositions inspirées par la sagesse et le génie. Sans nous reporter aux siècles passés, quelle différence immense entre les législations des peuples chrétiens et celles des nations qui n’ont pas encore reçu ou qui ont rejeté la lumière de l’Évangile ! Quoi de plus bizarre ou de plus cruel que les coutumes de ces peuplades à demi sauvages de l’Amérique ! Quelle servilité, quel despotisme, quelle immoralité dans ces législations de l’Asie, qui régissent partout des peuples depuis longtemps civilisés ! Ainsi, tandis que l’indissolubilité du mariage, l’union d’un seul homme avec une seule femme, l’égalité devant la loi, sont devenues en Europe des principes élémentaires de législation, le divorce, la polygamie, l’esclavage souillent encore les codes des nations idolâtres ou infidèles. Il faut donc reconnaître qu’il y a dans la religion chrétienne un esprit de raison et de sainteté qui passe des mœurs dans les lois, à l’insu même des législateurs.
Un des plus grands bienfaits du christianisme, c’est cette espèce de fraternité qu’il a établie entre tous les hommes, et qui est devenue le fondement de l’égalité civile et politique. Parcourez dans l’antiquité ces nations si vantées par leur liberté et leur civilisation, vous trouverez partout l’inégalité la plus révoltante, partout des castes privilégiées et des castes proscrites, partout des maîtres et des esclaves. L’Égypte a des prêtres, espèce de tyrans religieux et politiques, qui laissent le peuple languir dans une perpétuelle enfance, et lui ferment la voie des honneurs et de la fortune. Le Gaule a des druides qui cachent soigneusement leur science et leurs mystères ; l’Inde, des brames et des parias qui n’ont rien de commun que la forme humaine ; Sparte, Athènes ont plus d’esclaves que de citoyens libres ; Rome est divisée en patriciens et en plébéiens, en citoyens et en étrangers, qui n’ont pas les mêmes droits, et sont continuellement en guerre pour conserver ou conquérir des privilèges. Dans la législation civile, même inégalité : la femme n’est pas la compagne de son époux : c’est un être faible dominé par un plus fort, et dépouillé de ses plus doux privilèges ; le fils n’est plus l’ami respectueux et soumis de son père, c’est une chose que ce tyran domestique peut vendre et même anéantir. L’antiquité avait fait les trois-quarts de la population esclave, et elle parlait de liberté ! Je trouve dans les œuvres de ses législateurs et de ses philosophes bien des paroles éloquentes contre l’esclavage politique, pas une contre cet esclavage domestique, flétrissant pour l’humanité. Ce mystérieux silence prouve qu’il y avait dans les anciennes sociétés je ne sais quoi de faux, d’incomplet ou de dégradé.
Le Christ est le premier qui ait fait entendre au monde ces belles paroles : « Ne désirez point qu’on vous appelle maîtres, parce que vous n’avez qu’un seul maître et que vous êtes tous frères 1. »
Ces simples mots ont fait une révolution dans l’univers ; bientôt on verra un saint Grégoire affranchir ses esclaves, afin, dit-il, d’imiter Jésus-Christ, qui, en se faisant homme pour nous racheter, a brisé nos liens, et nous a rendus à notre ancienne liberté 2.
C’était autrefois une touchante cérémonie que celle de la manumission : elle se faisait dans l’église comme un acte public de religion, en présence du peuple et du clergé 3. L’esclave était promené autour de l’autel, tenant à la main une torche ardente, puis tout à coup il s’inclinait, et l’évêque prononçait sur lui les paroles solennelles de la liberté.
Le christianisme, ami d’une sage indépendance, n’a pas détruit les inégalités fondées sur la raison et la nature. S’il dit aux pères : « N’irritez pas vos enfants », aux maîtres : « Témoignez de l’affection à vos serviteurs », il dit aussi : « Soumettez-vous aux puissances, non seulement par la crainte d’un châtiment, mais aussi par un devoir de conscience. » La religion chrétienne n’est pas venue briser les liens de la société, mais les resserrer ; elle s’est placée entre les souverains et les sujets, pour adoucir le pouvoir et ennoblir l’obéissance.
La charité, cette vertu angélique descendue du ciel avec le Christ, et qui semblait n’avoir que le ciel pour objet, est cependant devenue elle-même un principe de législation.
L’empereur Alexandre-Sévère, qui vivait au commencement du troisième siècle de notre ère, répétait souvent à haute voix cette sentence qu’il avait apprise des juifs et des chrétiens : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse. » Il la faisait proclamer par un crieur quand il châtiait quelqu’un, et il la trouvait si belle qu’il voulait la voir briller dans les palais et dans les édifices publics 4.
Ce fait atteste l’oubli dans lequel étaient tombées, chez les peuples païens, les premières notions de la morale et en même temps l’espèce de révolution que le christianisme commençait à opérer dans les esprits.
Mais le Christ n’avait pas seulement dit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’on te fasse », précepte qui n’était que l’expression d’une vérité déjà connue et commentée par les philosophes ; il avait ajouté ce que personne n’avait encore pensé avant lui : « Aime ton prochain comme toi-même 5. Fais du bien à tes ennemis 6. »
Les législations modernes ne sont que des applications plus ou moins développées de ces principes. C’est ce qui a fait dire à Montesquieu : « Que nous devions à la religion chrétienne et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne saurait assez reconnaître 7. »
Autrefois le droit de conquête était regardé comme un droit de vie et de mort. On exterminait les vaincus, par grâce on les faisait esclaves. Quelquefois on se contentait de changer leur gouvernement et leur législation, ou de les disperser parmi d’autres nations. Rome seule, plus habile et plus profonde dans sa politique, laissait souvent aux peuples vaincus leurs lois, en se conservant la haute souveraineté. Cependant le vertueux Caton demanda la ruine de Carthage, et Carthage fut détruite. Aujourd’hui la conquête n’est plus considérée que comme un moyen de défense qui doit être renfermé dans les limites prescrites par le salut public, et c’est un usage presque général de n’ôter aux vaincus ni la vie, ni la liberté, ni les lois, ni les biens.
Ici nous apparaît encore un des plus beaux caractères du christianisme, celui qui en a fait le régénérateur, non d’une cité, d’un peuple, d’une contrée, mais du monde tout entier, son universalité.
Dans l’antiquité, il n’existait presqu’aucun rapport entre les législations des différents peuples, parce que toutes n’avaient pour objet et pour but qu’un intérêt purement local. Chez les Perses et chez les Égyptiens, c’était le despotisme des princes et des prêtres, chez les Grecs la liberté, chez les Romains la liberté et la guerre. De là cet isolement entre les diverses nations, de là cette absence d’un droit des gens, qui ne peut naître que d’un ensemble de vérités admises par tous les peuples. Ainsi, tandis que dans un pays les femmes étaient esclaves, elles régnaient dans un autre. Ici la moindre atteinte à la pudeur était punie du dernier supplice, là c’est au nom même des lois qu’on se livrait aux actions les plus infâmes. Ici le vol était un crime capital, tandis qu’ailleurs c’était un exercice autorisé par la loi. Vérité en-deçà des monts, erreur au-delà 8, semblait être alors un axiome de jurisprudence.
La religion chrétienne a établi une espèce de fraternité entre les législations, et a fait participer la justice humaine à son universalité. Les législateurs modernes sont dirigés par un point de vue unique, plus vaste, plus élevé que les utopies antiques : la réformation des mœurs et de la société : ils ont dû se rencontrer en suivant la même route ; sans méconnaître la position particulière des peuples qu’ils étaient appelés à gouverner, ils ont adopté comme de concert un grand nombre de principes que le monde avait oubliés ou méconnus, et que le christianisme est venu expliquer ou révéler de nouveau. Au-dessus des nations civilisées siège aujourd’hui une espèce de tribunal invisible et suprême, où le droit des gens rend des oracles qui sont entendus par toute la terre.
Que des philosophes à vue étroite et mesquine ne disent pas que cet esprit cosmopolite ou catholique, inspiré par le christianisme, fait de mauvais citoyens. Sans doute les chrétiens ont tous les hommes pour frères ; mais ils n’ont qu’une patrie pour mère, et l’amour qui nous attache au sol natal et aux institutions de notre pays, bien loin de s’affaiblir, s’accroît, au contraire, de tous les sentiments nobles et généreux que le christianisme développe dans les cœurs. Ne comprenait-il pas toute la dignité du citoyen, ce saint Paul, qui, lorsqu’on voulait, dans Jérusalem, l’appliquer à la question, faisait retentir ce cri des victimes de Verrès : « Je suis citoyen romain 9 » ; qui, à Philippes, refusait de sortir secrètement de la prison sur l’avis même des magistrats qui l’avaient condamné, en s’écriant avec indignation : « Quoi ! après nous avoir publiquement battus de verges sans connaissance de cause, nous qui sommes citoyens romains, ils nous ont mis en prison, et maintenant ils nous en font sortir en secret ? Il n’en sera pas ainsi, il faut qu’ils viennent eux-mêmes publiquement nous délivrer 10. » Je ne cite que cet exemple, parce qu’il est sublime, et parce qu’après saint Paul on ne peut citer personne : cet apôtre est pour nous le modèle accompli du chrétien et du véritable citoyen.
Si le christianisme a créé un nouveau droit des gens, il a perfectionné aussi le droit public. Le pouvoir a plié sous le joug de l’Évangile. Le souverain, jusqu’alors sans règle et sans frein, a trouvé dans ses propres croyances et dans celles de ses sujets des bornes à son autorité, mille fois plus puissantes que les barrières élevées par la main des hommes. Ces gouvernements modérés, mélange heureux d’éléments divers, fruits nécessaires d’une civilisation avancée, ont à peine été soupçonnés par les anciens. Ils ne connaissaient guère que l’extrême liberté ou l’extrême servitude. Chez eux la démocratie était presque toujours turbulente, l’aristocratie oppressive, la royauté absolue. On ne trouve nulle part dans leurs institutions, d’ailleurs si savantes, rien de semblable à ces assemblées qui, sous le nom de diètes, d’états-généraux ou de chambres législatives, sont dans le droit public de presque toute l’Europe, et tempèrent, au profit des sujets, les droits des princes. Dieu seul pouvait apprendre aux hommes à user de la puissance et de la liberté.
L’esprit de douceur et de modération du christianisme a dû passer des mœurs et du gouvernement dans le droit civil, qui n’est en quelque sorte que l’expression des mœurs et le complément du gouvernement.
C’est l’esprit de l’Évangile qui a proscrit l’exposition des enfants, usage horrible, approuvé par le sage Aristote ; c’est l’esprit de l’Évangile qui a dicté ces lois favorables aux débiteurs, que, d’après la législation des douze tables, il était permis de mettre en pièces. C’est l’Église qui, dans sa tendre sollicitude pour le pauvre et dans sa sévérité pour le riche, a interdit l’usure ; c’est à elle que nous devons cette législation du serment, si honorable pour l’humanité, et qui n’a d’autre fondement que la croyance en Dieu, pour sanction que la vie à venir. C’est le droit ecclésiastique qui a légué au droit civil ces formes de procédure qui sont comme la sauvegarde de la sûreté personnelle et de la propriété.
Enfin n’est-ce pas le christianisme qui a tempéré la rigueur des lois pénales ? Chez les anciens, la peine de mort était rarement prononcée contre les citoyens ; mais elle était prodiguée avec les tortures, avec les supplices les plus affreux, contre les esclaves. Le christianisme, en effaçant la distinction de maître et d’esclave, a fait disparaître aussi cette odieuse inégalité dans les peines.
Le rachat de l’homme par le fils de Dieu a dû donner au chrétien un singulier respect pour la vie de ses frères. La sublime théorie du repentir, si admirablement développée dans l’Évangile, devait lui faire regarder les supplices humains, et surtout les supplices irréparables, comme une espèce d’atteinte aux droits de celui qui a dit : Mihi vindicta 11.
Aussi voyons-nous les premiers fidèles s’élever contre la peine de mort infligée par la justice humaine, et l’envisager avec une horreur qu’entretenait la vue de tant de martyrs massacrés pour leur foi. Dès le règne de Constantin, cette maxime : L’Église a horreur du sang, devint la règle du sacerdoce ; le concile de Sardique fait même une loi aux évêques d’interposer leur médiation dans les sentences d’exil et de bannissement.
Après avoir examiné la religion chrétienne sous le rapport de l’influence directe qu’elle a pu exercer sur les législations modernes, considérons-la un instant comme sanction des lois civiles.
Sans doute la religion qui a enseigné à l’homme que toute puissance vient de Dieu, et qu’il faut s’y soumettre non seulement par la crainte du châtiment, mais aussi par un devoir de conscience, une religion qui montre sans cesse le glaive de la justice divine suspendu sur la tête du méchant, et la couronne d’immortalité sur la tête du juste, une religion enfin qui punit jusqu’au désir et à la pensée, doit être pour le législateur un merveilleux appui, et pour les lois une sanction bien puissante.
« Moins la religion sera réprimante, a dit Montesquieu, plus les lois civiles doivent réprimer 12. » S’il en est ainsi, nos lois doivent être de la plus grande douceur, car jamais religion ne fut plus réprimante que le christianisme ; quelle peine en effet pourrait jamais égaler le supplice qui naît de la crainte d’une damnation éternelle ? Les anciens, il est vrai, avaient leur tartare, mais, outre que le tartare n’était pas aussi effrayant que l’enfer des chrétiens, ce n’était pour ainsi dire qu’une croyance poétique, et le vulgaire n’avait que des idées bien vagues sur la vie future.
Aussi tous les philosophes se sont-ils accordés à reconnaître sous ce rapport la supériorité du christianisme sur toutes les autres religions. Beccaria lui-même, dans son traité des délits et des peines, avoue que les sentiments de la religion sont ici-bas les seuls gages de l’honnêteté de bien des gens.
Les païens qui ne trouvaient pas dans leur religion le même secours contre la dépravation humaine, y avaient suppléé par l’esclavage. Chaque maître était une espèce de magistrat absolu dont le despotisme terrible contenait l’esclave dans le devoir. « Le paganisme n’ayant pas assez d’excellence pour rendre le pauvre vertueux, a dit M. de Chateaubriand, était obligé de le laisser traiter comme un malfaiteur. »
Le christianisme, en affranchissant l’homme du joug de l’homme, l’a rendu esclave de la religion. Mais il faut le dire avec effroi, si le christianisme venait à perdre toute son influence, les lois civiles n’étant pas appuyées comme chez les anciens sur l’esclavage, l’autorité publique n’étant pas soutenue ou suppléée par l’autorité domestique, elles ne seraient plus assez fortes pour contenir une population qui se trouverait sans vertu et sans mœurs, et c’en serait fait de la société. Pietate adversus deos sublatâ, fides etiam et societas humani generis tollitur. Ajoutons à cette belle maxime de l’antiquité une autorité peu suspecte, celle de Voltaire : « Vous craignez, dit-il, qu’en adorant Dieu on ne devienne bientôt superstitieux et fanatique, mais n’est-il pas à craindre qu’en le niant, on ne s’abandonne aux passions les plus atroces et aux crimes les plus affreux ? »
On parle beaucoup aujourd’hui d’abolir la peine de mort. Ah ! c’est le vœu des âmes pieuses et compatissantes, puisque c’était celui des saint Ambroise et des saint Augustin ; mais que veut-on y substituer ? des fers ? on les brise ; des cachots ? on en sort plus coupable ; le travail ? s’il est trop doux, ce n’est pas un châtiment, s’il est trop rude, c’est un supplice plus cruel que la mort ; et d’ailleurs le travail n’est-il pas ici la loi commune des innocents et des coupables ? L’instruction ? souvent elle éclaire l’homme sans le rendre meilleur, et si elle ne le rend pas meilleur, elle le rend pire. Il ne reste donc plus qu’à donner des mœurs à cette foule de méchants qui ont déclaré la guerre à la société. Cherchez, inventez, ordonnez, sages du siècle, quel est le régime pénitentiaire qui peut opérer ce prodige ? Quand un enfant a battu sa nourrice, on le met en pénitence ; mais quand un fils a tué son père, parlez, quelle est la loi qui peut faire d’un assassin, d’un empoisonneur, d’un parricide, un honnête homme ? Je n’en connais qu’une seule, c’est la loi évangélique, et c’est celle dont vous ne voulez pas.
Ingrats et aveugles que vous êtes ! vous ne voulez pas du christianisme, et vous lui devez tout, cette civilisation dont vous êtes si fiers et cette liberté dont vous êtes si jaloux. Vous méconnaissez son influence, et il vous presse, il vous envahit de toutes parts. Vous ne pouvez énoncer une vérité morale qu’il n’ait proclamée, un principe de législation qu’il n’ait inspiré. Aujourd’hui si tous les citoyens sont égaux devant la loi, c’est que tous les hommes sont égaux devant Dieu ; si vous avez des rois doux et modérés, c’est le christianisme qui les a formés ; si vous avez des chartes et des constitutions, c’est le christianisme qui en est le plus solide appui, car seul il sait concilier les droits et les devoirs des peuples. Si nos lois civiles sont bien supérieures à celles de l’antiquité, c’est qu’elles sont toutes empreintes de christianisme. Semblable à un enfant qui rejette loin de lui le fruit dont il a exprimé les sucs, vous rejetez avec dédain la religion chrétienne dont vous avez pour ainsi dire exprimé la substance, ou si vous croyez par bienséance devoir encore en parler dans vos sublimes théories, c’est pour la présenter à la vaine admiration des hommes, sans culte et sans dogmes, sans pratique et sans foi, telle que votre philosophie l’a faite ; mais songez-y, vos systèmes passeront comme tant d’autres, et cette religion que vous méprisez, que vous calomniez, que vous dénaturez, est immortelle, et elle vous attend à ses pieds pour se venger de vous par de nouveaux bienfaits.
Ainsi nous, qui sommes restés fidèles aux vieilles et saintes croyances de nos pères, proclamons le Christ non pas seulement le fils de Dieu et le rédempteur des hommes, mais le premier des moralistes et des législateurs.
Deuxième partie.
INFLUENCE GÉNÉRALE DU CHRISTIANISME
SUR LA LÉGISLATION ROMAINE.
Nous avons signalé l’influence que le christianisme, par la pureté de sa morale, par les principes de douceur et d’égalité qu’il a répandus parmi les hommes, enfin par la sanction puissante de ses dogmes, devait exercer et a exercée en effet sur la législation. Il me reste à appuyer cette thèse de documents historiques, et à faire observer les progrès insensibles du christianisme dans la société civile, et la route, tantôt directe et patente, tantôt obscure et détournée, par laquelle il a pénétré les législations anciennes. C’est pour l’historien et le jurisconsulte une étude intéressante et neuve, que de chercher à saisir dans des textes qui n’ont été jusqu’ici l’objet que de commentaires purement scolastiques, l’esprit religieux qui les a dictés, et de constater ainsi par de curieuses comparaisons de lois cette grande révolution morale que le christianisme a fait subir à l’univers.
Le christianisme devait corriger les mœurs avant de perfectionner les lois, poser la base avant d’élever l’édifice. D’ailleurs, sans autre appui que Dieu et la vérité, ce n’était pas par la violence, mais par une douce persuasion qu’il attirait à lui les souverains et les peuples. Aussi voit-on la religion chrétienne n’agir d’abord que d’une manière lente et indirecte sur les lois. La conversion de la législation, si je puis m’exprimer ainsi, ne pouvait être qu’une suite de la conversion des législateurs. Aussi la religion chrétienne, à sa naissance, bien loin d’être accueillie avec faveur par les magistrats et les jurisconsultes, fut l’objet de leur haine et de leurs persécutions. Les maîtres de la jurisprudence, attachés aux anciennes lois romaines, regardaient la religion chrétienne comme une dangereuse nouveauté et une source de divisions et de troubles. S’ils n’avaient pas l’esprit assez élevé pour comprendre tout ce que la religion chrétienne offrait de garantie à l’ordre politique et à l’ordre civil, tout ce qu’il y avait dans sa morale et dans ses dogmes de fécond en applications législatives, ils étaient du moins assez éclairés pour prévoir l’espèce de révolution qu’elle était destinée à opérer dans les lois, et ils repoussaient de toute la force de leur génie et de leur orgueil des innovations qu’ils regardaient presque comme des sacrilèges. De même que dans une place assiégée les soldats se serrent les uns contre les autres pour repousser l’ennemi qui s’avance, il se forma contre le christianisme une ligue de tous ces hommes recommandables par leur science, à qui avait été confiée la garde de ce vaste monument de la législation romaine, qui, malgré sa vétusté, et peut-être à cause de sa vétusté même, inspirait encore tant de respect à l’univers. Ulpien surtout fut l’ennemi déclaré des chrétiens, et, ce qui étonne dans un homme appliqué à de paisibles études, il poussa la haine jusqu’à la cruauté. Au lieu de chercher, comme Pline le jeune, à calmer les scrupules et la colère de l’empereur, il leur prêta de nouvelles armes. Dans un Traité sur les devoirs d’un proconsul, il recueille avec un soin barbare toutes les ordonnances des princes qui prononçaient des peines contre les chrétiens 13. Étrange aveuglement de l’homme ! cet Ulpien qui persécutait les chrétiens protégeait les astrologues ; ce grand génie qui refusait de croire au christianisme croyait à la magie et excellait dans la science des augures.
Ce combat entre le christianisme et la législation dura jusqu’au règne de Constantin. Il ne faut pas croire cependant que le christianisme resta pendant si longtemps sans aucune influence. Car, comme je l’ai dit, l’esprit de raison et de sainteté qui forme son essence passe souvent des mœurs dans les lois, à l’insu et même malgré la résistance des législateurs. Aussi nous verrons ses plus cruels persécuteurs et les princes les plus dépravés, lui rendre hommage par des lois évidemment inspirées par les idées nouvelles qu’il semait dans le monde, et qui formaient au-dessus de la corruption romaine comme une atmosphère plus pure où le législateur aimait quelquefois à se réfugier.
D’ailleurs, parmi cette foule de monstres qui ont ensanglanté l’Église et déshonoré l’humanité, on vit s’élever quelques princes qui, païens par leur croyance, se montrèrent presque chrétiens par leur conduite ; certes, il n’était pas étranger à l’influence du christianisme, ce Titus qui croyait avoir perdu sa journée lorsqu’il n’avait pas fait un heureux, ce Trajan qui mérita le nom de père de la patrie, ce Marc-Aurèle dont la philosophie pouvait servir d’introduction à l’Évangile, cet Antonin qui, par je ne sais quel anachronisme, fut appelé le pieux, surnom emprunté peut-être par le paganisme à la religion chrétienne. Aussi sous le règne de ces empereurs quelques lois parurent, marquées d’un caractère de douceur ou de pureté inconnu à l’ancienne Rome, et qui furent comme l’aurore de cette réforme générale opérée par Constantin, Théodose et Justinien.
Constantin, presque toujours en guerre, fit cependant beaucoup de lois. La plupart ont pour but la réformation des mœurs et l’intérêt de la religion 14. Il abolit les lieux de débauches, il recommanda la sanctification du dimanche 15, il voulut que tous les enfants des pauvres fussent nourris aux dépens du trésor public, il permit d’affranchir les esclaves dans les Églises : cérémonie qui ne se passait autrefois qu’en présence des préteurs ; il consacra une partie des revenus de ses domaines à fonder et à embellir les églises ; enfin il vint siéger dans les conciles pour appuyer de son autorité impériale les décisions ecclésiastiques. Les historiens ont blâmé avec raison cette intervention imprudente dans des discussions théologiques étrangères au gouvernement. En alliant ses armes profanes aux armes spirituelles de l’Église pour combattre les hérétiques et les idolâtres, Constantin donna aux triomphes de la religion chrétienne l’apparence de représailles, et il compromit quelquefois, par l’excès de son zèle, cet admirable caractère de modération et de charité que les chrétiens avaient déployé au milieu des plus sanglantes persécutions. Peu éclairé d’ailleurs sur une religion qu’il avait embrassée moitié par enthousiasme, moitié par conviction, il se laissa entraîner à l’arianisme, et la fin de sa vie fut signalée par l’exil de plusieurs saints évêques, suite funeste de cette espèce d’usurpation commise sur les droits du sacerdoce.
Théodose-le-Grand continua ce que Constantin avait commencé. Il publia un grand nombre d’édits ayant la plupart pour objet la destruction du paganisme, le progrès de la religion chrétienne et la réformation des mœurs 16. On peut faire à ces édits les mêmes éloges et les mêmes reproches qu’à ceux de Constantin.
C’est ici le lieu de parler du Code Théodosien 17 publié, non par Théodose-le-Grand, mais par Théodose-le-Jeune, et qui contient les constitutions des empereurs chrétiens, c’est-à-dire une législation née du christianisme. Ce code, sans avoir une destinée aussi brillante que celui de Justinien, a cependant exercé une influence plus précoce et plus directe sur la civilisation de l’Europe. Adopté d’abord par l’Église, il servit dans la suite aux peuples barbares de règle et de modèle. C’est ce code qu’Alaric II, roi des Visigoths, fit publier dans ses États en l’année 506, et qui, jusqu’à la découverte des Pandectes, fut comme la base de toutes les législations du moyen âge. Enfin Justinien éleva un monument plus vaste encore et plus durable, où, par une singulière transaction, les anciens et les nouveaux principes se trouvent mêlés et confondus. Le but de cet empereur, en composant son Digeste et son Code, fut, non de détruire cette législation romaine, fruit du temps et de l’expérience, mais de la mettre en harmonie avec les besoins d’une société chrétienne. Voilà, selon moi, la véritable cause de ces mutilations, de ces altérations de textes et aussi de ces additions qui lui ont été si sévèrement reprochées, et qu’on a faussement attribuées à son ignorance et à son orgueil.
Depuis quelques années, une secte de jurisconsultes, allemands et français par la naissance, mais tous romains par les idées et les systèmes, s’est mise à compulser les antiquités, à étudier curieusement ce qu’elle appelle les beaux temps de ta jurisprudence romaine, afin de recomposer, avec des lambeaux des Caius, de Paul et d’Ulpien, et de faire revivre par la science une législation morte depuis tant de siècles. J’avoue que, malgré ma profonde admiration pour ces illustres prudents de Rome, qui ont montré dans l’application et dans l’interprétation des lois tant d’esprit, de capacité et de logique, je ne puis partager cet enthousiasme pour des principes et pour des hommes d’un autre âge, astres qui se sont éclipsés devant les lumières plus brillantes et plus pures de la religion chrétienne. Ce que je cherche dans les livres de Justinien, ce n’est point cette institution si absurde et si cruelle de l’esclavage, cette constitution factice compliquée et despotique de la famille, ce système de succession contraire à l’ordre et aux affections de la nature, ces éternelles subtilités pour accorder la raison et la loi, l’équité et la justice ; j’y cherche au contraire l’esclavage adouci, la famille organisée sur des bases plus simples et plus vraies, l’hérédité réglée d’après les lois du sang : j’y cherche enfin l’influence du christianisme sur la législation. Il me semble que cette étude a aussi son intérêt et son utilité. Qu’importe à l’ami des bonnes mœurs et des bonnes lois la législation des douze tables, si pleine de bizarrerie et de cruauté ? Le triomphe des vérités primitives ou révélées, l’intérêt général de l’humanité, les progrès de la société dans les routes de la civilisation, voilà ce qu’il lui importe, et ce que nous essayons de rechercher.
L’esprit religieux qui animait Justinien se trouve jusque dans le préambule de ses lois ; ainsi l’allocution à la jeunesse studieuse, qu’il a laissée à la tête des Institutes, est placée sous l’invocation des trois personnes de la Trinité. Dans cette préface, des principes respectés jusqu’alors à l’égal des oracles, sont traités de fables antiques : fabulæ antiquæ 18 ; et le nouveau législateur annonce qu’il ira puiser à une source plus pure, dans les constitutions des empereurs : ab imperiali splendore. Il proclame aussi que ce n’est qu’avec l’aide de Dieu qu’il est parvenu à achever son grand ouvrage : Deo propitio peractum est. Une nymphe avait inspiré le premier législateur des Romains, c’est du vrai Dieu que le dernier reçoit ses inspirations. Les souverains ont toujours besoin, pour se faire obéir des peuples, d’aller chercher jusque dans le ciel des auxiliaires et des amis.
Entrons maintenant dans les détails, jetons un coup d’œil rapide sur cette immense compilation de Justinien qui, après avoir été pendant longtemps une autorité législative, est encore aujourd’hui une autorité de raison et de doctrine.
L’esclavage a dû attirer d’abord les regards ou plutôt l’indignation des princes pénétrés de ces principes d’égalité et de charité, proclamés par le christianisme.
On sait que, d’après l’ancien droit romain, l’esclave était considéré comme une chose. Le maître pouvait en user et en abuser à son gré comme de toute autre propriété. La loi Aquilia le mettait sur le même rang que les animaux, et les blessures faites à l’esclave d’autrui étaient punies de la même peine que les coups portés à un bœuf ou à un âne. Voilà le résumé de la législation romaine sur l’esclavage.
Adrien et Antonin-le-Pieux, qui n’avaient pu se soustraire à l’influence évangélique, sont les premiers qui aient songé à l’améliorer. Ils enlevèrent au maître le droit de vie et de mort, attribuèrent aux juges la connaissance des crimes commis par les esclaves, et pour mettre des bornes même au droit de correction, ils autorisèrent l’esclave maltraité à se réfugier aux pieds de la statue du prince, comme dans un lieu d’asile, et à traduire de là son bourreau devant les magistrats pour le contraindre à vendre sous de bonnes conditions celui qu’il n’avait pas su traiter avec humanité 19.
Constantin, Théodose et Justinien, attaquant l’esclavage dans son principe, et proclamant la liberté une chose inestimable, rem inestimabilem 20, s’attachèrent à multiplier les chances et les modes d’affranchissement, à effacer toute distinction entre l’affranchi et le citoyen libre par sa naissance, à prévenir toute interprétation défavorable à l’esclavage. Ainsi une institution d’héritier, un testament fait par un enfant de seize ans, une adoption, un mot prononcé aux pieds des autels, suffirent pour conférer la liberté 21. Ainsi fut abrogée la loi Fusia caninia, qui en limitant le nombre des esclaves qu’on pouvait affranchir à l’heure de la mort, et en exigeant que chacun d’eux fût affranchi nominativement, imposait à la générosité d’odieuses entraves. L’esclavage peu à peu modifié ne fut bientôt plus qu’une espèce de service personnel qui assurait à l’esclave une protection et un asile, et au maître des droits limités et définis, au lieu de ce despotisme révoltant qu’il exerçait dans les beaux temps de la jurisprudence romaine. Occupons-nous maintenant de la famille.
À la famille telle que le Créateur l’a constituée, la loi des douze tables avait substitué une espèce de famille civile, uniquement fondée sur une loi arbitraire, et qui tantôt d’accord, tantôt en opposition avec la morale et la nature, était, il faut le dire, un véritable monstre en législation. Dans ce système le père avait sur ses enfants le droit de vie et de mort, et ce droit de vente si immoral et si absurde. Ce n’était pas ce patriarche des premiers âges, qui, roi et père tout ensemble, étendait autour de lui son autorité tutélaire ; c’était un véritable tyran qui retenait sous sa verge plusieurs générations. La puissance paternelle, illimitée dans ses effets comme dans sa durée, ne recevait aucune modification, ni par l’âge, ni par le mariage des enfants. Tant qu’ils étaient dans la famille, ils étaient, comme l’esclave, la chose du maître, et celui-ci disposait en maître absolu de la personne du fils de famille et de tout ce qu’il acquérait ; mais si ce fils de famille venait à être émancipé, affranchi alors de presque tous les devoirs de la piété filiale, il passait tout à coup de la servitude à la licence. Quant à la mère, elle n’était rien dans la famille ; elle ne partageait point la puissance paternelle, elle y était soumise. Ses enfants se mariaient sans son consentement. La jeune fille timide ne recevait pas de sa main l’époux qui devait faire son bonheur, et celle qui avait veillé près de son berceau n’avait pas le droit de la conduire à la couche nuptiale. Il n’existait pas même de liens de fortune entre ces êtres que la nature avait unis par des chaînes si étroites et si douces. La mère ne succédait pas à son fils, ni le fils à sa mère, et ils étaient séparés par la vie comme par la mort. Caius avait bien raison de dire qu’une semblable législation sur la puissance paternelle était propre au peuple Romain : Proprium est civium romanorum. Quel peuple aurait voulu la leur disputer 22 ?
Observez maintenant comme les idées s’épurent, comme la raison et la nature reprennent leur empire sous l’influence du christianisme.
Les empereurs Dioclétien et Maximien commencent par déclarer nulle toute aliénation sérieuse qu’un père ferait de ses enfants 23. L’empereur Alexandre laisse au père le droit de correction, mais il réserve aux magistrats celui de prononcer la prison ou la mort 24. Constantin établit la peine du parricide contre le père meurtrier de ses propres enfants 25. Les empereurs Valens et Valentinien proscrivent l’exposition des nouveau-nés, cette vieille honte de l’humanité. Enfin Justinien oblige le père à émanciper les enfants qu’il maltraite ou qu’il prostitue.
La puissance paternelle reçoit encore sous d’autres rapports d’importantes modifications. Le père n’a plus que l’usufruit des biens acquis par l’industrie de son fils. Les prudents, par une admirable conciliation de la justice et de la loi, regardaient comme fou le père qui sans raison déshéritait ses enfants. Justinien, animé du même esprit d’équité, mais non du même respect pour une loi surannée, déclare qu’à l’avenir le fils ne pourra être déshérité que pour cause d’ingratitude 26. Ainsi se trouve heureusement corrigée cette maxime de la loi des douze tables : Uti quisque legassit ita Jus esto. Mais si d’un côté les empereurs enlèvent à la paternité d’injustes privilèges, ils lui rendent de l’autre toutes les garanties réclamées par la morale. L’adoption, en plaçant l’adopté dans une famille étrangère, ne prive plus, comme autrefois, le père naturel de ses droits imprescriptibles et sacrés 27 ; l’émancipation ne dispense plus le fils du respect et de l’obéissance. Il est obligé de donner des aliments à son père dans le besoin, et de lui laisser sa succession. Le mineur, même sui juris, ne peut se marier sans le consentement de ses parents, et, à défaut de parents, sans le consentement de l’évêque de la province, pieuse et touchante association de la paternité civile et de la paternité religieuse 28.
La femme retrouve aussi ses droits et sa dignité. L’espèce d’interdiction dont elle était frappée est levée. Elle devient capable de succéder et même d’exercer certaines charges compatibles avec la faiblesse de son sexe. Son consentement doit sceller l’union des enfants. L’adoption lui est permise pour consoler les chagrins du veuvage ou de la stérilité 29. Le sacrement éleva le concubinage reconnu par la loi romaine à la dignité du mariage, et l’épouse est regardée, sinon comme l’égale, du moins comme la compagne libre de son époux. Antonin voulut que dans les accusations d’adultère la conduite du mari fût examinée avec autant de soin que celle de la femme. S’ils étaient tous deux coupables, tous deux devaient être punis. « Car, disait-il, il est tout à fait injuste qu’un époux exige de son épouse l’observation des devoirs qu’il ne remplit pas lui-même. » Si cette maxime n’est pas d’un chrétien, elle appartient pourtant au christianisme, et mériterait de se retrouver dans nos codes modernes.
Après avoir parlé des personnes, il serait peut-être nécessaire, pour compléter ce travail, de parler des propriétés, et de faire ressortir, dans une foule de dispositions du droit civil, les traces souvent invisibles et mystérieuses de la religion chrétienne. Mais ces détails longs et fastidieux s’écarteraient trop du genre historique. Je signalerai seulement comme un des changements les plus importants le nouveau système de succession substitué par Justinien à celui des douze tables. D’après cette dernière loi, il fallait nécessairement, pour être appelé à succéder, être dans la famille, c’est-à-dire sous la puissance immédiate du chef. Ceux qui s’en trouvaient éloignés par l’adoption, par l’émancipation ou par ce qu’on appelait la diminution de tête, étaient privés de toute hérédité, quels que fussent d’ailleurs leur degré de parenté et leurs titres personnels. Justinien s’appuyant, non sur une vaine théorie, mais sur la connaissance du cœur humain et de ses affections, fit une révolution complète dans cette partie de la législation. Au lieu de cette classification arbitraire d’héritiers siens, d’agnats de cognats, il établit trois ordres d’héritiers, les descendants, les ascendants et les collatéraux, sans distinction d’âge, de sexe ou de position 30, non dans le but unique, comme on l’a prétendu, de se délivrer des embarras de l’ancienne jurisprudence, mais dans la vue de suivre le vœu de la nature dont le christianisme avait stipulé et consacré tous les droits légitimes. Ce qui le prouve, c’est que le système de succession créé par Justinien a été adopté par presque tous les peuples modernes.
Les législateurs chrétiens ne se contentèrent pas de mettre la législation en rapport avec une société régénérée ; ils allèrent plus loin, et s’érigeant presque en législateurs spirituels, ils voulurent donner une sanction humaine à des idées de perfection chrétienne, à des préceptes évangéliques qui n’avaient besoin que d’une sanction divine. Les empereurs païens avaient flétri et puni le célibat comme un état de corruption ; il fut préconisé, encouragé même par leurs successeurs comme un état plus pur et plus agréable à Dieu 31. Les lois papiennes, qui décernaient des récompenses en faveur d’une nombreuse postérité et des amendes contre les personnes non mariées, furent abrogées.
D’après une loi ancienne, le mari qui ramenait sa femme dans sa maison après une condamnation d’adultère, était puni comme complice de ses débauches. Justinien, dans un autre esprit, ordonna qu’il pourrait pendant deux ans l’aller reprendre dans un monastère 32.
Lorsqu’une femme qui avait son mari à la guerre n’entendait plus parler de lui, elle pouvait, dans les premiers temps, aisément se remarier, parce qu’elle avait entre les mains le pouvoir de faire divorce. Constantin voulut qu’elle attendît quatre ans, mais Justinien établit que, quelque temps qui se fût écoulé depuis le départ du mari, elle ne pouvait se remarier, à moins que, par la déposition et le serment du chef, elle ne prouvât la mort de son mari 33. Enfin les empêchements de mariage se multiplièrent. Il fut prohibé entre l’oncle et la nièce, entre le beau-frère et la belle-sœur, et même entre les cousins. Il fut prohibé aussi entre la marraine et le filleul, parce que, dit la loi, rien ne s’approche plus de l’affection paternelle que ces liens formés entre deux âmes sous les auspices de la divinité 34.
Cependant, il faut le dire, au milieu de tant de changements introduits dans l’intérêt des mœurs et de la religion, le divorce fut conservé ; seulement il fut rendu plus difficile. Les causes de divorce furent soigneusement déterminées, et parmi ces causes Justinien met le consentement du mari et de la femme d’entrer dans un monastère 35. Pour que la législation du mariage parvînt à sa perfection, il fallait que le christianisme eût atteint tout son développement.
Je m’arrête dans un champ si vaste. Du reste, la seule inspection de ce qu’on appelle le Corps du droit romain suffit pour donner une idée sensible des progrès de la religion chrétienne. Les Institutes et le Digeste, composés en grande partie des décisions des prudents, ne renferment que quelques corrections devenues nécessaires et quelques additions aux principes de l’ancienne jurisprudence ; mais le Code abrégé des constitutions impériales est empreint dans tout son ensemble d’une teinte religieuse et théologique. Jetez seulement les yeux sur les titres du premier livre, ils traitent de la sainte Trinité, de l’Église catholique, des églises, des évêques et des clercs, des manichéens et des samarites, des apostats, de la défense de représenter en terre, en marbre ou en pierre l’image du Christ, et de beaucoup d’autres sujets qui sont plutôt de la compétence des conciles que de la juridiction temporelle.
Le point de vue que vient de nous offrir la législation romaine est nouveau. Ce n’est plus seulement pour nous une suite de décisions plus ou moins sérieuses, une série de lois souvent contradictoires, sans principes, sans liaison et sans but ; c’est le tableau fidèle de l’ancienne et de la nouvelle constitution romaine, c’est l’histoire des mœurs et de l’esprit humain, c’est le récit du combat livré au paganisme par cette religion chrétienne qui a fini par triompher de la législation comme de l’univers. Ainsi s’agrandit la mission du jurisconsulte qui, dominé par une idée généreuse et féconde, s’enfonce dans les routes obscures et arides de la science, guidé par le double flambeau de l’histoire et de la religion.
Troisième partie.
INFLUENCE GÉNÉRALE DU CHRISTIANISME
SUR LA LÉGISLATION DES BARBARES.
Le code Théodosien, basé sur les croyances chrétiennes, plie peu à peu les barbares au christianisme. – Les Germains, les Visigoths, introduisent dans leurs lois les préceptes chrétiens. –Influence des Capitulaires. – De la juridiction ecclésiastique. – Les évêques juges-de-paix naturels. – Canons des conciles et décrétales des papes.
L’Empire romain, avant d’être envahi par les barbares, tenait presque tout l’univers sous le joug de son gouvernement et de ses lois ; aussi, après avoir signalé l’influence du christianisme sur la législation romaine, j’aurais pu m’arrêter et regarder ma tâche comme accomplie, si les législateurs rudes et sauvages des peuples du nord ne fussent venus détrôner cette œuvre de la sagesse antique.
Le Code Justinien disparut presqu’à sa naissance, au milieu des incendies allumés par les Lombards, et des ravages dont l’Italie fut le théâtre 36. Mais le Code Théodosien, adopté par les évêques comme le dépôt précieux de leurs privilèges, et l’expression la plus pure des mœurs chrétiennes, trouva dans le sein de l’Église un lieu d’asile 37.
La barbarie, jetée au milieu de la civilisation, lutta longtemps avec elle. Les vainqueurs, trop fiers pour se soumettre aux lois des vaincus, trop faibles pour plier à leurs usages des peuples éclairés et polis, laissèrent subsister presque partout le droit romain à côté de ce droit nouveau qu’ils avaient apporté des forêts de la Germanie. On vit des princes, tels qu’Alaric II, publier eux-mêmes le code Théodosien dans leurs États. Ce code prévalut même, en Italie, en Espagne et en Portugal, sur les lois barbares. Dans les Gaules, il fut admis en concurrence avec elles. Le testament de saint Rémi prouve combien le droit romain était encore en honneur aux premiers temps de notre monarchie, surtout parmi les ecclésiastiques. On y lit : « Ego Remigus testamentum condidi jure prætorio » ; et l’on y trouve cette formule introduite par le droit du préteur. « Hoc ita do, ita lego, ita testor ; cæteri omnes exhæredes estote, sunto. »
Il est impossible que des lois diverses qui gouvernent ensemble un même peuple puissent s’isoler au point de conserver longtemps leur pureté et leur indépendance primitives ; aussi les lois barbares, sans cesse en contact avec le droit romain, adoucirent peu à peu leurs aspérités ; et avant même qu’elles eussent subi aucune réforme, elles se trouvèrent en quelque sorte chrétiennes, par leur mélange avec les constitutions impériales. Du reste, l’influence immédiate du christianisme ne tarda pas à se faire sentir. La conversion des conquérants fut un des premiers fruits de la conquête, et leurs lois devinrent l’expression de leurs nouvelles croyances.
Les peuples de la Germanie n’avaient que des usages, des mœurs, et point de lois écrites. Ce ne fut que lorsqu’ils eurent affermi leur puissance sur les ruines de l’empire Romain, qu’ils songèrent à rédiger des codes, afin de conserver leurs privilèges et de ne pas se confondre avec le peuple vaincu. Mais la plupart de ces codes furent rédigés sous l’influence des idées chrétiennes. Ainsi les lois saliques et ripuaires furent rédigées par les ordres de Théodoric, roi d’Austrasie, qui était chrétien. Les lois des Visigoths, empreintes d’abord de toute la férocité germanique, furent corrigées et refondues par le clergé. Les évêques avaient une autorité immense à la cour des rois barbares, et par leurs lumières et par l’ascendant d’un ministère qui était alors tout-puissant. Les affaires les plus importantes étaient décidées dans les conciles, et l’on pouvait presque dire que la religion n’était pas dans l’État, mais l’État dans la religion.
Nous avons un monument authentique des progrès du christianisme dans les diverses législations des barbares ; c’est le prologue placé par Dagobert à la tête de ses Capitulaires. On y voit que Théodoric, roi d’Austrasie, fit mettre par écrit les lois saliques, dans lesquelles il eut soin défaire disparaître ce qui appartenait aux usages du paganisme, et qu’après lui Childebert et Clotaire y ajoutèrent de nouveaux perfectionnements 38.
Les lois saliques et ripuaires, ainsi corrigées par le christianisme, étaient loin cependant de la perfection. Elles établissaient entre les personnes les distinctions les plus humiliantes, surtout dans l’application des peines. Quand on avait tué un Franc, un barbare ou un homme qui vivait sous la loi salique, on payait à ses parents une composition de 200 sous ; on n’en payait qu’une de 100 lorsqu’on avait tué un Romain possesseur, et seulement une de 45 quand on avait tué un Romain tributaire. La composition pour le meurtre d’un Franc vassal du roi était de 600 ; celle du meurtre d’un Romain convive du roi n’était que de 300. La religion, malgré son ascendant sur les nouveaux législateurs, eut beaucoup de peine à faire disparaître cette odieuse inégalité entre les Francs et les Romains, tant était ombrageuse et jalouse la domination des conquérants 39 !
Il existait aussi alors une grande inégalité entre le maître et son serviteur. Cependant, disons-le à l’honneur du christianisme et de la générosité naturelle à nos ancêtres, l’esclavage chez ces barbares était moins rude que chez les Romains du Bas-Empire ; c’était comme une espèce de transition entre la servitude et le servage. L’esclave, aussi bien que l’homme libre, était protégé par la loi. Il était défendu au maître de verser une seule goutte de son sang, sous peine de payer une amende proportionnée au mal qu’il aurait pu lui faire en le châtiant 40.
Dans les dispositions qui regardent les mœurs, nous retrouvons l’empreinte du christianisme. Les peines les plus sévères de ce temps, la mort, le fouet, l’exil, étaient réservés à l’inceste, à l’adultère, à la séduction des vierges consacrées au Seigneur. Il y a je ne sais quoi de pur, de naïf et de bizarre tout à la fois, dans ces lois qui condamnent à une amende de 15 sous celui qui avait seulement touché la main d’une jeune fille, à une amende de 30 sous celui qui avait touché son bras. Ne serait-ce pas là un reste de ce culte pudique rendu à la virginité par les anciens Germains ; aimable superstition que la religion chrétienne a, pour ainsi dire, consacrée !
L’influence du christianisme et le zèle souvent peu éclairé des premiers rois chrétiens se manifeste d’une manière plus explicite dans leurs édits contre l’idolâtrie, l’impiété ou même l’indifférence, dans le droit d’asile accordé aux églises, dans les lois cruelles faites contre les Juifs, dans les privilèges sans nombre accordés aux ecclésiastiques. Les Formules de Marculfe, ouvrage très utile pour la connaissance de l’antiquité ecclésiastique et de l’histoire de la première race, sont encore aujourd’hui un témoignage curieux de ces immunités accordées au sacerdoce par la piété de nos rois ; on y voit que l’abbaye de Saint-Denis était l’objet spécial de leurs faveurs. Il était défendu aux évêques et à toute autre personne de rien diminuer, même à titre d’échange, des terres et des serfs du monastère, sans le consentement de la communauté et la permission du roi. L’ouvrage du moine Marculfe, composé dans un latin barbare, sous le règne de Clovis II, et conservé religieusement en original dans le trésor de Saint-Denis, était encore cité dans le parlement de Paris, sous le règne de Louis XIV, par l’élégant et fleuri Daguesseau, pour soutenir des privilèges qui avaient douze siècles d’existence.
Les Capitulaires servirent de complément ou plutôt de correction aux lois barbares 41 ; composés de droit romain, de droit germanique et de droit canon, ils sont les témoins fidèles de ces temps placés entre l’antique civilisation, qui jetait encore au loin quelques faibles lueurs, et les ténèbres plus épaisses que l’invasion des Normands et des Sarrazins devait répandre sur l’univers. Les capitulaires sont un recueil de tous les règlements publiés par les princes, dans l’intérêt de L’état et de la religion. La manière dont ils étaient rédigés n’est pas indifférente à notre sujet, puisqu’elle offre une preuve nouvelle du mélange, je dirai presque de la confusion, qui existait alors entre l’autorité temporelle et l’autorité spirituelle. Les capitulaires étaient discutés et consentis, tantôt dans les cours plénières et dans l’assemblée générale du peuple, tantôt dans les conseils particuliers que l’empereur tenait avec les évêques et les autres conseillers pour régler les affaires religieuses et civiles, tantôt dans les conciles mêmes ; en sorte qu’ils avaient toujours pour base et pour sanction ou l’opinion des évêques ou les statuts ecclésiastiques. On lit à la tête du huitième capitulaire de Charlemagne : « Capitules extraits par le seigneur Charles, et Louis son fils, et leurs très sages évêques. » Un concile, tenu à Soissons, appelle le capitulaires pedisequa canonum. Enfin quelques auteurs, tels que Grebrer et Baronius, sont même allés jusqu’à dire que les capitulaires n’avaient force obligatoire que lorsqu’ils avaient été confirmés par le pontife romain ; mais rien dans l’histoire ne vient appuyer cette assertion.
Charlemagne est le premier qui sut le mieux maintenir l’équilibre et l’accord des deux puissances. C’est lui qui, par ses règlements admirables, cimenta pour jamais en France l’alliance du christianisme et de la législation. Il fut tout à la fois l’apôtre, le souverain et le père de son peuple. Non content de gouverner et de civiliser son royaume, il voulut encore donner des lois aux peuples étrangers, et, dans le cours rapide de ses conquêtes, il porta toujours le glaive de la justice uni au glaive des combats. Il composa lui-même un code pour les Saxons, qui durent ainsi à Charlemagne le double bienfait d’une croyance et d’une législation plus parfaites. S’il m’était permis de faire ici une analyse exacte des capitulaires ou plutôt des canons de ce grand prince, nous trouverions à chaque pas des preuves irrécusables des progrès immenses que le christianisme avait fait faire à la science de la législation. Toutefois je me permettrai ici une critique qui s’applique à toute la législation des premières races. La lettre plutôt que l’esprit du christianisme avait passé dans cette législation. Les peuples barbares, nouvellement convertis à une religion si peu en harmonie avec la rudesse de leur caractère, avaient été plus touchés de ses pratiques que de sa morale. Leurs mœurs étaient loin d’être aussi douces et aussi pures que leurs croyances. On remarque la même contradiction dans leurs lois. Elles sont surchargées de commandements austères, minutieux, plus propres à un cloître qu’à un vaste empire ; mais on y rencontre peu de ces améliorations vraiment importantes qui tiennent à l’essence même de la religion, et qui ont besoin, pour se produire, d’un plus grand développement social. Ainsi, pour choisir ici un exemple éclatant, le même Charlemagne, qui prononça la peine de mort contre ceux qui feraient gras en carême, conserva les épreuves, et ordonna par son testament que les querelles des trois princes ses fils, pour les limites de leurs États, seraient décidées par le jugement de la croix. Sous ce rapport, la législation des empereurs romains, née de la science et de la religion réunies, était bien supérieure à celle des Francs, des Bourguignons et des Lombards, qui n’eut pour fondement qu’une religion défigurée ou mal interprétée. Le christianisme, pour exercer son influence salutaire sur les mœurs et sur les lois, a besoin d’être bien connu et bien compris. Avant de changer le cœur d’une nation, si je puis m’exprimer ainsi, il faut éclairer son intelligence ; mais cette instruction est souvent longue et insensible ; souvent aussi elle est interrompue, comme dans le moyen âge, par des désastres et des calamités. Qui le croirait ? Quelque temps après le règne de Charlemagne, l’Europe retomba tout à coup dans le chaos, dont le génie d’un homme venait de la faire sortir. Le droit romain, les lois saliques, ripuaires, bourguignonnes et visigothes, disparurent. Il ne resta plus pour toute règle, pour toute procédure, que le serment et que le jugement de Dieu. Dans cet interrègne des lois, la religion chrétienne fut le seul flambeau qui pût guider encore les hommes et leur montrer le chemin de la civilisation.
Le serment judiciaire se faisait dans les églises sur les évangiles avec des cérémonies religieuses, et il y avait dans le palais des rois une chapelle destinée à cet usage. Quant au jugement de Dieu, qui, selon quelques auteurs, tire son origine du jugement des eaux amères, établi par Moïse contre la femme adultère, son nom même indique un abus de la religion et du dogme de la Providence.
L’Église, ainsi que l’attestent les lettres et les bulles de plusieurs papes, s’éleva constamment contre cette coutume ; mais, trop faible d’abord pour en triompher entièrement, elle intervint quelquefois pour la régler et prévenir ses funestes effets. Qui oserait lui faire un crime d’avoir émoussé des armes qu’elle ne pouvait arracher des mains de ses enfants ?
Mais, à côté de cette juridiction du glaive, il s’élevait en silence une autre juridiction plus sage, plus humaine, et vers laquelle les hommes se portaient avec reconnaissance et avec joie : je veux parler de la juridiction ecclésiastique. C’est ici le lieu de montrer son origine, et de suivre rapidement ses progrès, qui nous feront mieux comprendre même que tout ce qui précède, comment la religion chrétienne a pénétré la législation. C’est une autre route, plus courte, qui conduit au même but.
L’origine de la juridiction ecclésiastique se trouve dans les saintes Écritures. Nous voyons d’abord les apôtres nommer sept hommes d’une probité reconnue et pleins de l’Esprit-Saint, pour administrer les biens de l’Église et veiller à la sage distribution des aumônes 42. Les fonctions étaient plutôt administratives que judiciaires, si l’on peut s’exprimer ainsi. Elles étaient exercées par des ministres appelés diacres ; mais voici un passage de saint Paul, beaucoup plus formel. « Comment se trouve-t-il quelqu’un parmi vous, dit-il aux chrétiens, qui, ayant un différend avec son frère, ose l’appeler en jugement devant les méchants et les infidèles, et non pas devant les saints... ? Si donc vous avez des différends entre vous, touchant les choses de cette vie, prenez pour juges dans ces matières les moindres personnes de l’Église 43. » On voit déjà l’Église pénétrer dans les affaires temporelles, sans sortir pourtant des bornes de son institution et de cette discipline morale qu’elle a le droit d’exercer sur ses membres.
Les évêques devinrent alors des espèces d’arbitres, des juges-de-paix naturels, donnés aux hommes par le ciel 44, devant lesquels les chrétiens portaient non seulement les causes qui touchaient à la religion, mais encore celles qui ne regardaient que des intérêts profanes. Cet arbitrage parut aux empereurs chrétiens si favorable et si utile, qu’ils l’autorisèrent par leurs édits. Ils déclarèrent que les évêques pourraient juger comme arbitres du consentement des parties, qu’il n’y aurait point d’appel de leurs sentences, et que les juges séculiers les feraient exécuter par leurs officiers 45. Ils donnèrent aussi aux clercs et aux moines le privilège de ne pouvoir être obligés de plaider hors de leur province 46, et ensuite de n’avoir que leurs évêques pour juges, en matière civile et ecclésiastique 47.
De plus, comme la plupart des évêques étaient d’une charité, d’une probité et d’une capacité reconnues, les princes leur donnèrent autorité en plusieurs affaires d’administration et d’intérêt général. La nomination des tuteurs et des curateurs, les comptes des deniers communs des villes, les marchés et la réception des ouvrages publics, la visite des prisons, la protection des esclaves, des enfants exposés, et des personnes misérables, la police contre les jeux de hasard et la prostitution, tous les soins qui intéressaient la morale et l’humanité, leur furent attribués. Mais ils n’avaient que le droit de veiller à l’exécution des règlements, sans exercer aucune juridiction coactive. Il y a ici un singulier rapprochement à faire, c’est que les pontifes chrétiens héritèrent des fonctions des pontifes païens. Nous apprenons, en effet, par les anciennes lois de la république, que le collège des pontifes à Rome avait dans sa juridiction les adoptions, les mariages, les funérailles, les testaments, les sermons, les vœux, les consécrations ; la fixation, de concert avec les jurisconsultes, des règles et formes de procédure judiciaire 48. Ce rapprochement nous apprend que, dans le droit civil, il y a des contrats ou des actes tellement solennels, que tous les peuples se sont accordés à les placer sous la protection de la religion et comme sous la garantie de la Divinité.
Voici le tableau des anciens jugements ecclésiastiques, tracé par Fleury.
« L’évêque était assis au milieu des prêtres, comme un magistrat assisté de ses conseillers. Les diacres étaient debout, comme des appariteurs ou ministres de justice. Les parties qui avaient quelques différends ou qui étaient accusées de quelques crimes, se présentaient et s’expliquaient elles-mêmes. L’affaire était examinée sommairement et sans formalités judiciaires. Le juge s’appliquait principalement au fonds, non seulement à décider ce qui était juste, mais à en persuader les parties, à leur ôter toute aigreur et toute animosité, à les guérir de l’avarice et de l’attachement aux biens temporels. Ainsi en usait saint Augustin dans ses arbitrages 49. »
Nous trouvons dans les Confessions une preuve naïve de la confiance que les chrétiens avaient alors en leurs évêques pour le règlement de leurs affaires temporelles. Saint Augustin se plaint de ne pouvoir aborder saint Ambroise à cause des nombreux clients dont il était assiégé. Cependant c’est ce même saint Ambroise qui observe que, si les évêques sont obligés, par leur caractère, d’implorer la clémence des magistrats en matière criminelle, ils ne doivent jamais intervenir dans les causes civiles qui ne sont pas portées à leur propre juridiction ; « car, dit-il, vous ne pouvez solliciter pour une des parties sans nuire à l’autre, et vous rendre coupable d’une grande injustice ».
Il faut que le christianisme naissant ait exercé un grand empire sur l’esprit des souverains et des peuples, pour engager les premiers à se démettre d’une partie de l’autorité en faveur d’hommes qui, par l’ascendant de leurs vertus et de leurs lumières, pouvaient inquiéter leur despotisme, et pour porter les seconds à soumettre volontairement la destinée de leur fortune à ceux qui avaient la direction des consciences. Dans ces temps où l’on voyait les empereurs présider des conciles, et les évêques des tribunaux, les limites des deux puissances n’étaient ni bien définies ni bien fixées : la confiance des princes dans les ministres de la religion avait banni toutes ces précautions, jugées depuis nécessaires. Ainsi cette juridiction ecclésiastique, que l’on a présentée comme une usurpation, avait pour principe et pour base les concessions des empereurs romains, dont la législation gouverna si longtemps le monde.
Dans le moyen âge, où la religion tint lieu de toutes les autres institutions 50, la juridiction ecclésiastique prit d’immenses accroissements ; Clotaire et ses successeurs, dans leurs capitulaires, se plurent à l’étendre. Les évêques, de simples arbitres, devinrent des juges ordinaires, devant lesquels on pouvait citer les clercs ; et, dans certains cas, et pour certains crimes, les laïcs eux-mêmes.
Mais bientôt les ecclésiastiques, ayant une juridiction particulière, se créèrent une législation propre, bien au-dessus de celle qui régissait alors les peuples. Rejetant cet amas obscur et incohérent de lois féodales, le clergé se réfugia d’abord dans le droit romain. Bientôt on recueillit les canons des conciles et les décrétales des papes, et le clergé appliqua ces lois, venues d’une source plus pure. Aux vengeances personnelles et au combat judiciaire, il substitua les principes de la raison et de l’équité et les rapports des témoins ; au jugement absolu des barons, une gradation régulière de tribunaux différents.
Ainsi, soit par l’influence de sa juridiction, soit par l’influence de sa législation, beaucoup plus raisonnable et plus humaine que la législation civile, le clergé attira vers lui presque toute l’autorité judiciaire. On alla même jusqu’à penser que toutes les affaires dans lesquelles il pouvait y avoir péché, étaient de la compétence du juge ecclésiastique : les testaments, les conventions matrimoniales, toutes les causes des veuves et des orphelins. À l’appui de ces jugements, les clercs n’appelaient pas les hommes d’armes ou les bourreaux, ni tout l’appareil formidable et cruel de l’autorité publique ; mais ils employaient, comme voie d’exécution, des moyens plus doux, quoique dans ces temps-là plus efficaces : les censures, les excommunications, les interdits, et autres armes spirituelles. Sans doute qu’un pareil état de choses ne pouvait durer longtemps, et il était nécessairement transitoire ; on sait la réponse que fit Jésus à ces deux frères qui le prièrent de partager entre eux leur héritage 51. Mais il est de toute justice de savoir quelque gré au clergé d’avoir pu ainsi adoucir une législation barbare, et naturalisé peu à peu, chez les peuples et les législateurs, les idées d’ordre, de droits, de devoirs, régularisé les procédures et l’action de la justice. Il faut entendre, à ce sujet, le témoignage d’un écrivain protestant distingué, Robertson.
« Le peu de lumières qui servirent à guider les hommes dans le moyen âge, était en dépôt chez les ecclésiastiques. Eux seuls étaient accoutumés à lire, à raisonner, à réfléchir, à faire des recherches. Ils possédaient seuls les restes de la jurisprudence ancienne, qui s’étaient conservés, soit par la tradition, soit dans les livres échappés aux ravages des barbares. Ce fut par les maximes de cet ancien système qu’ils formèrent un code de lois conforme aux grands principes de l’équité. Guidés par des règles constantes et connues, ils fixèrent les formes de leurs tribunaux, et mirent dans leurs jugements de l’accord et de l’unité 52. »
Il n’est donc pas surprenant que la jurisprudence ecclésiastique fût devenue l’objet de l’admiration et du respect des peuples, et que l’exemption de la juridiction civile fût sollicitée comme un privilège, et accordée comme une faveur.
J’ai montré, en commençant, quelle foule de lois et d’institutions admirables devaient jaillir du christianisme comme de sa source naturelle. J’ai essayé ensuite de faire connaître les voies par lesquelles il a pénétré dans la législation romaine, et dans les lois barbares. Pour achever ce tableau, que je n’ai fait qu’esquisser, que de points de vue nouveaux, que de découvertes, que d’applications, que de comparaisons intéressantes j’aurais encore à développer ! J’ai tu, j’ai ignoré mille fois plus de faits que je n’en ai rapporté ; j’ai négligé mille fois plus de considérations que je n’en ai fait valoir. Ainsi, par exemple, les observations que j’ai présentées sur les législations de l’Europe, il faut les appliquer aux législations de l’Asie, de l’Afrique, de l’Amérique, à tous les pays où a pénétré la religion chrétienne.
Sans renoncer à suivre les traces de l’action du christianisme chez ces différents peuples, je me bornerai, pour le moment, à étudier son influence sur notre France et les lois qui la régissent aujourd’hui. On comprend facilement combien un pareil sujet nous fournira de points de vue presque entièrement neufs, par lesquels nous ferons ressortir les services que le christianisme a rendus à notre civilisation. Nous y consacrerons encore un ou deux articles.
X.
Paru dans les Annales de philosophie chrétienne en 1830.
1 Saint Matth., ch, XXIII, v. 8.
2 Cum redemptor noster, totius conditor nataræ, ad hoc propritiatus, humanam carnem voluerit assumere, ut, divinitatis suæ gratia, dirempto, quo tenebamur captivi, vinculo, pristinæ nos restitueret libertati, salubriter agitur, si homines, quos ab initio liberos natura protulit, et jus gentium jugo substituit servitutis, in caqua nati fuerunt, manumiitendis beneficio, libertati reddantur.
GREGORIUS MAGNUS.
Plusieurs chartes d’affranchissement, antérieures au règne de Louis X, sont accordées pour l’amour de Dieu et le salut de l’âme, pro amore Dei, pro remedio animæ et pro mercede animæ.
MURATORI, Antiqu. ital. T. 1, p. 849 et 89.
3 Sub aspectu plebis et adsistentibus christianorum antistibus, porte la loi romaine.
4 Histoire de l’Église, par Fleury, l. V, n. 48. D’après le témoignage de Lampride, historien païen.
5 Saint Matth., ch. XXII, v. 39.
6 Saint Luc, ch. VI, v. 37 et sq.
7 Esprit des lois.
8 Pascal.
9 Actes des apôtres, ch. XXII, v. 25.
10 Ibid., ch. XVI, v. 37 et 38.
11 Deut., ch. XXXII, v. 35.
12 Esprit des lois.
13 Histoire eccl. de Fleury. Liv. V, ch. 49.
14 Eusèbe, liv. IV, De vita Constantini.
15 Codicis, lib. III, tit. 12. De Feriis.
16 Cod., liv. I, tit. 5. De hæreticis.
17 Il parut l’an de Jésus-Christ 438. Voir l’Histoire de la jurisprudence romaine, par Terrasson, in-fol., p. 288.
18 Voy. les Institutes.
19 Cod., lib. IX, tit. 14. De emendatione servorum.
20 Cod., lib. VII, tit. 6. De latina libertate tollenda.
21 Voir les Institutes, ibid.
22 Voir Histoire de la jurisprudence romaine, par Terrasson, pag. 54 et suiv. – Du Corroy, Institutes de Justinien nouvellement expliquées.
23 Cod., lib. VIII, tit. 47. De patria potestate.
24 Cod., loc. cit.
25 Cod., lib. IX, tit. 17. De his qui parentes vel liberos occiderunt.
26 Cod. De præteritione liberorum.
27 Cod., lib. VIII, tit. 48. De adoptionibus.
28 Cod., lib. V, tit. 4. De nuptiis.
29 Cod., lib. VIII, tit. 48. De adoptionibus.
30 Novell, CXVIII, Præfat.
31 Novell, CXXVII, cap. 3.
32 Novell, CXXXIV, cap. 10.
33 Cod., lib. V, tit. 17, in auth. Hodie quantiscumque.
34 Cod., lib. V, tit. 4. De Nuptiis. Si quis.
35 Cod., lib. V, tit. 17. De repudiis.
36 Voyez Histoire de la jurisprudence romaine, par Terrasson, 4e partie, chap. Ier.
37 Montesquieu, Lois féodales de France.
38 Theodoricus addidit quæ addenda crant, et imperita et incomposita resecavit, et quæ eram secundum consuetudinem paganonum mutavit secundum legem christianorum, et quidquid Theodoricus rex, propter veluslissiman paganorum consuetudinem, emendare non potuit, post hæc Childebertus rex incohavit, et Clotarius rex perfecit.
L’édit se termine par ces mots remarquables :
Hoc decretum est apud regem et principes ejus, et apud cunctum populum christianum, qui intra regnum Mervingorum consistunt.
ORIGINUM GALLIARUM, lib. VI, ch. 17.
39 Capitulaires. Edition de Baluze.
40 Moreau. Réflexions sur l’histoire de France, I, 3.
41 Voir Baluze, Préface.
42 Actes des apôtres, ch. VI. –Voir aussi Héricourt, Droit ecclésiastique.
43 Épît. première de S. Paul aux Corinth., ch. VI, v. 1 et 4.
44 Chateaubriand, Génie du christianisme.
45 Cod., liv. I, tit. 4. De episcopali audientia.
46 Codicis, lib. I, tit. 3. De episcopis et clericis.
47 Novell. XCVII et LXXXIII.
48 Voir Histoire du droit romain, par M. Bériat Saint-Prix.
49 Introduction au droit ecclésiastique, t. II, ch. 2.
50 Voir Héricourt, déjà cité.
51 Homo, quis me constituit judicem aut divisorem super vos ? S. Luc, ch. XII, v. 14.