Le missionnaire et le fakir
Mon cher Directeur,
L’histoire du gri-gri racontée par le Père Labat dans un de vos derniers numéros de l’Écho du Merveilleux m’a remis en mémoire un fait de mon enfance que peut-être vous trouverez intéressant de conter à vos lecteurs. Le voici, j’en ai été témoin ainsi que mon père et ma mère ; cela se passait aux environs de Pondichéry.
Nous étions en pique-nique chez le Père Valatte, missionnaire apostolique, évangélisant dans une aldée (village situé près d’un bois). L’ombre et la fraîcheur si recherchées dans les pays chauds n’avaient pas été un des moindres attraits de cette excursion, projetée depuis longtemps.
Comme cela se fait dans ces genres de parties, nous avions apporté de nombreuses provisions, connaissant d’avance la pauvreté évangélique du missionnaire.
Sous le multipliant aux innombrables branches, nous avions installé les nattes blanches et fines destinées à nous servir de table et de siège tout à la fois.
Comme on apportait le kari brûlant et le riz cuit à l’eau et au sel, l’un de nous s’écria :
– Nous avons oublié les mangues !...
On chercha dans les paniers ; pas de mangues. Cependant ce fruit exquis était indispensable à la fin d’un bon repas.
Comment faire ? Le Père Valatte envoyait des boys dans toutes les directions, lorsque tout à coup un Indien, sorte de fakir, surgit du bois sans que nous l’ayons entendu venir.
Un collier d’amulettes au cou, un cordon de gri-gri à la ceinture, pour tout costume le langouti obligatoire, le front rayé de cendres, il fit quelques pas en se courbant trois fois.
– Salam ! Salam ! Salam !
– Salam ! que veux-tu ?
– Aï coudou mangapalon (je t’apporte le fruit du manguier).
– Où ça !
– Iniki djaldi (maintenant, tout de suite).
Et, sans attendre la réponse, il se mit à creuser un trou avec ses mains, y planta une petite branche verte qu’il avait dissimulée jusque-là. L’ayant bien consolidée en terre, il commença à tourner autour d’elle avec des attitudes bizarres.
Le Père Valatte qui, plusieurs fois, avait voulu chasser le mendiant, suivait avec une certaine appréhension ces pratiques qu’il devait supposer diaboliques.
– Laissez-le donc faire, cela nous amusera, du moins, si cela ne produit rien, dirent quelques invités.
Et le Père sembla se résigner. Pendant ce débat, le fakir tournait autour de sa branche en psalmodiant des invocations brèves, dures, gutturales, qu’il accompagnait de gestes qui semblaient demander la protection du ciel, de l’espace, des esprits.
Pas une minute, il n’abandonna sa plante, lui parlant, l’enveloppant, la caressant presque, faisant le geste de tirer de sa poitrine à lui le fluide nécessaire à la pousse de la branche.
Blottie dans les jupes de ma mère, je regardais avec un certain effroi le rameau vert qui grandissait visiblement et avait atteint presque un mètre.
Le Père Valatte très agité se promenait avec sa robe blanche et marmottait : « Non, non, je ne peux laissez faire cet homme. Ça sent le roussi, vous ne trouvez pas, vous autres, que ça sent le roussi ? »
Le fakir marquait son impatience à chaque réflexion du Missionnaire ; il lui jetait des regards de travers, sa présence était visiblement nuisible à la réussite du sortilège.
Mais tout à coup le Père Valatte disparaît dans sa payotte.
La branche est devenue un arbuste, les feuilles sont longues et vertes, nos yeux fixés dessus attendent l’apparition de la pousse qui deviendra le fruit. Les gestes du fakir sont de plus en plus pressés, ses paroles aussi, il est haletant.
Soudain, le brave Père revient ; hors de lui, une bouteille à la main, pleine d’eau bénite avec laquelle il asperge généreusement plante et fakir, en criant des mots latins.
L’Indien surpris jette un cri et se sauve en agitant ses bras.
Les domestiques nous racontèrent qu’il tomba presque mort aux premières maisons de l’aldée et qu’avec son eau bénite le Père Valatte pouvait le tuer.
La plante, comme frappée de la foudre, gisait par terre.
J’étais pour ma part fort mécontente de l’interruption de cette scène bizarre qui nous privait, nous, les enfants, d’une bonne gourmandise sur laquelle nous avions un instant compté.
J’étais trop jeune pour me rappeler les conclusions que nos amis et le Missionnaire tirèrent de ce fait dont je me suis bornée à vous faire tout simplement le récit.
Recevez, mon cher confrère, l’assurance de mes meilleurs sentiments.
INDIA.
Paru dans L’Écho du merveilleux
en juillet 1898.