Mœurs et croyances religieuses
des habitants de la régence d’Alger
Origine de la Régence. – Ses habitants. – Maures. – Turcs. – Gologlis. – Juifs. – Leur état civil. – Leur état religieux. – Sectes Mahométanes. – Religieux Turcs. – Dégradantes superstitions et pratiques.
De tous les côtés on entend des cris de triomphe célébrant la victoire de notre brave armée 1 ; toutes les feuilles calculent déjà le profit qui pourra revenir à la France de cette conquête : l’une compte les trésors enfouis dans la Cassauba, l’autre a déjà mesuré le sol des campagnes qui entourent Alger, et évalué ce que la vente pourra en rapporter au trésor. Celui-ci y voit l’avantage de pouvoir verser dans le pays le trop-plein de notre population, celui-là s’exalte à la seule idée de naturaliser chez nous les chevaux et les chameaux arabes. Pour nous, ne croyant point que la Providence ait conduit ce grand évènement pour faire passer la mer à quelques millions de sequins ou à quelques centaines de chameaux, nous élevons un peu plus haut nos pensées. Ce qui nous frappe dans cette conquête, et ce qui excite nos applaudissements, c’est l’abolition de l’esclavage trop longtemps toléré, c’est le triomphe de la civilisation sur la barbarie, c’est surtout la porte nouvelle ouverte au christianisme pour la conquête paisible de ces belles contrées, où jadis il a été si florissant.
À Dieu ne plaise que nous voulions profiter de la victoire pour imposer à ce peuple nos croyances et notre foi. Ces conversions ne sont plus de notre âge, et Dieu merci, elles ne sont plus possibles. Aussi applaudissons-nous, autant que personne, à la clause par laquelle le général en chef a garanti aux Algériens le libre exercice de leur culte ; mais cela ne doit pas nous empêcher, au nom de la dignité de la nature humaine, et à cause de l’amour que nous portons au règne de la vérité, de faire des vœux pour que ce peuple infortuné, courbé depuis tant d’années sous le double joug de la superstition la plus absurde et de la tyrannie la plus révoltante, sorte de cet état d’avilissement, et prenne rang parmi les nations chrétiennes, les seules civilisées.
Nous ne savons encore quand ni comment ce changement aura lieu ; mais, ce qui est certain, c’est qu’il est inévitable, pourvu que le gouvernement, maître en ce moment de la destinée de ces peuples, ne s’oppose point à la libre circulation des idées, ne gêne point l’exposition et la prédication tranquille de la doctrine chrétienne. Prêcher la doctrine chrétienne n’est pas seulement un devoir pour ceux auxquels il a été dit : Allez et enseignez toutes les nations, mais c’est encore un droit pour tous les peuples, droit imprescriptible, qu’on ne peut leur ravir sans se rendre coupable envers l’humanité, envers la vérité. Nous insistons sur ce point, parce que nous savons combien de fois les droits des peuples et de la vérité ont été compromis par les combinaisons machiavéliques de quelques gouvernements, qui ont trouvé un méprisable intérêt à tenir les peuples, leurs tributaires, dans l’ignorance et l’abrutissement. Ce sont ces intérêts qui ont si longtemps perpétué la traite des nègres, qui laissaient encore, il y a quelques mois, les Indiens sacrifier leurs veuves sur d’affreux bûchers, qui ont empêché de reconnaître de suite l’indépendance de la Grèce, de peur que ce peuple en repos ne cultivât la vigne, ou ne fît le commerce en concurrence et au détriment de quelques marchands ; ce sont encore ces intérêts mercantiles qui ont si longtemps assuré l’impunité à ces forbans qui viennent heureusement d’être rendus à la civilisation, et obligés de se conformer au droit des gens par la victoire de l’armée française.
Nous croyons donc entrer entièrement dans le but des Annales, en traçant un tableau rapide de l’état intellectuel et religieux de ces peuples d’après les divers ouvrages publiés tout récemment à l’occasion de cette expédition 2. Puisse la vue de leur dégradation et de leur malheureux sort émouvoir quelques-uns de ces héros pacifiques, qui vont à la conquête du monde, une croix à la main, et attirer l’attention du gouvernement sur un point si essentiel.
Vers le commencement du 16e siècle, une bande de pirates, nombreuse et intrépide parcourait la Méditerranée avec une flotte composée de douze galères et de plusieurs vaisseaux moins considérables. Le fils d’un corsaire renégat, de Lesbos, et d’une Espagnole d’Andalousie, Aroudj, plus connu sous le nom de Barberousse, en était le chef. Ami de la mer, ennemi de tous ceux qui voguaient sur ses eaux, tel est le nom qu’il s’était donné. Fatigué de n’avoir pour royaume que l’élément inconstant des eaux, il profita de l’appel que lui fit Selim Eutemy, roi d’Alger, de venir le défendre contre les Espagnols, pour entrer dans celle ville, faire assassiner le roi Selim, et s’emparer du trône. Ce fut là le véritable fondateur de ces régences d’Afrique organisées pour le brigandage, et dont la trop longue impunité faisait la honte des nations civilisées.
Les principaux habitants de la régence d’Alger se divisent en quatre classes, les Maures, les Turcs, les Cologlis, les Juifs 3.
Les Maures sont de deux espèces distinctes : ceux de la ville, s’occupant du commerce de terre et de mer, exerçant les différents métiers ; et ceux de la campagne, errant en famille, formant ces camps ambulants appelés adouar, et soumis au commandement d’un chef qu’ils nomment cheik. Ce sont eux qui cultivent les terres, dont ils paient les redevances en blé et en cire. Ils portent aussi le nom de Berbères ou Bédouins. Remplis de frugalité, courageux pour un coup de main, modèles de probité entre eux, ils sont cruels, perfides contre tous les étrangers. Le malheur même n’est pas une recommandation à leur pitié : ce sont eux qui ont massacré les malheureux naufragés du Silène et de l’Aventure. Se regardant comme les véritables et seuls propriétaires de cette contrée, ils n’épargnent pas même les Turcs qui s’écartent isolés dans la campagne ; ils les dépouillent et les massacrent comme d’injustes possesseurs. C’est parmi eux que l’on doit ranger les Arabes, que plusieurs voyageurs regardent pourtant comme formant une tribu distincte. C’est un assemblage de plusieurs nations, qui prétendent descendre des premiers Arabes mahométans qui envahirent l’Afrique, et qui, dépossédés par les Turcs, se sauvèrent dans les montagnes avec leurs troupeaux.
Les Turcs étaient les véritables souverains d’Alger, sous un chef nommé dey ou roi.
Ils étaient tous soldats ; mais ce titre, dans ce pays, renfermait l’idée d’association au gouvernement, d’honneur, de noblesse, de courage. Rien ne peut se comparer à l’orgueil, à l’arrogance et aux prétentions de cette milice, qui n’était qu’un ramassis de vagabonds, de malfaiteurs et de proscrits. Poursuivis dans les autres pays, chassés le plus souvent de Constantinople ou de quelques-unes des îles de l’Archipel, lorsqu’ils ne savaient plus que devenir, ils étaient entrés au service du Dey. Celte milice était méprisée des autres Turcs mêmes, qui n’avaient aucun commerce avec ceux qui en faisaient partie.
Les Cologlis sont issus d’un Turc et d’une Mauresque. Quel que soit le rang de leur père, ils ne pouvaient parvenir à aucun emploi, réservés tous exclusivement aux Turcs. Aussi sans but pour leur ambition, sans honneur, sans dignité, ils formaient la classe des joyeux libertins et des hommes de plaisir d’Alger.
Les juifs sont fort nombreux à Alger : obligés d’habiter dans un quartier séparé, de ne pouvoir monter à cheval, ni même en conduire un dans la ville, ils y étaient sous la domination continuelle et arbitraire de tous les Turcs, qui les regardaient à peine comme des hommes. Ce malheureux peuple y vivait le paria de toutes les autres classes déjà si avilies elles-mêmes.
En effet, soumis à toutes les injustices, ils souffraient en silence et sans se plaindre tous les mauvais traitements, prêts à bénir la main de leurs oppresseurs. D’ailleurs fourbes, fanatiques, l’abjection de leur âme, disent quelques historiens, égale celle de leur corps, si toutefois elle ne la surpasse pas.
Sales, dégoûtants, enveloppés d’un manteau noir, la tête couverte d’une espèce de calotte également noire, on les voyait ramper plutôt que marcher dans les rues de la ville, s’arrêtant tout à coup, les mains croisées sur la poitrine, et baissant la tête toutes les fois qu’il passait un Turc ou un Cologlis. Leur unique privilège était d’avoir une synagogue, des juges de leur nation jugeant avec appel aux Turcs, et enfin de périr par le feu lorsqu’ils avaient mérité la mort.
Tel est l’état civil des peuples de la régence d’Alger ; il est supportable si on le compare à leur état religieux.
Les Maures, Arabes, Bédouins, Berbères, Turcs, Cologlis, font profession de suivre la religion mahométane ; mais il s’en faut de beaucoup que les préceptes du Coran soient la règle de leur croyance ou de leur conduite. Nous essaierons un peu plus tard de tracer le tableau général de l’islamisme actuel. Certes, il est bien différent de celui qui porta à un si haut degré d’énergie et de fanatisme la population musulmane sous les Soliman : ce paroxysme de crédulité qui faisait le fond de la religion a bien diminué. Les disputes religieuses, nées dès le commencement du mahométisme et accrues toutes les années de quelque secte nouvelle, ont miné insensiblement ce grand corps.
On sait que l’islamisme se sépara, dès sa naissance, en doctrine de Mahomet et doctrine d’Ali. Les sectateurs de la doctrine du premier croient que la prédestination est absolue, que Dieu et le Coran sont coéternels, que le bien et le mal ont également Dieu pour cause ; que la divinité se rendra visible dans sa propre essence ; que Mahomet a été enlevé au ciel en corps et en âme, enfin qu’il est de nécessité de prier cinq fois par jour. Les partisans d’Ali, au contraire, tiennent que Dieu n’est la cause que du bien ; que lui seul est éternel et incréé, et non le Coran ; que les esprits bienheureux ne voient Dieu que par ses œuvres ; que l’âme de Mahomet fut reçue dans le ciel, séparée de son corps ; enfin qu’il suffit de prier trois fois par jour.
Quoique la doctrine d’Ali soit tolérée à Alger, cependant c’est la doctrine de Mahomet qui y est le plus répandue. Comme cela arrive toujours, toutes les fois qu’il n’y a pas un chef capable de trancher les questions, soixante-douze sectes se sont formées dans cette seule partie de l’Afrique.
La plus pure, celle qui se tient le plus près de la croyance primitive, est sans doute celle des Arabes, qui ont conservé un peu plus d’instruction et une espèce de civilisation patriarcale qui les élève au-dessus des autres. Les Turcs, ne croyant presque plus rien, ne connaissant pas même ce qu’ils doivent croire, tiennent pourtant beaucoup à l’extérieur de leur religion : les mariages, les enterrements se font suivant la teneur de la loi ; et lorsque, du haut des minarets, on les appelle à la prière, ils ne manquent point de répondre à cette voix.
« La plupart des habitants du royaume d’Alger portent un chapelet de corail, d’ambre ou d’agate. À mesure qu’ils en font glisser les grains, ils profèrent les attributs de la divinité, mais d’une manière si négligée, qu’il est aisé de s’apercevoir que cette action part plutôt de l’habitude que d’une vraie dévotion.
» Quelques-uns des plus grossiers prononcent uniquement à chaque grain les mots Sta-fer-Alla, c’est-à-dire, Dieu me garde. D’autres, dont l’ignorance n’est pas tout à fait si grande, répètent sur chaque grain : Alla Illa ; Méhémet rosoul Alla, il n’y a point d’autre Dieu que Dieu, et Mahomet est son prophète. Les plus savants parmi eux ajoutent à cette confession un catalogue des attributs divins, qu’ils récitent sur le chapelet dans l’ordre suivant : « Au nom du seul Dieu, loué soit le Dieu seul ; au nom du Dieu tout-puissant, loué soit Dieu dans sa toute-puissance ; au nom du Dieu infiniment bon, loué soit Dieu dans sa bonté ; au nom du Dieu infiniment sage, loué soit Dieu dans sa sagesse ; au nom du Dieu miséricordieux, loué soit Dieu dans sa miséricorde ; au nom du Dieu éternel, loué soit Dieu dans son éternité », etc. Ils concluent cette tirade en disant : « Loué soit Dieu le souverain de l’univers ; ô Seigneur qui jugez tous les hommes, je vous adore ; je mets toute ma confiance en vous ; je confesse que vous n’avez point été engendré, et que vous n’avez point engendré vous-même ; que vous êtes au-dessus de toute ressemblance, et que rien n’est égal à vous. »
Mais cette dévotion est si machinale, et si vide de réalité dans quelques-uns, qu’ils passent leurs doigts sur le chapelet pendant qu’ils parlent de matières entièrement étrangères au sujet 4. »
On distingue principalement trois sortes de marabous, ou religieux turcs : les santons, les cavalistes et les sunaquites.
Les santons, couverts de haillons, ou même quelquefois entièrement nus, cherchent à attirer les regards, l’admiration ou la pitié de la populace par des contorsions extravagantes. Quelques-uns, plus graves, croient que, par le jeûne, les bonnes œuvres, les austérités et l’abnégation de soi-même, ils seront élevés jusqu’à la pureté des anges. Plusieurs de ceux-ci prétendent encore que, parvenus à un certain degré de perfection, ils ne peuvent plus pécher, et, assurés qu’ils sont de l’inamissibilité de la grâce, ils se livrent en liberté aux pratiques les plus honteuses et les plus détestables.
Les cavalistes, espèce de quakers, ne mangent ni viande ni poisson, se nourrissent de végétaux, font force prières, force pénitences, et parlent souvent de leurs entretiens mystiques avec les anges.
Les sunaquites sont de véritables misanthropes ; évitant la vue des hommes, ils s’ensevelissent dans les déserts, où ils se nourrissent de racines ; ils sacrifient des animaux à la divinité, et se sont fait une religion, mélange de judaïsme, de christianisme, de mahométisme et de paganisme confondus ensemble. Ils se croient essentiellement les plus parfaits des hommes.
La plupart de ces malheureux sont maures ; car les Turcs ou les cologlis font peu de cas de ce genre de sainteté. Les hagis seuls parmi eux affichent une sévérité particulière. On appelle ainsi ceux qui ont fait le voyage de la Mecque, et visité le tombeau de Mahomet. Dès ce moment, ils sont regardés comme sanctifiés, et reçoivent de tous côtés de grandes démonstrations de vénération et de respect. Au reste, un bien petit nombre peut prétendre à cet honneur. Car, outre la longueur de la route et les dépenses du voyage, il est encore nécessaire de faire une offrande si forte que la plupart des voyageurs ne peuvent y satisfaire.
Il y a encore plusieurs autres manières de se sanctifier aux yeux des Maures.
« C’est une opinion généralement reçue chez eux, que sacrifier un chrétien est devant Dieu l’œuvre la plus méritoire. Quelques-uns pensent même qu’ils n’occuperont dans le ciel qu’une place très inférieure, s’ils ne s’en rendent dignes par quelque meurtre de cette espèce. Mais les défenseurs de cette opinion l’adoptent dans différents sens. Les uns croient qu’il faut tuer le chrétien en duel, ou en bataille, ou à tout autre combat égal. D’autres pensent qu’il ne faut que l’expédier, et que la manière est indifférente. Il court à cette occasion une histoire fort singulière dans le pays. Hali Pelegini, renégat italien et général des galères d’Alger, conduisit un jour dans le port de cette ville un vaisseau espagnol, dont il s’était emparé. L’équipage s’était défendu avec tant de bravoure, qu’il s’y trouva quantité de morts et de blessés. Les Maures s’attroupèrent autour du navire avec leurs acclamations ordinaires. Un d’eux, vieux bigot, se jeta aux pieds du général, et lui adressa ce bizarre discours : « Seigneur, que vous êtes heureux de faire tant de ravages parmi les chrétiens, et d’avoir presque tous les jours les occasions de les détruire ! Votre gloire égale dans le ciel celle des plus grands serviteurs du prophète. Mais que je suis éloigné de ce bonheur ! Quoiqu’exact observateur de la loi, je n’ai encore sacrifié aucun chrétien au Tout-Puissant. Je mourrai désespéré si je manque à cet article. Soyez donc l’auteur de ma félicité, en m’accordant une victime parmi le grand nombre d’infidèles qui sont actuellement en votre puissance. »
Hali qui n’était pas un musulman bien rigide, sourit à cette harangue, et répondit au bigot qu’il lui accordait sa requête. « Va-t’en, lui dit-il, dans le bois, et ce chien de chrétien (lui montrant un espagnol jeune et robuste) te sera envoyé pour assurer ta félicité. » Le Maure, transporté de joie, le remercia, et se rendit dans le lieu désigné. Hali fit donner un mousquet, un sabre et un bâton à l’Espagnol, et lui ordonna de suivre le vieux Maure. « Tu lui diras, ajouta-t-il, que le général t’envoie vers lui, selon sa requête, mais s’il veut user de violence à ton égard, je t’ordonne de lui faire sentir la force de tes armes. » Le Maure, qui vit venir le jeune Espagnol bien armé, s’enfuit d’un autre côté, et vint rapporter à Hali que le chrétien s’étant présenté avec des armes, il n’avait pas pu remplir son désir. « Ô vieux poltron, lui répliqua Hali, tue les chrétiens qui sont en défense, comme nous faisons, mes gens et moi, et Dieu récompensera cette action, mais non le meurtre de guet-apens 5. »
Une autre manière d’être sanctifié, c’est d’avoir échappé à quelque péril imminent. Une anecdote qui vient à l’appui de ce que je dis ici, servira à faire connaître l’ignorance profonde des premiers principes de la nature dans laquelle est tombé ce malheureux peuple.
« Un chirurgien portugais assurait qu’un Maure de campagne vint le trouver un jour, et lui dit : « Christian barbèros (c’est ainsi qu’on nomme les chirurgiens étrangers dans ce pays), donne-moi quelques drogues pour faire mourir mon père ; je te les paierai bien. » Le Portugais, étonné comme le serait tout Européen à qui l’on ferait une pareille demande, resta un moment interdit ; mais, en homme qui connaissait bien cette nation, il revint à lui, et dit à ce Maure, avec un sang-froid égal à celui qu’avait employé ce dernier pour faire son atroce demande : « Est-ce que tu ne vis pas bien avec ton père ? – On ne peut pas mieux, répondit le Maure ; c’est un brave homme : il a gagné du bien, m’a marié et m’a donné tout ce qu’il possédait. Nous vivons ensemble depuis quelques années, et je le nourris, sans reproche ; mais il ne peut plus travailler, tant il est vieux, et ne veut pas mourir. – C’est une bonne raison, dit le chirurgien ; je vais te donner de quoi l’y faire consentir. »
En même temps il prépara une potion cordiale, plus propre à réconforter l’estomac du vieillard qu’à le tuer : et, sans faire la moindre observation à ce sauvage, pensant bien qu’il suffirait de montrer la plus petite répugnance, pour déterminer le Maure, naturellement défiant, à aller trouver d’autres personnes qui montreraient moins de scrupules à lui accorder sa demande. Le Maure paya bien et partit ; mais, huit jours après, le voici qui revient annoncer que son père n’est pas encore mort. « Il n’est pas mort ! s’écrie le chirurgien ; il mourra. » Aussitôt il compose une autre potion, qu’il se fait également payer, et promet qu’elle ne manquera pas son effet : le Maure le remercia. Quinze jours n’étaient pas écoulés, qu’il reparut de nouveau, assurant que son père paraissait mieux se porter depuis qu’il prenait des drogues pour mourir. « Il ne faut pourtant point se décourager, dit ce bon fils au chirurgien, donne-m’en de nouvelles, et mets toute ta science à les rendre sûres. » Après celles-ci, le Maure ne revint plus. Mais le chirurgien le rencontra, et lui demanda des nouvelles du remède. « Il n’a rien fait, dit le Maure, mon père se porte bien ; Dieu l’a fait survivre à tout ce que nous lui avons donné : il n’y a plus à douter que ce ne soit un marabout (saint) 6. »
Comme tous les peuples ignorants et abrutis, les habitants de l’Afrique sont extrêmement superstitieux, et ajoutent une foi aveugle à la magie. À propos de la plus petite chose qui leur paraît un peu extraordinaire, ils sanctifient les hommes, les animaux, etc. « J’ai vu, dit M. Renaudot, un lion familier, qu’un fripon faisait voir comme un saint ; chacun y courait, et portait des présents au conducteur. » Le lézard, le crapaud, plusieurs sortes d’oiseaux, sont pareillement regardés comme saints.
La magie est exercée par un grand nombre de marabouts et de femmes. On ne saurait lire sans affliction à quelles ineptes formules et extravagantes cérémonies ces peuples attribuent la connaissance de l’avenir, la guérison des maladies, la réussite d’une affaire. Aussi n’ont-ils pas manqué de prendre nos artilleurs, nos mineurs, et même la plupart de nos soldats pour des sorciers, et de penser qu’ils se servaient contre eux des armes de la magie.
Tel est l’état moral et religieux des hommes. Pour faire comprendre quel doit être celui des femmes, il suffira de dire qu’elles sont regardées comme d’une nature inférieure, même par ces sortes de demi-sauvages. Aussi rien de ce qui ennoblit ce sexe, de ce qui peut l’encourager dans ses devoirs ne lui est permis ou accordé. Le mari se regarderait comme déchu, s’il faisait part à sa femme de quelqu’un de ses projets, ou s’il la consultait dans quelqu’une de ses affaires ; la mère n’a pas même d’autorité sur ses enfants. Les pratiques de la religion, cette consolation des êtres faibles et opprimés, sont interdites aux femmes musulmanes ; on ne prend pas la peine de les instruire sur cet article. À peine si la loi et la coutume leur accordent le droit de pleurer sur les tombeaux. Séquestrées dans l’enceinte des maisons, elles y sont les premières esclaves, et y vivent dans une dissolution de mœurs que la dégradation de leur intelligence fait assez concevoir.
Tel est le peuple que le christianisme est appelé à civiliser, à instruire. Nous le répétons, pourvu qu’on ne mette aucune entrave à l’action naturelle des esprits, à cette domination paisible que la vérité exerce sur l’erreur, ces peuples ne pourront résister à la vue, à la connaissance de nos mœurs, de nos croyances, et nous pourrons nous vanter d’avoir conquis des hommes sur la barbarie, ce qui vaut bien des millions et des chameaux.
A.
Paru dans les
Annales de philosophie chrétienne
en 1830.
1 On sait que c’est le 5 juillet 1830 que l’armée française sous la conduite de M. de Bourmont entra dans la ville d’Alger, après une capitulation signée avec le Dey.
(Note de la deuxième édition.)
2 Les principaux ouvrages dans lesquels nous avons puisé nos renseignements sont :
Histoire d’Alger et du bombardement de cette ville en 1816, description de ce royaume et des révolutions qui y sont arrivées, de la ville d’Alger et de ses fortifications, de ses forces de terre et de mer, mœurs et coutumes des habitants, des maures, des arabes, des juifs, des chrétiens ; de ses lois, de son commerce et de ses revenus, etc., etc., avec une carte du royaume et une lithographie de la ville d’Alger, de ses fortifications, de sa rade. Un vol. in-8°, chez Piltan, libraire, 1830.
Alger : tableau du royaume de la ville d’Alger et de ses environs ; état de son commerce de terre et de mer ; description des mœurs et des usages du pays, précédée d’une introduction historique sur les différentes expéditions d’Alger depuis Charles-Quint jusqu’à nos jours ; avec une carte, rue, portraits et costumes de ses habitants ; par M. Renaudot, ancien officier de la garde du consul de France à Alger. Un vol in-8°, chez Mongie. 1830.
Les Bédouins, ou Arabes du désert ; ouvrage publié d’après les notes inédites de don Raphaël, sur les mœurs, usages, lois, coutumes civiles et religieuses de ces peuples : par F. J. Mayeux, orné de 26 figures. 3 Vol. in-18, chez Ferra. 1816.
3 M. Renaudot porte la population de la régence à 2,714,000 individus divisés ainsi qu’il suit :
Maures..................................... 2,500,000
Turcs............................................. 14,000
Cologlis...................................... 150,000
Juifs.............................................. 50,000
Divers étrangers........................... 40,000
Le savant suédois, M. Grabery de Hemso, qui a fait, comme consul, un long séjour sur les côtes d’Afrique, évalue d’une autre manière la population d’Alger. Voici son estimation, avec une division plus détaillée des habitants :
Berbes................................................... 850,000
Maures ou habitants d’origine
Arabes................................................... 600,000
Arabes-Bédouins.................................. 200,000
Nègres..................................................... 70,000
Turcs et leurs descendants
Les Cologlis............................................ 33,000
Chrétiens européens.................................. 1,000
Renégats.................................................... 200
4 Histoire d’Alger, p. 111 et 112.
5 Histoire d’Alger, p. 70.