Le royaume de Pologne sous la domination russe
Depuis cent ans, l’histoire de Pologne est marquée par une longue série de tortures, dont les écrivains et les journaux polonais, dans leurs récits de notre martyrologe, ont à peine dit une très faible partie. Notre servitude a été et ne cesse pas d’être une terrible souffrance, d’autant plus intolérable que, imprégnés par de longs siècles de civilisation, nous nous étions préparés à la liberté. Dans les crises les plus douloureuses, nous n’avions pas perdu la foi dans notre existence, nous n’avions pas abandonné l’espérance de la vie à venir. Cette foi et cette espérance n’ont pas été brisées par la cruauté des ennemis qui nous étreignent, et cette nation mérite de vivre, qui, si souvent condamnée et livrée aux massacreurs, soit par le sentiment confus de ses droits, soit par l’instinct profond des masses, ne reconnaît pas et ne sent pas sa mort. Toute notre société, depuis les classes les plus éclairées jusqu’aux plus obscures, est profondément animée par le sentiment de la nationalité polonaise, qui dérive des propriétés naturelles de la race, des souvenirs historiques, des institutions et de l’organisation qui ont survécu aux coups des ennemis, de la langue cl des coutumes, des trésors de la science et de l’art accumulés pendant des siècles. Le paysan lui-même, ignorant du passé du pays, peu soucieux du présent et ne prévoyant pas l’avenir, bien qu’il succombe souvent à de perfides tentations, reste convaincu qu’il appartient à une race à part, qu’il ne changerait pas pour une autre, de gré ou de force.
Il y a là un phénomène indépendant des traités et des combinaisons politiques, et, quoique rayée de la carte, la Pologne ne peut pas cesser d’exister : au point de vue ethnologique, elle maintient son rang, car l’histoire enregistre les témoignages de la science, et non pas les déclarations mensongères de la diplomatie.
Les journaux moscovites, oublieux des faits, déclarent triomphants que leur empire nous a absorbés ; que, dans le foyer de notre civilisation, les tisons déjà consumés lancent leurs dernières étincelles ; que nous ne brillons plus que de la pourriture des siècles passés ; et cependant ils ne cessent d’inventer des moyens toujours nouveaux pour étouffer ce feu et de forger de nouvelles chaînes pour charger nos membres. Tantôt ils affirment que nous avons exhalé le dernier soupir sous le knout, tantôt ils nous anathématisent parce que notre agonie tarde. Ne trouvons-nous pas même de ce côté la preuve de notre existence ?
Certes, une nation de seize millions d’hommes, avec une civilisation dix fois séculaire, répandue sur une vaste surface, qui a pu vivre sans le secours du feu et du fer, du carnage et de la rapine, sans les ressources de la barbarie à peine refrénée de nos jours, ne peut pas être anéantie ; mais elle peut être battue, détruite économiquement, arrêtée dans son essor, arrachée à ses lois, condamnée à une servitude sans pitié : tel est justement le sort du peuple polonais sous la domination moscovite.
Ce n’est pas du tombeau, mais du milieu des tortures que nous poussons nos plaintes. Mais ce n’est pas la première fois que nous décrivons nos souffrances. Dans des conversations avec les chefs politiques des slaves méridionaux, nous avons plus d’une fois raconté notre misère, afin de les mettre en garde contre les conséquences de leur confiance dans la protection de la Russie. La réponse qu’ils nous ont faite est digne de nos méditations :
« Nous comprenons l’exagération de vos griefs ; mais de nos jours, dans notre monde civilisé, se trouve-t-il une nation assez barbare pour se livrer à de pareilles atrocités, un peuple assez patient pour les endurer pacifiquement ? Il y a dix-sept ans que vous ne vous êtes pas soulevés et vous ne paraissez pas songer à une nouvelle insurrection ! »
Telle fut la réponse textuelle d’un des plus influents chefs croates. Les mêmes paroles ou à peu près nous ont été répétées par des Tchèques, des Slovaques, des Serbes et des Bulgares. Nous comprenons la raison de cette réponse. Le degré de la tyrannie qui nous écrase est tel, qu’il enlève toute véracité à la plainte de la victime ; la vérité si monstrueuse, qu’elle atteint aux proportions du mensonge ; la différence de notre sort avec les conditions de la vie des peuples éclairés si grande, que l’Européen ne possède pas de terme de comparaison pour juger notre asservissement.
Nos souffrances restent cachées au monde par un voile épais, que personne ne soulève et qui est à peine écarté de temps à autre par l’un de nous. La presse polonaise de l’Autriche et de la Prusse, pour divers motifs, n’a point réussi à accomplir d’une manière satisfaisante son œuvre de révélations, et la presse russe, à l’exception de quelques feuilles honnêtes, forcément réduites au mutisme et ignorant la vérité, continue de mentir avec impudence, falsifiant la réalité, inventant des faits, et se réjouissant honteusement d’un travail accompli en commun avec les reptiles allemands.
Là presse française, anglaise, italienne ne s’occupe pas de nous. Il n’existe donc pas en Europe de miroir où puisse se refléter notre servitude et capable d’instruire ceux qui désirent ou qui doivent la connaître. Et cependant les nations, surtout les Slaves, devraient contempler cette œuvre de destruction et en tirer une leçon. Nous ne poussons pas la cruauté jusqu’à demander que les admirateurs de la Russie goûtent un jour, comme prix de leurs cajoleries, les douceurs de la domination russe, mais à la Ruthénie gagnée par le rouble moscovite, à l’enthousiasme bruyant et inconsidéré des Jeunes-Tchèques, aux rêves de M. Strossmayer, nous opposons les évènements quotidiens.
La nation polonaise ne constitue une race ni bâtarde, ni métisse ; elle a pris naissance au milieu des Slaves ; elle est la chair de la chair, le sang du sang slave ; arrivée la première à maturité, elle forme le rameau le plus avancé en civilisation de ce vaste tronc. Comment agit avec cette nation la prétendue libératrice et protectrice des peuples slaves ? Vous tous, qui refusez de croire à nos paroles, venez et voyez par vous-mêmes ; peut-être témoignerez-vous ensuite auprès des autres que vous avez vu, de vos yeux vu, un spectacle de misère inconnu au monde civilisé, le spectacle de la souffrance silencieuse et du désespoir qui n’a pas de limites.
Les premiers coups, portés à la nationalité polonaise après 1863, ont pu être considérés comme le châtiment infligé à l’esclave par le maître irrité ; mais on était en droit d’espérer que la colère du maître fléchirait quand l’esclave se soumettant reviendrait à l’obéissance ; le pardon était d’autant plus attendu qu’il avait été promis en retour de la soumission. Il n’en fut pas ainsi. L’oppression s’accroît avec la décroissance de notre opposition, et aujourd’hui celui-ci seul n’est pas appelé rebelle qui tend son dos nu sous le fouet. Après l’insurrection, on nous avait privés de nos droits ; les conditions de la sujétion avaient été resserrées, mais au moins on nous avait laissé la possibilité d’une existence supportable et du développement par le travail. Alors, la nation, encore toute meurtrie, mais désireuse de cicatriser la plaie béante, écouta les remontrances de la jeune génération et prit pour devise le travail organique intérieur. Le nouveau mot d’ordre, contraire à la tradition des soulèvements guerriers, recommandait un labeur opiniâtre dans la soumission ; aussi le gouvernement russe, laissant la parole aux hommes qui conseillaient cette ligne de conduite, veillait-il d’un œil indulgent à la pacification de la société et se contentait-il d’imposer au mouvement une direction pratique. En fait, cette époque, toute de progrès économiques, fut marquée par d’importantes acquisitions matérielles : le commerce et l’industrie se développèrent, les fabriques et les entreprises financières se multiplièrent, et le royaume de Pologne commença réellement de s’enrichir. La presse russe même, profitant de la comparaison de cette prospérité relative avec la situation précaire de la Galicie, en tirait des arguments contre nos plaintes au sujet de l’oppression et contre notre tendresse pour les libertés galiciennes. Le gouvernement russe, répétait-elle avec une visible satisfaction, malgré sa sévérité, se conduit envers les Polonais comme un bon père ; l’administration autrichienne au contraire, avec des apparences de douceur, comme une marâtre ; le premier développe les forces économiques du pays, la seconde vide la poche de ses sujets. Mais si nous reconnaissons en partie la justesse de ces assertions, nous devons toutefois avouer que Saturne ne tarda pas à dévorer ses enfants, car en ces dernières années, se dessina nettement la tendance à l’appauvrissement du royaume de Pologne, et il n’y a plus aujourd’hui un corps d’État, une seule couche sociale représentant la richesse nationale. Les paysans, pressurés par les impôts, soutiennent avec peine une existence misérable ; les grands propriétaires, même après avoir réussi à secouer les entraves des servitudes, tombent dans le précipice de l’épuisement agricole, d’où le gouvernement ne veut pas les retirer ; où souvent même il les pousse impitoyablement. La force du mouvement acquis, le crédit, une habileté consommée avaient encore soutenu le commerce, dont actuellement les marques antiques et honorées s’écroulent peu à peu sous la poussée hideuse de la banqueroute. L’agriculture ruinée, l’industrie suspendue, le commerce paralysé, le désastre encore accru par cette masse d’individus exclus de leurs places, privés de travail et condamnés à mourir de faim, parce qu’ils sont catholiques et polonais, l’usure de plus en plus oppressive, telle est la situation aggravée par la libre concurrence de l’industrie russe, qui, afin sans doute d’activer la ruine, réclame du gouvernement de nouveaux privilèges dans les droits d’entrée et les tarifs.
Les impôts, qui en apparence ne comptent point parmi les plus lourds de l’Europe, empirent une situation économique sans débouchés, car ils frappent des malheureux. Avec des conditions de production si onéreuses, notre impuissance est facilement explicable. Aussi l’industrie du pays, bien débile, arrive à peine à ce que les autres peuples possèdent déjà depuis longtemps. Enchaînée dans la liberté de ses mouvements, soupçonnée de conspiration dans les moindres entreprises, opprimée par la mauvaise volonté des pouvoirs, à la rapacité desquels elle est toujours en proie, la Pologne ne peut pas soutenir la lutte avec les étrangers, qui non seulement sont doués de plus grandes aptitudes, mais encore jouissent d’une plus grande liberté.
Les Allemands surtout, arrivés dans le pays avec la supériorité de leurs ressources et de leur science pratique, l’emportent d’autant plus aisément sur la population locale que le gouvernement Slave leur accorde des privilèges et leur montre une confiance et une sollicitude qu’il refuse aux polonais. Grâce à cette protection des Slaves, les allemands s’emparent de toute notre industrie, privent même les nôtres des plus minimes emplois. Mais on ne leur prodigue pas les bienfaits ! On nous défend, on entrave toute action en commun, on nous oblige à la désunion, et on permet aux allemands de créer dans l’État de petits États indépendants. Dans les entreprises les plus innocentes, nous n’avons pas le droit d’unir nos forces ; dix citoyens se rassemblent-ils en conférence dans une maison particulière, aussitôt la vigilance et la colère de l’administration sont en éveil ; mais les Allemands peuvent former des communes, des paroisses, des compagnies, des sociétés. Nous connaissons nos fautes, nous faisons le compte de notre négligence et de notre indolence dans le tableau de notre impuissance économique ; cependant celle-ci ne résulte-t-elle pas en grande partie de l’impossibilité où nous nous trouvons de nous entendre et d’agir de concert, du manque de ce levier du développement des nations civilisées : la liberté d’association ? La fameuse ordonnance qui interdit, dans les temps troublés, à trois hommes de s’entretenir dans la rue, semble avoir été conservée contre nous comme le principe de la politique slave.
« Les sauvages de la Louisiane, écrit Montesquieu, voulant cueillir les fruits, abattent l’arbre ; ainsi agit un gouvernement despotique. » Ainsi agit à notre égard le gouvernement moscovite qui ruine la société au point de vue économique pour jouir du fruit de son épargne. À cet organisme affaibli et affamé, il applique sans cesse de nouvelles sangsues qui sucent les dernières gouttes de sang ; il augmente ses exigences, mais il ne voit pas qu’en l’appauvrissant et en l’affaiblissant, il enlève au peuple la possibilité d’y satisfaire. Bientôt tout le pays sera placé sous séquestre pour dettes au trésor.
La vengeance de la libératrice des Slaves a imprimé une profonde trace sur ce sol, qui, même dans la conviction de ses ennemis, reste polonais. Et que dire de l’expulsion de l’élément polonais au profit des Allemands qu’on implante en Lithuanie, en Podolie, en Ukraine, en Volhynie ? Les sauterelles et les chiens enragés ne sont pas exterminés avec autant de rigueur que les Polonais par les Slaves. On bénit les colonies allemandes, mais on nous maudit jusqu’aux plus lointaines générations. Défense d’acquérir la terre, de l’affermer, de la cultiver même au service des Russes ; défense de l’inscrire dans les testaments ; de l’acheter dans les licitations de biens ; défense de réclamer les sommes prêtées sur elle ; mais on enveloppe de la double protection de l’argent et de la loi les orthodoxes désireux de profiter de la ruine et de la violence.
Le désastre, résultant de l’arrêt de l’industrie et du commerce, de la limitation du travail et de la lourdeur des impôts, se trouve encore augmenté par la misère d’une quantité de gens chassés des bureaux du gouvernement. Dans les premières années du châtiment politique infligé après 1863, on accordait seulement aux Russes les places supérieures dans les institutions de l’empire. Mais peu à peu la haine aveugle qui poursuit partout l’intrigue polonaise, ou bien l’avidité, arrachant à des malheureux le dernier morceau de pain, enfonça sa griffe plus à fond. On commença d’abord par les présidents et les directeurs ; on s’en prit ensuite aux chefs subalternes ; c’est maintenant, comme le confirme le Swiet, le tour des plus modestes employés. Quand enfin le gouvernement aura racheté aux particuliers les chemins de fer, ce qui ne peut tarder, faudra-t-il s’étonner de voir pulluler les mendiants dans les cours et au seuil des églises ? Le tableau, soyez-en assurés, n’est pas poussé au noir ; il est loin de répondre à la réalité. Les Russes eux-mêmes ne dépeignent pas la situation sous d’autres couleurs : « Les intérêts de la population de Varsovie, écrit le journal Nowoje Wreima (22 octobre 1888), sont loin d’être prospères. En général, sous les apparences de l’aisance se cache la misère, qui pénètre même (!) au milieu des populations polonaises. Bien souvent on rencontre des hommes d’une grande instruction prêts à accepter une place de dix roubles par mois », c’est-à-dire les gages d’un portier. Voilà la situation que nous a créée l’empire slave, qui refuse même aux écrits périodiques d’ouvrir des souscriptions pour les pauvres, qui chasse les Polonais des plus humbles emplois, qui, ne trouvant pas pour ses propres besoins d’hommes suffisamment capables, déverse chez nous la lie de sa population, afin de diriger l’œuvre odieuse de russification. Il semble qu’on nous ait déclaré : vous n’avez pas voulu périr de douleur, vous périrez de faim et d’abaissement moral ! Le procureur du synode orthodoxe, nouveau Caton rappelant à Rome la ruine de Carthage, fanatique qui tient à la main une torche, non pour éclairer, mais pour incendier, Pobiedonoscew, dans une conversation avec un naïf journaliste de Vienne, affirmait que la Russie réclame seulement de l’Autriche la tolérance religieuse qu’elle-même assure chez elle à toutes |es croyances. « C’est seulement chez nous, en Russie, écrivait peu de temps après le Wilenskij Wiestnik, que l’on peut voir de si généreux exemples de liberté religieuse, de respect pour la religion et le culte des autres ; peut-on trouver rien de semblable dans les pays les plus civilisés et les plus libéraux de l’Europe occidentale 1 ? »
C’est parce que l’empire de l’obscurantisme a réussi à cacher complètement à l’Europe ses affaires, que le digne journaliste ose risquer un si monstrueux mensonge ! La Russie qui punit de la prison et de la Sibérie les hommes qui abandonnent la foi orthodoxe ; la Russie qui, grâce à ses générations sans cesse renouvelées d’espions, fouille les tombes et ouvre les cercueils afin d’en tirer le moindre prétexte de traîner les gens à la cerkiew ; la Russie qui oblige les fils, les petits-fils à embrasser l’orthodoxie quand les pères et les aïeux avaient une autre croyance ; la Russie qui, par des atrocités inconnues de nos jours au monde civilisé, a ouvert le livre du martyrologe des Uniates convertis de bon gré ; la Russie qui prodigue à sa religion des faveurs exceptionnelles ; qui, à Varsovie, interdit de conduire autre part qu’à l’infirmerie des religieuses orthodoxes les malades ramassés dans la rue par la police, même s’ils sont tombés devant la porte de l’hôpital ; cette Russie ose se glorifier de sa tolérance religieuse et l’exiger d’un État constitutionnel ! Certes, y eut-il jamais plus insolente effronterie ? « Je ne connais sur la terre qu’une seule honte, déclare Grillparzer, c’est de nuire à son prochain. » Il y en a une autre : la sainte hypocrisie du vice !
Les négociations récentes entre la Russie et le Vatican ont paru à l’Europe incompréhensibles ou inoffensives : nous en avons bien compris le but : la destruction de l’Église catholique. Jusqu’à ce jour la langue polonaise reste l’organe du clergé pour les chants, les prières, les sermons ; la protectrice des Slaves voudrait bien la faire disparaître. Contre elle, en effet, qui constitue la substance de notre nationalité, se retourne surtout la rage persécutrice du gouvernement. Après la répression de l’insurrection, dans le premier et le plus cruel mouvement de colère, on ne retira pas aux écoles polonaises le droit d’enseigner la langue nationale ; les lois et les ukases la reconnurent expressément avec solennité. Alexandre II, dans un rescrit au gouverneur du royaume de Pologne, déclara alors avec une décision qui lui fait le plus grand honneur, « qu’il ne se permettrait pas et ne permettrait à personne de transformer en moyens politiques les établissements d’instruction ; les autorités scolaires doivent avoir seulement en vue le progrès des lumières, s’efforcer d’améliorer le système de l’éducation publique dans le royaume et d’élever le niveau de l’enseignement ». Plus loin, l’empereur ajoutait avec sincérité « qu’il laissait à la jeunesse polonaise la faculté de s’instruire dans la langue de ses pères ». Et telles étaient la force et l’honnêteté de cette manifestation de la volonté du monarque, qu’il s’écoula vingt et une années avant que le conseil de l’Empire osât la transgresser ouvertement en émettant l’avis d’expulser de toutes les écoles la langue polonaise. Aujourd’hui le russe règne en maître dans toutes les institutions ; il n’est même pas permis de rappeler les généreuses paroles d’Alexandre II, dont les ukases n’ont pas reçu le visa de la censure ! « Qui arrache à une nation sa langue, dit Laube, lui arrache le cœur. » Notre école n’a donc plus de cœur. La langue polonaise a cessé d’être l’instrument des études, elle n’est plus obligatoire pour les élèves et ne compte pas pour les notes, et les enfants qui ne sont pas découragés par le mépris officiel doivent l’apprendre dans des manuels russes, composés avec la plus insigne mauvaise foi, blessant et l’esprit et les règles du langage. Voilà à quoi se borne la pitié pour notre langue ! Un élève qui, par oubli, prononce dans l’école ou écrit sur ses cahiers un seul mot polonais est passible des plus dures punitions, de l’expulsion. Puis les professeurs, soit par zèle propre, soit par ordre, visitent les logements des élèves, inspectent leurs chambres, leurs armoires, leurs tiroirs, à la recherche des livres polonais. Au gymnase de Plock, à la suite d’une pareille perquisition, presque toute une classe a été renvoyée et condamnée à ne pas continuer ses études. L’inspecteur des écoles particulières de Varsovie, dans cette persécution, s’est abaissé jusqu’à l’espionnage, jusqu’à écouler derrière les portes, jusqu’à se glisser dans les pensionnats par les cuisines, jusqu’à fouiller les lits des jeunes filles, jusqu’à interroger les plus petites afin de savoir, par d’insidieuses caresses, si le professeur ne se servait pas dans son enseignement de la langue maternelle. À une époque même, une société secrète s’était formée dans le but d’arrêter dans la rue les jeunes pensionnaires, de les questionner et de visiter leurs serviettes. Tous ces détails paraissent monstrueusement incroyables ; nous n’exagérons rien.
La suspicion veille sans cesse, la poursuite ne s’endort jamais. Cela ne suffisait pas. On a organisé un système d’abaissement des caractères. On étouffe les principes nobles, on développe les instincts mauvais propices aux projets officiels. Chaque élève peut choisir : devenir persécuteur ou être persécuté, devenir policier ou être coupable. Peut-on exiger de la jeunesse qu’elle sorte toujours indemne de ces fabriques de russification des esprits, de ces laboratoires où sont inoculés aux caractères les germes de toutes les maladies morales ?
Dans les écoles, seuls ces Polonais obtiennent des places qui, selon la parole de Slowacki, « se sont embrigadés dans la corporation des fossoyeurs politiques », ont accepté l’orthodoxie, ont fourni tant de preuves de leur dénaturalisation qu’ils inspirent au gouvernement une complète confiance dans leur néfaste action. Les anciens professeurs, dans cette profonde humiliation, ou sont mis à la retraite, ou, sous la pression de la persécution, quittent la place demandant à un autre métier un morceau de pain. Jamais esclave n’a tremblé devant le maître comme ces professeurs terrorisés devant l’autorité qui leur fait un crime de leur origine. Mais l’oppression ne s’exerce pas seulement sur les écoles officielles ; les écoles privées, soumises à une étroite surveillance, doivent exécuter strictement les programmes rédigés par le pouvoir, présenter les professeurs à la sanction de l’autorité, écarter sans retard quiconque est suspect de ne pas être bien-pensant, recevoir des vagabonds moscovites chassés de partout et sans aucune instruction. Alors que de nombreux Polonais, possédant des diplômes universitaires, ne peuvent obtenir la permission de donner des leçons, ou, après l’avoir obtenue, la perdent pour quelques mots polonais employés innocemment dans leur enseignement et végètent dans l’inaction ou dans des travaux peu conformes à leur nature, et toujours dans le besoin, des Russes, chassés des administrations pour abus, obtiennent, par ordre de l’autorité, les places dans les écoles particulières, où souvent ils ne se rendent que pour toucher leurs appointements. Depuis quelques années, l’autorité impose aux enfants ces répétiteurs pour l’instruction même à la maison. La violence accompagne l’avidité, et contre ce despotisme, il n’y a ni droit, ni tribunal auquel les opprimés puissent recourir : la plainte même est une infraction à la loi. Impunité absolue, liberté illimitée à quiconque aide à l’œuvre d’anéantissement de la nationalité polonaise dans les écoles, dont Alexandre II désirait de faire des foyers de civilisation et qu’il voulait assurer contre l’arbitraire politique. Naturellement, avec cette russification à outrance, il n’est plus question de but civilisateur. Cet élève seul est méritant qui manie bien la langue russe, celui-là seul est digne qui jamais n’a été surpris à parler polonais et qui montre un certain abaissement moral. Et, comme pour vaincre la difficulté d’un enseignement contraire à leur nature, les enfants épuisent toutes leurs forces intellectuelles, ils sortent des écoles, jeunes gens, abattus, limités dans leurs moyens, mal développés, souvent corrompus ; par contre ils savent écrire sans faute une dictée russe !
Aussi terriblement enchaînée, que peut la société pour l’instruction du pauvre peuple ignorant, si le gouvernement monopolise cette instruction pour en faire l’instrument de la russification ? Que peut-elle entreprendre dans de pareilles conditions, alors que l’enseignement seul de l’alphabet polonais à une fille ou à un garçon de la campagne ou la distribution de livres polonais fort anodins, mais non revêtus du visa de la censure, entraînent de sévères punitions ? Ce peuple éprouve de l’aversion pour l’école russe, et l’école polonaise n’existe pas ; les publications nationales qui lui sont consacrées lui sont arrachées des mains ; il vit donc toujours plongé dans une épaisse nuit intellectuelle, éclairée à peine par les faibles rayons de la chaire religieuse.
À l’époque où les plaies n’étaient pas encore cicatrisées, les deuils éteints, après la défaite de 1863, nous comprenions et nous sentions comme la douleur sent et comprend, tout ce qui était russe était maudit, haï, méprisé. Mais après un quart de siècle de cruels souvenirs, après avoir recouvré l’équilibre de notre pensée, nous saisissons clairement que nous devons connaître la langue de l’empire, dont nous dépendons, et que nous devons la connaître non pas seulement par force, mais par nécessité. Aussi nous ne nous plaindrions pas de l’autorité scolaire si elle exigeait de nous la connaissance de cette langue ; volontiers nous l’apprendrions. Mais ce qui importe, ce n’est pas le savoir, c’est l’ignorance ; ce n’est pas le russe, en effet, qu’il faut apprendre, c’est le polonais qu’il faut désapprendre ! Si le résultat de ces efforts était notre dénaturalisation au profit de n’importe quelle nationalité, si peu à peu nous devenions Français, Allemands, Italiens, Turcs, le gouvernement slave serait satisfait de cette métamorphose, pourvu seulement que nous ayons cessé d’être Polonais. Le sort des juifs du royaume prouve la justesse de notre hypothèse. La russification a déjà pénétré dans leurs écoles élémentaires, mais quand on ne peut pas les russifier, on se contente de les hébraïser. Tout est permis, excepté d’apprendre le polonais. Telle est la mission slave, pour laquelle les Jeunes-Tchèques glorifient la Russie, l’évêque croate envoie ses bénédictions !
La justice peut-elle être bonne et impartiale, la où elle-même est la cause de graves sévices, où elle violente les personnes qui ont recours à elle, puisqu’en leur enlevant la langue de leurs pères elle leur enlève en même temps la faculté d’exposer leurs griefs ? Les tribunaux inférieurs, en relation avec le peuple, aussi bien que les tribunaux supérieurs, ne veulent entendre parler que le russe. Il n’est pas difficile de s’imaginer les dommages qui résultent de cette situation pour des hommes simples, écoutant, avouant, signant des choses qu’ils ne comprennent pas. L’instinct de la conservation les amène bien à parler un langage mi-partie russe, mi-partie polonais, dans l’espérance d’obtenir justice ; mais cette bonne volonté a pour conséquence d’augmenter les malentendus, les fautes et les victimes. Aussi le peuple lésé, qui s’est rendu compte de cette intolérable position, reste plein de méfiance pour tous les actes qu’il ne comprend pas, et oppose une résistance invincible à tous les efforts des autorités.
Exilée des places publiques, la langue polonaise s’était cependant réfugiée dans les ruelles, sur les portes des maisons et des wagons des chemins de fer, au flanc des bateaux, etc. Mais là aussi elle a été poursuivie en ces dernières années. Par exemple, les avertissements de ne pas descendre sur a chaussée avant l’arrêt complet du train ou indiquant le signal d’alarme, étaient inscrits sur les pancartes à la fois en russe et en polonais. Le gouvernement slave, qui cependant autorise les inscriptions allemandes, ne pouvait pas tolérer cette égalité de traitement. Ayant ordonné de couper les écriteaux, il rejeta la partie polonaise, en même temps qu’on gratta sur les parois extérieures les lettres polonaises, et qu’on enleva sur la garniture des fenêtres celles qui pouvaient ne pas avoir de signification allemande ; par exemple, D(roga), Z(elazna) T(erespolska) furent remplacés sur les wagons par des caractères russes, mais sur la ligne de Vienne, après avoir fait disparaître les lettres D Z, on conserva W W, pouvant signifier Warschau-Wiener. Toutes les nations, en effet, jouissent ici d’une plus ou moins grande tolérance, excepté la nôtre. Et tel est l’anathème prononcé contre nous que, encore inassouvi par toute cette besogne de russification, un Russe se plaignait dans le journal de l’empreinte laissée sur les tapisseries des voitures par les pancartes polonaises, et en demandait la disparition dans le plus bref délai, pour la sécurité de la Russie, et naturellement pour le bien des peuples slaves !
Chassée de partout, de l’administration comme de l’école, cette pauvre langue qui nous est d’autant plus chère qu’elle est plus traquée, s’est maintenue là seulement ou l’on pouvait la garrotter et l’estropier, mais non la tuer, dans la littérature. On lui a permis d’exister, parce qu’on la considère comme un organe absolument incapable de refléter l’âme de la patrie. La censure russe, et plutôt varsovienne, est fameuse dans toute l’Europe ; cependant les États civilisés n’ont pas une idée, même approchée, de l’habileté des censeurs à détruire une bonne partie de notre littérature. Nés pourtant et élevés dans la servitude, nous savons, dans les manifestations de la pensée, ne pas sortir des limites tracées, ne pas nous livrer aux élans propres aux hommes libres. Aussi, quand par hasard quelque recueil arrive à publier une de ces œuvres censurées, aucun Européen ne réussit à saisir le motif de l’interdiction, tant la faute, s’il y a faute même, est minime, imperceptible. La censure, placée en dehors des lois, dépend du seul bon vouloir de l’administration. Il y a bien une loi sur la presse, mais cette loi ne renferme que des indications fort générales ; elle est subordonnée à une multitude de circulaires quotidiennes et contradictoires, jamais annulées, de façon qu’on ignore ce qu’il est permis ou ce qu’il est défendu d’écrire et d’imprimer, et que tout est soumis à l’appréciation personnelle des censeurs, d’où autant de mesures et de poids que de personnes. Tel article autorisé dans un journal et par un censeur ne l’est pas dans un autre par un second ; tel livre, dont la première édition a été autorisée, se voit ensuite interdit.
Si même il se trouve parfois parmi les censeurs un honnête homme, celui-ci ne doit pas se montrer moins sévère, soit par l’impossibilité de se reconnaître dans ce dédale des ordonnances contradictoires, soit parce que ces circulaires arrivent à défendre de traiter les questions les plus banales. Mais le plus souvent, la haine et le désir de se distinguer animent les censeurs, et notre littérature est passée à l’étamine. Les manifestations de l’esprit national succombent sous cette oppression de parti pris. Quelques censeurs interdisent par exemple l’emploi du mot polski (polonais), qui doit être par conséquent remplacé par divers adjectifs : swojski (indigène), miejscowy (local), krajowy (du pays), etc.
Dans l’expression de leurs pensées, les écrivains, afin d’échapper aux ciseaux de la censure, se sont créé une langue spéciale, comprise de leurs seuls lecteurs, donnant aux mots un sens particulier. La pensée se lit entre les lignes. Par exemple : Les causes indépendantes de la rédaction indiquent la défense de la censure ; la limite des possibilités, c’est la liberté ; la dernière tourmente désigne l’insurrection de 1863 ; le gouvernement de Grodno ou de Wilno veut dire la Lithuanie, etc. Mais ces supercheries ne restent pas toujours inaperçues et les censeurs ne les laissent point passer. D’autres, il est vrai, ignorants de la langue polonaise, suspectant toute phrase un peu voilée, retranchent des passages entiers. C’est surtout dans les questions historiques que la surveillance devient rigoureuse, car il importe avant tout au gouvernement que nous ne connaissions pas l’histoire nationale et que les classes inférieures croient un jour qu’elles constituent un simple rameau du tronc moscovite.
La légende sur les sentiments slaves de la Russie serait complètement percée à jour, si les fidèles, qui ont conservé leur foi naïve, voyaient avec quel soin jaloux la censure extirpe tout ce qui se rapporte à la fraternité de race, à l’unité et à l’égalité de tous les membres d’une même famille. Les Jeunes-Tchèques eux-mêmes seraient stupéfaits s’ils savaient de quelle façon la censure de Varsovie traite leurs mélodies slaves, quand elles ne constituent pas de pures hymnes à la gloire de la protectrice. En effet toutes les manifestations de l’esprit slave, quelle qu’en soit la provenance, sont mises impitoyablement à l’index ; rien n’en peut transpirer dans la presse ou dans les livres. Il n’y aurait encore que demi-mal si le rôle de la censure se bornait simplement à effacer tout ce qui ne lui plaît pas ; mais maintenant elle veut faire davantage, et, après avoir seulement interdit la publication des choses désagréables au gouvernement, elle impose l’impression des choses agréables. Mais, espérons-le, les articles, pleins d’enthousiasme parfois, de nos journaux ne doivent pas tromper les lecteurs éclairés.
Après avoir renoncé à la tradition des soulèvements, nous avions espéré que nous pourrions, par le travail, par la légalité, atteindre au but. Mais nous avions oublié que la Russie n’est pas régie par le droit en ce qui nous concerne. La loi sous laquelle nous vivons est celle de la tyrannie. La Russie ne nous opprime pas aujourd’hui pour éteindre les conspirations et les soulèvements ; ceux-ci n’existent pas ; elle veut éteindre notre vie. Faudra-t-il donc s’étonner si un jour le volcan se réveille !
T.L.
Adapté par J. J.
Paru dans Bulletin polonais littéraire,
scientifique et artistique en 1889.
1 Au sujet de la tolérance religieuse en Russie, voir la Revue des Deux Mondes du 15 mars 1889 (article de Monsieur A. Leroy-Beaulieu) et le Bulletin numéro 41.