Le Prince de ce monde
Dans son épître catholique, saint Jude nous rappelle que « l’archange Michel lui-même, lorsqu’il contestait avec le diable et lui disputait le corps de Moïse, n’osa pas porter contre lui une sentence d’exécration ». Saint Pierre et lui s’élèvent contre les « audacieux » et les « arrogants » qui « injurient les gloires ». C’est donc avec le respect que mérite sa dignité de pur esprit qu’il convient de considérer l’ange tombé. Le Christ le nomme d’un nom fastueux : Voici que vient, dit-il, le Prince de ce monde. Cette parole mystérieuse est-elle seulement comme une ironie divine et la constatation mélancolique de notre misère présente à cause du péché ? N’est-elle pas aussi la révélation d’un secret du gouvernement de Dieu ?
Des trois hiérarchies angéliques la dernière – Anges, Archanges et Principautés – préside, selon Denys et saint Thomas d’Aquin, aux choses de la terre. Plusieurs Pères ont pensé que le premier déchu n’était pas, comme on le dit d’ordinaire, le plus élevé de tous les Esprits, le premier des Séraphins ; mais seulement le premier de cette hiérarchie commise au soin de l’univers matériel. Major eorum, qui peccaverunt, fuit terrestri ordini praelatus 1.
À Lucifer son chef et « aux anges prévaricateurs, par la loi de la divine Providence, cette partie inférieure du monde été soumise, selon la plus grande beauté de l’ordre universel ». C’est l’opinion de saint Augustin dans la Doctrine chrétienne 2, de saint, Grégoire de Nysse, de saint Jean Damascène et d’autres Pères. Saint Thomas la cite sans prendre parti lui-même. Retenons-la comme hypothèse. Et à défaut d’une certitude impossible en l’absence d’une donnée particulière de la révélation, contentons-nous d’une plausibilité déjà bien remarquable, et singulièrement éclairante.
Placé dans l’instant de sa création à la tête des Principautés, Lucifer paraît Prince, et Prince de ce monde, comme par un titre originel. Si le péché ne l’avait pas touché, il aurait gouverné cet univers dans l’allégresse de l’amour. Il aurait fait croître la beauté comme une fleur de louange entre les mains des hommes. Au chant des hymnes et des cantiques il aurait conduit les fêtes innocentes, la liturgie d’une nature sans gémissements.
« Comme un coryphée, comme un chef de guerre », il aurait entraîné les trois chœurs de sa hiérarchie « dans l’exécution des ordres sacrés 3 ».
À l’exception du libre arbitre, du secret des cœurs et de l’immense univers de la grâce, pénétrables à Dieu seul, tout ici-bas, par délégation divine, aurait été soumis à son empire.
Malgré toute la distance qui sépare son essence de la nôtre, on peut même dire qu’une certaine affinité naturelle lui rendait convenable la principauté sur les choses humaines, parce qu’il était le chef de la dernière hiérarchie, et « parce que toujours, selon le Docteur angélique, la classe la plus élevée de l’ordre inférieur a une certaine affinité avec la moins élevée de l’ordre supérieur ».
Pourtant Lucifer n’a jamais exercé le bienfaisant ministère auquel il était destiné. Étoile qui n’a brillé qu’un instant au ciel de la grâce, il est devenu ténèbre en tombant, et chef des ténèbres de ce monde 4. Un autre Prince des esprits célestes a pris la place du porte-lumière.
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Mais la Principauté convient à la nature de Satan. Perpétuel prétendant à tous les empires, il la cherche sans relâche quand il l’a perdue. Il lui convient aussi de hanter ce monde : Dieu le lui permet, parce qu’il est bon que tout esprit soit éprouvé. Avant de répandre dans sa créature une nouvelle effusion de son amour gratuit, Dieu interroge sur l’amour : Pierre, m’aimes-tu ? Adam, m’aimes-tu, m’aimes-tu assez ? Lucifer interrogé le premier a le premier refusé l’amour.
Et voici que le péché de l’ange et de l’homme met entre eux une affinité nouvelle.
Ce que l’Ange prévaricateur a perdu par son péché, il le retrouve en partie par le péché d’Adam. Il reconquiert à un titre nouveau sa présidence sur les choses d’ici-bas ; non pas sur l’ordre entier de la nature, mais sur l’homme pécheur et sur la créature matérielle en tant qu’elle est le domaine de l’homme et qu’elle peut servir au péché. Il infeste d’innocentes fontaines, des collines, des bois, il s’embusque dans la tempête. Il siège sur les peuples et leurs civilisations, on lui offre des sacrifices, les hommes font, pour lui, passer leurs enfants par le feu. Cet office de présider au gouvernement des royaumes, qui appartient en propre aux Principautés, et que les Anges fidèles exercent en vrais politiques, il le reprend pour détourner de Dieu les peuples, tandis que Jesurun, le faible Israël, perdu parmi les nations, garde les tables de la Loi et met à mort les Prophètes. Le monde ainsi, le monde ennemi de Dieu, et pour qui le Christ ne priera pas, est de nouveau son apanage. Totus in maligno positus est mundus 5.
Ce n’est pas que jamais l’homme (et Dieu moins encore) ait contracté une dette à l’égard de Lucifer, comme le laisseraient entendre certaines expressions des premiers docteurs qui balbutièrent le mystère de la Rédemption. Non ! L’homme n’a de dette qu’envers Dieu. Mais c’est la justice de Dieu qui le livre à son ennemi. Le prince détrôné des Anges a joué sa partie contre Adam, il a gagné contre lui. En nous persécutant il exerce une sorte de droit fondé, non sur ses mérites, car il n’en a aucun, mais sur ses fonctions – justement ordonnées par le Père – de tentateur et d’accusateur, et de ministre des rigueurs d’une loi qu’il sert en la haïssant, et qu’il connaît en pharisien consommé.
L’ami prédestiné de l’homme, et comme son frère aîné, devient son séducteur. Il lui montre un visage délicieux. Il connaît tous les secrets de sa sensibilité et de son imagination, toutes les ressources d’ivresse qui sont en ce monde, – double clavier où il combine ses jeux de volupté et d’art, de science et de puissance.
Séduit lui-même par la plénitude de ses dons naturels, il est le premier de ceux qui, jusqu’à la fin des temps, choisiront le fini présent contre l’infini à venir. Il a préféré, il préfère l’enfer à l’aumône de la grâce. Auteur du désespoir, prince à jamais de l’illusoire indépendance.
Les plénitudes de la nature, la domination, toutes les fêtes de l’orgueil, voilà ses armes pompeuses, le royaume que Dieu lui abandonne en quelque manière, se souvenant de ce qui aurait pu être sans le péché, et parce que l’homme le premier s’est abandonné lui-même.
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La Passion n’est pas une rançon payée au diable, elle est l’épiphanie de l’amour, sacrifice volontaire de piété filiale et de pitié fraternelle, offert à la Sainteté incréée par la Sainteté incarnée. Dans le Sang de celui qui a pris sur lui toute la mort enfermée dans le péché, le péché a été vaincu. Et le chef du péché a été vaincu en même temps. Mais de quelle façon ? Saint Irénée estime que dans sa souveraine équité le Père, en décrétant l’œuvre de notre rédemption, a voulu encore agir selon la justice envers l’Ange lui-même que sa justice châtie 6.
Afin donc que toute justice s’accomplisse, afin qu’elle abonde et surabonde, le Verbe descendu dans la chair a pris pour lui et pour les siens l’humiliation et la douleur, le rebut dont Satan ne veut pas.
C’est la « meilleure part », la part du Christ en ce monde, celle que l’autre ne peut pas aimer parce qu’il n’en pourrait rien faire ; il n’est pas Dieu, lui, pour créer les choses de rien et faire de la gloire avec de la misère. Et qui le suivrait s’il ne portait qu’une couronne d’épines et un roseau entre les mains ?
Pauvreté, mépris, souffrances, – convoitise des saints. Ils doivent s’y connaître. Armes vraiment loyales contre le prince des concupiscences. Maniées par la grâce, armes pleines de grâce. La nature en elles est exténuée jusqu’aux confins du non-être, leur victoire est tout entière l’œuvre de Dieu. Et toute âme née de Dieu pressent la puissance salutaire d’une telle exténuation.
Ce n’est pas que les armes moins purement spirituelles soient mauvaises en elles-mêmes et doivent être rejetées. En disant que celui qui frapperait par le glaive périrait par le glaive, le Christ ne condamne pas le glaive ; il énonce une loi universelle de l’action. Le temps n’épargne rien de ce qu’il enferme. Les armes de la grâce sont au-dessus du temps.
L’Immaculée Conception, cette gloire immense, comme il est chrétien qu’elle ait été si tard proclamée. Ainsi encore toute justice aura été accomplie. La bienheureuse Vierge est pure non seulement de toute trace de péché, mais du moindre vestige des mesures de ce monde. Elle est la seule, après le Christ, qui ait vécu totalement l’Évangile. Manifestation des dons, repos dans les joies terrestres, tout a été renoncé par elle, en qui, plus qu’en aucune créature, la grâce suffit.
Déguisements de l’innocence, ruses de Dieu pour arriver à verser son sang. Parce que, dit saint Paul, « si les démons l’avaient reconnu, jamais ils n’auraient crucifié le Seigneur de gloire ». Jamais l’Ange homicide n’aurait dirigé le coup de lance qui a ouvert le cœur d’un Dieu et répandu sur le monde le sang de la vie éternelle.
Lucifer savait-il que le Verbe s’incarnerait ? Ce mystère a-t-il été proposé à la foi des Anges comme à la nôtre ? On peut le supposer. Mais il n’a pas prévu que Dieu voilerait aussi complètement sa gloire. Il n’a pas cru qu’un tel abaissement lui serait possible. Comme les Juifs charnels, il attendait un messie triomphant selon les triomphes de ce monde. Avec quelle décision, avec quelle joie Jésus les lui laisse ! C’est le rebut dont à leur tour les saints ne veulent pas.
Transportant le Christ sur une haute montagne, et lui montrant tous les royaumes de la terre avec leur gloire, Satan lui dit : je vous donnerai tout cela, car tout cela m’a été livré et je le donne à qui je veux 7. Le Christ ne l’a pas démenti.
Il nous éprouve, lui, sur une autre montagne. Les bras étendus au-dessus d’elle, il nous convie à la mort de la Croix. Il promet aussi un royaume, mais qui n’est pas de ce monde, ni de cette nature ; et qui a été aussi offert aux anges, et auquel Lucifer s’est préféré.
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Lucifer a jeté sur nous le filet invisible mais fort de l’illusion 8. Il fait aimer l’instant contre l’éternité, l’inquiétude contre la vérité. Il nous persuade que nous ne pouvons aimer la créature qu’en la déifiant. Il nous endort, il nous fait rêver, (il interprète nos rêves), il nous fait œuvrer. Alors l’esprit de l’homme est porté sur des eaux marécageuses. Et ce n’est pas un des moindres succès du diable que de convaincre les artistes et les poètes qu’il est leur collaborateur nécessaire, inévitable, et le gardien de leur grandeur. Accordez-lui cela, et bientôt vous lui concéderez que le christianisme n’est pas praticable.
C’est ainsi qu’il règne en ce monde. En vérité, il semble que tout lui appartienne, et qu’il faille tout lui arracher. Et pourtant tout lui a déjà été arraché, il est dépossédé, – cette fois sans revanche possible, – de l’empire perdu dans la catastrophe première et reconquis dès le Paradis terrestre. Le monde est sauvé, délivré de lui. Oui, mais à condition que le sang rédempteur soit appliqué au monde et reçu dans les âmes. Toute place que ce sang n’a pas touchée, l’usurpateur l’occupe encore. Rachetez le temps, dit saint Paul, parce que les jours sont mauvais. L’Église prodigue les bénédictions et l’exorcisme sur toutes les créatures, sur l’enfant qu’elle baptise comme sur l’eau du baptême. Le Sacrifice unique, perpétué par la Messe jusqu’à la fin des siècles, la prière incessante des saints rachètent l’espace et le temps, comme point par point et instant par instant.
Ayant en lui toute la vie, divine et humaine, le sang du Christ anéantit partout la mort. Qu’il soit reçu, le sang précieux, et tout renaîtra. Ce qui n’est maintenant que prestige et fruit de mort, – art perdu de luxure, savoir éperdu d’orgueil, pouvoir dévoré d’avarice, – tout cela peut naître à nouveau, comme l’homme lui-même. Sur les traces de tous les saints et des hommes de bonne volonté ces nouvelles naissances ont paru.
Regnavit a ligno Deus. Ce ne sont pas des paroles vides de sens, ni une poétique métaphore. C’est l’infrangible et primordial axiome de toute l’économie humaine. Ce n’est pas un fait à enregistrer comme aboli dans le passé, c’est une vérité toujours urgente. Le Christ n’a pas pris la Croix pour lui seul, en nous laissant la paix du monde et les rentes de son sacrifice. Nous sommes en lui, et de lui, et lui-même, étant ses membres. Il règne en nous par le bois. La Croix seule fait la preuve, est la signature de l’amour. Il faut les mains percées du Fils pour délier les mains miséricordieuses du Père captives de notre péché, pour lier le Prince de ce monde et détruire sa principauté.
R. M.
(Vraisemblablement Raïssa Maritain 9.)
Paru dans Le Roseau d’or en 1929.
1 SAINT JEAN DAMASCÈNE, Lib. 2 Orth. Fid. cap. 4, cité par saint Thomas, I, 63, 7.
2 Livre II, ch. XXIII.
3 SAINT THOMAS, I, 108, 5 et 6.
4 SAINT PAUL aux Éphés., VI, 12. Le texte grec désigne les mauvais anges sous le nom de χοσμοχράτορες.
5 Ire Ép. de saint Jean, V. 19.
6 Neque enim juste victus fuisset inimicus nisi ex muliere homo esset qui vicit eum, III, 18, 7 et V, 21, 1.
7 Luc, IV, 6.
8 ’Ενέργειαν πλάνης, dit saint Paul, II, Thessal., 2, 11.