Le problème juif
CE problème a déjà fait couler beaucoup d’encre. Des catholiques éminents et autorisés l’ont traité de façon magistrale. Cependant il me semble qu’il y a encore quelque chose à en dire ; car si tous ceux qui ont abordé la question se sont accordés pour reconnaître qu’elle n’a pas de solution humaine, on peut toutefois essayer de l’éclairer plus avant. C’est ainsi que l’on découvrira peu à peu la route qui mène à la solution de Dieu.
Le plus souvent, ceux qui se sont placés du point de vue catholique ont abouti à condamner l’antisémitisme. Mais il semble que, dans le détail de leurs raisonnements, se soient glissées les mêmes confusions qui ont créé le problème... Par là il devient inextricable.
Il faut tout d’abord faire une distinction essentielle : d’une part, le peuple, la race, la religion, « l’idée » qui groupe Israël ; de l’autre, les personnes qui composent ce groupement humain. Les Juifs en tant que personnes sont, pour ainsi dire, en dehors de ce débat. Parmi eux il y en a de toutes sortes, et chacun peut dire en avoir connu d’excellents ; ils ne valent ni plus ni moins qu’aucun de nous. À ce titre de personnes, ils peuvent être nos amis, nos frères, nos parents, parfois des modèles à suivre. Nous pouvons les aimer ou non selon ce qu’ils sont. Leurs âmes nous sont infiniment chères, comme toutes les âmes aimées de Dieu. Souvent l’on sent briller en elles comme la nostalgie d’une Lumière éteinte, et si leur bonté est parfois d’une qualité particulière, c’est justement parce qu’elles y mettent cette nostalgie du bien absolu, dont elles ont perdu la source... Tout cela est en dehors du débat.
Tout change, quand ces mêmes personnes se réclament consciemment d’Israël, en tant que groupe et qui lui, est un organisme en soi, ayant ses qualités propres, ses défauts, son influence, sa valeur. C’est de lui qu’il s’agit. C’est lui qu’il nous faut examiner en toute loyauté, devant les âmes de bonne foi, juives ou chrétiennes, celles qui par delà les intérêts ou les préférences même légitimes, aspirent à la vérité.
Qu’est-ce donc qui fait l’ensemble juif ? Autour de quoi ces êtres humains sont-ils si fortement groupés ? Quelle est la force qui, non seulement les relie à cet ensemble, mais les maintient unis malgré la dispersion, et purs au milieu des nations ? Est-ce un peuple, une race, une religion ? C’est assurément un peu de tout cela, mais d’une façon si mêlée qu’il est difficile d’y voir clair. Les différentes sortes d’antisémitisme ignorent souvent les causes profondes dont elles sont l’effet ; à l’état de passion, elles deviennent féroces et injustes et n’obtiennent que le mal. De même, les défenseurs d’Israël, pour vouloir trop parler son langage, dépassent souvent leur but, et aboutissent à renforcer Israël et l’antisémitisme dans la position qui est propre à chacun.
L’antisémitisme, qui a toujours été combattu et souvent victorieusement, a également toujours récidivé, et chaque fois avec une nouvelle vigueur. Pourquoi ? Et qu’est-ce que l’antisémitisme ? À s’en tenir au mot même, ce serait la haine de la race sémite. Or, il n’en est rien, car Israël n’est pas la race sémite, il n’en est qu’un rameau, et l’antisémitisme ne vise que strictement les Juifs et non pas les autres peuples sémites.
Tient-il au fait qu’Israël vit chez les autres ? Ce pourrait être une explication, mais elle ne serait pas suffisante. Car les diverses nations sont en général un composé de races fort dissemblables qui se sont amalgamées, mélangées, confondues, en un ensemble que rend homogène la communauté de sol, de climat, d’intérêts, de coutumes, traditions, idéal... La race, étant chose physiologique, est aussi sujette à changement. Israël fait exception. Il demeure au milieu des nations sans se mélanger aux autres races, pur et un. Pourquoi ? Il est « mis à part » par un mot d’ordre, pour lui plus puissant que tout. Aussi a-t-on pu dire que plutôt qu’une race, Israël était un peuple, un corps organisé dans un autre corps. Voilà qui crée déjà un malaise facile à concevoir et il a été trop souvent traité dans tous les ouvrages antisémites, pour qu’il soit utile d’insister là-dessus. Mais sans s’y arrêter, il convient de dire que si les motifs qu’invoque l’antisémitisme politique l’ont été parfois avec excès, ils n’en sont pas moins très réels. Un État averti et soucieux du bien profond de son peuple ne peut pas ne pas être en quelque façon antisémite ; et une solution politique de la question serait fort désirable pour tous, si elle était possible. Un antisémitisme politique et national, inspiré, non pas par la haine, mais par l’esprit de prudence et de légitime défense, s’il ne tourne pas à l’état de passion, est un acte juste et nullement condamnable.
Car Israël, qui reste étranger au pays qui l’héberge, quant à la race, a aussi des directives et des mots d’ordre qui lui sont propres. En outre, il a un « esprit » tel que, fatalement, il vit aux dépens de son hôte. International, il est national pour lui-même ; et « révolutionnaire pour autrui », il est « conservateur pour Israël », au dire d’un Israélite éminent. C’est peut-être là, pour lui aussi, une question d’autodéfense ; mais le danger n’en est que plus grave pour la nation hospitalière. En tout cas, les deux organismes jouent forcément l’un contre l’autre.
« L’esprit » d’Israël n’émane pas d’une autorité religieuse, et ses mots d’ordre ne ressemblent aucunement aux directions que les catholiques du monde entier reçoivent par exemple du Souverain Pontife. Celles-ci sont d’ordre moral et spirituel et se définissent expressément dans les encycliques. Ceux-là sont anonymes et secrets. De là le malaise.
Israël, qui est un organisme bien déterminé, a aussi une loi d’honneur qui lui appartient en propre. C’est celle qui défend à un Juif de quitter son groupe soit par un mariage mixte, soit par le baptême ; il ne s’agit pas là de religion, mais d’une loi « raciale ». Les incroyants eux-mêmes s’y soumettent avec scrupule, à quelques exceptions près. L’attachement à sa race est la caractéristique de ce peuple ; attachement sacré, idolâtre, presque craintif, qui va parfois jusqu’à faire obstacle au baptême, même chez une âme croyant secrètement en Jésus (ce qui est moins rare qu’on ne le suppose). Cet attachement fait que les bons, les meilleurs d’entre les Juifs seront toujours solidaires des moins bons, et par là desserviront leur cause.
Cet attachement, certes, est une force. C’est l’ordre d’Israël, c’est l’esprit qui le maintient. Mais quel est donc cet esprit ? Car si Israël n’est pas tout à fait un peuple et pas uniquement une race, si son esprit n’est pas religieux, quel est-il donc ? Est-il bon ? Est-il vrai ? Les personnes, les âmes juives n’en seraient-elles pas en fin de compte les dernières victimes ?
L’esprit qui anime et gouverne l’Israël d’aujourd’hui, c’est une tragique confusion ; voilà ce qui se trouve de plus exact à en dire. Cette confusion date de loin. C’est elle qui a perdu Israël au seuil de la Rédemption. C’est la funeste erreur qui a fait se méprendre le peuple juif sur le sens de la Promesse divine, et qui l’a conduit à vouloir accaparer exclusivement pour sa propre race élue le privilège de devenir enfants de Dieu que le Seigneur a apporté à tous les hommes. Persévérant ensuite dans son erreur, Israël a fait glisser l’amour dû à Dieu sur sa propre race qu’il a confondue avec sa religion ; sa race a pris une valeur d’idole, est devenue le vivant symbole d’un passé riche de gloire, d’espérance et d’amertume !... En Israël, la race est presque Dieu !
Les premières réactions antisémites ont sans nul doute une origine religieuse. Non pas par intolérance, mais les siècles de foi ont eu horreur du peuple déicide. Même aujourd’hui, au fond des cœurs où la foi a pâli, il reste encore comme un instinct chrétien qui tressaille contre Israël, un sentiment obscur qui ne se raisonne pas, qui réside dans l’atavisme de plusieurs générations, qui fait parie du mystère des âmes en face de Dieu. Celui-là est bien plus profond, plus douloureux que l’antisémitisme politique.
Petit à petit, la foi ayant fait place au rationalisme, la tolérance s’est substituée au sentiment d’horreur que le Juif causait ; et celui-ci gagna du terrain dans la mesure où le Christianisme en perdait, jusqu’à obtenir la reconnaissance de sa religion et l’égalité des droits civiques. En réalité, c’est la lutte de deux esprits, de deux civilisations. Certains pensent et disent volontiers que les civilisations juives et chrétiennes procèdent du même esprit, et que l’Europe, par les premiers Chrétiens, n’a fait, en somme, que subir l’influence juive. Ce n’est pas tout à fait exact. Les premiers Chrétiens, qu’animait l’Esprit du Christ, s’opposaient, bien au contraire, à l’esprit juif, lui-même infidèle à celui de ses pères fidèles. Les premiers apôtres ont apporté à l’Europe la religion de leur Maître. Religion universelle, et, ayant insufflé cet Esprit divin aux civilisations décadentes dont Athènes fut la lumière et Rome le législateur, ils lui donnèrent une nouvelle vie. Avec le riche apport de tous les peuples européens, ils fondèrent, au cours des premiers siècles, la civilisation chrétienne européenne, d’esprit universel. En face, le peuple juif, vivait sa vie nationale, à part et dans l’erreur.
Aujourd’hui, Chrétiens et Juifs s’abordent, non plus en ennemis, mais en collaborateurs. Et pourtant, ce qui a été heureux pour les uns a été funeste pour les autres... S’il reste lui-même, l’esprit juif ne peut pas ne pas prêter la main aux ennemis de l’Église. Rationalisme, libéralisme sont des armes juives. En les implantant, il s’implante. La passion d’égalité qui anime Israël est une passion de suprématie ; à droits égaux, Israël prédominera toujours ; car réclamant pour lui l’égalité civique, il ne renonce pas pour cela aux avantages que lui donne la puissante cohésion de son groupe à travers le monde. Et Israël se croit appelé à la suprématie par droit d’élection.
Le libéralisme égalitaire fut peut-être bienfaisant à certains points de vue. En réhabilitant le Juif dans sa dignité humaine, il a favorisé l’éclosion de certaines âmes ; il a permis un certain rapprochement fraternel entre hommes venant d’horizons différents ; et, en fin de compte, il a facilité des conversions au christianisme. Le R. P. de Bonsirven a publié une statistique intéressante et qui tend à prouver que ces sortes de conversions sont beaucoup plus fréquentes et nombreuses aux époques libérales où les Juifs sont accueillis et reconnus fraternellement par les Chrétiens. Ce faisant, il se place strictement au point de vue conversion des Juifs. Hélas ! si l’on établissait une statistique parallèle pour les Chrétiens, les chiffres seraient plus éloquents encore et montreraient combien de Chrétiens en ces mêmes années ont délaissé l’Église !...
Car, en rétablissant le Juif dans sa dignité humaine, le libéralisme a du même coup fortifié Israël dans son erreur religieuse ! Car l’émancipation des Juifs, pour être bienfaisante, ne devrait pas être accomplie par l’esprit libéral qui est précisément le leur, mais par l’esprit de vérité qui est celui de l’Église de Dieu.
La chose exige, en outre, une extrême prudence, car le Chrétien qui aborde le Juif n’est pas au bout de ses surprises. Le Juif est difficile à connaître. Pour le comprendre, il ne suffit pas d’avoir fréquenté quelques-uns d’entre eux, il faut avoir vécu longtemps parmi eux, avoir été traité comme l’un des leurs, avoir connu les bons, les moins bons, les excellents... J’ai dit, en commençant, que les personnes, comme telles, sont en dehors du débat ; aussi ne s’agit-il pas ici d’analyser ce que sont leurs défauts ou leurs qualités respectives, mais simplement d’y voir clair. Or le Juif est multiple, il sait s’adapter de façon étonnante au point de vue de ses interlocuteurs. C’est chez lui habileté peut-être inconsciente, parfois volontaire. Cet art est tel que bien vite le Chrétien loyal et naïf en arrive à considérer les choses d’un œil qui n’est déjà plus le sien, qui s’est insensiblement accommodé à la vision juive. Voilà qui nous explique que l’on ait pu d’abord admettre l’égalité des religions. Car quelle conscience chrétienne ne se révolte pas à une telle idée ? Mais la conscience catholique elle-même ne tend-elle pas à être celle d’une minorité dans cette nouvelle civilisation qui se substitue à la civilisation chrétienne ! Ainsi, tandis que par une sorte de justice humaine on a accueilli les hommes, on en est venu à accueillir leur « esprit », leur religion faussée – et cela parce qu’on a voulu parler leur langage, au lieu de leur parler chrétien, ainsi que l’a fait Notre-Seigneur qui, cependant, savait comment on aime !
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Mais, où en sommes-nous, aujourd’hui ? Pourquoi l’antisémitisme connaît-il une nouvelle vigueur ? Est-ce par un sursaut d’intégrité religieuse ? Hélas, non ! Il n’y a là qu’une évolution fatale ! L’égalité des droits qui lui a été consentie ayant amené, comme c’était inévitable, les abus d’Israël, c’est sur ce point-là que l’antisémitisme politique s’est rallumé d’abord.
L’Allemagne qui a eu à souffrir de l’esprit juif, comme tant d’autres pays, a commencé par prendre contre Israël des mesures d’ordre national et politique. En lisant Mein Kampf on se rend parfaitement compte de la suite des faits et réflexions qui ont amené ces mesures, avant qu’elles ne se transformassent en persécutions, dans notre Europe déchristianisée. L’Allemagne, elle aussi, ne voit et ne pense que par et pour sa race. Une semblable passion ne pouvait pas ne pas se heurter violemment contre Israël, étranger, antinational et passionnément raciste. Nous assistons, en fait, à la lutte forcenée, non pas d’une race contre une autre, mais d’un racisme contre un autre racisme ; d’une race-idole païennement déifiée, contre une race-idole qui se confond avec Dieu. Deux contrefaçons pareillement filles de l’orgueil, l’une brutale, l’autre durement obstinée. C’est une guerre d’esprits, la guerre que de fausses religions se font entre elles. Avouons pourtant que le racisme d’Israël, si erroné soit-il, repose néanmoins sur quelque chose d’extraordinaire : la Promesse divine, même mal interprétée, déguisée, défigurée... Tandis que l’idolâtrie allemande est toute gratuite ! C’est la matière humaine se dressant contre l’esprit aveuglé et déchu.
Pour nous qui regardons les choses du point de vue chrétien, du point de vue de la civilisation chrétienne, et aussi du point de vue français, il ne faut pas nous leurrer : la victoire de l’une ou l’autre de ces forces est également mauvaise. L’issue du combat est incertaine, car les adversaires sont tous deux redoutables. Du point de vue national, le danger pangermaniste est certes le plus grand ; car il ne tend à rien de moins qu’à détruire la France. Le danger juif, pour n’y pas tendre expressément, y mène peut-être sans le vouloir. Israël aime la France pour sa générosité et son libéralisme, et surtout dans la mesure où il peut y agir. Se servant d’elle pour lui-même, il croit peut-être la servir, mais il la désagrège, la décompose, et, par là, il risque de la livrer à l’Allemand qui n’attend rien que de nos faiblesses et de nos divisions.
Voilà pourquoi il est si important que les catholiques qui ont à prendre position là-dessus connaissent à fond la question.
Nous n’entendons pas dire qu’il leur faille rester neutres en face des persécutions dont les Juifs sont l’objet. Bien au contraire. Le catholicisme a toujours défendu et défendra toujours les persécutés et il ne saurait qu’accueillir les malheureux d’où qu’ils viennent. Par ailleurs, il est bon et il est juste de dénoncer le racisme en soi, à plus forte raison quand il est oppresseur : il y a là une véritable barbarie que la conscience humaine rejette, et que l’Église condamne en ce qu’il s’oppose à l’esprit chrétien. Enfin les persécutions violentes sont toujours mauvaises, et n’aboutissent en général qu’à fortifier le groupe qu’elles tourmentent. Ce n’est pas la force matérielle, c’est l’esprit qui doit lutter contre l’esprit.
Mais quelle est l’attitude des Catholiques qui défendent les Juifs ? Conscients de leur mission, soucieux de la vérité religieuse, ils sont unanimement intransigeants sur tout ce qui touche à l’ordre spirituel, à la foi et au dogme. Mais, se voulant charitables, ils montrent plus que de la tolérance, ils se font bienveillants, voire encourageants en ce qui concerne la race juive. Il n’y aurait rien là que de juste et de normal si l’on ne méconnaissait du même coup que la race juive n’est pas comme les autres, une race purement biologique et humaine, mais qu’elle est maintenue et préservée par un esprit. Accueillir l’une, c’est ouvrir la porte à l’autre, et au danger de l’idolâtrie raciste juive.
Or c’est de cette race même que ces Catholiques font l’objet de leur religieuse faveur, car ils veulent voir en Israël – dans l’Israël contemporain – l’héritier des patriarches, la race d’où naquirent la Sainte Vierge et les Apôtres, et qui nous apporta la révélation. Si bien que défendant les Juifs persécutés, ils le font, non point parce que ce sont des frères qui souffrent, mais précisément parce qu’ils sont d’Israël, le « peuple élu », chéri de Dieu, qui porte pour ainsi dire dans ses veines la marque de l’élection ; qui, ayant perdu cette élection par le crime déicide, la retrouvera cependant intacte au jour de la conversion par un privilège de race qui les distinguera des chrétiens de la gentilité. Ainsi pensent-ils témoigner leur amour à Notre-Seigneur en honorant la race juive actuelle (indépendamment de sa religion même).
C’est précisément cette erreur qui fit trébucher et déchoir Israël.
D’autres Catholiques, non plus seulement pour défendre les Juifs, mais pour atteindre quelques âmes et les convertir, se placent aussi sur ce même terrain et flattent chez les Juifs le sentiment de leur race : « Race supérieure aux autres, disent-ils, plus intelligente, plus fine, race élue, en un mot. » Cette attitude peut favoriser la conversion de certaines âmes juives, heureuses de se sentir enfin comprises et de voir admettre leur supériorité au sein même de l’Église. Ces conversions, d’ailleurs fort belles, ont parfois quelque chose d’inachevé, et l’on peut constater que bien des Juifs convertis restent cependant très juifs. Ils apportent au baptême, comme à leur naissance, ce besoin que l’on ne cesse de cultiver durant leur vie, celui d’être « mis à part ». Or, la marque d’une conversion totale est de se perdre en Dieu, non pas d’y chercher sa place.
À en croire certains milieux pleins de zèle pour la conversion des âmes, le Juif-Chrétien serait donc doublement chrétien ; il représenterait le chrétien intégral, retrouvant au sein de Dieu sa place de privilégié par droit de nature élue... Il y a là, quelque chose qui ne laisse pas d’être assez troublant... Comment une race peut-elle avoir un tel privilège ? Et d’abord qui appartiendra à cette race ? Quand un mariage mixte aura mêlé les sangs humains, lequel parmi les enfants sera l’élu ? Et parmi les descendants des premiers Chrétiens, qui donc descend des Juifs et qui des Gentils ? Peut-on croire que les premiers Chrétiens juifs aient eu des descendants moins privilégiés qu’eux-mêmes, pour avoir mélangé leur sang à celui des autres Chrétiens ? Alors l’Église, en effaçant les barrières humaines, aurait amoindri l’effet de la Promesse. Mieux eût valu alors, pour Israël, ne pas accueillir les Gentils ! Et à ce compte, même aujourd’hui, les Juifs convertis auraient intérêt à se marier entre eux, afin de préserver l’intégrité de cette race, c’est-à-dire à reformer Israël, l’Église juive, à l’intérieur de 1’Église universelle.
La question s’est posée, il est vrai, aux premiers fondateurs de l’Église, mais ils l’ont résolue dans le sens opposé.
Ici nous touchons, non plus au problème, mais au mystère d’Israël. On peut, je crois, le poser ainsi : l’Israël d’aujourd’hui est-il encore le peuple élu, et cela de par sa race ? Si oui, il faut : 1o que l’élection ait été une élection de race et de préférence ; 2o que les Juifs d’aujourd’hui soient les héritiers de ceux qui furent élus.
Aussi bien convient-il de prendre les choses à leur origine : Dieu a-t-il choisi une race pour la préférer aux autres ? Non, il a choisi un homme, un homme qui fut exceptionnellement fidèle, obéissant et qui eut la foi. On pourrait dire, je pense, que, parmi les âmes, Dieu s’est choisi celle dont la qualité lui plut davantage. Il la choisit, non pas pour la préférer, mais strictement pour lui confier une mission, celle de l’accomplissement humain de l’Incarnation. De cet homme, de sa descendance doit naître le Sauveur. À cet homme, il fait la divine Promesse. La mission que reçut Abraham, mission absolument transcendante, lui confère évidemment une noblesse presque extra-humaine, qui distingue sa descendance du reste de l’humanité. Il était nécessaire, indispensable, que cette lignée humaine, collaboratrice de l’action divine, fût conservée absolument pure de tout mélange. Dieu lui donne une marque, un signe charnel, afin que, visiblement, manifestement, elle apporte le Fruit promis.
Mais Dieu, choisissant Abraham, témoigna-t-il l’intention de se confiner dans une race entre les autres ? Nous trouvons dans la Bible cette phrase significative : « Dieu dit à Abraham : « Voici l’alliance que vous avez à garder, l’alliance entre moi et vous, et ta descendance après toi ; tout mâle parmi vous sera circoncis, vous vous circoncirez dans votre chair, et ce sera le signe de l’alliance entre moi et vous. Quand il aura huit jours, tout mâle, parmi vous, d’âge en âge, sera circoncis, qu’il soit né dans la maison ou qu’il ait été acquis à prix d’argent d’un étranger quelconque qui n’est pas de ta race. On devra circoncire le mâle né dans la maison ou acquis à prix d’argent et mon alliance sera dans votre chair comme alliance perpétuelle. »
Selon cette phrase, ce n’est pas tant la race que Dieu vise, mais la « maison » d’Abraham : Lui, les siens, sa famille, ses domestiques, le groupe dont il est le Père ou le Maître et que dirige et domine son esprit. L’alliance ne se propage pas par la race, mais par le signe même appliqué à un étranger.
La « maison d’Abraham » a donné naissance au peuple d’Israël, mais tous ne sont pas de sa lignée. À la lignée bénie est confiée la mission sacrée. Celle-là, fut plus qu’élue, elle fut prédestinée et bienheureuse. Elle fut entièrement entre les mains de Dieu qui l’aima jalousement, dans la mesure infinie où Il s’aime. Elle fut en quelque sorte transfigurée par la Grâce, jusqu’à donner cette fleur unique, plus belle que les anges, l’Immaculée ! Nous dépassons là, non seulement ce qui est race, mais ce qui est humain.
Le reste d’Israël naquit des parents, serviteurs et étrangers de la maison d’Abraham. Ce fut le « peuple de Dieu », marqué du signe de l’alliance. Bien que moins haute, sa mission fut pourtant insigne : elle eut pour objet de protéger, d’encadrer la lignée lumineuse, de garder le dépôt de Vérité révélée. Le privilège accordé à cette charge fut grand aussi, dans la mesure où la charge serait accomplie. C’est à Israël, tout d’abord, que la Rédemption devait apporter son fruit. C’est lui qui reçut la visite de Dieu fait Homme. Ceux d’entre ses fidèles qui adhéraient au Christ se trouvaient de plain-pied dans la lumière ; ils avaient la place de choix.
Et puis, Dieu les guide et ne cesse de les éclairer avec une vigilance sans pareille. Mais, souverainement fidèle à sa Promesse qui s’accomplit magnifiquement, il reste souverainement libre quant à la race et au choix. Parmi les descendants d’Abraham, il choisit librement les « siens », Jacob, plutôt qu’Ésaü, Juda, plutôt que Ruben ou Joseph, et l’histoire de Ruth incorporée, bien qu’étrangère dans la lignée bénie, ne prouve-t-elle pas aussi la liberté absolue de Dieu en ce qui n’est que race humaine, et sa fidélité en ce qui est esprit ? Aussi bien, Dieu ne tolère-t-il pas l’infidélité de l’âme. À plusieurs reprises le peuple, très éprouvé, se tourna sers l’idolâtrie ; les coupables furent impitoyablement livrés au massacre.
Aux approches de la naissance de Notre-Seigneur, Israël paraît un peuple comme les autres. Bien que se tenant à part, selon l’ordre formel, il est cependant en contact régulier avec les autres nations. Il a affermi sa foi, souvent avec héroïsme, et l’idolâtrie n’apparaît plus.
On dirait toutefois qu’elle s’insinue sous une forme différente et plus subtile. L’espérance dans la Promesse se brouille et s’altère... L’humain s’y mêle au divin, puis s’y substitue. L’orgueil s’infiltre, insidieux. Israël, petit peuple parmi les nations, voudrait voir sa supériorité reconnue. Il attend patiemment la venue du Messie, qui la fera éclater aux yeux de tous, et donnera la suprématie due au peuple de Dieu. L’heure de Dieu sera l’heure d’Israël, la gloire de l’un, la gloire de l’autre. Les deux notions se confondent dangereusement...
La confusion était aisée, il faut l’avouer. Mais elle aurait pu se dissiper à la vue de l’Agneau. Et pourtant, elle empêcha Israël de reconnaître son Messie et son Dieu. C’est l’orgueil de race, de race élue, la même qui aveugle encore nos Juifs contemporains, qui interdit à ceux d’alors d’accueillir leur Messie en cet homme si humble, si pauvre, si éloigné de la conception qu’ils en avaient.
L’attitude de Notre-Seigneur vis-à-vis de son peuple est pour nous d’une importance capitale et peut nous servir de modèle. Il ne fait aucune concession à la race, mais sans cesse lui oppose l’esprit. Il fréquente les « impurs ». À la voix qui s’exclame : « Heureux le sein qui vous a porté et les mamelles qui vous ont allaité », il réplique : « Heureux plutôt celui qui écoute ma parole et qui la garde. » Qu’est-ce à dire, sinon que la filiation selon l’esprit est plus puissante que celle selon la chair ? « Ma mère et mes frères et mes sœurs sont ceux qui font la volonté de mon Père qui est aux cieux. » À ceux qui veulent le faire leur roi, il échappe : Son Royaume n’est pas de ce monde. Ah ! s’il avait accepté d’être le Messie national attendu, certes, il n’aurait pas été repoussé !... Mais sa parole est claire, et l’on n’y trouve pas la moindre concession susceptible de le faire accepter par son peuple, en qui l’idolâtrie de race a déjà obscurci la lumière de l’esprit.
La crucifixion était fatale. N’en rejetons pas toute la faute sur le peuple juif... Nous en sommes tous responsables. Le Seigneur a prié pour ses bourreaux... À cette prière, répondons par un acte d’amour et d’humilité.
Qu’advint-il d’Israël après la mort du Christ ? Chacun connaît l’histoire des débuts de l’Église, composée d’abord exclusivement des « véritables Israélites », fidèles à la mission de leurs pères, les amis du Seigneur, la lumineuse descendance d’Abraham, la Mère de Dieu, l’Immaculée, qui est pour ainsi dire le trait d’union, le très pur canal de lumière par où l’héritage d’Israël passe à l’Église pour s’y épanouir à jamais – l’Église qui, loin d’abolir Israël, l’accomplit magnifiquement, et multiplie comme les étoiles du firmament la descendance d’Abraham, les fils de la promesse. Désormais, le petit « peuple élu » se ramifiera dans l’humanité chrétienne. La « terre promise », c’est la terre entière aux confins de laquelle il apportera la Parole du Verbe de Dieu, et la Bonne Nouvelle. Le mystère révélé n’est plus caché sous le boisseau, mais placé bien haut, afin que tous puissent voir sa Lumière. Car la Lumière de l’Esprit rayonne et ne peut être bornée par des limites matérielles. La petite race « mise à part » n’a plus à se garder pure, puisque sa mission est accomplie et a donné son fruit. Désormais, ce Fruit divin doit être porté à tous les hommes par les nouveaux élus, missionnaires et apôtres. Aussi la marque charnelle fait-elle place au signe spirituel, et les Gentils, sur qui repose le Saint-Esprit, sont admis comme des frères dans l’Église de Dieu.
Rien ne distingue plus ni Juifs, ni Gentils. Faut-il penser que la divine Balance fait une distinction ? La Balance de Dieu est infaillible. Sans doute ceux qui surent être fidèles à une mission absolument unique dans l’histoire des hommes eurent la récompense proportionnée à cette fidélité et à ce choix. La hiérarchie des bienheureux se gradue, j’imagine, selon la qualité de l’amour, la fidélité de l’âme, sa ressemblance au divin modèle... Non pas selon la race.
Les premiers Juifs chrétiens, qui l’avaient compris, ne virent plus la nécessité de se tenir à l’écart de leurs frères gentils. Aussi leur race, suivant la loi normale de toutes les races, fut-elle mélangée aux autres et transformée. Aujourd’hui il n’y a plus trace de cette race des premiers Juifs chrétiens ; il n’existe plus d’héritiers par le sang des Juifs qui furent fidèles.
Si Israël tout entier s’était converti au Seigneur, le problème juif n’existerait pas aujourd’hui ; et la race juive pas davantage, en tout cas elle n’existerait plus à l’état de race pure.
Aussi ne subsistant que dans le passé, ayant laissé au cœur des peuples son profond sillon de lumière, Israël serait à jamais, pour nous Chrétiens, l’élu de Dieu. Son nom nous serait sacré ; nous aurions pour lui la vénération normale que l’on éprouve pour des pères spirituels.
Mais, hélas ! pourquoi faut-il que l’autre Israël, le charnel, soit resté intransigeant ? Pourquoi surtout, au lieu de se laisser assimiler, comme une autre race, s’est-il regroupé si fortement, sinon pour attester à la face du monde qu’il attend toujours son Messie, qu’il doit encore se garder pur et marqué, afin que de sa race naisse le sauveur promis ? C’est en cela que l’esprit qui l’anime est non seulement une confusion, mais encore une provocation au Christ et à son Église.
Que le peuple juif persiste dans son erreur, la chose peut s’expliquer. Mais que des Chrétiens, par charité, croient devoir lui témoigner leur sympathie, même au seul point de vue de la race, c’est d’abord tomber dans la confusion, et c’est en légitimer l’esprit qui tient pour juste le crime déicide et nie la divinité du Christ.
Qu’en est-il aujourd’hui de ce peuple ? Est-il l’héritier de l’Israël véritable ? Porte-t-il dans ses veines la marque de l’élection ? Nous ne le croyons pas. L’élection, libre quant à la race, est attachée à une mission. Les Juifs fidèles eurent de plein droit leur privilège ; en eux, la courbe du plan divin est sans rupture. Mais la Mission a été accomplie une fois pour toutes et nul ne l’accomplira plus.
Israël ne peut pas prétendre à ce privilège de droit qui fut celui de ses pères fidèles, car il n’est pas leur héritier, ni par l’esprit, ni même par la race. Leur race n’est plus. Et la mission est absorbée par l’Église. Il est bien plutôt l’héritier des Juifs idolâtres qui, aux temps primitifs, furent livrés au massacre.
Cependant Israël existe et il dure. Dieu le permet ainsi. Et c’est peut-être en cela que le mystère prend son sens le plus profond, le plus divin ! La justice de Dieu est infaillible. Au lieu d’être livré au massacre, Israël, aujourd’hui, est simplement, tragiquement livré à lui-même, c’est-à-dire à la conséquence naturelle de son choix libre. Dieu lui retire son bras. Et cela fait tout le drame d’Israël !
Pourtant, si Dieu est juste, il est aussi miséricordieux, et sa miséricorde est infinie ! C’est par miséricorde qu’il permet le châtiment et le groupement, afin qu’au jour de la conversion, Israël, après avoir été témoin dans le monde de la justice, le soit aussi de la miséricorde.
Car si Israël, malgré tout « à cause des patriarches », garde un privilège de faveur, je crois qu’il consiste en ce qu’il sera converti.
À coup sûr, Dieu ne laissera pas s’achever le monde racheté par son Fils, sans que les héritiers de ceux qui le repoussèrent ne soient ramenés à le confesser. L’Église, pour ainsi dire, reste inachevée ; il faudra bien qu’ils comblent la lacune. Et ils sont maintenus groupés autour du mensonge, jusqu’à ce que, ayant refusé le don de Dieu, ils en aient une telle soif qu’ils l’implorent à genoux. Et le Seigneur leur tend ses bras crucifiés.
Mais la conversion ne se fera que le jour où Israël aura plié le cou. Plier la nuque, pour Israël, c’est renoncer à sa conception d’élection de race, à son culte de race. Car Israël, retrouvant son Dieu, aura pris fin du même coup. Il sera autre, transformé, tels que furent ses pères fidèles, tel qu’il a refusé d’être : ii sera Chrétien.
Mais non pas Chrétien-Juif, c’est-à-dire Chrétien élu et privilégié, comme d’aucuns le voudraient, mais Chrétien tout court. La promesse divine ne peut pas donner plus que ce qu’elle nous a donné, Dieu lui-même ! On ne peut pas être à la fois Juif et Chrétien. Le mot Juif signifie « porteur de la Promesse ». Le bénéficiaire de sa réalisation a un autre nom, il se nomme « Chrétien ». On ne peut pas être à la fois l’un et l’autre. Le Juif d’aujourd’hui est dans cette position fausse que, croyant porter quelque chose, il ne porte plus rien. Il est ramené au rang des Gentils d’avant le Baptême, et comme eux, il reviendra à son Dieu par la miséricorde.
Mais pour devenir Chrétien, il faut d’abord mourir à soi-même. Ce que le Seigneur a demandé à ses meilleurs amis, il l’a demandé en premier au peuple juif. « Celui qui ne m’aime pas plus que son père et que sa mère n’est pas digne de moi. » Et encore : « Si tu veux être parfait, renonce-toi d’abord, prends ta croix et suis-moi. »
Renoncer est dur, surtout pour Israël. Car Israël ne connaît pas encore ce Dieu d’amour, qui, au premier mouvement vers lui, opère toute chose en nous par sa Grâce. Et si la race n’a pas en elle-même le privilège escompté, le renoncement, lui, en possède un grand, et Dieu ne se laisse pas vaincre en générosité.
Israël sera converti à l’heure que Dieu fixera. Ce jour-là sera une fête incomparable, la magnificence de la Gloire de Dieu, le rétablissement de sa Vérité, le triomphe de l’Amour, et nous tous qui aimons Dieu, nous exulterons de cette joie ! À plus forte raison, ceux d’entre nous qui ont des raisons d’aimer leurs frères Juifs. Ceux-ci retrouveront dans l’Église l’élection perdue, non pas celle de leur race, mais celle de la grande famille des membres de Jésus-Christ, descendance d’Abraham et enfants de Dieu par l’adoption ; nouveaux collaborateurs de l’action divine dans le monde.
Le temps marqué pour ce retour à Dieu ne nous appartient pas. Mais nous pouvons, nous Chrétiens, travailler dans le sens de Dieu et acheminer ou orienter Israël vers lui.
Les Chrétiens qui abordent les Juifs devraient, croyons-nous, se tenir sur une très grande réserve quant au groupement et à la race, tout en témoignant aux personnes une sympathie entière, pleine de zèle et de charité. Qu’on se représente que, dans une âme juive, Dieu a été chassé, et demande à rentrer. Se sentant accueillies et aimées, les âmes s’épanouiront avec confiance, et à leur tour seront plus accessibles à la vérité. Car il faut leur dire la vérité, avec tant d’amour qu’ils la comprennent, et qu’ils finissent par l’aimer. Point n’est besoin de les flatter dans leur race par des considérations qui s’apparentent aux leurs et ne résolvent rien, bien au contraire.
Israël devrait laisser peu à peu se détendre sa trop parfaite et trop funeste cohésion. Si les bons parmi ses enfants voulaient accepter cette première idée de vérité, s’ils savaient renoncer à la solidarité absolue qui les rive aux moins bons et les tient prisonniers, ils seraient déjà plus accessibles à la lumière. Ils seraient aussi moins persécutés. Comprenant mieux certains motifs d’antisémitisme, ils pourraient y porter remède. Bien des âmes juives méritent, autant que d’être soutenues, d’être éclairées, et c’est de l’attitude des Juifs, surtout, que dépend la solution du problème.
Paru dans La Revue universelle le 15 août 1939.