Des systèmes philosophiques de l’Inde
Systèmes philosophiques indiens. – Six systèmes. – 1o Le Mimansa, système des nombres et des sons. – 2o Le Vedanta, ou Panthéisme spiritualiste. 3o Le Yoga, ou Mysticisme. – 4o Le Sankhya, ou Panthéisme matérialiste. – 5o Le Veisheshika, ou Matérialisme. – 6o Le Nyaya, ou Rationalisme. Enfin, le Scepticisme.
Les différents articles que nous avons mis sous les yeux de nos lecteurs, sur les traditions des Hindous, ont assez fait sentir le besoin de donner à ce peuple une place dans les Cours de philosophie.
L’étude des systèmes philosophiques de la Grèce ne suffit plus. Il y a eu progrès véritable dans l’histoire de la philosophie, il faut le suivre ; derrière la Grèce commencent à se montrer les grandes, patriarcales et primitives figures des Égyptiens et des Hindous ; un jeune philosophe qui veut savoir quelque chose de ce que l’on appelle l’histoire de l’esprit humain ne peut ignorer quelle a été la marche de l’esprit de ces peuples, pères de la civilisation moderne ; il doit nécessairement connaître leurs travaux. Comme le dit M. Victor Hugo, il ne suffit plus d’être Helléniste, il faut encore être Orientaliste. Mais que d’ouvrages à se procurer, la plupart écrits dans une langue étrangère, d’une lecture et d’une compréhension assez difficiles ? Nous avons donc cru utile de donner une analyse des principaux systèmes philosophiques de l’Inde. C’est avec étonnement que l’on verra l’esprit humain, presque dès le commencement, arriver aux mêmes résultats que ceux qui ont été obtenus par les philosophes modernes. On verra que l’homme qui sort de la vérité ne va pas bien loin, mais tourne nécessairement dans le cercle étroit d’un petit nombre d’erreurs. Nous savons bien qu’un nouveau Cours, un Cours complet de philosophie, devient de jour en jour plus nécessaire. Mais hoc opus, hic labor est.
En attendant, les jeunes gens qui s’occupent de ces études, et en particulier MM. les professeurs de philosophie, sont obligés d’y suppléer par de longues lectures, et surtout par leurs notes et leurs cahiers. Nous espérons que les uns et les autres seront aidés dans leurs travaux par cet article, fruit de longues recherches sur une matière toute neuve, encore couverte d’ombres et hérissée de difficultés, et que nous essaierons d’analyser à l’usage de nos écoles dans une suite d’articles.
La seule analyse des systèmes philosophiques de l’Inde est immense ; la vie entière, dit M. Jones, serait trop courte pour lire seulement la moitié des ouvrages que les philosophes indiens ont écrits sur les matières les plus abstraites et les questions les plus hautes de l’intelligence. Car il est certain que la métaphysique a été cultivée dès les temps primitifs par les Brahmanes ; et Manou, dans son code antique, avertit même de se prémunir contre les faux sages qui, par leurs systèmes, avaient essayé de renverser les lois saintes et la révélation des Védas. Dans la grande épopée du Ramayana, il arrive souvent que le poète interrompt le récit d’un sacrifice pour nous montrer les prêtres se lançant des défis et discutant des thèses : dans le premier chant, on voit paraître un philosophe qui, niant l’immortalité de l’âme, soit par feinte, soit sérieusement, prêche une morale égoïste et épicurienne 1.
Cette doctrine, conçue sous les formes gigantesques de l’intelligence des premiers temps, fait trembler par son audace. Ainsi dès la plus haute antiquité les doctrines les plus destructrices étaient déjà connues et enseignées.
Jusqu’ici, comme l’observe M. Guigniaud, « on n’a pas tenu assez compte de cette observation spontanée, de cette étude intuitive de la nature et du monde, d’où résultèrent une science et une philosophie primitives, contemporaines de la formation des systèmes religieux. Tous, de près ou de loin, appartiennent à la haute antiquité, où sentiment et pensée, idée et croyance, science et religion se confondaient 2 ».
Or, de l’examen des systèmes des Hindous, il est résulté que leur développement philosophique est au moins aussi remarquable que leur poésie, rivale en plusieurs points de celle des Grecs ; de sorte que c’est le seul peuple de l’Orient chez lequel la force de l’intelligence se soit montrée égale à la force de l’imagination et du sentiment. Le peuple hindou résume ainsi en lui les deux grandes puissances de l’âme humaine, qui ne se trouvent presque jamais réunies dans le même peuple, pas plus que dans le même homme.
En généralisant les vastes travaux des savants indianistes, Colebrooke est enfin parvenu à classer tous les philosophes de l’Inde en six écoles, dont les unes sont considérées comme hérétiques, les autres comme orthodoxes.
En effet, les Védas, dépositaires du catholicisme primitif de l’Inde, une fois reconnus comme livres divins et inspirés, toutes les conceptions qui s’en écartèrent durent être déclarées mauvaises, comme chez nous ce qui s’écarte de l’Évangile. Dans l’Inde comme en Europe, tous les systèmes, toutes les idées se rangent donc naturellement en deux classes : dans la première sont ceux qui partent des Védas et de la foi, dans la deuxième sont les systèmes rationnels ou protestants. Les noms de ces six darsanas ou systèmes sont extrêmement anciens : toutefois il paraît qu’ils sont allés se modifiant avec le temps, bien que les noms soient restés les mêmes.
Le plus ancien et peut-être le plus remarquable de ces systèmes est le Mimansa, qui se partage en deux : le premier Mimansa, ou le Parva-Mimansa, attribué à Djaimini, et le dernier ou l’Uttara-Mimansa, bien postérieur et qui n’est, à ce qu’il paraît, que le premier refondu et modifié par Viasa.
Le Mimansa, philosophie des nombres et des sons, approchant de celle des Chinois et des Pythagoriciens, qui prend la musique et les règles de l’harmonie pour base de tout un ensemble d’idées, est probablement la première qui se soit développée sur la terre. Nous n’avons du Mimansa que des fragments incomplets qui ne peuvent nous en donner qu’une faible idée : voici ce qu’ils nous font conclure.
Tout est harmonie dans l’univers, et l’ensemble des êtres forme un grand concert dont Dieu est comme la base et le son simple. Les lettres ou nombres sont le symbole et l’expression des sons ; chaque son particulier doit toujours correspondre au son universel, à la parole de Brahmâ ou au Verbe, sous peine de rompre l’harmonie des mondes.
C’est dans le même sens que Mercure Trismégiste disait peut-être à la même époque dans les sanctuaires de Memphis : l’Univers est une lyre dont Dieu est le musicien 3.
Dans cette antique doctrine, chaque son ou être harmonieux ayant pour expression un nombre, la science des nombres devient ainsi la science magique qui nous révèle l’essence cachée des choses et les mystères du passé et de l’avenir. Et en effet pendant toute l’antiquité, le système des nombres est toujours resté étroitement lié à l’astrologie, qui n’a cessé que dans les temps modernes de faire partie de l’astronomie.
Dans le monde primitif, les familles patriarcales et nomades roulant sur la terre avec leurs chars et leurs troupeaux, comme aux cieux les étoiles, attribuaient aux nombres une puissance mystérieuse, et ne préludaient à leurs grands mouvements qu’après les avoir consultés. Il y avait des nombres mystiques tels que 1 et 5, consacrés à Dieu trinité et unité, et 7 exprimant le jour de repos de Dieu et du monde ; il y avait d’autres nombres consacrés aux choses naturelles, ainsi le nombre 2, symbole des deux forces mâle et femelle dans la nature, du feu et de l’eau, de la lumière et des ténèbres, en un mot des deux sexes, le nombre 4 emblème du monde créé, des quatre points de la terre et de tous les globes, des quatre fleuves primitifs, enfin du carré dont toutes les figures sont formées ; le nombre 10 exprimant les dix mois de l’année lunaire, suivie par les peuples du nord ou de la nuit, suivant l’expression des anciens ; et le nombre 12, nombre solaire, et zodiacal des peuples de l’Orient ou de la lumière.
Le Mimansa, philosophie des nombres et des sons, rappelle la doctrine des Védas. On y voit une intelligence première ou son simple, qui s’exprime par une parole ou un verbe, et une multitude de sons composés, émanés du son éternel, immense, et qui sont les créatures.
Le second système, un peu mieux connu que le premier, est le Vedanta ; on l’attribue à Vyasa (le Compilateur), personnage mystique selon la plupart des orientalistes ; car il est difficile à croire qu’un seul et même homme puisse être à la fois, comme l’a été Vyaza, théologien, législateur, philosophe, historien, poète, auteur des 18 Pouranas, d’autant d’autres livres intitulés Oura-pouranas, en un mot, de tous les livres sacrés de l’Inde, c’est-à-dire de la moitié de la littérature indienne, qui, comme on sait, est immense. Il est donc probable que Vyasa représente une grande époque de l’esprit indien, époque où toutes les croyances primitives du genre humain se sont comme résumées et fixées dans un certain nombre de livres, destinés à servir de point de départ à de nouveaux développements de l’intelligence.
Le Vedanta de Vyasa s’annonce comme l’explication des Védas, dont il diffère néanmoins beaucoup. Car selon lui Dieu est tout ; le reste n’est qu’une grande illusion, Maya ou Maha-Maya. De toute éternité Dieu dort plongé dans une nuit lumineuse : il rêve : – Ce rêve c’est l’univers, c’est Maya qui remplace le verbe ou swadha des livres saints. C’est de Maya que tout sort, elle renferme en elle tous les principes élémentaires des choses ; ces principes fécondés par l’esprit pendant le sommeil de Dieu font éclore tous les êtres, et l’homme, qui vit d’une vie toute divine, mais toute composée d’illusions, car le germe de sa vie est Maya. D’où il suit qu’il n’y a d’existence réelle que celle de Dieu, tout le reste est un rêve, et Dieu n’enfantant rien de réel est pour ainsi dire stérile ; ainsi la mort n’est pour chaque homme que la fin du rêve, le retour, l’absorption dans l’être infini dont il est émané.
En effet, il en est de Maya, ou du rêve de Dieu, comme des rêves humains : qu’un homme pendant son sommeil ait songé qu’il était revêtu d’un corps qui n’existe pas ou qui n’est pas le sien, quand il se réveille il se retrouve tout à coup en lui-même, et le fantôme a disparu. L’homme dans la vie réelle peut de la même manière parvenir à reconnaître que tout, autour de lui, n’est qu’illusion, enfin que lui-même, comme être individuel, n’est qu’une modification de Maya ; et alors s’oubliant lui-même, il est arrivé au sein de Dieu, où il commence réellement à vivre d’une vie infinie, éternelle : tout l’univers n’est plus à ses yeux que comme une fantasmagorie, et il rentre, lui, absorbé dans le grand Être.
Ce point de réunion de l’homme avec Dieu s’appelle le Yoga ; le but unique de la vie est d’arriver à ce point, et le meilleur moyen d’y parvenir est de s’arracher le plus possible à tout ce qui est Maya, de fuir toute jouissance physique, toute action corporelle, de rendre en soi la matière immobile, inerte, afin de l’oublier, et de l’éteindre. De là ces maximes d’apathie sans cesse répétées par les Brahmanes vedantas : il vaut mieux s’asseoir que de marcher, se coucher que de s’asseoir, dormir que de veiller, mourir que de vivre. Tel est le Vedantisme, le premier système du Panthéisme indien.
Le Vedanta diffère donc des Védas sur deux points principaux : 1o les Védas admettent un Principe créateur et créant, le Vedanta n’admet que Dieu se révélant à lui-même ; dans les Védas, Swadha est quelque chose de réel en soi, c’est le Verbe éternel de Dieu ; dans le Vedanta, Maya n’est qu’une illusion. 2o Les Védas voient dans les créatures quelque chose de réel et de vivant, le Vedanta ne voit hors de Dieu que la mort, et dans le genre humain qu’un monde ténébreux de fantômes.
Ce système repose sur une grande vérité outrepassée, c’est qu’il n’y a que Dieu qui vive d’une vie indépendante, c’est-à-dire qui soit par lui-même : l’homme n’existe point ainsi, et son grand mal c’est de vouloir imiter cette existence par soi de l’Être souverain, de vouloir se faire Dieu. Toute vertu consiste donc pour lui à confondre cet orgueil, à anéantir son moi devant la volonté divine, à être humble. Telle est la vérité qui, mal interprétée, a mené les sages de l’Inde au Panthéisme.
Du Vedanta découle comme conséquence immédiate la philosophie yoga, qui n’est à proprement parler que le Vedantisme dans son application à la loi humaine. Cette école du mysticisme indien, d’où sortent les Yogis ou solitaires de l’Hindoustan, a pour fondateur Patanjali, que ses disciples font vivre avant le déluge. Ses livres, qui sont remplis de l’ascétisme le plus profond, ont été commentés par plusieurs sages, surtout par Vyasa.
En voici l’idée fondamentale :
Que l’esprit de l’homme s’isole du monde et de tout ce qui l’entoure par la méditation, il deviendra semblable à l’Être qu’il veut connaître, et il ira se confondre avec lui ; si au lieu de s’élever vers Dieu, l’homme s’abaisse vers la terre, il y restera attaché, son âme deviendra comme la matière, inerte, brute, capable seulement de désirs voluptueux et de souffrances. Cette philosophie consiste presque toute entière en préceptes pour les ermites contemplatifs, et en institutions pour ceux qui aspirent à le devenir. On y indique longuement les moyens de se dominer soi-même, puis de dominer par là, comme faisait l’homme primitif, la nature extérieure, avec laquelle nous sommes pour ainsi dire en communauté d’existence, les moyens de commander aux éléments par un regard, par une parole, au milieu de l’extase des pieuses pensées, de lire par la seule puissance d’une méditation profonde dans le passé et dans l’avenir.
Tel est le mysticisme du système Yoga, fondement de toutes les sciences magiques de l’Orient, qui tiennent une si grande place dans les études des Brahmanes, et dont la principale erreur est de croire que l’humanité, dégradée et déchue, peut par ses propres forces se relever de l’état actuel à l’état primitif et merveilleux de l’homme.
Du reste, tout ce qu’on rapporte de prodigieux et d’incroyable de ces Yogis des déserts de l’Inde est reconnu désormais pour historique. « Car aujourd’hui, dit Schlegel 4, on connaît mieux l’étonnante flexibilité de l’organisation humaine et la puissance miraculeuse des forces qui sommeillent au fond de notre âme. » Quand ces forces magnétiques endormies se réveillent, on voit alors apparaître des prodiges.
La philosophie Sankhya, fondée par Kapila, est le quatrième système reconnu par les Brahmanes. Se séparant entièrement des précédents, il substitue à l’obscurité divine, dans laquelle dort et rêve le grand Être, des ténèbres matérielles qu’il nomme Prakriti ; de Prakriti émane la conscience du moi, Akankara ou Ankara. Dans le Vedanta-yoga, Ankara n’est qu’une illusion de l’orgueil, puisqu’il n’y a de réalité que Dieu ; dans le Sankhya au contraire, Ankara est quelque chose de réel et d’existant, bien qu’émané des ténèbres : de lui dérivent les sens et les sensations, qui produisent les éléments subtils, d’où sort la matière grossière, de sorte qu’en dernière analyse, tout émane de ce moi humain.
Ainsi l’homme est vraiment créateur ; il est le centre de tout, tout vient de lui et se rapporte à lui. D’Ankara sort Pradjapati ou Adima (l’Adam de la Genèse), qui renferme en lui les germes de tout le genre humain.
« Adima, se trouvant seul, ne ressentait aucune joie, dit l’Oupanishada 5, et voilà pourquoi l’homme ne se réjouit point quand il est seul. Il souhaita l’existence d’un autre que lui, et tout à coup il se trouva comme un homme et une femme unis l’un à l’autre ; il fit que son propre être se divisa en deux, et ainsi il devint homme et femme. Ce corps ainsi partagé n’était plus que comme une moitié imparfaite de lui-même ; il se rapprocha d’elle, et par cette union furent engendrés les hommes.... Puis elle se métamorphosa en génisse, et lui en taureau. »
Ils devinrent ainsi successivement tous les êtres de la nature, et toutes les espèces naturelles furent enfantées depuis l’éléphant jusqu’aux fourmis. Ainsi l’homme est le père de toute vie ; bien que fils du sombre chaos, et sorti des ténèbres originelles, il n’en est pas moins le commencement et la fin de toute lumière ; tout ce qui n’existe pas pour lui et par lui est fantastique.
Ce système d’une intelligence puissante et audacieuse marque, dans la philosophie si mystique de l’Orient, le premier pas vers un panthéisme matérialiste, qui ne tarda pas à être complété par Kanada, auteur de la philosophie Veisheshika.
Cette cinquième école, la première qui soit décidément matérialiste, pose dès l’abord comme principe de toutes choses la matière telle qu’elle est sous nos yeux ; ainsi elle n’est plus une illusion ; elle est au contraire devenue la seule réalité. Réduite à l’état le plus pur, elle est le feu et la lumière ; et la lumière, la plus pure essence de la nature, est Dieu, l’infini qui nous enveloppe, nous pénètre et nous anime, l’éther. Le but de tous les efforts de l’homme doit donc être de s’affranchir de l’état obscur et sombre de la vie grossière pour s’élever de plus en plus dans la matière lumineuse ou pensante, jusqu’à ce que nous soyons tout esprit, c’est-à-dire toute lumière.
Kanada, le père de cette école, était, comme tous les philosophes indiens, un pieux ermite des déserts, car même le matérialisme a dans l’Inde une teinte mystique et tend à la vie contemplative.
Le but consiant de toute la philosophie des Brahmanes, c’est d’arracher l’homme à la vie des sens et à l’empire de la matière, pour le faire monter dans la pure région de l’intelligence.
Nous arrivons enfin au fameux et dernier système, connu sous le nom de Nyaya, qui n’est plus que le Ralionalisme pur. C’est la philosophie d’Aristote toute entière ; quelques savants même 6 pensent que ce sont les Brahmanes qui communiquèrent leur doctrine à Callisthène, de qui Aristote l’emprunta pour la revêtir de formes grecques.
Celle grande réforme philosophique, dont le fondateur est Gautama Bouddha, avait été depuis longlems préparée et annoncée à l’Inde par la philosophie déjà très rationelle de Kanada. Ce dernier, dans son Veisheshika, avait commencé à classer tous les principes élémentaires des êtres en neuf substances qui étaient les cinq éléments, le temps, l’espace, l’âme ou la vie, et l’intelligence, substances d’ailleurs purement matérielles, et composées d’atomes co-éternels, dont chacun forme à lui seul un monde.
Cette philosophie est la première qui ait présenté l’espace et le temps sous une notion abstraite, et qui ait introduit une classification dans les pensées, comme a fait plus tard la philosophie européenne, longtemps écho de celle d’Aristote.
Pour compléter cette première et faible tentative, Gautama, successeur de Kanada, établit un système complet de dialectique ; la raison humaine qui, jusque là toute contemplative, ne concevait guère que par intuition, fut soumise à des règles. Ces règles, désormais reines absolues de l’intelligence, furent chargées de contrôler et de vérifier les croyances ; celles que la logique ne peut accepter durent être rejetées, car il fut reconnu que la logique était infaillible, et que l’homme avec cette balance pèserait tout, jusqu’à Dieu.
La logique de Gautama, type de celle d’Aristote, se divise en 16 catégories, dont l’une présente le syllogisme avec ses trois membres, absolument dans les mêmes formes que la philosophie grecque. Ainsi commença la Méthode en philosophie. La raison affaiblie, à force de s’écarter des croyances révélées, ne pouvait plus marcher par élans, par illuminations soudaines, comme la raison primitive ; il lui fallait un guide pour diriger ses pas ; désormais plus mesurée, moins vagabonde, la triste expérience de ses écarts ne lui permettait plus de se hasarder trop loin dans l’abîme de ses pensées ; ce bâton régulateur de la marche de la raison humaine fut la Logique.
On a remarqué que la tendance de la philosophie Nyaya est tout à fait idéaliste ; et en effet, il est presque impossible qu’un système issu, non plus de la nature, mais du travail intérieur de la pensée, et du plus grand effort de l’intelligence affranchie de cette nature sensible et extérieure, n’ait pas une tendance idéaliste quelconque.
Du Rationalisme de Gautama au Scepticisme en religion et en philosophie, le passage a été rapide ; les philosophes indiens, qui sous le règne des premiers Césars accompagnèrent à Rome les ambassadeurs de Taprobane 7, ne dissimulaient point à cet égard l’audace de leur doctrine : ils regardaient toutes les religions de l’Europe comme des institutions de politique. « Et ce monde, dit l’historien des hommes 8, avec tous ses cultes divers, comme une des soixante-dix mille comédies que la divinité fait jouer devant elle pour amuser son loisir. »
Ainsi le Scepticisme a été le dernier terme de la philosophie rationnelle dans l’Inde, comme plus tard dans la Grèce, comme aujourd’hui en Europe. En général, cette philosophie est partie dans l’Inde de l’idée de Dieu, ou de l’idée de l’homme ; et selon que s’isolant de la tradition elle a pris pour point de départ Dieu ou l’homme, elle n’a pu se prouver autre chose que Dieu, ou autre chose que l’homme, c’est-à-dire qu’elle est restée constamment panthéiste.
Comment en effet ceux qui partaient de l’idée de l’être infini, qui remplit tout, qui est tout, auraient-ils pu se démontrer la possibilité d’autres êtres existant avec lui, sans être lui ? Jamais la philosophie ne donnera une solution rationnelle de ce fait.
Cette route conduisit donc à conclure qu’il n’y avait que l’infini, que Dieu, et que tout ce qui n’était pas lui était Maya ; tel fut le vedantisme. Les autres, au contraire, comme Kapila, partant de la conscience du moi humain, ahankara, ne purent se prouver autre chose, et ils firent tout découler de cette conscience du moi, faisant ainsi de l’homme l’alpha et l’oméga des êtres ; c’est le panthéisme sous une autre forme.
Le panthéisme au reste tient à un mystère profond de l’âme humaine, mystère par lequel l’homme, confondant dans une seule les deux vies dont il est doué, et qui le lient, l’une au monde des esprits, l’autre au monde matériel, prête à toute la nature, surtout aux animaux, une existence semblable à la sienne. Voyez le Grec moderne, l’Arabe nomade : il converse avec son coursier ou son dromadaire, comme s’ils pouvaient le comprendre. Tout, aux yeux des peuples enfants chez qui les sens dominent, et qui ne sont pas encore élevés bien haut dans la vie intelligente, tout se revêt d’une existence semblable à celle de l’homme. C’est qu’ils ne connaissent guère encore que la vie sensitive ; et en effet la nature est animée de cette vie aussi bien que l’homme : car comment se mettrait-il en rapport de sensations avec elle, si elle n’avait une vie commune avec lui ?
Le panthéisme n’est donc qu’une vérité mal conçue : aussi ce système a-t-il été l’erreur de tous les temps, et comme le point de repos des philosophes de tous les peuples, qui, après s’être écartés de la foi primitive, ont voulu retrouver la vérité par eux-mêmes.
Au reste le panthéisme n’a jamais été qu’une erreur philosophique et individuelle, ne s’étendant jamais hors des castes savantes, et sans rapport avec la religion et le bon sens des peuples qui ont toujours cru à une hiérarchie sans fin de dieux et d’anges, présidée par un Dieu suprême distinct de ses créatures.
Telle est l’histoire de la philosophie de l’Inde : un poète indien dans un drame célèbre, traduit en Anglais par Taylor, et intitulé : Prabodh-Chandrodaya (Le lever de la lune de l’intelligence), a présenté sous une forme dramatique le développement merveilleux de toutes ces conceptions, sortant, pour ainsi dire, du sein des nuages qui couvrent l’âme humaine, dans la nuit sombre de cette vie, et qui vont se dissipant peu à peu.
On retrouve dans l’Inde le germe de tous les systèmes modernes, qui ne sont que les systèmes anciens renouvelés ; seulement on en a retranché ce qu’ils avaient de poétique et de trop oriental dans les formes, pour qu’ils fussent mieux appropriés à la sécheresse et à l’exactitude de nos siècles rationnels ; car, on ne peut trop le répéter, l’esprit humain, lorsqu’il s’est écarté de la vérité, a constamment tourné dans le même cercle d’erreurs : tant il est vrai qu’il n’y a qu’un certain nombre, et un nombre très borné, d’erreurs possibles, après lesquelles il faut recommencer à tourner dans le même dédale, ou embrasser le néant, tandis que, soutenu par la vérité, l’homme s’élève au contraire éternellement.
La plupart des écrivains ont partagé ces six systèmes ou darsanas indiens en trois couples, de manière à former trois méthodes qui sont comme les routes obligées de l’intelligence, et qui se développent de telle sorte que dans chaque groupe, le second système n’est jamais que le développement, la conséquence du premier 9.
Ces trois groupes de systèmes sont, suivant W. Jones, le Mimansa-vedanta qui, parti des Védas, a pour objet de montrer le but de toutes choses, de tout ramener au principe final des êtres. Cette philosophie qui indique le dernier terme de la pensée et de l’action, et qui sous une forme panthéiste domine depuis longtemps toute la littérature de l’Inde, s’est développée la dernière, suivant plusieurs orientalistes. Elle avait été précédée par la philosophie rationnelle et libre du Veisheshika-nyaya, expression de la plus haute époque de l’esprit indien. Les Nyayas eux-mêmes avaient été précédés par une philosophie de la nature, née de l’examen des phénomènes extérieurs et sensibles de l’univers et de la vie, philosophie primitive, quoique matérialiste ; c’est le Sankhya, représentant dans l’Inde les écoles italique et stoïcienne, dit W. Jones, comme les Nyayas représentent les écoles péripatéticienne et ionique, et les Mimansa-Vedantas, l’école de Platon.
Nous n’avons pu adopter cette classification, d’où il résulterait presque que le matérialisme fut le premier état du genre humain. Si la philosophie de la nature a été la première développée chez les peuples originairement barbares, les faits démontrent que le contraire a eu lieu pour toutes les grandes nations civilisées de l’Orient, qui ont commencé évidemment par le spiritualisme le plus profond. La philosophie indienne repose tout entière sur deux grands faits ; d’abord ses six écoles s’accordent dans un but pratique, qui est de délivrer l’homme d’un état de chute et de souffrance, et de lui épargner toutes ses migrations en le jetant de suite dans le sein de Dieu ; en second lieu elles conviennent unanimement avec les Védas que les victimes matérielles, les offrandes d’animaux, celles de son corps et de sa vie même, ne peuvent suffire pour accomplir la délivrance : il faut que l’homme immole son âme, son moi, il faut que le yoga s’accomplisse.
Nous connaissons maintenant la philosophie indienne, la plus remarquable de l’Orient, la seule de toute l’antiquité qui puisse rivaliser avec la philosophie grecque, et qui lui soit sous certains rapports supérieure, car quant aux autres nations orientales, leur développement philosophique n’est presque pas distinct de la théologie et des sciences sacerdotales.
C. R.
Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.
1 Ramayana, édit. de Sirampour, lib. I, cité par W. Schlegel, indische bibliothek, tom. II, cahier 3e.
2 Des religions de l’antiquité. Notes du tome Ier.
3 Corneille Lapierre ou Cornelius a Lapide. (Commentaire sur la Sagesse.)
4 Philosophie der Geschichte, Sechste Vorlesung.
5 Oupanishad. Trad. de Colebrooke. Asiat. researches, tom. VIII.
6 Marlès, par ex., dans son Histoire générale de l’Inde, tom. II, pag. 368 et suiv.
7 Île de Ceylan.
8 Histoire des hommes, tom. II. Nous ne citons cet ouvrage mniuteniiul oublié que parce que le fait qu’il rapporte est cité par plusieurs auteurs latins.
9 Schelgel’s Philosophie der Geschichte (Sechste Vorles). – Guigniaud, Des religions de l’antiquité ; notes du liv. Ier. – W. Jones Works, etc.