Une tribu de Bourbons au centre de l’Inde
Une famille de Bourbons régnant au centre de l’Inde sur un clan de leur race est une curiosité qu’il importe de signaler par le temps de rêves démocratiques où nous vivons.
Il faut vivre du train superficiel et sceptique que nous ont fait les illusions révolutionnaires pour qu’une telle merveille ne nous ait pas été plus tôt signalée.
Vous figurez-vous une tribu de plus quatre cents grandes familles d’origine française conservant depuis trois siècles, au sein des populations brahmaniques ou musulmanes de l’Inde, les nobles traditions de cette race, la religion catholique et l’amour de la première patrie, sans que les Français y fassent la moindre attention ?
Il faut convenir aussi qu’une telle révélation historique ne vous laisse guère le choix qu’entre la crainte d’une mystification et l’incrédulité. Que sera-ce quand nous verrons l’histoire de ces Bourbons dans l’Inde être, depuis trois cents ans, le décalque presque exact des aventures et des malheurs de leur race en Europe ! La nouvelle prend alors le caractère fantastique et ressemble plus à un conte qu’à un récit fidèle.
« A beau mentir qui vient de loin. » La source d’où nous tirons cette nouvelle paraît néanmoins digne de confiance.
Au cours d’un voyage d’exploration effectué dans l’Inde centrale de 1864 à 1868, M. Rousselet eut la bonne fortune d’assister au grand Durbar impérial qui eut lieu dans la ville d’Agra en 1866.
Le Durbar est une réunion solennelle que tient un souverain entouré de toute sa cour, avec le cortège ordinaire des somptuosités officielles.
Il était réservé à un simple bourgeois anglais, sir John Lawrence, de présider à cette cérémonie importante qui inaugurait tout un nouvel ordre de choses et consacrait la prise de possession de l’empire indien par la reine d’Angleterre.
Au nombre des princes réunis dans cette cérémonie se trouvait la Reine de Bhopal, la Bégum Secunder, le plus notable souverain musulman du Rajasthan. Parmi les personnes de la suite de cette reine, était une vieille dame que le maître des cérémonies appela Mme Élisabeth de Bourbon !...
Le voyageur releva l’oreille à ce nom français, mais soit que la prononciation altérée par l’accent anglais l’exprimât assez mal, soit qu’il ne lui parût pas absolument impossible qu’une princesse de la famille royale de France se trouvât accidentellement dans l’Inde et invitée à cette fête, l’attention d’ailleurs distraite par mille autres sujets, il ne s’arrêta pas davantage à cet incident. Nous allons voir que ce détail, si peu remarqué au premier moment, devait avoir pour lui une suite intéressante et devenir un des épisodes importants de son voyage.
La ville de Bhopal étant le point extrême de l’itinéraire qu’il s’était tracé, M. Rousselet profita de l’occasion pour se ménager une bonne introduction auprès de la reine, et il fut en effet accueilli dans le royaume avec une cordiale hospitalité.
Dès le lendemain de son arrivée à Bhopal, notre voyageur fut reçu par S. H. la Bégum Secunder. Un équipage de la cour vint le prendre au Mouti Bungalow, charmant pavillon meublé à l’européenne et entouré d’un beau jardin qui lui avait été donné pour demeure.
Cette princesse hospitalière, dont les qualités vraiment remarquables ont fait la prospérité et le bonheur du pays, s’est appliquée à suivre les traditions de la politique habile qui a préparé les succès de son règne.
Les ressources de la politique ne s’improvisent point, et c’est dans l’art de gouverner que de saines traditions doivent surtout être suivies. Ces précieuses leçons lui furent ménagées durant une régence difficile dont la reine douairière, sa mère, partagea les soucis et l’honneur avec un prince chrétien d’origine française. Nous allons raconter l’histoire de la maison de ce prince.
M. Rousselet, après son entrevue avec la reine, reçut au Mouti-Bungalow les visites des principaux personnages de la cour, qui venaient lui présenter leurs salams et lui offrir des présents de fruits et de sucreries, selon l’usage du pays.
Un jour qu’il était ainsi entouré d’une nombreuse compagnie, fumant le houka et dégustant des sorbets, quel ne fut pas son étonnement d’entendre son béra, qui faisait l’office de echoubdar, annoncer d’une voix retentissante : « Padri Sahib ! » (le seigneur prêtre) ! Un instant après, il voit entrer un jeune homme portant le costume de prêtre catholique. Toute l’assistance se leva, car, dans l’Inde du moins, les musulmans manifestent toujours le plus grand respect pour le costume de nos ecclésiastiques. M. Rousselet s’avança vers le prêtre, qui, à sa surprise, lui adressa la parole en français. Quelle bonne aubaine pour notre voyageur, un Français à Bhopal !
Quand tout le monde fut assis, le jeune prêtre dit ainsi l’objet de sa mission :
« En apprenant votre arrivée, je me serais empressé de venir vous voir, car il y a longtemps que je n’ai eu le plaisir de me trouver avec des compatriotes, mais j’ai dû retarder ma visite pour une cause que vous comprendrez facilement. Je réside ici en qualité de chapelain de Mme Élisabeth de Bourbon, princesse chrétienne, qui occupe dans le royaume la première place après la Bégum. Cette dame espérait que vous viendriez la voir dès votre arrivée ; elle vous a attendu impatiemment.
« N’étant que son serviteur, j’ai dû moi-même différer ma visite jusqu’au jour où elle m’autoriserait à venir vous trouver. Je viens aujourd’hui, envoyé par elle, vous prévenir qu’elle vous attendra dans son palais, demain, à l’heure qu’il vous plaira de fixer. »
Le voyageur français regardait le prêtre parler, mais il n’en pouvait croire ses oreilles. Certes son voyage lui avait déjà offert bien des surprises ; mais arriver à Bhopal pour trouver un prêtre français, chapelain d’une princesse chrétienne, apprendre que cette princesse est le personnage le plus important du pays, et qu’elle porte le nom de Bourbon, cela lui semblait toucher au fantastique, et il regardait ce brave ecclésiastique en se demandant s’il n’y avait pas là-dessous quelque mystification.
Enfin il promit de se rendre à l’appel de la mystérieuse princesse, à laquelle le prêtre s’empressa d’en porter la nouvelle.
Dès que le chapelain fut sorti, M. Rousselet se hâta de questionner les nobles bhopalais, qui confirmèrent ce que le prêtre venait de dire, en y ajoutant quelques détails.
La princesse s’appelait communément la Doulân Sircar, c’est-à-dire la Reine des fiancées, surnom qu’elle avait pu mériter quelque cinquante années auparavant, car elle comptait à cette heure soixante-dix printemps ; mais son vrai nom était Bourbon Sircar, c’est-à-dire princesse des Bourbons. Il était vrai aussi que, très-riche, elle possédait des fiefs importants et occupait le premier rang parmi les grands vassaux de la couronne.
La curiosité de M. Rousselet était vivement surexcitée ; aussi le lendemain matin il monta à éléphant, accompagné d’une escorte d’honneur, et se dirigea vers le palais de la princesse.
Arrivé devant une demeure aux vastes dimensions, il est reçu par de nombreux serviteurs armés, qui, après l’avoir aidé à descendre de sa haute monture, le conduisent dans une grande salle située au premier étage, où l’attend la Doulân Sircar.
Celle princesse vient au-devant du jeune Français et lui serre chaleureusement la main. M. Rousselet traduit ainsi l’impression qu’il reçut :
« Je suis frappé tout d’abord par son visage dont le caractère tout européen est encore accru par la coloration jaune clair de la peau. Ai-je donc vraiment, devant moi, une compatriote, et par quel bizarre enchaînement de circonstances se trouve-t-elle ici à Bhopal dans une si haute position ?
» Après avoir subi l’interrogatoire habituel que la princesse ne m’épargna pas, je l’interroge à mon tour et j’obtiens les renseignements les plus curieux sur sa famille. »
Sous le règne du grand Akber, vers 1557 ou 1559, arriva à la cour de Delhi un Européen du nom de Jean de Bourbon, se disant Français et prétendant appartenir à une des plus nobles familles de France. Il racontait que, pris sur mer par des pirates turcs dans un voyage qu’il faisait avec son précepteur, il avait été emmené captif en Espagne. Ceci se passait vers 1541. Il avait alors quinze ans.
Une fois en Égypte, le jeune homme gagna par sa bonne grâce l’estime du souverain, qui le fit entrer dans son armée. Il y eut une guerre contre les Abyssiniens, dans laquelle il fut de nouveau fait prisonnier.
Sa qualité de chrétien, son esprit et ses connaissances variées lui créèrent bientôt une certaine position dans ce pays, et il put, sous un prétexte, gagner l’Inde sur un de ses navires abyssins qui entretenaient à cette époque des relations suivies avec le Konkan. Débarqué à Broach, il avait entendu célébrer la magnificence de la Cour du grand Mogol, et, désertant la flotte abyssinienne, il s’était rendu à Agra.
L’Empereur Akber, à qui le jeune Européen fit ce récit, fut frappé de ses bonnes manières, de son air intelligent, et lui offrit du service dans son armée. Peu après, il le nomma maître de l’artillerie et lui conférait le titre de mansoubdar. Comblé d’honneurs et de richesses, le prince Jean de Bourbon mourut à Agra, laissant deux fils qu’il avait eus de son mariage avec une esclave géorgienne du palais.
L’aîné des deux fils, Alexandre de Bourbon, ou Seconder Bourbon, devint le favori de l’Empereur Jahangir, qui lui accorda la charge héréditaire de gouverneur du palais des Bégums, ainsi que le fief important de Sirgugh.
Les Bourbons conservèrent leur position à la cour de Delhi jusqu’en 1739, époque de l’invasion de l’Inde par le Persan Thomas Couli Kan, connu sous le nom de Nadir Shah.
Le dernier gouverneur du palais fut Feradi Bourbon ; son fils Salvador abandonna le service des padishahs et se retira dans son fief de Sirgugh, en Malwa, où il prit le titre de Nawab ou prince souverain.
En 1794, son successeur, Bhoba Bourbon, connu sous le nom de Nawab Messiah Ragou-Kan, était détrôné par un aventurier français au service de Scindia. Ce Français qui, par une bizarre coïncidence du hasard, faisait tomber le trône des Bourbons indiens, presque au moment de la chute de leurs homonymes de France, était ce capitaine Jean-Baptiste Fantôme dont les exploits, ainsi que ceux des Perron, des de Boigne, ont laissé dans l’Inde une profonde impression dont le souvenir retentit encore. Ces grands aventuriers français, après avoir fait écrouler le vieux trône mogol, arrêtèrent un moment le flot anglais.
Peu après la perte de sa principauté, Bhoba Bourbon était assassiné à la cour du Raja de Narwar, et son fils, Enayet Messiah ou Choar Bourbon, se réfugiait avec son clan à la cour du prince régnant Bhopal. Vizir Mohamed lui donna le commandement de la citadelle et lui concéda, en récompense de ses services, un fief héréditaire considérable.
En 1816, Balthasar de Bourbon, surnommé Shahzahad Messiah ou le prince chrétien, devenait le premier ministre des États de Bhopal ; deux ans plus tard, la mort accidentelle du souverain lui livrait la régence du royaume.
C’est à ce prince que le petit pays de Bhopal doit l’impulsion qui l’a fait arriver en quelques années à un remarquable état de prospérité.
Se voyant menacé de tous côtés par les Mahrattes, Balthazar fut un des premiers à offrir son alliance aux Anglais.
Le général Malcolm, qui guerroyait alors dans le Malwa, ne fut pas peu étonné de recevoir des propositions d’alliance d’un prince indien se disant issu des Bourbons de France.
Dans son ouvrage célèbre sur l’Inde centrale, Malcolm s’étend longuement sur cette curieuse rencontre, et il dépeint sous les couleurs les plus flatteuses la haute intelligence et la superbe figure du prince chrétien.
Balthazar mourut en 1830, laissant tous ses droits et ses titres à sa veuve, Élisabeth de Bourbon, surnommée la Doulân Sircar, et à son neveu Bonaventure Bourbon ou Merban Messiah.
C’est toujours la continuation du même parallélisme : Charles X nous est enlevé (1830) laissant son petit-fils, l’Enfant du miracle, Henri Dieudonné, seul espoir de la France ; le dernier Bourbon Indien laisse aussi, au même moment, un neveu surnommé Messiah (Messie) Bonaventure de Bourbon.
Les descendants de Jean de Bourbon forment aujourd’hui un clan d’environ quatre cents familles, dont trois cents sont établies dans le royaume de Bhopal, et reconnaissent comme suzeraine Madame Élisabeth. Ils portent le nom de Frantcis, corruption du mot Français, et ont conservé fidèlement leur foi chrétienne. La petite communauté a une église desservie par un missionnaire catholique qu’elle entretient à demeure.
Quel ne fut pas l’étonnement du voyageur français en écoutant un tel récit ! Le digne missionnaire, qui assistait à cette entrevue, ajoutait que l’on conservait dans le trésor de la famille un écusson portant des fleurs de lys grossièrement peintes, lequel avait appartenu à Jean de Bourbon. Il ajouta que ce dernier s’était donné à la cour d’Akber comme seigneur de Burri et de Mergurh, et que ces noms pourraient bien n’être que la corruption des mots français Berry et Mercœur.
En terminant ce premier entretien, la Doulân Sircar exprima la joie qu’elle avait de parler avec des compatriotes et fit promettre au jeune voyageur d’établir avec son palais de fréquentes relations pendant la durée de son séjour.
Quelque temps avant son départ de Bhopal, notre compatriote fut prié d’assister à une fête toute française.
Le père T..., missionnaire et chapelain de la princesse de Bourbon, interrogé par Son Altesse au sujet du jour consacré en France à une fête nationale, n’avait, dit M. Rousselet, « rien trouvé de mieux à lui indiquer que la date du 15 août, et c’est ainsi que la fête impériale était soigneusement célébrée tous les ans chez la Doulân Sircar. La fête des Napoléons chez les descendants des Bourbons ! »
Nous ne saurions nous associer à cette critique de M. Rousselet. Sans doute, le chapelain eût pu indiquer une autre date festivale que le 15 août, qui, adoptée par Napoléon, semblerait être un jour assez mal choisi dans la circonstance ; mais ce jour a été consacré par l’Église à célébrer une tout autre fête que celle de Napoléon, et le choix de ce dernier, à défaut d’un patron dans le calendrier chrétien, a été comme une usurpation sacrilège ajoutée à tant d’autres ; du reste, à moins d’indiquer la fête de Saint-Louis, dont le souvenir se présentait si naturellement à la pensée du bon prêtre, on comprend qu’il n’ait point au hasard mis cette branche séparée de la grande famille sous la protection de la souveraine consolatrice des exilés : sans prétendre pénétrer absolument l’intention de ce religieux, nous comprenons et l’on croira avec nous, en lisant nos conclusions sur cette remarquable histoire, que le père T... a été conseillé par un juste scrupule de conscience.
Quoi qu’il en soit, assistons à cette fête en compagnie de nos chers Frantcis, puisqu’ils nous y ont invités.
Une grand’messe avec Te Deum avait d’abord réuni tous les membres de cette intéressante communauté, qui adressa avec ferveur ses prières à Dieu pour la France, ce pays mystérieux qu’elle considère comme son berceau. Hommes et femmes étaient venus à cette solennité parés de leurs plus beaux atours. Les hommes n’avaient rien dans leur costume qui pût les distinguer des musulmans ; ceux qui portaient le turban le gardèrent sur la tête pendant l’office divin ; ceux qui avaient des toques ou des bonnets les ôtèrent au contraire dévotement. Quant aux femmes, leur costume consistait en un long jupon à gros plis et en une mante de toile blanche sans aucun ornement, dans laquelle s’enveloppe tout le haut du corps, ne laissant voir du visage que de beaux yeux noirs ; elles étaient, du reste, complètement séparées des hommes, qui paraissaient observer avec scrupule, envers elles, les règles de l’étiquette musulmane.
Après la messe, tous les Frantcis se réunirent dans une vaste salle du château, où fut servi, par ordre de leur suzeraine, un repas copieux.
Pendant que le plus grand nombre consommait ce festin homérique, les sircars de la famille et les nobles prenaient place au banquet à l’européenne servi dans le grand salon et présidé par la princesse. La présence de M. Rousselet ne fut pas, pour les bons Frantcis, une des moindres curiosités de la fête. Ceux qui arrivaient du fond de leur province le regardaient avec de grands yeux étonnés, se demandant sans doute s’il était bien vrai qu’un haut et puissant gentilhomme, aussi blanc de peau, pût appartenir à leur caste ?
Vers la fin du repas, le vin de Bordeaux que notre compatriote avait demandé à la princesse l’autorisation de faire apporter sur la table, délia les langues et accrut les sympathies.
Aussi le toast que porta fort galamment aux Français le neveu de la Sircar, Merban Messiah ou Bonaventure Bourbon, fut-il accueilli par d’unanimes applaudissements. Son Altesse dit que l’arrivée du seigneur de France avait été considérée par tous les Français comme un heureux augure ; jamais jusqu’alors, ajouta le prince, il ne lui avait été donné de contempler un Sahib de leur caste, et il croyait se faire l’interprète de sa tante et de tous ses sujets, en invitant le gentilhomme à considérer Bhopal comme sa patrie, les Frantcis comme des frères, et lui offrit enfin, s’il voulait rester parmi eux, un des premiers rangs dans la hiérarchie.
M. Rousselet embrassa Merban et la Doulân, et répondit qu’à son tour il considérait les Frantcis comme des frères, et que s’il ne restait pas au milieu d’eux, c’était pour faire savoir à la France qu’il existait, dans l’Inde, un petit groupe d’anciens compatriotes qui se souvenaient avec fierté de leur origine française et avaient ouvert fraternellement leurs bras au voyageur français qui était venu les visiter.
La journée se termina par un second festin, après lequel il y eut l’inévitable conflagration de pétards universellement populaire et les autres réjouissances publiques non moins populaires en tous pays.
Peu de temps après, notre voyageur dut quitter ces bons amis pour accomplir son exploration de l’Inde centrale.
Nous ne suivrons pas le touriste à travers ses curieuses aventures, et nous allons terminer par quelques réflexions qu’inspire et nécessite l’intéressant épisode que nous avons tiré de ce voyage.
Révoquer en doute la véracité de ce récit, confirmé d’ailleurs par le livre du général Malcolm, serait faire une injure gratuite à Rousselet.
On ne s’amuse pas à imaginer un conte fabuleux sur des personnages vivant dans une contrée qui a des rapports fréquents avec le gouvernement anglais dans les Indes : une telle fable tournerait trop vite à la confusion de son auteur.
Celle histoire, du reste, en la tenant pour vraie, présente assez de problèmes à notre curiosité pour nous exciter à en percer les ténèbres.
Écartons d’abord la pensée de confondre avec de vulgaires aventuriers le héros qui se présenta à la cour d’Akber sous le nom de Jean de Bourbon, seigneur de Berry-Mercœur.
Tout dans ce personnage atteste qu’il était de la lignée des héros : la parfaite dignité avec laquelle il soutint les plus hautes situations et porta les plus grands honneurs, tient d’une âme au-dessus du vulgaire ; l’aptitude de ses descendants à soutenir de hautes destinées, leur persévérance dans les nobles traditions, cette fidélité à la plus sainte des religions, une constance inébranlable dans les revers, enfin jusqu’à cette prompte et énergique résolution dans les plus graves conjonctures, ne sont-ce pas là les caractères d’un sang véritablement héroïque ? Ce n’est certes pas une exagération que de reconnaître à de tels signés les qualités essentielles qui placent la famille royale de France au-dessus de toutes les autres, et lui font comme une prédestination de race, pour laquelle l’adversité même n’est qu’une élévation, et dont les plus grands malheurs ne font que servir à la gloire d’une destinée providentielle.
Une ombre pourtant fait obstinément tache dans ce tableau : Comment admettre qu’un prince de Bourbon, ayant surmonté un premier malheur et devenu libre, n’ait rien fait pour annoncer sa délivrance et témoigner au moins aux siens, à son roi, à son pays, qu’il existe encore et qu’il n’aspire qu’à revoir la France ?
L’impossibilité d’une autre conduite est telle, il est si peu dans la nature humaine d’accepter sans retour une aussi brusque et aussi totale séparation de tout ce qu’on aime, que l’histoire du Bourbon indien devient incroyable, à moins cependant qu’elle ne soit celle d’un prince sur lequel aurait pesé quelque malédiction, quelque crime extraordinaire.
M. Rousselet ne paraît pas avoir été frappé de ces considérations ; mais il a senti néanmoins qu’il manquait tout au moins à son héros un état civil, et l’hypothèse par laquelle il tente de lui donner une origine s’accorderait avec notre supposition d’une fatalité dramatique, qui seule pourrait donner un peu de crédit au nom et à la personne de Jean de Bourbon.
« Je laisse à ceux que cela peut intéresser, dit M. Rousselet, d’établir si ce Jean de Bourbon appartient à la famille française des Bourbons, et si, dans ce cas, il ne serait pas quelque fils illégitime du fameux connétable qui vivait à peu près vers cette époque, ou si ce n’était qu’un imposteur. »
Le connétable de Bourbon fut tué au siège de Rome, en 1527. – « Il n’avait que trente-huit ans et ne laissait pas d’enfant », dit l’histoire. – Or, si Jean de Bourbon l’Indien avait l’âge de quinze ans en 1541, le connétable aurait eu ce fils bâtard deux ans avant sa mort.
L’hypothèse de cette origine expliquerait alors assez bien l’étrangeté de la conduite du jeune héros.
Quel foyer, quelle attache, quel héritage auraient pu ramener vers la France un malheureux prince que son père ne pouvait plus légitimer ; le fils d’un homme coupable de la double honte et du triple sacrilège d’avoir été traître et apostat, d’avoir porté les armes contre son roi, contre sa patrie et contre Dieu ? contre le roi, à Pavie ; contre la France, sur maints champs de bataille, et contre Dieu à Rome, en portant une main parricide sur le vicaire de Jésus-Christ...
On comprend dès lors que le malheureux Jean de Bourbon ait fui à tout jamais, jusqu’au fond des Indes, le théâtre d’une aussi tragique destinée, et que cependant il ait tenu à relever par une noble vie le nom de son trop malheureux père ; qu’il ait surtout gardé au fond du cœur et transmis à ses fils l’ineffaçable amour de « la douce France » qu’il ne pouvait plus revoir !
À notre tour, nous exprimerons l’espoir que des hommes plus compétents dégagent la vérité de ces suppositions par lesquelles nous avons tenté de résoudre un problème d’histoire plein d’un incontestable intérêt. Les anciens élèves de l’École des chartes, qui rédigent avec tant d’autorité la Revue des questions historiques, nous paraissent pouvoir, mieux que personne, faire la lumière sur ce point.
Quant à ne voir dans le héros de ce récit qu’un imposteur, cela nous répugnerait, parce qu’il faudrait croire à une trop grande contradiction morale pour s’arrêter à cette conclusion sur un tel personnage. Nous répéterons avec M. Rousselet qu’on ne pourrait cependant, dans ce dernier cas, lui décerner l’épithète de vulgaire. Car ce devait être un homme de haute race et de rare talent que celui qui avait pu s’élever à une position si élevée dans cette cour d’Akber, laquelle était peut-être alors la plus brillante et la plus policée du monde. Il est non moins surprenant de voir les successeurs de cet homme se maintenir, jusqu’à notre époque, dans un rang à peine inférieur à la royauté, tout en restant fidèlement attachés au nom, aux coutumes chevaleresques et à la religion de leurs ancêtres.
Paru dans la Revue générale en 1874.