TROIS POÈTES BELGES

 

 

 

La poésie se meurt, la poésie est morte, répète-t-on de toutes parts ; les poètes s’en sont allés avec l’inspiration, et l’inspiration est étouffée sous les tendances matérialistes d’un siècle positif. À quoi bon écrire encore des vers ? La littérature en est surchargée, et elle gémit sous un poids inutile, fastidieux. La poésie n’est donc plus qu’un anachronisme ; se poser en poète, c’est jeter un défi au bon sens ainsi qu’au génie de notre époque.

Il y a du vrai et du faux dans ce jugement sévère. Il peut se justifier en fait, si on l’applique à l’ensemble des productions soi-disant poétiques que chaque matin voit éclore. De présomptueux versificateurs se croient quelque chose lorsqu’ils ont ajouté un cent et unième volume à cent volumes rimés sur le même ton, insipides échos les uns des autres, où le lecteur n’a rien à puiser ni pour l’esprit ni pour le cœur, où le style est tourmenté autant que la pensée est indécise et creuse. Arrière de pareils poètes ! Ils usurpent un nom qui n’est pas le leur. C’est leur faute si le public blasé n’accorde plus son attention aux œuvres qui méritent ses sympathies.

Toutefois, la poésie n’est pas responsable de ces attentats contre elle-même. Fille du ciel, elle conserve la jeunesse de l’immortalité. Elle épanche des trésors d’inspiration fraîche et pure sur ceux qui s’en rendent dignes par le culte du vrai, du bon, du beau. Mais ce culte exige de l’abnégation, du travail, des sacrifices. Trop souvent on voudrait être parfait et honoré, honoré surtout, sans avoir passé par les utiles et fécondes douleurs de l’initiation. On désirerait cueillir le rameau fleuri sans en avoir au préalable ôté les épines une à une. Si la main indiscrète ne gagne que des meurtrissures à ce téméraire effort, a-t-on le droit de se plaindre ?

Sans doute, le siècle asservi aux intérêts matériels est coupable ; mais les écrivains ne sont-ils pas, en grande partie, complices de ses fautes ? Ce sont eux qui divinisent la matière et l’orgueil. Les poètes chantent sans cesse la révolte contre le Ciel et prêchent le mépris de toute supériorité morale. Quand ils se renferment dans le monde réel, leur réalisme est tellement sec, tellement trivial, que l’âme n’y trouve aucun aliment pour ses nobles instincts. La poésie eut toujours le privilège d’embellir la nature ; elle montre, même dans la terre d’exil, les divins linéaments de la patrie mystique de l’homme. Mais, livrée aux mains qui la profanent, la poésie moderne ne sait plus qu’enlaidir même le laid ; elle ajoute à la nudité de la terre dépouillée de Dieu, et l’on peut dire d’elle, en forçant un texte de l’Écriture : aridam fecerunt manus ejus.

Voulez-vous être poètes dans la vraie et antique acception du mot ? Cherchez au ciel le feu sacré. Renoncez à toutes les fantaisies de l’amour propre infatué de lui-même, au genre maladif, vaporeux et faux qu’il a mis à la mode. Avant donc que d’écrire, apprenez à penser ; mais remontez aux sources divines de la pensée. Interrogez la nature, mais sachez voir dans toutes ses œuvres la main vivifiante du Créateur. Descendez au fond de votre cœur, mais de votre cœur épuré par l’amour de Dieu et par l’amour du prochain. Alors vous serez dignes de toucher l’instrument sacré, et sous vos doigts il rendra des sons justes et harmonieux. Vos vers offriront une nourriture saine, substantielle et salutaire. La foule les répétera avec respect ; vous serez les bienfaiteurs de l’humanité.

Prise en bloc, la poésie moderne a manqué à sa mission ; aussi est-elle frappée de stérilité. Elle a beau faire couler des torrents de vers sonores : ce sont des torrents de lave refroidie qui ne laissent sur leur passage que la ruine et le deuil. On s’en détourne avec effroi, avec dégoût. Les Titans imaginaires restent foudroyés dans leur impuissance sous la montagne qu’ils essaient de soulever. Leurs œuvres périront, car ce sont des œuvres de mort. L’oubli anticipé est la peine légitime de leur talent volontairement fourvoyé.

Plus on gémit sur les écarts du génie qui abuse des dons du ciel, plus on reporte les yeux avec bonheur sur un petit nombre d’esprits d’élite qui ont su résister à la contagion universelle. Famille de Noé restée pure au milieu d’une race corrompue, ils seront recueillis dans l’arche sainte pour renouer, entre le passé et l’avenir, la chaîne des traditions primitives, quand arrivera l’ère de rénovation dont l’approche est déjà saluée par tous les hommes doués de la seconde vue. Si leurs œuvres sont méconnues des contemporains, leur place est marquée d’avance avec honneur dans l’histoire de l’art et de l’humanité.

Petite de taille et modeste dans ses allures, la Belgique n’élève pas bien haut ses prétentions au milieu des peuples qui font du bruit sur la scène du monde. Elle ne dispute la suprématie à personne, et néanmoins elle compte des enfants dont elle a le droit d’être fière. Peut-être ne leur rend-elle pas assez justice. Peut-être, soutenus par des encouragements plus décidés, grandiraient-ils au point de se faire une renommée à l’étranger. Le génie rampe ou meurt s’il n’a des ailes d’or, a dit un jeune écrivain étouffé par l’indifférence publique. Cependant si la patrie a besoin de poètes pour la chanter, ne devrait-elle pas aider au déploiement de leurs ailes ?

Oui, la Belgique a des enfants qui lui font honneur, même dans l’ingrate carrière de la poésie. Nous ne voulons ni les surfaire par esprit de clocher, ni leur inspirer un orgueil qui serait funeste à leur talent naturel, ni les exposer à un parallèle écrasant avec des noms dont la célébrité rayonne au loin. Mais il nous est bien permis, en les envisageant en eux-mêmes tels qu’ils sont, de rendre justice à leur mérite réel et d’encourager leurs nobles efforts.

Nous avons là, sous la main, plusieurs volumes qui nous ont fait passer des heures délicieuses. Ils sont signés de noms belges auxquels le Journal de Bruxelles s’est toujours plu à rendre hommage. Placés dans des conditions sociales différentes, MM. Benoit Quinet, Auguste Daufresne de la Chevalerie et Agathon Marsigny sont évidemment de la même famille. Frères par le cœur comme par le talent, amis entre eux et dignes de l’être, ils offrent des traits de ressemblance, bien que chacun d’eux ait une originalité propre. Le sort les a réunis dans l’intelligente cité de Sainte-Wandru. Tous trois ont puisé l’inspiration à la même source, car tous trois sont chrétiens ; et c’est aussi ce qui leur donne une physionomie à part au milieu des poètes belges.

M. Benoît Quinet n’est pas un nouveau venu dans le monde littéraire. Bien jeune encore, il a débuté dans différents genres de composition, passant tour à tour du grave au doux, du plaisant au sévère, avec plus ou moins de bonheur. Une âme tendre s’allie en lui à un esprit vigoureux et sarcastique. Ce phénomène est moins rare qu’on ne le croirait au premier abord. Racine en est un illustre exemple. L’auteur d’Andromaque aiguisait l’épigramme en perfection ; ses deux lettres contre Port-Royal sont des chefs-d’œuvre d’ironie. Quant au poète montois, qui manie aussi bien la prose que les vers, sa vocation spéciale nous semble être la satire ; non pas la satire vulgaire qui répète avec plus ou moins d’élégance les lieux communs de l’école, mais la satire sociale, la seule que comporte notre siècle.

En effet, comment rimer encore sur des repas, sur l’avarice, sur les pédants, sur les embarras de la rue, en présence des catastrophes politiques qui ont éclaté hier ou qui éclateront demain ? Comment s’égayer sur les travers de l’individu, quand les travers de l’époque sont là, avec leurs causes effrayantes, avec leurs résultats imminents ? Celui qui a du cœur et de l’intelligence doit employer toutes les richesses dont Dieu l’a doté, pour combattre l’erreur, pour détruire le sophisme, pour éclairer les esprits, pour renverser les idoles auxquelles la foule aveugle prodigue l’encens en courant à sa perte.

Cette mission, M. Quinet l’a assumée avec courage. Il l’a remplie avec verve dans son Dantan chez les contemporains illustres. Avant que l’éloquence de M. Louis Veuillot eût tonné contre Bérenger, avant que la critique si fine, si ingénieuse de M. de Pontmartin se fût exercée, au nom du bon goût et de la morale, sur les chansons du trop célèbre poète, l’auteur du Dantan avait pris énergiquement à partie l’obscène et impie chantre du concubinage, qui ne respecta ni la sœur de charité ni les cheveux blancs de sa grand’mère. De même, toutes les folies révolutionnaires du progrès moderne éveillent le fouet vengeur du satirique. Son programme, auquel il est fidèle partout, se résume dans ces mots de sa préface : « Je hais l’erreur et le mal et je veux les combattre à outrance ; mais c’est aux idées seules que je fais la guerre. Hors de là, mon ennemi c’est celui qui ne sait pas que je l’aime. »

En effet, l’amour de l’humanité respire dans ses vers ; il perce dans ses plus mordants sarcasmes. Ses entrailles fraternelles sont émues de compassion pour les victimes de l’orgueil au moment même où il foudroie éloquemment l’orgueil, source de tous les maux pour l’homme, source impure d’où s’échappent, comme du fond de l’abîme, tous les sophismes, toutes les corruptions. Le poète chrétien obéit à ce cri du divin Rédempteur : « Misereor super turbam », lorsqu’après avoir considéré tant de misères sociales il épanche son âme dans les vers suivants :

 

        Oh ! oui, fils de l’orgueil, engeance révoltée,

        Oui, le vautour encor déchire Prométhée.

        Qu’importe !... pour la foi les larmes sont un don ;

        Dieu jette la douleur dans nos jours éphémères

        Comme le sel dans l’eau des fontaines amères ;

        La douleur, la douleur !... c’est presque le pardon.

 

        Qu’Épicure se taise !... Épicure est impie ;

        Non, l’homme ne naît pas pour jouir... l’homme expie ;

        Mais son châtiment même est providentiel ;

        Ses maux ne sont pas plus sans effet que sans cause,

        Son expiation couve une apothéose,

        Et la terre pour l’homme est le chemin du ciel.

 

        Ne nous offrez donc plus, faussaires d’Évangiles,

        Dans les vases sacrés vos boueuses argiles !

        Vous êtes des méchants, ou vous êtes des fous.

        Arrière, vains rêveurs, qui croyez tout parfaire

        Bâtissant Sybarris sur les flancs du Calvaire !...

        La Vérité n’a rien de commun avec vous.

 

        Non, pour eux le problème est toujours à résoudre ;

        Ils cherchent la lumière... ils trouveront la foudre !

        Mais nous les savons, nous, les sublimes secrets...

        Depuis dix-huit cents ans le Progrès se révèle...

        Soyons purs !... la voilà, notre Bonne-Nouvelle !

        Croire, Espérer, Aimer, voilà tout le Progrès !

 

        Eh ! que nous fait à nous, la douleur vengeresse ?

        Frères, la Charité, c’est notre forteresse !

        Oui, frères, notre vie est un rude chemin ;

        Mais de la Charité formons la sainte ligue...

        Et si parfois quelqu’un d’entre nous se fatigue,

        Ayons pour lui des bras, ou donnons-lui la main.

 

        Aimons-nous ! aimons-nous !... honni soit l’égoïsme !

        La Charité chrétienne est un saint communisme...

        À quelque place, enfin, que le sort nous ait mis,

        Ah ! rapprochons nos cœurs, soyons-nous secourables,

        Aimons les malheureux... aimons jusqu’aux coupables !

        Aimons nos bienfaiteurs... aimons nos ennemis !

 

        Aimons-nous ! aimons-nous ! plus de pensers contraires !

        Nous, les enfants du Christ, ne sommes-nous pas frères ?

        Oh ! oui, la Charité, c’est l’amour grand et fort ;

        Contre elle, en vain, les maux lancent leur flèche aiguë...

        Elle ne connaît pas la souffrance invaincue..,

        Un jour, sur le Calvaire, elle vainquit la mort !

 

        Et maintenant, orgueil, parle de ta puissance !

        Vante-nous tes trésors, ô superbe indigence !

        La bouche d’un croyant t’apprend la vérité...

        Orgueil, tu n’as jamais bâti que des ruines ;

        Et, dans nos champs créés pour les moissons divines,

        En tout temps on t’a vu semer l’aridité.

 

        Gloire à Dieu ! Le regard des nations tremblantes

        N’atteignait pas au front des Babels insolentes ;

        Les Titans avaient mis Ossa sur Pelion...

        La foudre a balayé les montagnes superbes,

        Et le front des Babels est caché sous les herbes

        Que fauche la charrue en creusant son sillon...

 

        Cessez, fils de l’orgueil, cessez votre œuvre vaine !

        Savez-vous qui fera l’apothéose humaine ?...

        Les trois filles du Christ humble, aimant, immortel,

        L’Espérance, l’Amour, la Foi, saintes compagnes...

        Un jour, vous les verrez soulever les montagnes ;

        Elles seules pourront escalader le ciel.

 

C’est sur un ton moins élevé mais sous une inspiration aussi pure, du moins en général, que chante M. Auguste Daufresne. Le cadre habituel de sa pensée est la chanson. Depuis ses débuts, encouragés par la faveur publique, ses progrès ont été sensibles. Toutefois, dans ses vers, l’expression ne répond pas toujours à l’idée, qui, par moment, est trahie par les défaillances d’une plume encore novice. Nous ne relèverions pas ce petit défaut si nous le croyions incurable. Le poète a trop de sève et de vie pour ne pas viser à la perfection dans la mesure de ses forces. Il ne verra dans notre critique bienveillante qu’un stimulant de plus à bien faire. Sa muse est chaste même quand elle folâtre sur des sujets légers au-dessous d’elle. Nous n’en regrettons que plus vivement de rencontrer parmi ses pièces de poésie, avec le souvenir odieusement classique du Bathylle d’Anacréon, l’éloge de ce Bérenger en qui l’on ne peut décemment saluer un chantre aussi rare qu’il est délicat dans ses goûts.

Hâtons-nous de reconnaître, pour être justes, que ce sont là des taches tout exceptionnelles. Le vers du poète est pur comme son âme. Enfant des Ardennes, il aime les champs, les montagnes, les bruyères, la douce verdure et le riant exil des bois. Les sites pittoresques du sol natal ont laissé en lui une empreinte ineffaçable. La vie des camps, au lieu de le corrompre, semble n’avoir fait qu’ajouter à sa franchise naturelle. Les souvenirs de la famille lui arrachent des mots qui partent du cœur. Il a parfois un air de parenté avec Hégésippe Moreau. Mais plus heureux que cet infortuné jeune homme, victime volontaire de ses passions désordonnées, M. Daufresne voit dans la nature la main de son auteur, bénit sa Providence et fait aimer ses lois. C’est par ce côté moral qu’il se rapproche de M. Quinet et que ses vers, d’ailleurs pleins de grâce et de fraîcheur, éveillent de si légitimes sympathies.

Au milieu d’une foule d’autres morceaux irréprochables à tous égards, nous mentionnerons : Le poète ardennais, L’aïeul des champs, Ma grand’mère, La fausse honte, La première communion des enfants. Ces pièces suffisent pour justifier nos éloges. Elles prouvent, en outre, quelle influence salutaire a exercée sur le jeune poète la vie de famille qui lui inspire tant de beaux vers.

Ainsi que l’a écrit une plume éloquente, chère aux catholiques belges, celle de M. Pierre de Decker, « c’est au sein de la famille que les idées se rectifient, que les sentiments s’épurent, que les habitudes se forment. Dans cette atmosphère d’union et de tendresse naissent d’elles-mêmes, sous le rayonnement de l’amour maternel, toutes les vertus que développe l’esprit de famille. Là on apprend à connaître l’autorité dans ce qu’elle a de plus réel et de plus pratique. Là on fait, à vrai dire, l’apprentissage de la vie. »

Heureux l’enfant resté fidèle au culte de la famille ! Il sera bon fils, bon époux, bon père, bon citoyen. Le pays comptera en lui un soldat modèle, dévoué à son roi, intrépide aux jours du danger, digne de célébrer la patrie et ses gloires, s’il a reçu du ciel le feu sacré. Tel est notre poète soldat. Au besoin il se montrerait l’émule de ce Koerner, dont il a chanté avec amour l’héroïque trépas.

Dans l’embarras du choix, bornons-nous à citer la pièce adressée à M. Eugène van Maldeghem. Le rythme en est facile et gracieux. Le talent de l’écrivain s’y joue avec aisance sans trahir le moindre effort. Le poète a compris l’artiste, et l’artiste méritait son hommage. On sait que pour M. van Maldeghem, l’art est l’objet d’un culte véritable qu’il ne profane point par la recherche d’une bruyante popularité. Modeste et recueilli, il s’isole dans la méditation du vrai pour arriver à la conception du beau. De là, ce cachet particulier dont portent l’empreinte ses toiles religieuses, que savent apprécier les intelligences d’élite. Son Christ a inspiré à M. Daufresne les strophes suivantes :

 

        Je l’ai tu ton Jésus prêchant sur la montagne,

                          Sa divine leçon.

        J’admire le beau ciel, les palmiers, la campagne

                          Et le pur horizon.

 

        Eugène, tu comprends et nous peins à merveille

                          L’œuvre du Créateur.

        Que ce site est brillant, que cette aube est vermeille

                          Autour du Rédempteur !

 

        Je me crois iransporté par ton puissant génie

                          Dans les champs d’Israël,

        Quand le Christ, étendant sur nous sa main bénie,

                          Célébrait l’Éternel !

 

        Il est là, revêtu de sa blanche auréole

                          Sous ce ciel embaumé ;

        Il est là, dévoilant dans chaque parabole

                          Son Père bien-aimé.

 

        Les Apôtres ravis, la Vierge et Magdelaine,

                          Le peuple et les enfants,

        Recueillent, à genoux, de sa voix souveraine

                          Les magiques accents.

 

        Les disciples, groupés autour du blond Messie,

                          Sont pleins de majesté :

        Mais, seul, le doux Sauveur reflète l’harmonie

                          De la Divinité.

 

        Les saintes femmes ont une empreinte idéale.

                          Ton suave talent

        Unit à la pudeur la grâce orientale

                          Sur leur front rayonnant.

 

        Ô pouvoir enchanteur créé par un artiste !

                          En voyant ce tableau,

        Le bon se réjouit et souvent l’égoïste

                          Se sent un cœur nouveau.

 

        Quand je fixais tes yeux sur ton œuvre sublime,

                          Je crus entendre et voir

        Le Christ qui nous prêchait, sous les murs de Solyme,

                          La Foi, l’Amour, l’Espoir !

 

Du poète ardennais à M. Marsigny la transition est facile. Lui aussi est ardennais ; la Vierge miraculeuse de Walcourt a protégé son berceau. Lui aussi est poète, et poète remarquable ; tel il se révèle avec éclat dans Les chants de la patrie et de la solitude. Avant l’apparition de ce volume, nous savions que M. Marsigny est un des membres les plus distingués du corps enseignant en Belgique. Dans ses Études sur Athalie, qui seront bientôt terminées, nous avions admiré l’un des ouvrages les plus judicieux qu’on ait écrits pour former le goût des jeunes gens. Ses poésies nous montrent qu’il sait joindre l’exemple au précepte, et qu’il peut lui-même être proposé comme un modèle littéraire.

Caractérisons en deux mots le talent de l’auteur : aux libres allures des écrivains modernes, il allie la pureté et l’ordre classiques. Nos plus brillants poètes sacrifient souvent la correction à l’éclat et la pensée à l’image. Une rime riche et sonore dissimule l’indigence de l’idée. Les phrases se succèdent comme des flocons de neige, sans lien, sans logique, parfois rencontrant juste, mais visant plutôt à flatter l’oreille qu’à satisfaire l’esprit. Ce désordre peut être l’effet d’un calcul ; à coup sûr il n’est pas toujours un effet de l’art. D’ailleurs, cette décadence dans la forme est corrélative à une décadence bien plus déplorable au point de vue moral.

On sent que M. Marsigny est nourri des bons classiques. Il a gagné dans leur commerce la sobriété, la clarté, la précision, la méthode. Sa phrase est correcte, élégante, lumineuse ; elle offre habituellement ce que nous pourrions nommer le tissu logique du style, qui accuse un esprit réfléchi, maître de sa pensée. Il ne sacrifie pas la raison à la rime. Il n’écrit que parce qu’il a quelque chose à dire ; et son vers, bien ou mal, comme s’exprime Boileau, dit toujours quelque chose. Le célèbre satyrique complétait son portrait en se nommant par modestie : Ami de la vertu plutôt que vertueux.

Il suffit de lire M. Marsigny pour affirmer hardiment qu’il est l’un et l’autre. Il aime la vertu, il la fait aimer parce qu’elle habite dans son cœur. En effet, tous ses vers exhalent un parfum de vertu auquel on ne saurait se méprendre. C’est un titre d’autant plus précieux aux sympathies des honnêtes gens qu’il est plus rare de nos jours. On ne saurait lire les poésies de M. Marsigny sans désirer de devenir meilleur. Hâtons-nous d’en citer un échantillon :

 

        Est-ce ta voix, Seigneur, qui dans mon cœur raisonne

        Quand, à l’heure du soir, j’entends autour de moi

        L’eau qui gazouille et fuit, la feuille qui frissonne ?

        Sur le monde assoupi qu’un ciel d’azur couronne,

        Est-ce toi qui répands l’espérance ou l’effroi ?

 

        Dieu que l’Archange adore, ô Créateur des mondes,

        Peux-tu prêter l’oreille aux terrestres concerts ?

        Quel charme trouves-tu dans le vain bruit des ondes,

        Dans la voix des vergers et des forêts profondes,

        Ou du roseau pliant sous la brise des mers ?

 

        Non, ce n’est pas pour toi, c’est pour ta créature

        Que les monts verdoyants ont de si doux échos,

        Les roses, des parfums, le feuillage, un murmure,

        Et, du riant matin jusqu’à la nuit obscure,

        Les champs, les flots, les cieux, tant de mouvants tableaux !

 

        L’homme sent en soi-même, au sein de ces merveilles,

        Que ton regard sur lui se fixe avec amour.

        L’hymne de l’univers a frappé ses oreilles ;

        Il l’écoute, ravi, le médite en ses veilles ;

        Et ton cœur lui répond de l’éternel séjour.

 

        Ô Dieu, ne cède pas au vœu de ma faiblesse,

        Si dans ce saint concert ma voix veut retentir !

        Mais si, pour un vain nom, j’oubliais ta tendresse,

        Verse à d’autres la gloire et sa brûlante ivresse,

        Et brise l’instrument qui n’a pu te servir.

 

        Ah ! Seigneur, laisse-moi, dans l’ombre et le mystère,

        Exhaler pour toi seul mes intimes transports ;

        Qu’importe que mes chants expirent sur la terre

        Sans même réveiller un écho solitaire,

        Si, quand je prends la lyre, à toi vont mes accords ?

 

Ces vers révèlent toute la souplesse du talent de l’auteur, l’harmonie de sa phrase, l’élévation de sa pensée, en même temps que sa modestie et sa résignation chrétienne. Rien de vague, rien de vaporeux, soit qu’il dessine un paysage, soit qu’il décrive des lieux chers à son souvenir, soit qu’il fasse entendre le langage de l’amitié, soit qu’il chante sur un ton digne de l’épopée ou de l’ode l’indépendance nationale, Léopold ou l’Ange de la patrie. C’est à la patrie, en effet, que sont consacrés ses premiers chants. Il l’exalte dans le passé, dans le présent et dans l’avenir, et le lecteur aime à répéter avec lui :

 

            Ainsi l’on a pu méconnaître,

            Ô Belgique, tes grands destins :

            Parfois tu sembles disparaître

            Dans l’ombre des siècles lointains.

            Voici qu’enfin s’ouvre ton ère,

            Et tu viens donner à la terre

            L’exemple, toujours respecté,

            Des travaux de l’intelligence,

            D’une industrieuse abondance

            Et d’une sage liberté.

 

Quoique le poète se soit exercé sur une foule de sujets sans connexité apparente, l’oeil observateur peut néanmoins saisir la pensée une qui se développe harmonieusement dans son ouvrage. Au premier livre, c’est le citoyen qui parle et se rend l’écho du sentiment national. Dans le second, intitulé Poétique de la vie, c’est l’homme qui aspire à la gloire, au bonheur ; il se heurte à mille déceptions sans perdre l’espérance, sans maudire ni médire, sans tomber dans le scepticisme de la misanthropie. Le renouvellement et l’essor de l’âme se manifestent au troisième livre, qui justifie bien ce titre. Le poète emploie les plus riches couleurs pour peindre, avec le crépuscule du soir, le crépuscule de la vie, qui, aux yeux des hommes de foi, est l’aurore d’un plus beau jour, l’avant-goût de cette félicité suprême à laquelle on aspire sans cesse, mais qui ne se rencontre que dans le sein de Dieu. Enfin, au quatrième livre, c’est le chrétien accompli, purifié, détaché de tout, qui réalise le désir de saint Paul : Cupio dissolvi et esse cum Christo. Il chante l’Eucharistie et les mystères ; il invoque Jésus et Marie. Pour les célébrer plus dignement, il traduit en beaux vers les cantiques de saint Alphonse de Liguori, le séraphique émule de saint François d’Assise dans la poésie sacrée. Nous ne pouvons résister au plaisir de citer le cantique dix-neuvième, adressé à Dieu.

 

        Dans ton éternité que n’ai-je reçu l’être ?

        Ne m’aimais-tu donc pas, ô mon unique bien ?

        Comme tu me connais j’aurais pu te connaître ;

        Mon amour en durée eût égalé le tien.

 

        Mon désir, ma pensée et ma béatitude

        C’est de puiser l’amour dans ton regard divin ;

        J’aurais senti par là croître la certitude

        De t’aimer, ô mon Dieu, sans mesure et sans fin.

 

        Quand sur la terre, hélas ! j’abaisse ma paupière,

        Je me dis, pénétré de honte et de douleur :

        Quoi ! pour un vil réduit, pour une fourmilière,

        L’homme insensé renonce à l’éternel bonheur !

 

        Ou souffrir, ou mourir, que ce soit ton partage ;

        Sur la terre, ô mon âme, il faut vaincre à tout prix.

        L’homme sous l’œil de Dieu gagne son héritage,

        Ou l’abîme implacable ou le beau Paradis.

 

Le recueil de M. Marsigny nous offre donc une espèce d’épopée intime, où l’âme est en scène ; mais la scène n’est pas agitée par l’orage des passions mises en relief. L’âme a subi le contrecoup des accidents de la vie sans s’y briser. Si elle a passé par toutes les vicissitudes des illusions du jeune âge et du découragement précoce, elle n’est point lassée de tout, même de l’espérance, comme celle du chantre des Méditations. Elle est sortie plus forte de ses douloureuses épreuves, dont elle ne fait pas mystère à ceux qui écoutent sa voix. Elle a monté l’échelle de Jacob, elle plane dans la sphère sereine où la religion lui verse la paix et la confiance ; le sentiment poétique y a gagné en pureté et en éclat.

Tout est lutte en ce monde, surtout pour l’homme, qui doit constamment combattre contre lui-même afin d’accomplir ses destinées éternelles. Mais cette lutte, à la fois intérieure et extérieure, est la condition essentielle de la vraie poésie. C’est ainsi que nous la présentent les vers de M. Marsigny, particulièrement dans le second livre où toutes les gradations du sentiment sont si bien marquées ; voilà le secret du charme qui nous attache à son volume. Ne le fermons pas sans lui emprunter encore une page qui fera mieux comprendre notre pensée :

 

        Voilà comment s’anime et grandit l’existence,

        Quand l’homme a de son cœur dominé l’inconstance

        Et de ses passions calmé l’emportement ;

        Voilà par quel secret l’angoisse d’un moment,

        Dont triomphe la grâce à la prière unie,

        Amène pour l’athlète une gloire infinie.

        C’est que la vérité, soleil de la raison,

        Peut seule de la vie éclairer l’horizon.

 

        Voilà la poésie ; et, soit que la parole,

        Pour la postérité formulant un symbole,

        Ajoute un nom de plus à ceux qui ne vont pas

        Tomber avec le siècle au gouffre du trépas,

        Soit qu’un esprit d’élite, une âme magnanime,

        N’ayant d’autre talent qu’une vertu sublime,

        Et ne demandant rien, le devoir accompli,

        Des siècles à venir n’attende que l’oubli,

        Il faut toujours que l’homme écarte de sa voie

        Les pièges d’une fausse et passagère joie,

        Que, loin du point obscur où le temps l’a jeté,

        Il porte les regards sur cette immensité,

        Demeure permanente où son âme ravie

        À sa source boira l’inépuisable vie,

        Où ses vastes désirs seront rassasiés,

        Sa mémoire vengée et ses pleurs essuyés.

 

        S’il se trompe et, séduit par l’éclat de la gloire,

        S’il croit que c’est assez d’étendre sa mémoire

        Pour apaiser sa soif de vie et de bonheur,

        Peut-être que son nom atteindra la hauteur

        Des grands noms que l’on voit entourés de lumière,

        Quand ceux qui les portaient ne sont plus que poussière ;

        Mais il n’aura pas su comprendre son destin ;

        Son cœur toujours trompé, languissant, incertain,

        Maudissant mille fois la part qu’il s’est choisie,

        Ne t’aura point connue, ô noble poésie,

        Qui dans l’âme humble et pure as toujours des autels,

        Et changes en héros les derniers des mortels.

 

 

H. D.

 

Paru dans le Journal de Bruxelles

et repris dans La Belgique en 1857.

 

 

 

 

 

 

 

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