Voyage aux régions équinoxiales du nouveau continent
PAR
MM. ALEX. DE HUMBOLDT ET AYMÉ BONPLAND
Parmi les ouvrages scientifiques dont notre siècle se glorifie à bon droit, il n’en est pas de plus remarquable que celui que deux savants, MM. Alexandre de Humboldt et A. Bonpland, ont publié sur l’Amérique Espagnole. Nous venons de le parcourir, et nous sommes encore étonnés et ravis que deux jeunes voyageurs, à leurs frais, et sans aucun autre stimulant que l’amour de la science, aient pu l’entreprendre et l’achever. Mais c’est que le véritable amour de la vraie science est une vraie inspiration : c’est la voix de Dieu retentissant au cœur de l’homme, et lui disant : « Va visiter mes œuvres ; à toi est donné de pénétrer dans les secrets de la nature, d’en dévoiler telle beauté cachée depuis le commencement du monde. » – Et alors l’homme conçoit un vaste dessein, et les difficultés ne le rebutent pas, et les obstacles le confirment dans sa pensée, et les périls l’aiguillonnent. Puis, peu à peu les plus grands obstacles disparaissent, et des secours inespérés se présentent ; c’est une brume épaisse qui dérobe le vaisseau voyageur à l’escadre ennemie ; c’est l’ouragan qui le respecte ; c’est le tigre qui détourne ses pas ; c’est une protection journalière qui veille sur lui ; et l’œuvre se fait ainsi que le Maître l’a dit. Qu’elle est grande et belle cette mission de l’homme, du savant, de venir dire ensuite ce qu’il a vu, ce qui lui a été dévoilé ! Avec quelle religieuse attention les hommes, ses frères, ne doivent-ils pas recueillir ses paroles, recevoir les communications qu’il a eues avec la nature, avec Dieu !
Aussi que de fois nous avons senti notre cœur ému, notre imagination exaltée, à la vue de ces brillants tableaux que M. de Humboldt fait passer sous nos yeux dans ses descriptions si neuves, si naturelles, si pittoresques, et surtout dans ces magnifiques planches où il fait revivre, pour le lecteur, les sites des montagnes, les monuments anciens, les grandeurs comme les bizarreries de cette nature, des régions équinoxiales, jeune, grande, vigoureuse, belle de sa seule beauté. Nous avons cru toucher de la main le sol de l’Amérique en touchant ces plantes, ces feuilles si bien dessinées, si bien coloriées ; il nous semblait respirer le charme de leur parfum. Comme le voyageur, on a monté avec effort et courage sur le sommet de la montagne, et puis, feuilletant ces magnifiques in-folios, on se repose des heures entières : on croit se promener dans ces sentiers incultes, à travers ces bois touffus ; et l’on admire cette tige, et l’on contemple ces feuilles, et l’on s’arrête longtemps devant cette fleur et ces fruits ; et là, on se sent délassé et payé de ses fatigues, et tournant de temps en temps la tête pour voir encore une fois, on se remet en roule. Ce n’est pas encore assez, M. de Humboldt ne se contente pas de ce qui frappe la vue, il examine et recueille tout ; le ciel, il en calcule la nuance, précise la place des étoiles, dit le degré d’humidité ou de chaleur de l’atmosphère ; les montagnes et les plateaux, il en détermine la situation, l’élévation au-dessus du niveau de la mer, rend compte de leur formation, de leur direction, les compare avec les montagnes et les plateaux de l’ancien monde ; il s’approche des volcans, descend dans le creux de ceux qui sont éteints, et comme un médecin qui applique sa main sur le cœur d’un malade, il vous dit le degré de chaleur de sa vie ; enfin rien de ce que l’homme peut connaître de la nature, par le secours de la science actuelle, n’échappe aux notes des savants voyageurs.
Quel vaste champ ouvert à l’imagination et à la curiosité de nos lecteurs ? Cependant ce n’est point de tous ces objets que nous pouvons et que nous devons les entretenir. Il est encore quelque chose de plus intéressant pour nous dans ce magnifique ouvrage : c’est l’action et l’influence de la religion catholique transplantée depuis trois siècles, dans ce monde nouveau ; c’est le souvenir des temps anciens conservé chez ces peuples longtemps oubliés et séparés du reste des hommes ; ce sont les traces de tous les grands évènements que nos livres racontent de la naissance du genre humain, et les preuves d’une filiation commune que M. de Humboldt a retrouvées chez les sauvages. Il fallait un tel homme pour recueillir, au milieu de ces peuples, que la nouvelle civilisation envahit, les derniers mots de leur langue, les derniers monuments de leur civilisation, lire et expliquer leurs hiéroglyphes qui tombent en dissolution, et que le temps et les révolutions anéantissent. Tel est le butin que nous allons recueillir dans les ouvrages de M. de Humboldt : nous espérons y trouver de nouvelles preuves à ajouter à celles que nous avons déjà données, nous osons le dire, si magnifiques et si parlantes, de la véracité de nos livres saints. Car c’est encore une remarque qu’il nous importe de faire, que si cet ouvrage est un monument élevé à la science, c’est en même temps un hommage rendu à la religion.
Les deux voyageurs, après des délais et des difficultés qui irritèrent plus d’une fois leur impatience, partirent enfin du port de la Corogne, le 5 juin 1799, munis de pleines permissions que leur avait données le Roi d’Espagne avec un empressement et une estime pour leur entreprise que les voyageurs savent dignement apprécier. Ils arrivèrent à Cumana, port de la Terre-Ferme, le 16 juillet, après 41 jours de traversée.
Comme l’on a souvent donné une très mauvaise et très fausse idée du caractère de ces nations, naguère toutes espagnoles, et gouvernées presque entièrement par des capucins et des moines, padres, nous croyons utile de citer le témoignage que M. de Humboldt rend à leur esprit de charité et d’hospitalité, esprit que l’on sait être propre au catholicisme.
Esprit d’hospitalité et de charité des Catholiques espagnols.
« L’hospitalité dans les colonies espagnoles est telle, qu’un Européen qui arrive sans recommandation et sans moyens pécuniaires, est presque sûr de trouver du secours s’il débarque dans quelque port pour cause de maladie.... J’ai vu les exemples les plus touchants de ces soins rendus, à des inconnus, pendant des années entières, et toujours sans amertume. On a dit que l’hospitalité était facile à donner dans un climat heureux, où la nourriture est abondante, où les végétaux indigènes fournissent des remèdes salutaires, et où le malade, couché dans un hamac, trouve sous un hangar l’abri dont il a besoin ; mais doit-on compter pour rien l’embarras causé dans une famille par l’arrivée d’un étranger dont on ne connaît pas le caractère ? Est-il permis d’oublier ces témoignages d’une douceur compatissante, ces soins affectueux des femmes, et cette patience qui ne se lasse point dans une longue et pénible convalescence ? On a remarqué qu’à l’exception de quelques villes très populeuses, l’hospitalité n’a pas encore diminué d’une manière sensible depuis le premier établissement des colons espagnols dans le Nouveau-Monde. Il est affligeant de penser que ce changement aura lieu lorsque la population et l’industrie coloniale feront des progrès plus rapides, et que cet état de la société, que l’on est convenu d’appeler une civilisation avancée, aura banni peu à peu la vieille franchise castillane 1. »
Visite aux missions des Indiens chaymas.
Nous croyons devoir faire précéder la relation de ce voyage de quelques réflexions que M. de Humboldt fait sur la conduite des Européens à l’égard des Américains et sur les avantages et les inconvénients du système adopté dans les missions : elles nous semblent extrêmement sages.
L’auteur s’étonne d’abord que tant de barbarie dans l’histoire de l’Amérique se trouve concorder précisément avec la renaissance des lettres en Italie, et de la part des Espagnols qui étaient alors une des nations les plus policées. « On aurait dit, ajoute-t-il, qu’un adoucissement général dans les mœurs devait être la suite de ce développement de l’esprit, de ces élans sublimes de l’imagination. Mais au-delà des mers, partout où la soif de la richesse amène l’abus de la puissance, les peuples de l’Europe, à toutes les époques de l’histoire, ont déployé le même caractère. On est moins surpris de l’effrayant tableau que présente la conquête de l’Amérique, si l’on se rappelle ce qui se passe encore, malgré les bienfaits d’une législation plus humaine, sur les côtes occidentales de l’Afrique. »
Après avoir décrit les abus effrayants de la puissance de quelques-uns des nouveaux conquérants , « enfin, dit M. de Humboldt, des Missionnaires firent entendre des paroles de paix. Il appartient à la Religion de consoler l’Humanité d’une partie des maux causés en son nom ; elle a plaidé la cause des indigènes devant les rois ; elle a résisté aux violences des commandataires ; elle a réuni des tribus errantes dans ces petites communautés que l’on appelle missions, et dont l’existence favorise les progrès de l’agriculture. C’est ainsi que se sont formés insensiblement, mais d’après une marche uniforme et préméditée, ces vastes établissements monastiques, ce régime extraordinaire, qui tend sans cesse à s’isoler, et place sous la dépendance des ordres religieux des pays quatre ou cinq fois plus étendus que la France 2. »
Après avoir rendu cet hommage aux missionnaires, M. de Humboldt demande avec beaucoup de convenance si cet état d’isolement, si ces institutions, si utiles d’abord, nécessaires même pour arrêter l’effusion du sang, et jeter les premières bases de la société, ne sont pas devenues contraires à ses progrès. Il pense que c’est à cet isolement qu’il faut attribuer l’état presque stationnaire des indigènes.
« Leur nombre, dit-il, a considérablement augmenté ; mais non la sphère de leurs idées. Ils ont perdu progressivement de cette vigueur de caractère et de cette vivacité naturelle qui, dans tous les états de l’homme, sont les nobles fruits de l’indépendance. En soumettant à des règles invariables jusqu’aux moindres actions de leur vie domestique, on les a rendus stupides, à force de les rendre obéissants. Leur nourriture est en général plus assurée, leurs habitudes sont devenues plus paisibles, mais assujettis à la contrainte et à la triste monotonie du gouvernement des missions, ils annoncent, par leur air sombre et concentré, qu’ils ont sacrifié à regret la liberté au repos. Le régime monastique, restreint à l’enceinte du cloître, tout en enlevant à l’état des citoyens utiles, peut servir quelquefois à calmer les passions, à consoler de grandes douleurs, à nourrir l’esprit de méditation. Mais transporté dans les forêts du Nouveau-Monde, appliqué aux rapports multipliés de la société civile, il a des suites d’autant plus funestes que sa durée est plus longue. Il entrave de génération en génération le développement des facultés intellectuelles ; il empêche les communications parmi les peuples ; il s’oppose à tout ce qui élève l’âme et agrandit les conceptions. C’est par la réunion de ces causes diverses que les indigènes qui habitent les missions se maintiennent dans un état d’inculture que nous appellerions stationnaire, si les sociétés ne suivaient pas la marche de l’esprit humain, si elles ne rétrogradaient point, par cela même qu’elles cessent d’avancer. »
Sans adopter toutes les idées de M. de Humboldt, nous avons pensé, qu’exprimées avec cette mesure, elles étaient dignes d’être offertes aux réflexions de nos lecteurs. On peut y voir une des raisons de la Providence et une des consolations et des espérances de la Religion dans la révolution qui afflige aujourd’hui ces contrées. Suivons-le maintenant dans son voyage.
« Ce fut le 4 septembre, à 5 heures du matin, que nous commençâmes notre voyage aux missions des Indiens Chaymas, et aux gorges de montagnes élevées qui traversent la Nouvelle-Andalousie. On nous avait conseillé, à cause de l’extrême difficulté des chemins, de réduire nos bagages au plus petit volume. Deux bêtes de somme suffisaient en effet pour porter nos provisions, nos instruments et le papier nécessaire pour sécher nos plantes. Une même caisse renfermait un Sextant, une boussole d’inclinaison, un appareil pour déterminer la déclinaison magnétique, des thermomètres et l’hygromètre de Saussure.....
« La matinée était d’une fraîcheur délicieuse. Le chemin ou plutôt le sentier qui conduit à Cumanacoa, suit la rive droite de Manzanarès, en passant par l’hospice des Capucins, situé dans un petit bois de gayac et de câpriers arborescents. En sortant de Cumana nous jouîmes du haut de la colline de San Francisco, pendant la courte durée du crépuscule, d’une vue étendue sur la mer, sur la plaine couverte de Béra à fleurs dorées et sur les montagnes de Brigantin. Nous étions frappés de la grande proximité dans laquelle se présentait la Cordillère avant que le disque du soleil levant eût atteint l’horizon. La teinte bleuâtre des cimes est plus foncée, leurs contours paraissent plus fermes, leurs masses plus détachées, aussi longtemps que la transparence de l’air n’est pas troublée par les vapeurs, qui, accumulées pendant la nuit dans les vallons, s’élèvent à mesure que l’atmosphère commence à s’échauffer.
« À l’hospice de la divine Pastora, le chemin se dirige vers le nord-est, et traverse pendant deux lieues un terrain dépourvu d’arbres et entièrement nivelé par les eaux.
« Après deux heures de chemin, nous arrivâmes au pied de la haute chaîne de l’intérieur, qui se prolonge de l’est à l’ouest, depuis le Brigantin jusqu’au Cerro de San-Lonenzo. C’est là que commencent de nouvelles roches et avec elles un autre aspect de la végétation. Tout y prend un caractère plus majestueux et plus pittoresque. Le terrain abreuvé par des sources est sillonné dans tous les sens. Des arbres d’une hauteur gigantesque et couverts de lianes s’élèvent dans les ravins ; leur écorce noire et brûlée par la double action de la lumière et de l’oxygène atmosphérique, contraste avec la fraîche verdure du pothos et du dracontium dont les feuilles coriaces et luisantes ont quelquefois plusieurs pieds de longueur..... À mesure que nous avancions, les arbres, tant par leur forme que par leur agroupement, nous rappelaient les sites de la Suisse et du Tyrol 3. »
Visite au couvent de Caripe dans la Nouvelle-Andalousie.
Bonne hospitalité des religieux ; leurs études, leurs efforts pour s’instruire. Hommage rendu à l’esprit de tolérance des Moines espagnols. Leurs travaux de défrichement et d’agriculture. Alcades et alguazils de race indienne. Douceur avec laquelle les indigènes sont traités.
« Une allée de Perséa nous conduisit à l’hospice des capucins aragonais. Nous nous arrêtâmes près d’une croix qui s’élève au milieu d’une grande place. Elle est entourée de bancs où les moines infirmes viennent dire leur rosaire. Le couvent se trouve adapté à un énorme mur de rochers taillés à pic, et tapissés d’une végétation épaisse. Les assises de la pierre, d’une blancheur éblouissante, ne paraissent que çà et là entre le feuillage. Il est difficile d’imaginer un site plus pittoresque ; il me rappelle vivement les vallées du comté de Derby, ou les montagnes caverneuses de Muggendorf en Franconie. Les hêtres et les érables de l’Europe sont remplacés ici par les formes plus imposantes du Ceiba et des palmiers praza et irasse. Des sources sans nombre jaillissent du flanc des rochers qui entourent circulairement le bassin de Caripe, et dont les fentes abruptes offrent, vers le sud, des profils de mille pieds de hauteur. Les sources naissent pour la plupart de quelques crevasses ou gorges étroites. L’humidité qu’elles répandent favorise l’accroissement des grands arbres, et les indigènes qui aiment les lieux solitaires, forment leurs Conucos le long de ces crevasses. Des bananiers et des papayers y entourent des bouquets de fougères arborescentes. Ce mélange de végétaux, cultivés ou sauvages, donne à ces lieux un charme particulier. Sur le flanc nu des montagnes on distingue de loin les sources par des masses touffues de végétation, qui d’abord semblent suspendues en arc, et puis, en descendant dans la vallée, suivent les sinuosités des torrents.
« Nous fûmes reçus avec le plus grand empressement par les moines de l’hospice. Le père gardien ou supérieur était absent ; mais averti de notre départ de Cumana, il avait pris les soins les plus empressés pour nous rendre notre séjour agréable. L’hospice a une cour intérieure entourée d’un portique comme un couvent d’Espagne. Cet endroit nous offrit beaucoup de commodité pour établir nos instruments et pour en suivre la marche.
« Nous trouvâmes dans le couvent une société nombreuse : de jeunes moines, récemment venus d’Espagne, étaient au point d’être répartis dans les missions, tandis que de vieux missionnaires infirmes cherchaient leur convalescence dans l’air vif et salutaire des montagnes de Caripe. Je logeai dans la cellule du gardien qui renferme une collection de livres assez considérable. J’y trouvai avec surprise près du Teafro critico de Feijo et des Lettres édifiantes, le Traité d’Électricité de l’abbé Nollet. On dirait que le progrès des lumières se fait sentir jusque dans les forêts de l’Amérique. Le plus jeune des moines-capucins de la dernière mission 4 avait apporté une traduction espagnole de la Chimie de Chaptal. Il comptait étudier cet ouvrage dans une solitude où, pour le reste de ses jours, il devait être abandonné à lui-même. Je doute que le désir de l’instruction se conserve chez un jeune religieux isolé aux bords du Rio-Tigre : mais ce qui est certain et très favorable pour l’esprit du siècle, c’est que pendant notre séjour dans les couvents et les missions de l’Amérique, nous n’avons jamais éprouvé aucune marque d’intolérance. Les moines de Caripe n’ignoraient pas que j’étais né dans la paitre protestante de l’Allemagne. Muni des ordres de la cour, je n’avais aucun motif de leur cacher ce fait : cependant jamais aucun signe de méfiance, aucune question indiscrète, aucune tentative de controverse n’ont diminué le prix d’une hospitalité exercée avec tant de loyauté et de franchise.
« Le couvent est fondé dans un site qui fut appelé anciennement Aréocuar. Sa hauteur au-dessus du niveau de la mer est à peu près la même que celle de la ville de Caracas, ou de la partie habitée des montagnes Bleues de la Jamaïque. Aussi la température moyenne de ces trois points, qui sont tous renfermés entre les tropiques, est à peu près la même. À Caripe, on sent le besoin de se tenir couvert pendant la nuit, surtout au lever du soleil....... La température moyenne de Caripe est égale à celle du mois de juin à Paris, où cependant les chaleurs extrêmes sont de 10 degrés plus fortes que dans les jours les plus chauds de Caripe.......
« L’expérience a prouvé que le climat tempéré et l’air raréfié de ce site sont singulièrement favorables à la culture du cafier qui, comme on le sait, se plaît sur les hauteurs. Le supérieur des capucins, homme actif et éclairé, a donné à la province cette branche nouvelle de l’industrie agricole. On avait cultivé jadis de l’indigo à Caripe, mais le peu de fécule que rendait cette plante qui demande de fortes chaleurs, en a fait abandonner la culture. Nous trouvâmes dans le conaco de la Commune beaucoup de piaules potagères, du maïs, de la canne à sucre et 5000 pieds de cafier qui promettaient une bonne récolte. Les religieux espéraient d’en tripler le nombre dans peu d’années.
« On ne peut s’empêcher de remarquer cette tendance uniforme qui se manifeste au commencement de la civilisation dans la politique de la hiérarchie monacale. Partout où les couvents n’ont point encore acquis de richesses, dans le nouveau continent comme dans les Gaules, en Syrie comme dans le nord de l’Europe, ils exercent une influence heureuse sur le défrichement du sol et sur l’introduction des végétaux exotiques. À Caripe, le conuco de la commune offre l’aspect d’un grand et beau jardin. Les indigènes sont tenus d’y travailler tous les matins de 6 à 10 heures. Les alcades et les alguazils de race indienne surveillent les travaux. Ce sont les grands officiers de l’État, qui seuls ont le droit déporter une canne, et dont le choix dépend du supérieur du couvent. Ils attachent beaucoup d’importance à ce droit. Leur gravité pédantesque et silencieuse, leur air froid et mystérieux, leur amour pour la représentation à l’église et dans les assemblées de la commune font sourire les Européens. Nous n’étions pas encore accoutumés à ces nuances du caractère indien, que nous avons trouvées les mêmes à l’Orénoque, au Mexique et au Pérou, parmi des peuples qui diffèrent par leurs mœurs et leurs langages. Les alcades venaient tous les jours au couvent, moins pour traiter avec les moines des affaires de la mission, que sous le prétexte de s’informer de la santé des voyageurs récemment arrivés. Comme nous leur donnions de l’eau-de-vie, leurs visites devinrent plus fréquentes que ne le désiraient les religieux.
« Pendant tout le temps que nous avons passé à Caripe et dans les autres missions Chaymas, nous avons vu traiter les Indiens avec douceur. En général, les missions des capucins aragonais nous ont paru gouvernées d’après un système d’ordre et de discipline qui malheureusement est peu commun dans le Nouveau-Monde. Des abus qui tiennent à l’esprit général des établissements monastiques ne peuvent être imputés à aucune congrégation en particulier. Le gardien du couvent fait vendre le produit du conuco de la commune, et puisque tous les Indiens y travaillent, tous prennent aussi une part égale au gain. Ou distribue du maïs, des vêtements, des outils, et, à ce qu’on assure, quelquefois de l’argent. Ces institutions monastiques ressemblent aux établissements des frères moraves ; elles sont utiles aux progrès d’une société naissante, et dans les communautés catholiques qui sont dirigées sous le nom de missions, l’indépendance des familles et l’existence individuelle des membres de la société sont plus respectées que dans les communautés protestantes qui suivent les règles de Zinzendorf. »
Grotte de Caripe. Traditions indiennes. Les deux principes ; le séjour des âmes, bonheur des justes, punition des méchants.
Il y a près de la mission de Caripe une caverne fameuse, appelée la Cuexa du Guacharo. Ce nom lui vient de ce qu’elle est peuplée par des oiseaux nocturnes, nommés guacharos, que les naturels tuent pour fondre leur graisse, qui sert d’huile à cette mission. Nous n’entrerons pas dans la description de cette caverne, mais nous ne pouvons laisser échapper quelques traditions des Indiens que cite M. de Humboldt à propos de la crainte qu’ils témoignent de pénétrer dans le fond.
« Les indigènes attachent des idées mystiques à cet antre habité par des oiseaux nocturnes. Ils croient que les âmes de leurs ancêtres séjournent au fond de la caverne. L’homme, disent-ils, doit craindre des lieux qui ne sont éclairés ni par le soleil, Zis, ni par la lune, Nuna. Aller rejoindre les guacharos, c’est rejoindre ses pères, c’est mourir. Aussi les magiciens, Piaches, et les empoisonneurs, Imorons, font leurs jongleries nocturnes à l’entrée de la caverne, pour conjurer le chef des mauvais esprits, Ivorokiamo. C’est ainsi que se ressemblent, dans tous les climats, les premières fictions des peuples, celles surtout qui tiennent à deux principes gouvernant le monde, au séjour des âmes après la mort, au bonheur des justes et à la punition des coupables. Les langues les plus différentes et les plus grossières offrent un certain nombre d’images qui sont les mêmes..... Les ténèbres se lient partout à l’idée de la mort. La grotte de Caripe est le tartare des Grecs, et les guacharos qui planent au-dessus du torrent, en poussant des cris plaintifs, rappellent les oiseaux stygiens. »
Paru dans Annales de philosophie chrétienne en 1831.
1 Voyage aux régions équinoxiales ; t. II, ch. IV, p. 239, édit. in-8o.
2 Voyage aux régions équinoxiales ; t. III, p. 5.
3 Voyage aux régions équinoxiales ; t. III, p. 6.
4 Outre les villages dans lesquels les indigènes sont réunis et gouvernés par un religieux, on appelle Mission, dans les colonies espagnoles, les réunions de jeunes moines qui partent à la fois d’un port d’Espagne pour recruter les établissements monastiques, soit dans le Nouveau Monde, soit aux îles Philippines ; de là l’expression : aller à Cadix chercher une nouvelle mission.