Le parti de la révolution en Russie
par
Alfred ANSPACH
Le sang a coulé à Moscou, et quelle en a été la cause ? Se fiant sur la faiblesse du gouvernement légal, une faction s’est formée, composée de sectaires aveuglés par un dogme, de fanatiques d’idées non digérées, qui, pour arriver à leurs fins, ne reculent devant rien. « La fin justifie les moyens », telle est leur devise. Leurs paroles mêmes condamnent leurs actes. Hier ils ont exagéré les droits des gouvernés jusqu’à supprimer tous les droits des gouvernants, aujourd’hui ils exagèrent les droits des gouvernants jusqu’à supprimer ceux des gouvernés. À les entendre, le peuple est le seul souverain, et ils le traitent en esclave ; à les entendre, le gouvernement ne doit être qu’un valet, et ils lui donnent les prérogatives d’un despote. Tout ce qui vient de l’autorité légale est un crime, et ils punissent comme un crime tout ce qui résiste à leur autorité. Ils proclament la souveraineté du peuple, et ils la ramènent à leur propre souveraineté. La chose publique est à eux, et la chose publique se compose, suivant eux, de toutes les choses privées, corps et biens, âmes et consciences. Ils ne tiennent pas leur mandat d’un vote ; peu importe, ils agissent. Ils se croient seuls patriotes, seuls capables de commander ; car, disent-ils, leur mandat leur a été conféré par la Vérité, la Raison et la Vertu.
Pour arriver à leurs fins, n’ayant que leurs propres intérêts en vue, ils trompent de toute manière le peuple ignorant. Ces démagogues ont fait briller un avenir lumineux aux yeux des ouvriers et des adeptes inconscients du mouvement, recrutés en partie parmi les intellectuels, et ils sont parvenus à se les associer. Forts de cette première victoire, ils se sont servis de ces instruments aveugles qu’ils avaient en leur pouvoir pour répandre partout le mensonge ; et ainsi, leur armée, qui, au fond, ne devait être pour eux que de la chair à canon, s’est considérablement accrue. Ils mentent dans leurs proclamations en exagérant leurs succès, en les présentant comme un pas en avant vers la liberté et en méconnaissant à dessein la force des partis adverses. Ils mentent lorsqu’ils déclarent dans leurs circulaires aux ouvriers que le peuple se lèvera en masse contre l’absolutisme. Ils trompent le paysan et, sachant qu’une révolution n’est possible en Russie que si le tzar l’ordonnait, ils apparaissent dans les villages en uniforme, avec une suite nombreuse et une quantité de manifestes, où il est dit que le bon tzar donne aux paysans toutes les terres et qu’ils peuvent les enlever à leurs possesseurs.
Ils trompent soldats et matelots en leur déclarant que le tzar désire la révolution comme le seul moyen de se délivrer de la bureaucratie et de la noblesse. Puis les voilà qui annoncent la banqueroute de l’État et disent que le gouvernement joue avec l’argent des caisses d’épargne ; et ils engagent leurs adeptes à retirer leurs dépôts. Et eux, ils jouent à la baisse, ne reculant ni devant le sang répandu, ni devant la ruine de la richesse nationale. Ils interrompent toute communication, poussent partout aux désordres et appellent le peuple aux armes. On sait qu’à Moscou les révolutionnaires ont reçu un puissant renfort le jour où fut répandu le bruit qu’à Saint-Pétersbourg tout était fini, qu’un gouvernement temporaire s’était installé au Palais d’Hiver et que le peuple lui avait juré fidélité. Les postes et télégraphes et les chemins de fer ne fonctionnaient que pour eux. Et tous ceux qui osent les contredire sont désignés sous le nom de membres de la bande noire. Ils essayent par tous les moyens de terroriser, ils ont allumé les passions, ils ont exalté les esprits ; et à quoi ont-ils abouti ? À Moscou, le sang a coulé et les ruines se sont accumulées !
Comment nous expliquer tout ce dont nous sommes témoins ? Une doctrine ne séduit les hommes que par les promesses qu’elle leur fait. Elle nous agrée, non pas parce que nous la croyons vraie, mais nous la jugeons vraie parce qu’elle nous agrée, et le fanatisme que l’on ressent pour elle a pour source un besoin avide, une passion secrète, une accumulation de désirs inavoués. Camille Desmoulins le reconnaissait quand il disait : « Notre révolution purement politique a ses racines dans l’égoïsme et dans les amours-propres de chacun, de la composition desquels s’est composé l’intérêt général. »
Or, dans toute révolution, nous voyons que les démagogues naissent de la décomposition sociale. Leur principe est un axiome politique, et comme l’axiome est composé d’idées simples, ces idées sont, dans le cas qui nous intéresse, l’homme en général, les droits de l’homme, le contrat social, la liberté, l’égalité, la raison, la nature, le peuple, le tyran. Ces idées remplissent le cerveau du sectaire. Il n’a nul souci des hommes réels ; il impose son moule à la matière humaine, sans penser qu’elle est multiple, complexe : paysans, ouvriers, bourgeois, prêtres, nobles, avec leurs croyances, leurs inclinations, leur volonté. Rien de tout cela ne peut entrer dans son esprit. Le socialisme égalitaire qu’il rêve ne veut pour citoyens que des automates, simples outils aux mains de l’État, tous semblables, tous parfaitement maniables, dont la conscience et l’honnêteté ne doivent pas protester. Quiconque est cultivé, réfléchit, pense et veut par lui-même, est un contre-révolutionnaire. Il crie à la nation qu’il tient sous sa férule : « Sois grossière pour devenir républicaine ; redeviens sauvage pour montrer la supériorité de ton génie ; quitte les usages d’un peuple civilisé pour prendre ceux d’un galérien ; défigure la langue pour l’élever ; parle comme la populace, sous peine de mort…, et prouve ton civisme par l’absence de toute éducation. » Et cela est vrai. L’éducation, les manières douces et aimables, la culture d’esprit, tous les dons de la nature seront bientôt ici autant de causes de proscription. Le programme des révolutionnaires est de refondre dans un même moule toute la nation, et nous finirions par entendre ces sinistres paroles que Pinson, secrétaire des prisons de Toulouse, tenait au vieux duc de Gramont : « Citoyen, ta détention est un moyen de conversion que la patrie te ménage... Parle, quels sont tes sentiments ? Expose-nous tes principes. As-tu seulement renoncé à la morgue de l’ancien régime ? Crois-tu à l’égalité établie par la nature et décrétée par nous ? Quels sans-culottes fréquentes-tu ? Ta cellule n’est-elle pas le réceptacle des aristocrates ? C’est moi qui, à l’avenir, ferai ta société, c’est moi qui te ferai connaître les principes républicains, qui te les ferai aimer et qui me charge de te corriger. »
Et la masse ignorante croit à ces sectaires aveuglés, à ces trompeurs raffinés. Ne l’oublions pas ! Le peuple ajoute foi aux choses les plus invraisemblables. Le paysan français n’a-t-il pas cru ceux qui lui disaient que Louis XVI baignait ses enfants dans le sang de ses sujets ? Assez de tromperies ! Que tous les vrais amis de l’humanité se lèvent comme un seul homme, guidés par cette belle parole de Camille Desmoulins : « Je ne veux pas que tous portent des sabots, mais je veux que tous portent des souliers vernis. »
N’oublions pas que la vraie, la seule liberté digne de ce nom, c’est l’affranchissement de toutes servitudes. Or, y a-t-il servitude pire que l’ignorance et la misère ? La conscience est libre, mais qu’importe au peuple si, après avoir perdu ses croyances religieuses, il ne reçoit pas en échange une forte croyance morale ? Le travail est libre, mais qu’importe au peuple si, après avoir perdu les instruments de travail, il ne trouve pas l’emploi de ses bras ? La liberté, n’est-ce pas le pouvoir de développer ses facultés sous l’empire de la justice et de la loi ? Aussi, pour donner ce pouvoir au peuple, ne faut-il pas avant tout et sans perte de temps lui donner la possibilité de s’instruire en fondant des écoles, lui fournir ce dont il a besoin pour nourrir et élever ses enfants, et enfin lui donner quelque confort dont il manque entièrement en Russie ? Et alors il saura se défendre lui-même contre toute idée subversive. Mais, en toute chose, il importe de commencer par le commencement. Or, en Russie, c’est l’ignorance et la misère qu’il s’agit d’abord de faire disparaître.
Alfred ANSPACH.
Paru dans la Revue des études franco-russes en 1906.