Les accents mystiques

de Alfred de Musset

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri d’ARLES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Parler de sentiment religieux, à propos de Alfred de Musset, peut sembler aux esprits superficiels un paradoxe. La vie de cc poète a été en effet tout ce que l’on veut, si ce n’est édifiante. Et l’on ne saurait, certes, mettre à son œuvre, « pour symbole et pour enseigne cette fleur, plus que nulle autre blanche, c’est le lys ». – selon une expression très fine qu’il est piquant de relever sous la plume grasse de maître Rabelais. Musset s’est abandonné très jeune ; et il est mort à quarante-sept ans avant d’avoir connu les jours de sagesse.

Pourtant – et cela s’est vu depuis et sans doute de tout temps, mais rarement avec la même intensité – l’inquiétude religieuse, et comme l’impression du divin, le remords de la faute, l’aspiration vers le charme de l’innocence, ont suivi Musset au milieu du vertige qui emportait ses belles facultés ; et cette disposition semble même n’avoir jamais été plus forte que lorsqu’il paraissait davantage abandonné à toutes les illusions. L’on pourrait faire tout un recueil avec les inspirations que lui a dictées une sorte de ferveur mystique. Dans ces élans qui l’ont poussé vers Dieu, tout n’est pas de la même qualité. Ses prières, quand elles ne se méprennent pas sur leur objet – et cela leur arrive, et alors elles sont plus que vaines – sont souvent incomplètes, parfois traversées de doutes et de blasphèmes. Il est certain qu’il a prié : cet enfant qui se donnait comme la victime la plus éclatante de la maladie du siècle, a subi également, et à un degré rare, la nostalgie du divin. « Je voudrais, a-t-il dit, regarder le ciel sans m’en inquiéter. »

 

          Je ne puis... Malgré moi 1’infini me tourmente,

          Je n’y saurais songer sans crainte et sans espoir.

 

Or, ce tourment s’est exhalé en des cris parfois très purs, lesquels, par leur vérité de ton et la sublimité de leur essence, peuvent soutenir la comparaison avec les plus belles formules de notre littérature religieuse. Mais le poète ne plane pas longtemps dans ces hauteurs sacrées. Il est loin d’être toujours orthodoxe ou de toujours invoquer Dieu à bon escient ; il croit peut-être qu’il suffit d’implorer son nom et de lui crier : « Seigneur ! Seigneur ! » pour avoir droit à sa pitié. Les tendances mystiques de Alfred de Musset sont donc mêlées à beaucoup d’éléments imparfaits et entachées d’erreurs. Du moins, elles sont réelles et méritent que l’on s’y arrête pour les analyser, en distinguer le bon et le faible, et pratiquer à leur égard ce que nos vieux auteurs appellent « le discernement des esprits ».

 

*   *   *

 

Le mysticisme est un état de l’âme qui la fait adhérer à l’idéal divin par toutes les facultés de l’esprit et surtout par l’amour. C’est beaucoup plus que la simple croyance. L’on peut avoir soumis sa raison à tous les dogmes et accepté les révélations de l’ordre surnaturel, sans être pour cela mystique. Il y a des intelligences qui se tiennent fermes dans la foi sans éprouver de ces mouvements qualifiés de mystiques, parce qu’ils supposent précisément l’enthousiasme et comme l’ivresse du mystère. L’âme veut s’unir, s’identifier en quelque sorte avec l’infini ; elle veut se fondre en l’essence inconnue. Dieu apparaît comme un océan d’amour en lequel on veut se perdre, s’abîmer. Le vrai mysticisme, c’est déjà la sainteté. Et sainteté veut dire parfaite santé de l’âme, tant au point de vue de l’adhésion de l’esprit à un enseignement supérieur et divin qu’à celui de l’harmonie de la vie avec l’ordre moral.

La vie et l’œuvre de Musset n’offrent guère l’exemple d’une pareille condition. Si l’on caractérise de mystique la meilleure partie de ses poèmes, ce ne peut être que par une extension de ce mot, et en le prenant dans son sens le plus large et le plus compréhensif. Il a dit, en effet, dans la Confession d’un enfant du siècle : « Ma religion, si j’en avais une, n’avait ni rite ni symbole, et je ne croyais qu’à un Dieu sans forme, sans culte et sans révélation. » L’on conviendra qu’il est difficile d’accorder avec le mysticisme traditionnel une disposition religieuse aussi primitive. Sans récuser cet aveu, et encore que bien des notions fausses et étrangères aient obnubilé ses inspirations, encore que le rayon surnaturel n’ait brillé dans son âme que par intermittence, Musset a vu et a senti passer Dieu. À partir d’une certaine époque surtout, la grande ombre de l’Éternel s’est projetée sur lui d’une façon plus directe. Elle lui apparaissait accompagnée de fantômes et de chimères peu dignes de sa Majesté. Mais enfin elle était là. Et son image altérée avait encore assez d’éclat pour que le poète la préférât à ses grossières idoles. Sa beauté voilée ne laissait pas d’exercer sur lui un immatériel empire, de mettre dans son cœur l’inquiétude de la vertu idéale. Si Musset ne se trouvait pas assez pur pour s’éprendre uniquement de son charme austère et doux, du moins lui a-t-il rendu hommage, et a-t-il sincèrement déploré les attaches qui le retenaient loin de son essence immaculée.

Ses premières œuvres nous offrent, à cet égard, des documents plutôt rares et sans physionomie bien précise. Musset est alors heureux, autant qu’on peut l’être, en oubliant tous les devoirs qui ennoblissent l’existence. Et s’il est vrai que le bonheur n’a pas d’histoire, ce ne sont pas les productions de ces années, ces « vers d’un enfant », comme il a dit, qui nous renseigneront beaucoup sur sa psychologie mystique. Beau, élégant, inspiré, il est tout à la joie, à la jeunesse et à l’amour, il brûle sa vie. Cc n’est pas à dire qu’on ne surprenne çà et là, dans ces poèmes qui vont de sa dix-huitième à sa vingt-deuxième année – car Musset a été un génie extraordinairement précoce, et qui, par sa faute, ne devait jamais arriver à la pleine maturité –

 

          Mes premiers vers sont d’un enfant,

          Les seconds d’un adolescent,

          Les derniers à peine d’un homme ;

 

ce n’est pas à dire qu’on n’entende, dans ces œuvres de l’enfance, des notes annonciatrices de ses futurs accords vaguement religieux. Ainsi, dans Portia, on le voit préluder à des thèmes qui reviendront plus tard sur sa lyre, quand il s’essaie à rendre l’impression sainte qui se dégage de nos églises :

 

          L’église était déserte...

          Les orgues se taisaient, les lampes immobiles

          Semblaient dormir en paix sous les voûtes tranquilles ;

          Solitudes de Dieu, qui ne vous connaît pas ?

          Dômes mystérieux, solennité sacrée,

          Quelle âme, en vous voyant, est jamais demeurée

          Sans doute et sans terreur ?

 

Le Saule, fragment vaporeux comme un paysage d’Écosse, et difficile à bien comprendre, contient des accents que l’auteur reprendra ailleurs avec une force nouvelle sur l’origine céleste de la musique, la prière, et tout ce que les cloîtres voient fleurir de sacrifices obscurs et de silencieux renoncements ; car le drame qui se déroule ici a son dénouement dans une cellule de monastère :

 

          Des pleurs, un crucifix, des femmes à genoux.

          Ô sœurs, ô pâles sœurs, sur qui donc priez-vous ?

          Qui de vous va mourir ? qui de vous abandonne

          Un vain reste de jours oubliés et perdus ?

          Vous attendez la mort dans des habits de deuil ;

          Et qui sait si pour vous la distance est plus grande

          Ou de la vie au cloître, ou du cloître au cercueil ?

 

Mais, le Musset des premières années n’a pas le temps de se préoccuper sérieusement de l’au-delà. Le nom de Dieu flotte de loin en loin dans ses poèmes ; on ne peut soutenir qu’un réel sentiment religieux les imprègne. L’on y surprend de vagues réminiscences évangéliques, des situations équivoques auxquelles le souvenir de Jésus est bien à tort entremêlé. Rien de saillant ni de vécu ne nous indique que l’âme du poète ait besoin d’infini. Quant aux notations attendries que lui inspirent nos vieilles églises ou l’image des cloîtres, il ne faudrait pas s’en exagérer l’importance ni proclamer en termes absolus qu’elles sont 1’indice d’un cœur naturellement porté au mysticisme. Sans nier ce qu’elles peuvent avoir de louable, il y a là beaucoup de « métier », et je rappelle que c’était l’un des thèmes favoris du romantisme, et qu’il était comme de règle, dans l’école, d’exalter l’art issu de la vie monastique ou de paraître ému à l’aspect des voûtes gothiques, et dans la pénombre des nefs où le moyen âge avait incarné son idéal de foi.

Mais voici venir l’époque où la question religieuse va se poser à l’esprit, et surtout au cœur du poète, et lui fera trouver parfois des accents d’une vérité parfaite et d’un sentiment naïf et pur.

Déjà il l’aborde dans son Rolla, mais la solution qu’il lui donne est loin de nous satisfaire. Rolla attribue sa condition de pauvre être dégradé à l’influence des doctrines du dix-huitième siècle, celles de Voltaire en particulier, qu’il a pour ainsi dire sucées avec le lait, et qui empoisonnaient l’atmosphère où il a grandi. Et le voilà qui s’emporte en une série d’apostrophes et d’anathèmes contre les encyclopédistes, et surtout contre le patriarche de Ferney, qu’il rend responsables du mal dont il souffre, lui et sa génération. C’est, en vers, l’ordre de pensées qu’il reprendra avec plus de détails dans les premiers chapitres de la Confession d’un enfant du siècle. Émile Faguet, qui traite Rolla de « grand niais » – ce qu’il faut concéder – dit qu’il n’y a pas dans toutes ces tirades un seul argument proprement philosophique dont on puisse se faire une arme contre les principes du dix-huitième siècle. Mais Musset n’a jamais posé au philosophe. C’est un pauvre enfant qui déplore sa misère morale, et qui s’en prend comme il peut aux doctrines qui l’auraient causée. À défaut de raisonnement solide, j’avoue qu’il y a dans ces imprécations un ton de sincérité qui ne laisse pas que de toucher. Toutefois, quelle erreur de sa part de généraliser à outrance et de croire que ce même dix-huitième siècle, pour avoir ruiné en lui la foi et les mœurs, pour avoir fait mourir la foi au Christ dans son cœur et dans le cœur de sa génération, a porté un coup suprême à la personne auguste du Verbe fait chair :

 

          Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ;

          Sous ton divin tombeau le sol s’est dérobé :

          Ta gloire est morte, ô Christ, et sur nos croix d’ébène,

          Ton cadavre céleste en poussière est tombé !

 

L’on peut mourir au Christ sans que ce malheur affecte la vie débordante dont le Christ est la source. Et si générale que puisse être l’impiété dans le monde, il y aura toujours des âmes pour confesser le Maître et pour s’abreuver de son sang. Sans doute le poète chante en vers magnifiques

 

          Le temps où se faisait tout ce que dit l’histoire,

          Où, sur les blancs autels, les crucifix d’ivoire

          Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait,

          Où la vie était jeune, où la mort espérait…

 

Il verse des regrets touchants sur le passé disparu, il couvre de fleurs les œuvres de beauté nées des vieilles croyances et s’écrie avec sincérité :

 

          Jésus, ce que tu fis, qui jamais le fera ?

          Nous, vieillards nés d’hier, qui nous rajeunira ?...

 

Pauvre Musset ! li en veut tellement au siècle de Voltaire de l’avoir fait ce qu’il est, il le suppose tellement néfaste qu’il lui prête une puissance qu’il n’a pas eue et que n’aura jamais aucun siècle. Quels que soient les germes de mort que ce siècle a semés, le Christ est demeuré intangible à son venin, puisqu’Il est Éternel. Et d’ailleurs, l’ardent réveil de foi qui s’est manifesté au sein même de la génération de 1830, prouve que le poète a eu tort de se répandre en de telles lamentations et de proclamer, avec Jouffroy, que « les dogmes finissent ».

Aussi bien, Musset ne va-t-il pas tarder à se donner à lui-même un démenti ; et dans ces cieux mêmes qu’il vient de déclarer dépeuplés, il cherchera et verra passer l’image triomphante et consolatrice de ce Dieu qu’il croyait avoir anéanti. C’est la douleur qui lui ouvrira les yeux et qui fera naître dans son âme un besoin d’espérance divine. L’on connaît la trop fameuse histoire des « amants de Venise », que M. René Doumic appelle avec tant de raison « le coup de folie romantique ». Les deux héros de cette banale aventure nous en ont fait le récit, chacun à son point de vue. Et depuis, il semble que la critique littéraire et psychologique ait mis une âpre curiosité à en élucider tous les incidents scabreux et ridicules ; en sorte que l’on n’ignore plus rien de cette malencontreuse échauffourée et que l’on peut, selon ses sympathies, se prononcer pour l’un ou pour l’autre des deux personnages en cause, ou, ce qui vaut mieux certainement, les trouver bien à plaindre tous les deux. Pour nous, nous n’avons pas à ressasser tout ce qui a été dit là-dessus, ni à nous mêler au débat toujours ouvert qui s’en est suivi. Nous voulions seulement mentionner cet épisode et remarquer qu’à partir du moment où cette triste comédie arrive à ses dernières scènes, et après qu’elle s’est achevée en mélodrame, l’âme de Musset subit comme une transformation. Il sort de là profondément meurtri, il n’a pas rencontré l’idéal rêvé, il a été victime de la trahison, du parjure, il a été perfidement joué. Ne discutons pas sur ces divers points. Constatons simplement que d’une cause très vulgaire ont germé de grands effets. C’est alors que le tourment divin s’est emparé de Musset et que, dégoûté de la terre et cherchant plus haut un remède à sa souffrance trop méritée, il a poussé vers Dieu des cris de pitié, d’espérance et d’amour, dont il est impossible de ne pas apprécier la qualité et la ferveur. Nous n’irons pas jusqu’à dire que le poète fut touché de la grâce. Les faits s’y opposent. Il n’eût sans doute tenu qu’à lui de recouvrer ses biens perdus, et de profiter de sa douleur pour obtenir un pardon que la clémence divine accorde au vrai repentir. Mais la suite de sa vie a trop montré tout ce qu’avaient de tyrannique ses habitudes. S’il ne nous est malheureusement pas permis de parler de conversion à son propos, du moins s’est-il rapproché de Dieu par la pensée et a-t-il entrevu les grandeurs de l’ordre moral.

Il n’a pas eu la force d’aller jusqu’au bout de l’élan qui le portait vers le bien et de trouver dans l’expiation un moyen sublime de se régénérer. La douleur n’a donc pas été pour lui entièrement purificatrice. Mais il semble bien avoir eu la révélation de ce qu’elle eût pu opérer en son âme de nouveau et de grand, s’il l’eût seulement voulu et se fût complètement soumis à son action. N’est-ce pas beaucoup tout de même que Dieu se soit fait sentir à lui au cours de cette crise de conscience, et que le poète 1’ait reconnu et lui ait donné un commencement d’adoration ? Il n’est pas allé jusqu’à étreindre l’Idéal Infini qui seul pouvait l’apaiser, mais il en a subi le charme lointain et il a exprimé, en termes souvent incomparables, ce qu’il soupçonnait de son éternelle beauté.

Et, par exemple, comment ne pas souscrire à 1’esprit si chrétien qui anime la Lettre à Lamartine, et à la profession de foi qui la termine :

 

          Que t’a dit le malheur, quand tu l’as consulté ?

          Du ciel et de toi-même as-tu jamais douté ?

          Non, Alphonse, jamais. La triste expérience

          Nous apporte la cendre et n’éteint pas le feu.

 

          Tu respectes le mal 1 fait par la Providence,

          Tu le laisses passer et tu crois à ton Dieu.

          Quel qu’il soit, c’est le mien ; il n’est pas deux croyances.

          Je ne sais pas son nom ; j’ai regardé les cieux :

          Je sais qu’ils sont à lui, je sais qu’ils sont immenses,

          Et que l’immensité ne peut pas être à deux.

 

          Créature d’un jour, qui t’agites une heure,

          De quoi viens-tu te plaindre, et qui te fait gémir ?

          Ton âme t’inquiète et tu crois qu’elle pleure :

          Ton âme est immortelle, et tes pleurs vont tarir.

 

          Ton corps est abattu du mal de ta pensée ;

          Tu sens ton front peser, et tes genoux fléchir.

          Tombe, agenouille-toi, créature insensée :

          Ton âme est immortelle, et la mort va venir.

 

Et dans les Nuits, la Muse ne tient-elle pas un langage propre à élever vers le ciel, d’où le poète la croit descendue ?

 

          Poète, prends ton luth ; c’est moi, ton immortelle,

          Qui t’ai vu, cette nuit, triste et silencieux,

          Et qui, comme un oiseau que sa couvée appelle,

          Pour pleurer avec toi descends du haut des cieux…

 

Entendons-la révéler au pauvre enfant la vertu de la souffrance :

 

          Crois-tu donc que je sois comme le vent d’automne,

          Qui se nourrit de pleurs jusque sur un tombeau,

          Et pour qui la douleur n’est qu’une goutte d’eau ?

          ……………………………………………………………

 

          L’herbe que je voudrais arracher de ce lieu,

          C’est ton oisiveté ; ta douleur est à Dieu.

          Quel que soit le souci que ta jeunesse endure,

          Laisse-la s’élargir, cette sainte blessure

          Que les noirs séraphins t’ont faite au fond du cœur ;

          Rien ne nous rend si grands qu’une grande douleur…

 

Et encore :

 

          Est-ce donc sans motif qu’agit la Providence ?

          Et crois-tu donc distrait le Dieu qui t’a frappé ?

          Le coup dont tu te plains t’a préservé peut-être,

          Enfant ; car c’est par là que ton cœur s’est ouvert.

          L’homme est un apprenti, la douleur est son maître,

          Et nul ne se connaît, tant qu’il n’a pas souffert.

 

Ailleurs, « comme une mère vigilante », elle prodigue à ce « fils bien-aimé » les plus admirables conseils : elle voudrait qu’il revînt au travail fécond, qu’il se reprît à aimer « son cabinet d’étude », à y cultiver ces inspirations idéales qui le détacheront des passions vulgaires :

 

          Viens, chantons devant Dieu, chantons dans tes pensées,

          Dans tes plaisirs perdus, dans tes peines passées...

 

– elle pleure de voir qu’il la néglige encore pour courir après des chimères,

 

          Pour se noyer le cœur dans un rêve inconstant :

 

– elle craint que « les passions funestes » n’achèvent de gaspiller les dons magnifiques qu’il a reçus, et ne la forcent à le quitter pour toujours :

 

          Ô ciel ! qui t’aidera, que ferai-je moi-même,

          Quand celui qui peut tout défendra que je t’aime,

          Et quand mes ailes d’or, frémissant malgré moi,

          M’emporteront à lui pour me sauver de toi ?

 

Le langage de cette Muse est empreint d’une grande élévation ; il faut que la conscience du poète ait subi une bien forte commotion pour trouver de semblables accents. Après tout, c’est lui qui parle, et la Muse n’est que l’incarnation de son âme enfin éveillée au sens moral et ouverte à la voix de l’Esprit. Hélas ! la séduction des choses extérieures est la plus forte ; si le poète admet la vérité de la prédication qui retentit en lui, et dont certes il s’est gardé d’atténuer le sens et la portée, il ne se reconnaît pas l’ énergie d’y harmoniser sa vie. C’est toujours le « video meliora, proboque, deteriora sequor », de la philosophie antique, ce qui revient à cette autre formule des Livres Saints : « Le bien que je veux, je ne le fais pas, et le mal que je ne veux pas, je le fais. » Et cela me rappelle aussi le mot profond d’Ozanam quand il parle de « ce mélange d’inspirations pures et de volontés impuissantes qui fait le fond des artistes et des grands poètes ». Chez tous, et c’est la marque de notre déchéance originelle, il y a, dans une mesure ou dans une autre, désaccord encre les visions de l’intelligence et les œuvres de la volonté. Mais il semble bien que chez les artistes et les poètes, cette désharmonie soit plus sensible. Et, pour ce qui est de Musset, des habitudes prises de bonne heure avaient à tel point affaibli le ressort de la volonté qu’il était comme annihilé. Que toutefois, dans une telle disposition d’âme, il ait tout à coup vu clairement le bien et que, par la voix de la Muse, il ait si magnifiquement chanté le devoir et rendu hommage à l’idéal, c’est beaucoup, et je crois qu’il faut savoir gré à cet enfant du siècle de nous avoir du moins légué un écho divin.

Pourtant, il est, sur les sentiments religieux de Musset, un poème qui nous renseigne plus complètement que ces derniers, et qui nous montre quelle source vive d’aspirations mystiques la douleur avait fait jaillir dans son âme. C’est l’Espoir en Dieu. Ici la question surnaturelle est en quelque sorte traitée ex professo, et reçoit la solution la plus satisfaisante que le poète en eût donnée encore. À part quelques points, cette pièce est d’une orthodoxie à peu près parfaite. Comme toujours, le poète parle en son nom et se place à un point de vue très personnel. Mais, en semblant traduire le propre état de son cœur et ce qui s’agite en lui, n’exprime-t-il pas la tendance et l’angoisse de tous ? Ne reflète-t-il pas l’âme humaine en général ? Le problème qu’il y examine n’est-il pas éternel ?

Donc, dans l’Espoir en Dieu, il part de cette constatation que la faiblesse de son cœur a beau lui conseiller de s’en tenir à la doctrine d’Épicure, c’est plus fort que lui. « L’infini le tourmente » ; il lui faut regarder le ciel avec inquiétude. Car ce n’est pas être homme que de renier son existence. On ne le comprend pas et la raison s’en épouvante ; mais il faut bien le voir et l’admettre. Que faire alors ? Jouir et mourir, selon la maxime de la raison païenne, ou bien espérer et croire en 1’immortalité, conformément à la foi chrétienne ? Il n’y a pas d’autre issue, pas de voie mitoyenne, l’indifférence n’étant qu’une autre forme de l’athéisme. Je me résigne, dit le poète :

 

          Mes genoux fléchiront ; je veux croire, et j’espère.

 

Mais cet acte me jette « entre les mains d’un Dieu redoutable ». Et ici, il faut observer que l’auteur prête à Dieu un rôle qui n’est pas du tout le vrai, et le conçoit sous un aspect bien différent de ce qu’Il est en réalité. Dieu ne punit nos affections qu’en tant qu’elles sont illégitimes ; et loin que le bonheur soit un crime à ses yeux, il n’y a de vrai et durable jouissance que dans le respect de l’ordre moral qu’il a établi. S’il défend à notre cœur de « battre trop vite », c’est pour des objets misérables ; « sa grandeur et sa divinité ne s’offensent » que de ce qui est en même temps pour nous principe de remords et de déchéance. Et Musset continue : « On dit cependant qu’une joie infinie attend quelques élus. » Mais il se sent comme découragé devant les efforts qu’il faut faire pour parvenir à leur gloire dont il doute, et il s’écrie avec une mélancolie si humaine :

 

          Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites,

          Et quand leur joie arrive, ils en ont trop souffert.

 

À quoi donc s’arrêtera-t-il dans cette recherche angoissante ?

 

          Si mon cœur, fatigué du rêve qui l’obsède,

          À la réalité revient pour s’assouvir,

          Au fond des vains plaisirs que j’appelle à mon aide

          Je trouve un tel dégoût que je me sens mourir.

 

Non, le pouvoir, la santé, la richesse, l’amour – même si cet amour s’incarne en une beauté unique en qui sont réunis les éléments épars parmi les beautés de tous les siècles – ne savent le consoler, le rendre heureux :

 

          Je souffre, il est trop tard, le monde s’est fait vieux.

          Une immense espérance a traversé la terre :

          Malgré nous vers le ciel il faut lever les yeux.

 

Que lui reste-t-il ? Sa raison essaie en vain de croire et son cœur de douter. Le christianisme l’épouvante, mais il ne peut absolument pas écouter ce que dit l’athée. Il s’adressera en dernier ressort à la philosophie, pour savoir si elle ne pourrait pas le guider entre l’indifférence et la religion. Et il repasse ce qu’ont inventé ceux qu’il appelle « les faiseurs de systèmes », et se promène à travers le manichéisme, le théisme, les doctrines d’Aristote, de Platon, de Pythagore, de Leibnitz, de Spinoza, pour aboutir enfin à celles de ce rhéteur allemand,

 

          Qui, du philosophisme achevant la ruine,

          Déclare le ciel vide, et conclut au néant.

 

Alors Musset se redresse, et s’indigne que les spéculations de l’esprit humain, depuis cinq mille ans, aient abouti à un résultat aussi décevant. Quoi ! « C’est là le dernier mot qui nous en est resté ! » Et lui, pauvre poète qui ne sait rien, mais qui souffre, qui a l’âme malade, malade d’un tourment divin, il va faire la leçon à tous ces « orgueilleux », ces « insensés », les inviter à adjurer la misère de « leurs calculs d’enfants », et tout simplement à s’adresser au ciel avec lui. Ah !

 

          Pour aller jusqu’aux cieux, il vous fallait des ailes ;

          Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.

          Vous sentiez les tourments dont mon cœur est rempli,

          Et vous la connaissiez, cette amère pensée

          Qui fait frissonner l’homme en voyant l’Infini.

          Eh ! bien, prions ensemble...

          Croyez-moi, la prière est un cri d’espérance

          Pour que Dieu nous entende, adressons-nous à lui,

          Il est juste, il est bon ; sans doute il vous pardonne

          Tous, vous avez souffert, le reste est oublié ;

          Si le ciel est désert, nous n’offensons personne ;

          Si quelqu’un nous entend, qu’il nous prenne en pitié !

 

Et la magnifique invocation qui termine la pièce, où il y a sans doute des lacunes, des erreurs même, où l’origine du mal est attribuée à tort à l’Éternel, mais où déborde l’espérance chrétienne, où l’adoration s’exprime en paroles ardentes, où Dieu est adjuré de se faire sentir, de se faire voir, et de calmer par sa présence l’anxiété du cœur qui le cherche ardemment :

 

          Si nos angoisses mortelles

          Jusqu’à toi peuvent parvenir,

          Brise cette voûte profonde

          Qui couvre la création ;

          Soulève les voiles du monde,

          Et montre-toi, Dieu juste et bon !

 

          Tu n’apercevras sur la terre

          Qu’un ardent amour de la foi,

          Et l’humanité toute entière

          Se prosternera devant toi...

 

Le désir d’étreindre le divin, d’en recevoir quelque manifestation, et de voir s’enfuir à son attouchement le doute qui énerve et qui abat, se révèle ici en des termes d’un émouvant lyrisme.

Il nous serait facile de recueillir d’autres accents religieux, soit dans ses poésies, soit dans certaines pages de la Confession d’un enfant du siècle. Mais ce dernier ouvrage n’est que la transposition en une prose qui n’est pas toujours exempte de déclamation, toutefois le plus souvent fluide, colorée, infiniment riche, de l’état d’âme et des questions agitées dans Rolla, les Nuits et l’Espoir en Dieu. Qu’il nous soit seulement permis d’en évoquer un ou deux courts passages, merveilleux d’expression, et révélateurs de la sorte de mysticisme que nous avons étudiée chez lui. Octave – c’est-à-dire le poète – se parle à lui-même et s’accuse : « Ô insensé, qui as désiré et qui as possédé ton désir, tu n’avais pas pensé à Dieu ! Tu jouais avec le bonheur comme un enfant avec un hochet, et tu ne réfléchissais pas combien c’était rare et fragile, ce que tu tenais dans tes mains... tu ne comptais pas les prières que ton bon ange faisait pendant ce temps-là pour te conserver cette ombre d’un jour. Ah ! s’il en est un dans les cieux qui ait jamais veillé sur toi, que devient-il en ce moment ? Il est assis devant un orgue ; ses ailes sont à demi ouvertes, ses mains étendues sur le clavier d’ivoire ; il commence un hymne éternel, l’hymne d’amour et d’immortel oubli. Mais ses genoux chancellent, ses ailes tombent, sa tête s’incline comme un roseau brisé ; l’ange de la mort lui a touché l’épaule, il disparaît dans l’immensité. »

Et dans les pages de la fin, ceci, qui est encore plus caractéristique : « Je suis né dans un siècle impie, et j’ai beaucoup à expier. Pauvre Fils de Dieu qu’on oublie, on ne m’a pas appris à t’aimer. Je ne t’ai jamais cherché dans les temples ; mais, grâce au ciel, là où je te trouve, je n’ai pas encore appris à ne pas trembler... Ô Christ, les heureux de ce monde pensent n’avoir jamais besoin de toi ; pardonne : Quand leur orgueil t’outrage, leurs larmes les baptisent tôt ou tard ; plains-les de se croire à l’abri des tempêtes et d’avoir besoin, pour venir à toi, des leçons sévères du malheur. Notre sagesse et notre scepticisme sont dans nos mains de grands hochets d’enfants ; pardonne-nous de rêver que nous sommes impies, toi qui souriais au Golgotha. De toutes nos misères d’une heure, la pire est pour nos vanités qu’elles essaient de t’oublier. Mais, tu le vois, ce ne sont que des ombres, qu’un regard de toi fait tomber... C’est la douleur qui nous conduit à toi comme elle t’a amené à ton Père ; nous ne venons que couronnés d’épines nous prosterner devant ton image ; tu as souffert le martyre pour être aimé des malheureux. »

Si imparfait et mélangé que soit le sentiment religieux chez Alfred de Musset, ce sentiment est incontestable. Ce qu’il y a de meilleur dans son œuvre vient précisément de la conception qu’il se faisait de l’idée divine, des préoccupations qu’il a apportées à toucher les problèmes de l’ordre moral. Madame de Staël a dit dans ses Mémoires : « Ceux qui ne se sont jamais élancés vers le ciel n’ont pas ravi l’étincelle créatrice, et ils n’obtiendront même pas l’ombre d’immortalité que dispense la renommée. » Musset s’est fréquemment élancé vers le ciel ; c’est surtout par ce qu’elle contient de mysticisme que son œuvre lui survit.

Un après-midi d’été, le cardinal Perraud se promenait dans un bois avec son secrétaire, qui se mit à lui réciter de longs passages des poèmes que nous avons analysés. Le cardinal écoutait, rêveur, ces chants magnifiques, et dit tout à coup : « Taisez-vous, profane ; mais, que c’est divin 2. »

 

 

Henri d’ARLES, Miscellanées, 1927.

 

 

 

 

 



1  Inutile de faire observer ici que le mal, dans le monde, n’est pas le fait de Dieu, mais de l’homme déchu.

2  Cité par le cardinal Mathieu, dans son Discours de réception à l’Académie française.

 

 

 

 

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