Poésie et histoire
par
Achim von ARNIM
Encore une Journée passée dans la solitude de la poésie ! La cloche sonne l’angélus, les laboureurs rentrent avec leur attelage, tenant par la main ou portant doucement les enfants, qui sont venus au-devant d’eux ; à l’heure du repos, ils se réjouissent de la peine qu’ils ont prise. La charrue n’est pas abandonnée sur la dernière motte de terre qu’elle a retournée : car aux yeux de l’indigence, les sillons tracés sont aussi nécessaires que le cours du soleil ; et, dans la nuit, une loi sévère la préserve de tout attentat. Le matin, le laboureur reprend paisiblement son chemin, mesure la matinée à la longueur de ses sillons, de même qu’il calcule le milieu du jour à da longueur de sa propre ombre ; et à la mesure de son ouvrage, il partage la surface de la terre en arpents, comme, à la mesure du labeur quotidien du soleil, il partage en heures, le temps infini. Le soleil et le laboureur se connaissent, et collaborent à la fécondité de la terre.
Avançant d’un pas assuré, respectée et protégée de tous, telle nous apparaît l’activité qui se tourne vers le sol ; elle est définie de façon durable, et, tant qu’elle reste fidèle à elle-même, elle établit avec une sagesse inconsciente la norme du bien et des convenances, que ce soit pour la culture des champs, la construction de la maison, la courbure d’un chemin ou l’utilisation d’une rivière.
La destruction vient de l’activité qui se détourne de la terre et qui croit encore la comprendre. Mais, après des siècles de destruction, les colons qui viennent défricher la forêt reconnaissent avec émotion la trace indélébile des sillons et les murs des villages disparus ; ils y vénèrent les biens retrouvés de leur race, jamais rassasiée des présents de la terre.
Quand, au contraire, on redécouvre après des siècles les ouvrages de l’esprit, les jugeant incompréhensibles ou inutiles, on les abandonne, ou bien on les contemple avec un respect stupide. Les véritables biens, en ce domaine, veulent être conquis ; et, tandis qu’une époque surestime et couve ses propres qualités spirituelles, l’époque suivante croit posséder par elle-même une richesse suffisante pour ne devoir ni gratitude ni récompense à l’âge précédent, l’âge nouveau tolère que la sibylle brûle ses livres sacrés.
Qui peut mesurer le travail de l’esprit sur ses champs invisibles ? Qui veille sur la paix de ce labeur ? Qui respecte les limites qu’il a tracées ? Qui reconnaît ce qu’il y a de profonde sincérité dans ses vues ? Qui peut faire la différence entre la rosée du paradis et le venin craché par le serpent ?
Aucune loi ne préserve des attentats les œuvres de l’esprit, elles ne sont marquées d’aucun signe extérieur durable, elles doivent supporter en elles-mêmes le doute, ignorer si de bons ou de méchants esprits ont semé leur graine dans le cœur qui les accueillit. Pis encore, une dévotion présomptueuse nomme souvent mauvais ce qui est né de la plénitude de l’amour et de la connaissance.
Parvenu au soir de sa longue journée, le laboureur des champs de l’esprit n’éprouve que sa propre fragilité. Et, une crainte le prend : la pensée qui l’a si profondément préoccupé, que ses lèvres n’ont pu formuler qu’à demi, cette pensée ne va-t-elle pas être perdue pour le monde de l’esprit, comme elle l’est pour les contemporains ?
Cette épreuve, la plus sévère de toutes, lui ouvre la porte d’un univers nouveau. À l’instant même où il veut renoncer au monde de l’esprit, à l’instant où il le trouve aussi transitoire, aussi vain que le monde extérieur, il sent soudain qu’il ne peut en sortir : non seulement son être entier y est prisonnier, mais en outre il découvre que rien n’existe hors de là, qu’aucune volonté n’est capable d’anéantir ce que l’esprit a créé. Aussi nous faut-il aimer cette joie et cette anxiété rêveuses de toutes nos forces créatrices, y reconnaître un signe de l’éternité, en laquelle s’abîme l’esprit qui travaille : il oublie ainsi le temps, qui ne sait jamais aimer que peu de choses, qui enseigne la crainte, et qui, en un timide marchandage, soupèse ce qui est communicable et ce qui doit être passé sous silence. Ce qui n’a pas été exprimé ne meurt pas pour autant, et c’est folie que de craindre pour ce qui ne saurait périr.
Mais l’esprit aime ses œuvres périssables ; il y voit le signe de cette éternité vers laquelle nous tendons vainement dans nos actes terrestres et dans les raisonnements de l’intellect, et que la foi nous promettrait vainement, si cette éternité même ne dirigeait nos actions, ne menait le jeu de l’intelligence, ne venait au-devant de la croyance, et ne confirmait sa présence par l’exaltation de l’activité et de la contemplation.
La réalité spirituelle est la seule que nous puissions comprendre entièrement ; et, lorsqu’elle s’incarne, elle s’obscurcit en même temps. Si l’école de la terre était inutile à l’esprit, pourquoi s’y incarnerait-il ? Mais si jamais le spirituel pouvait devenir entièrement terrestre, qui donc quitterait la terre sans désespoir ? Que ceci soit dit, en toute gravité, à notre temps, qui croit pouvoir sanctifier sa propre réalité temporelle, lui conférer une mission éternelle, faire des guerres saintes, une paix universelle, la fin du monde.
Les destinées de la terre, c’est Dieu qui les mènera à unie fin éternelle ; pour nous, nous ne comprenons que notre fidélité et notre amour au cœur de ces destinées, qui jamais ne sauraient combler l’esprit de leur réalité superficielle. L’expérience devrait avoir enfin enseigné à chacun de nous qu’en face du plus triste ou du plus magnifique des évènements terrestres, notre cœur reçoit un contrepoids de deuil ou de joie qui les dépasse de beaucoup. Si l’esprit est fort, on peut survivre à tout ; s’il est faible, rien ne saurait nous soutenir.
Il y eut de tout temps une réalité secrète dans l’univers, plus précieuse et plus profonde, plus riche en sagesse et en joie que tout ce qui a fait du bruit dans l’histoire. Elle est trop près du tréfonds même de l’homme pour que les contemporains puissent l’apercevoir nettement ; mais l’histoire, dans sa suprême vérité, en donne à la postérité des images lourdes d’avertissements. De même que des empreintes de doigts sur de dures roches donnent au peuple l’idée d’un étrange passé, ces signes dans l’histoire font apparaître devant notre œil intérieur, en des éclairs isolés qui ne découvrent jamais tout l’horizon, l’œuvre oubliée des esprits qui jadis menèrent sur terre une existence humaine.
Cette connaissance, lorsqu’elle est communicable, nous la nommons poésie ; elle naît de l’esprit et de la vérité, elle jaillit du passé et du présent. On ne saurait dire s’il y a davantage de matière reçue, ou d’esprit qui vient l’animer ; le poète paraît plus pauvre, ou plus riche qu’il n’est, si on le considère à un seul de ces points de vue. Une raison égarée peut le taxer de mensonge en sa suprême véracité ; nous savons ce qu’il est pour nous, et que le mensonge est un beau devoir du poète.
Pareils à la jubilation du printemps, les poèmes ne sont nullement une histoire de la terre ; ils sont un souvenir de ceux qui se réveillèrent en esprit des rêves qui les avaient amenés ici-bas ; un fil conducteur accordé par le saint Amour aux habitants de la terre dont le sommeil est agité. Les œuvres poétiques ne sont pas vraies de cette vérité que nous attendons de l’histoire, et que nous exigeons de nos semblables, dans nos rapports humains ; elles ne seraient pas ce que nous cherchons, ce qui nous cherche, si elles pouvaient appartenir tout entières à la terre. Car toute œuvre poétique ramène au sein de la communauté éternelle le monde qui, en devenant terrestre, s’en est exilé.
Nommons voyants les poètes sacrés ; nommons voyance d’une espèce supérieure la création poétique : l’histoire peut alors se comparer au cristallin de l’œil, qui ne voit pas par lui-même, mais est indispensable à la vision, pour concentrer la lumière ; sa nature est clarté, pureté, absence de couleur. Quiconque offense ces qualités dans l’histoire corrompt également sa poésie, qui en doit naître ; mais quiconque épure l’histoire jusqu’à en faire la vérité même donne aussi à la poésie un contact assuré avec le monde.
Si l’on prend volontiers occasion des évènements insignifiants de sa propre vie pour en faire jaillir la poésie, c’est qu’ordinairement nous pouvons les considérer avec plus de vérité qu’il ne nous est donné de le faire pour les grands évènements de l’univers. Mais assurément, la part active et affective qu’on y a prise est plutôt un obstacle qu’un avantage ; en effet, la violence de l’émotion étouffe jusqu’à la voix, qui lui imposerait la mesure du temps : combien elle doit plus malaisément encore s’accorder avec cette lente charrue du poète qu’est la plume !
La passion permet simplement de percevoir, dans leur vérité spontanée, les mouvements du cœur humain, et ce que l’on pourrait appeler le chant sauvage de l’humanité : et c’est pourquoi il n’y a jamais eu de poète sans passion. Mais ce n’est pas la passion qui fait le poète. Au contraire, nul poète n’a jamais fait œuvre durable à l’instant où il était sous l’empire de la passion ; une fois qu’elle a accompli sa course seulement, chacun de nous peut prendre plaisir à donner le reflet de son émotion, sous son nom ou sous un autre, en racontant sa propre histoire ou celle de ses personnages.
Achim d’ARNIM, préface
des Gardiens de la Couronne.
(trad. A. Béguin.)
Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.