La Révolution française et les poètes anglais 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Joseph AYNARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Nous finirons par bien connaître l’histoire de la Révolution française en Angleterre, c’est-à-dire de l’influence qu’elle a eue sur les esprits. MM. Angellier et Legouis en ont parlé dans leurs excellents livres sur Robert Burns et sur Wordsworth, livres tels qu’il n’en a pas été écrit d’aussi complets et d’aussi profonds, en Angleterre même, sur les mêmes sujets. Après eux, M. Ch. Cestre nous donne un volume sur la Révolution française et les Poètes anglais, où il étudie en particulier l’influence que la Révolution a eue sur Coleridge, Wordsworth et Southey. Choix un peu arbitraire peut-être, car, si on veut traiter de l’influence générale de la Révolution française sur les poètes anglais, comment ne pas parler de Shelley ? Mais ce n’est là peut-être qu’une chicane ; contentons-nous de ce que nous donne M. Cestre, dans un travail si consciencieux et si approfondi que le champ ne pouvait en être très étendu. Aussi bien nos lecteurs n’attendent pas de nous une étude d’histoire littéraire. Essayons seulement de déterminer quelques conclusions générales sur l’esprit anglais de l’époque, d’après le travail de M. Cestre, et de rechercher si l’esprit de la Révolution française et aussi l’esprit de réaction contre la Révolution ne sont pas encore vivants en quelque manière dans l’Angleterre d’aujourd’hui. Une réponse claire à cette question serait une donnée précieuse pour la solution d’un problème qui nous intéresse tout particulièrement : à quelles conditions une « entente cordiale » de la France avec l’Angleterre est-elle possible ?

Dans son admirable Histoire de la littérature anglaise, qui n’est pas une histoire de la littérature anglaise, Taine a presque passé sous silence les trois poètes dont s’occupe surtout M. Cestre, et l’influence de la Révolution française en Angleterre. Il ne faut pas trop s’en étonner : l’influence de la Révolution française en Angleterre est un fait qui s’accorde mal avec sa théorie de l’âme anglaise et, très inconsciemment du reste, Taine n’aimait pas les faits qui n’étaient pas d’accord avec ses théories. Que peut-on imaginer de plus contraire à l’esprit anglais, tel que Taine l’a défini, que les Droits de l’Homme et toute la théorie politique de la Révolution ? Cependant, nous voyons qu’elle a suscité en Angleterre des enthousiasmes assez nombreux et assez ardents pour inquiéter tout ce qu’il y avait d’esprits conservateurs, attachés à la tradition quelle qu’elle fût. M. Cestre nous paraît avoir diminué plutôt qu’exagéré l’importance de ce mouvement. Les sociétés révolutionnaires eurent des milliers d’adhérents, les « Droits de l’Homme » de Thomas Paine des milliers de lecteurs, et avec toutes les réserves de prudence nécessaires, c’était bien une théorie révolutionnaire qu’ils propageaient, celle de l’individualisme démocratique à la Rousseau. Rousseau lui-même exerça une profonde influence non seulement sur de jeunes poètes exaltés, mais sur de calmes théoriciens à la Spinoza, comme William Godwin. Et nous n’assistons pas seulement à une contagion théorique par les idées, mais à une véritable conversion à l’enthousiasme du sentiment, dans un cas comme celui de Wordsworth, dont l’admirable Prélude (qui n’est malheureusement traduit en français que par fragments, dans le livre de M. Legouis), écrit alors que l’auteur était déjà à moitié dégagé de l’idée révolutionnaire, est encore le plus beau et le plus sincère témoignage sur le sentiment révolutionnaire que nous connaissions. Tout cela disparaîtrait si vite sans les poètes ! Si nous n’avions Whitman, saurions-nous bien aujourd’hui, après cinquante ans à peine, ce que fut pour les Américains Lincoln ? Si nous n’avions le Prélude de Wordsworth, il me semble qu’il nous manquerait un témoignage essentiel, fondamental sur l’émotion universelle qui s’empara du monde quand on crut qu’allait s’ouvrir une ère de justice et de pitié. M. Cestre a admirablement montré tout cela, comment le sentiment reste purement humain chez Wordsworth, qui avait vu les choses par lui-même en France, comment il devient mystique, espèce de vision d’un millénaire d’Apocalypse chez le mystique Coleridge, comment il se fait un peu terre-à-terre, tout prêt à s’endormir dans une vague espérance de réformes, chez Southey. Mais enfin, le fait est là, que trois des poètes qui représentaient alors l’âme de l’Angleterre nouvelle furent un instant révolutionnaires, et à la manière française, dans un vaste désir de transformation immédiate et universelle qui ne gardait rien des compromis qui passent pour l’atmosphère nécessaire à l’intelligence anglaise.

Comment donc s’en séparèrent-ils au point d’en venir tous trois à haïr la France, sinon la Révolution ? Tous trois restèrent plus ou moins « réformistes » en ce qui concernait l’Angleterre, mais achevèrent leur vie dans la conviction :

1° Que la Révolution française n’avait pas été faite telle qu’elle s’annonçait, qu’elle n’avait réalisé aucun progrès social, mais n’avait été qu’une simple convulsion sanglante, parce que prématurée et mal conduite ;

2° Que les Français ne méritaient pas un état social meilleur parce qu’ils étaient simplement et littéralement le rebut de l’humanité, des singes, des diables ou des tigres, disait-on alors, suivant l’inspiration du moment.

Que s’était-il passé et comment se produisit cette désillusion d’une partie notable et de la partie la plus intelligente peut-être du peuple anglais ? C’est là que M. Cestre a été peut-être un peu moins clair parce que moins précis que dans la première partie de son livre.

Il s’était passé ceci, simplement, que l’Angleterre avait fait la guerre à la France et qu’après l’avoir faite assez longtemps à contre-cœur, cette guerre, elle avait fini par s’y mettre à cœur, et par la reprendre encore avec enthousiasme, après la courte paix d’Amiens. Pas d’exemple plus instructif de la puissance du fait. Les trois poètes s’arrêtèrent peu de temps dans cette situation intolérable d’amis et de partisans de l’ennemi national, il y eut un retour d’une foule de préjugés nationaux et, avec la nation tout entière, ils finirent par trouver tous les vices aux Français, parce que les Français étaient leurs ennemis, et passèrent bientôt de la haine au mépris, enfin, à ce sentiment tout particulier qui n’est pas encore tout à fait éteint en Angleterre, commisération méprisante pour la France, après la défaite de Napoléon. Ce fut un réflexe national de défense, qui prit naturellement la forme de la haine et qui fit que, pendant bien des années, il suffit, pour faire échouer toute réforme, d’appeler « principes français » des principes que les Anglais avaient été les premiers à proclamer et pour lesquels ils avaient fait leur Révolution.

Ce sentiment de haine s’établit d’autant plus facilement qu’une fois passé l’enthousiasme des premières années, l’Angleterre n’avait plus rien compris à la Révolution française, n’avait pas compris du tout, par exemple, que la Révolution voulue par le Tiers-État avait été achevée suivant ses intentions, que le Tiers-État était satisfait, si satisfait qu’il ne désirait rien de plus que le rétablissement de l’ordre et acclamait Napoléon non pas comme restaurateur de l’Ancien Régime, mais comme consolidateur et continuateur des conquêtes de la Révolution à l’intérieur. Le mot célèbre sur Napoléon « enfant et champion du jacobinisme » est de Pitt, revu par Coleridge, mais dans la pensée de l’Angleterre, il s’appliqua à Napoléon conquérant, aventurier, condottiere, au Napoléon que connut l’Angleterre, tandis que Napoléon continuateur à la fois de l’Ancien Régime et de la Révolution lui échappait absolument. Ainsi, la France apparut aux poètes anglais, comme à toute l’Angleterre, comme le peuple capable à la fois d’une révolution sanglante et inutile et d’une longue servilité sous la domination d’un aventurier. Mais, nous le répétons, ce fut là seulement la forme intellectuelle que prit après coup un sentiment de haine éveillé simplement par le fait de la guerre, réveillant des animosités anciennes contre un peuple aussi peu connu que si les deux nations eussent été séparées par la moitié du monde. M. Cestre a été trop homme de goût pour montrer jusqu’où est allé ce sentiment, pour décrire ce monde de grossièretés, de calomnies, de bassesses qui s’étale dans la caricature de Gillray et dans tous les journaux et écrits de l’époque. Il a eu tort, car ceci est instructif et sans danger, aujourd’hui qu’on peut espérer, pour beaucoup de raisons que nous essaierons peut-être de donner quelque jour, que ces sentiments de haine et de mépris ont disparu pour longtemps d’une Angleterre beaucoup moins dissemblable de la France que n’était l’Angleterre du commencement du XIXe siècle.

Un exemple curieux de cet aveuglement sur les véritables causes de la haine de l’Angleterre pour la France, c’est celui de la guerre d’Espagne. Il n’y avait assurément pas de pays, en Europe, qui méritât, comme l’Espagne de la fin du XVIIIe siècle, les qualificatifs que les Anglais adressaient aux Français. Les Espagnols aussi étaient « papistes », asservis à une monarchie peu recommandable, etc. Coleridge, par exemple, les méprisait encore en 1804, alors que, passant à Gibraltar, il notait que les Espagnols n’étaient guère moins dégénérés que les Maures d’en face. Cependant, en 1809, Coleridge, Wordsworth et Southey étaient tous admirateurs de l’Espagne, parce que l’Angleterre trouvait utile de la soutenir contre Napoléon.

Les peuples se jugent entre eux avec leurs sentiments, car il n’y a pas d’idées collectives à une nation. Voilà ce qu’il ne faut pas oublier quand on étudie l’histoire littéraire, aussi bien que l’histoire politique, car cela explique bien des revirements subits et bien des illogismes.

Les poètes anglais n’ont pas, à vrai dire, changé d’opinion sur la Révolution française, mais de sentiment sur la France et, par contrecoup, sur la Révolution. L’Angleterre aurait volontiers laissé s’achever la Révolution française et peut-être l’aurait-elle comprise si ses intérêts ne s’étaient trouvés en jeu, ce qui réveilla toutes les vieilles haines. Il en résulta que la France et l’Angleterre vécurent pendant un siècle sur un malentendu qui eut un retentissement profond. Même alors que les cabinets décrétèrent l’entente cordiale, sous Louis-Philippe comme sous Napoléon III, l’entente cordiale n’exista jamais ; l’incompréhension et la haine continuèrent de régner. L’état de l’Europe a-t-il assez changé, celui de l’Angleterre s’est-il assez profondément modifié pour qu’on puisse espérer que cette haine, que cette incompréhension ont cessé, vont cesser ? C’est ce que nous examinerons peut-être un autre jour, mais l’étude de la Révolution française en Angleterre est indispensable comme préliminaire et le livre de M. Cestre y est un guide nécessaire.

Un livre comme le sien, venant après ceux que nous citions au début de cet article, est déjà un symptôme qui ne doit pas passer inaperçu. Qu’il se trouve en France un auteur aussi bien informé sur toute une période de la littérature anglaise, aussi avisé dans ses jugements, ceci ne doit pas laisser indifférents nos amis d’Angleterre. Le livre est bien composé (nous lui reprocherions même d’être un peu systématique dans ses divisions) et bien écrit, montrant beaucoup de fidélité et d’intelligence dans les traductions, où il est si difficile de faire passer, sans ridicule déformation, quelque chose de la poésie romantique anglaise. Les portraits sont peut-être moins vivants que les histoires d’idées, car c’est avant tout une étude d’idées, une analyse plutôt qu’une synthèse qu’a voulu faire M. Cestre. Son livre n’en est pas moins excellent et, venant après la réunion d’essais qu’a donnée, il y a quelques années, sous le titre French Revolution and English Literature, le grand critique anglais Edward Dowden, il sera le meilleur livre écrit sur ce sujet qui doit également passionner, en France et en Angleterre, les esprits qui s’intéressent à l’histoire des idées.

 

 

Joseph AYNARD.

 

Paru dans Demain en 1906.

 

 



1  Par M. Charles CESTRE, Paris, Hachette, 1906, in-8o.

 

 

 

 

 

 

 

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