Le poète de la démocratie américaine, Walt Whitman
D’APRÈS UNE BIOGRAPHIE NOUVELLE 1
par
Joseph AYNARD
L’Amérique ne passe pas pour être le pays des poètes. Elle en a produit cependant un qui n’est ni Emerson, ni Edgar Poe, ni Longfellow. Walt Whitman est peu connu en France. Avons-nous quelque chose à apprendre du poète de la démocratie américaine ? Au moins ceci : que l’existence du poète idéaliste est possible dans la démocratie la plus moderne et en apparence la plus utilitaire, et qu’elle est agissante, puisque les disciples et les admirateurs de Walt Whitman se comptent par milliers en Amérique.
Ce qu’a été sa personnalité, la signification de son message à l’Amérique, c’est ce que nous voudrions montrer avec l’aide d’une biographie nouvelle dans laquelle un auteur anglais a essayé, non seulement de nous raconter la vie, mais de nous faire comprendre l’âme. Il est cependant indispensable de dire quelque chose de sa vie extérieure. Whitman est un idéaliste, mais « pour qui le monde extérieur existe », qui reçoit constamment de la nature et des évènements l’aliment de sa poésie.
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Sa vie, jusqu’à l’âge de trente-cinq ans, fut d’une simplicité paradoxale – pour l’Amérique. Il était le fils d’un Américain de vieille race (les Whitman étaient des cultivateurs venus d’Angleterre en 1640) et d’une Hollandaise d’origine. Il est donc un exemplaire d’une des combinaisons typiques du mélange des races en Amérique, du même alliage que Roosevelt et beaucoup d’autres Sa mère resta une paysanne presque illettrée et il l’adora toute sa vie. Il naquit en 1819, dans Long Island, dont l’extrémité forme aujourd’hui une des villes dans la ville immense, Brooklyn dans New-York. C’est là que son père vint s’établir quelques années après la naissance de Walt pour faire son métier de charpentier. Ses parents étaient d’honnêtes gens, sous l’influence des Quakers en religion, c’est-à-dire simples, tolérants, et démocrates non seulement par esprit de classe et de nation, mais par un sentiment profond de l’égalité de tous les hommes devant Dieu. À treize ans, le petit Walt, après avoir beaucoup couru la campagne dans Long Island et aux portes de Brooklyn, après s’être enthousiasmé des Mille et une Nuits, de Walter Scott et de Cooper, apprit le métier d’imprimeur et, plus tard, devint un peu journaliste. À dix-sept ans, il était instituteur de campagne à Babylon (dans Long Island) et enseignait à lire et à écrire à des enfants pas beaucoup plus jeunes que lui ; à dix-neuf ans, il fonda un journal qui vécut quelques mois ; à vingt-trois il publia un roman sensationnel sur les dangers de l’ivrognerie, recommandant la tempérance absolue et qui, disait-il plus tard en riant, fut écrit au cabaret. Revenu à New-York, il commença à vivre d’une vie plus large, à s’intéresser à la politique à partir de 1848, alors que, l’immigration augmentée, le développement de New-York et des États du Nord commencèrent à poser dans les États-Unis la question de suprématie, qui fut le premier germe de la guerre de Sécession.
Plus tard encore, il voyagea dans les États du Sud, où un grand amour resté inconnu vint traverser sa vie ; il commença à sentir en poète, à prendre conscience de la grande patrie, à penser qu’elle était la plus grande de toutes, la plus jeune, une patrie « aux possibilités infinies ». Il commença aussi à lire davantage, à prendre quelque idée de la philosophie et de la science de son temps, tout cela en homme qui n’a reçu d’éducation que de lui-même.
Mais enfin, à trente-cinq ans, il n’avait rien fait pour se distinguer, sortir de la foule. Il n’était plus journaliste, ayant repris tranquillement le métier de son père. C’était un charpentier amateur, qui prenait volontiers des vacances quand il avait fini une de ces petites maisons de bois dont se couvrait alors New-York, un charpentier qui lisait Homère et Tennyson à ses heures et allait au théâtre, mais enfin un simple, un homme du peuple adoré de ses camarades pour sa franchise, sa bonne humeur, l’inexprimable joie de vivre qui rayonnait de sa personne, de sa figure de bon ouvrier, de tout son grand corps. Rien ne laissait transparaître l’illumination mystique qui n’avait pas encore trouvé son moyen d’expression, jusqu’au jour où parut un petit volume de prose poétique qu’il imprima de ses mains, les Brins d’Herbe (Leaves of Grass, 1855).
Pour devenir un poète, il suffit souvent d’oser parler. C’est littéralement ce qui arriva à Walt Whitman. Il avait toute la naïveté d’un ignorant qui, ne sachant rien, ne se demande pas s’il reste quelque chose à dire, l’enthousiasme de la jeune Amérique qui croit que le monde entier a les yeux fixés sur elle. C’est ce qu’il faut pour être un sot ou un grand poète. Walt Whitman fut un grand poète. Comme il ne savait pas faire les vers, il n’écrivit pas de vers, mais une sorte de prose poétique rythmée et coupée suivant l’essor de la pensée, souvent vulgaire et souvent parfaite. Il dit ses rêves et ses pensées avec une simplicité, un appel direct à notre sensibilité dont il y a peu d’exemples. Nos poètes sont chargés de réminiscences, paralysés par des maniérismes, des pudeurs d’expression, des conventions de sentiment. Whitman n’eut rien de tout cela, parce qu’il ignorait à peu près tout. Ses défauts furent à lui. Chez lui, du reste, la forme n’est rien, il n’est pas un artiste, mais un penseur. Il n’est pas « fier de ses chants », dit-il, « les mots de mon livre ne sont rien, le sens est tout ». Il ne raconte pas l’histoire du passé, mais « l’histoire de l’avenir ». Il n’apporte pas une religion nouvelle, ni un projet d’institutions nouvelles, seulement « l’institution du profond amour des camarades ». Ainsi, ce n’est pas la forme qu’il faut goûter, c’est la pensée qu’il faut essayer de saisir.
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Ses thèmes principaux sont les suivants :
La liberté : elle a été la condition, la raison d’être de l’établissement des États-Unis, elle doit rester. Les États-Unis ne se développent pas à part de l’Europe, mais recevant continuellement par l’immigration des populations entières, venues du monde entier, l’Amérique est tenue à la tolérance et à la liberté dans les rapports entre les races et les religions. C’est l’âme des États-Unis ; mais les États-Unis ne sont qu’un symbole de l’humanité moderne qui ne peut vivre que dans la liberté.
L’amour : la démocratie ne se comprend pas, n’existe pas sans fraternité. Les États-Unis sont une association de pays très divers qui, leur liberté sauve, doivent s’aimer. Et ceci encore n’est qu’un symbole : la personnalité ne se développe que dans l’amitié ou l’amour. Walt Whitman a la passion de l’amitié à ses deux degrés, l’amitié personnelle, le loyalisme qui choisit une personnalité dans un rang quelconque, pour se donner à elle, et la fraternité humaine, qui fait que tout homme paraît être déjà un autre soi-même, puisqu’il peut devenir un ami. Whitman réclame notre amitié : lisez le poème intitulé À Vous. Il ne comprit jamais la poésie que comme un essai de se faire des amis parmi les inconnus.
La personnalité : Le fondement de l’amour des autres, c’est l’amour de soi-même, car on n’aime pas les autres tant qu’on ne les aime pas comme d’autres soi-même, qui ont besoin de la liberté et de l’amour comme nous. Notre propre personnalité nous donne la clef du mystère, et pour se donner il faut être quelqu’un. Tant qu’on ne s’est pas réalisé soi-même, on ne peut ni aimer les autres, ni leur laisser leur liberté. Ainsi, la personnalité est à la fois une illusion et le fondement de tout l’être. Elle est une illusion, car elle est passagère, mais elle seule peut nous faire comprendre la réalité, elle seule est la réalité immortelle.
Passant dans le bac de Brooklyn, Walt Whitman songe aux foules présentes, aux foules futures qui se presseront, après sa mort, sur ce point du monde, et il songe qu’il sera toujours parmi elles, car il s’est identifié au moins une fois par l’amour avec tous les hommes. Un homme n’est rien, mais c’est quelque chose qui existe partout où existe un homme, l’humanité n’est pour ainsi dire qu’un seul individu qui vit des vies multiples, meurt et renaît éternellement. C’est pour cela que Whitman chantera :
Le voyage de l’âme – non pas seulement la vie, mais la Mort, et des morts multiples.
Ainsi, le poème de la vie, le poème des Brins d’Herbe, c’est-à-dire des hommes, tous semblables et tous différents, sera en même temps le poème de la mort, car il sera avant tout le poème de l’âme. Ces trois grands thèmes, liberté, amour et personnalité, forment comme le tissu musical du livre des Brins d’Herbe et ne sont, au fond, que trois formes différentes issues d’un même thème. Ils forment, réunis, le message poétique de Walt Whitman à l’Amérique et au monde, qui est en même temps un hymne à la Démocratie en voie de se réaliser en Amérique.
L’optimisme de Walt Whitman est absolu. Le monde peut nous paraître mauvais : il l’est, car l’immense majorité des hommes n’a pas compris l’Évangile d’amour que Walt Whitman ne fait que répéter. Mais tout ce qui est haine, incompréhension, tyrannie est condamné à la mort, car la compréhension de la doctrine de la Vie apporte une joie telle, avec la certitude de l’immortalité, qu’elle ne peut manquer de se répandre à l’infini, car chacun de ses adeptes prodigue le bonheur autour de lui. Tous les hommes sont égaux parce qu’ils sont, au fond, tous pareils. Seulement, tous n’ont pas compris le sens de la vie, et ils font le mal parce qu’ils ne connaissent pas le bien, comme disait déjà Platon : personne n’est volontairement méchant.
Pour donner la vie à ces abstractions, il faudrait lire et relire les Brins d’Herbe, voir ses poèmes dans leur cadre américain, avec New-York à l’horizon, le souffle des grandes plaines, l’étendue des forêts et des lacs et le bruit de la mer, sentir cette poésie forte, brutale. Les énumérations épiques des États et des villes, le sentiment de la vie naturelle dont la vie des villes est à peine dégagée encore, le sentiment de la poésie des villes modernes et de l’activité, cela est nécessaire pour montrer une fierté vraie, d’une patrie qui n’est pas dans les nuages. Le livre des Brins d’Herbe est un grand poème métaphysique, mais où on ne rencontrera pas une expression abstraite, tout est symbolisme emprunté aux images de tous les jours, aux paysages du seul pays que Whitman connût, l’Amérique du Nord, et par là national, original, puissant de suggestion directe pour les hommes de sa race, et d’évocation pour ceux qui cherchent à comprendre le grand pays de par delà l’Atlantique.
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La personnalité de Walt Whitman lui-même est partout dans sa poésie, mais elle s’exprima mieux encore dans sa vie, à laquelle il faut revenir pour le mieux comprendre.
Le livre fut peu apprécié, sauf par un seul lecteur, qui valait tous ceux que Whitman aurait pu avoir, Emerson, qui lui répondit par une lettre admirable. Lui, poète et métaphysicien, comprit d’un seul coup d’œil Whitman dans toute sa signification, il comprit qu’il serait ce que lui-même n’avait pas pu être, le poète de l’Amérique. La franchise des poèmes de Whitman sur l’amour le fit mal juger de l’Amérique puritaine, et généralement sa vulgarité le fit mépriser. Elle est réelle, et le mélange d’idéal et de réel en lui fut très bien exprimé, un jour, par Emerson, quand il dit, en riant, que les Brins d’Herbe étaient un composé du Bhagavat Gita et du New-York Herald. Mais cette vulgarité n’enlève rien à la profondeur de la pensée. C’est celle du prédicateur populaire, c’est celle de tous les grands meneurs d’hommes, qui fait dire avec envie : Celui-là sera compris de tout le monde.
Whitman le sentait et ne se laissa pas abattre par son insuccès. Cela aurait été incompréhensible dans sa nature : il était le prophète, l’homme nécessaire. Il prépara tranquillement une seconde édition. Les temps étaient menaçants et son optimisme allait être mis à une rude épreuve.
La guerre de Sécession allait éclater. Ce fut la crise de la vie de Whitman, en même temps que la crise de l’histoire des États-Unis. Ce fut un conflit d’intérêts autant que de doctrines et de principes. L’abolitionnisme ne fut que l’étincelle qui mit le feu aux poudres, et le sentiment abolitionniste ne se réalisa que progressivement pendant la durée de la guerre, quoique bien des symptômes en eussent préparé l’éclosion. Il s’agissait, à l’origine, d’une question de suprématie, d’une humiliation à imposer par le Nord au Sud, plus aristocrate, qui avait donné jusqu’alors tous les présidents, plus riche aussi, et dont les intérêts économiques, auxquels l’esclavage était indispensable, étaient en opposition directe avec ceux du Nord. Ceci pour dire qu’un Américain du Nord pouvait se poser comme un cas de conscience la question de savoir si, appelé par le tirage au sort, il devait marcher contre ses frères du Sud. Le cas se posait d’autant plus pour Whitman que, toujours sous l’influence des Quakers, il partageait leurs idées bien connues sur la guerre et sur la non-résistance au mal. En tout cas, Walt Whitman résolut le problème à l’honneur de toute sa vie. Il passa les années de la guerre à soigner les blessés dans les hôpitaux, tant que sa santé y résista, avec un dévouement qui la ruina pour le reste de sa vie. Saison après saison, pendant des mois et des années, les convois de blessés se succédèrent dans les hôpitaux où Whitman, adoré de tous, passa par les expériences qu’il a racontées dans ses poèmes intitulés En soignant les blessures (The Wound-dresser). Son admiration pour le président Lincoln, qui fit la guerre malgré lui, avec une sympathie profonde pour le Sud, pour l’unité de l’Amérique, explique son attitude. La guerre une fois commencée, il jugea indispensable et juste qu’elle se terminât par l’écrasement du Sud, et que l’abolition de l’esclavage lui fût imposée. Mais il lui arriva de s’écrier, dans un jour de désespoir, que la vie de tous les nègres d’Amérique ne valait pas le prix dont on payait leur liberté. Le sentiment de l’amitié, de la camaraderie humaine, déjà si vif chez lui, s’exalta, trouva son expression dans des accents mystiques qui ne seraient bien compris que dans la présence continuelle du sang, de la douleur et de la mort. Il fut un des rares poètes à qui il fut donné de vivre leur poésie et de ne pas rester au-dessous d’eux-mêmes.
Saison après saison, pendant quatre ans, des flots de sang furent versés. Quand la lutte des deux armées se concentra entre Grant et Lee, deux hommes également admirables et implacables, la santé de Whitman avait cédé et il attendit la fin. Elle parut plus tragique encore qu’on ne l’avait prévue quand le président Lincoln fut assassiné, avant même que la paix fût faite.
Whitman reprit vite son équilibre moral. L’union des États-Unis était consacrée, à ses yeux, par la guerre et par la mort de Lincoln. Les poèmes de guerre et d’hôpital, les poèmes à la mémoire de Lincoln resteront l’expression poétique immortelle de la guerre de Sécession. L’optimisme de Whitman avait été mis à l’épreuve et avait résisté. Mais comme par une nécessité physique, après avoir vu tant de frères s’entre-tuer, il lui fallut des amis qu’il aima comme des frères, tout un groupe d’hommes qui subit son influence, pris au hasard, semble-t-il, tous ceux qui avaient une personnalité qui lui plaisait, depuis les conducteurs de tramways de New-York jusqu’aux plus grands esprits d’Angleterre et des États-Unis. Car Whitman était devenu célèbre.
La pudeur officielle le priva, en 1865, d’un petit emploi qu’il avait dans les bureaux de l’administration : un de ses supérieurs trouva dans ses papiers le livre des Brins d’Herbe, dont il ignorait probablement l’existence jusque-là. On obtint qu’il serait seulement transféré dans un autre emploi, à Washington. On le laissa publier tranquillement une troisième édition ; en 1867 et en 1871 parurent les Perspectives démocratiques (Democratie Vistas), essais prophétiques sur la nature de la démocratie, sur les conséquences de la guerre de Sécession, sur les destinées de l’Amérique, où l’idéaliste avertit la grande nation des affaires que si l’argent devient son seul mobile, elle périra. La même année, Walt Whitman envoya un touchant hommage à la France, qu’il avait toujours aimée, parce qu’il y a « encore de la musique latente en elle, des flots de musique ».
Il était entré dans une classe nouvelle, il était plus écrivain qu’homme du peuple, maintenant ; il était affiné aussi par la souffrance et la maladie et presque un vieillard à cinquante ans. Il avait gardé une simplicité d’enfant. Les visiteurs qui venaient voir le prophète ne pouvaient croire qu’il fût l’homme de ses écrits. « Plus il devient vieux, plus il est joyeux et gai. » Il ne parlait, du reste, presque jamais devant les inconnus et les fâcheux. En 1873, il eut une attaque de paralysie et il commençait à peine à se remettre quand sa vieille mère mourut. Il fut des années à se remettre de cette perte, son esprit même en resta affaibli jusque vers 1877 ; il passa deux années presque seul à la campagne, dans la solitude, à observer les animaux, les plantes, tous les aspects de la nature, qu’il avait toujours adorée. Il sauva ainsi son intelligence, sinon sa santé, car il resta plus ou moins paralysé tout le reste de sa vie. Après quatre ans, il put recommencer à écrire, former de nouvelles amitiés. La fascination qu’il exerçait était aussi grande que jamais ; beaucoup qui l’ont connu à cette époque en ont porté témoignage dans des livres consacrés à sa vie et à sa pensée. Whitman était pauvre et infirme, il avait refusé toute pension pour les services rendus par lui dans les hôpitaux, il fut forcé de revenir dans les grandes villes, à Boston, pour préparer une nouvelle édition de son livre. C’est là qu’il apprit à connaître la peinture de J.-F. Millet, si bien qu’il disait que « celui qui connaît son Millet n’a pas besoin d’autre croyance ».
Le livre fut encore poursuivi, pour les quelques poèmes trop francs dont nous avons parlé, mais, comme toujours, les poursuites ne firent qu’assurer le succès. Whitman refusa de rien supprimer et son entêtement est caractéristique. Il ne croyait pas que la vérité, sortant de la bouche d’un honnête homme, pût jamais faire le mal. Au moins, ses dernières années furent paisibles, malgré la maladie. De 1880 à 1882, son existence fut plus ou moins assurée par la vente de ses œuvres, par les conférences annuelles qu’il faisait en souvenir de la mort de Lincoln. Il était toujours vêtu comme un ouvrier, vivait dans la plus grande simplicité et comptait toujours autant et plus d’amis dans le peuple que parmi les intellectuels. Dans ses dernières années, il ne parlait presque plus, même à ses amis ; la pensée de la mort, attendue et joyeusement acceptée, était devenue prépondérante, et ses poèmes seuls étaient le témoignage de l’activité de son esprit. Il était anxieux, songeant qu’il pourrait être mal compris de ceux qui ne l’auraient pas connu personnellement. « Qu’on ne pense pas que je suis un saint ni rien d’achevé », écrivait-il toujours à ses amis d’Angleterre. Il mourut le 24 mars 1892, entouré d’amis, et des milliers voulurent le voir après sa mort.
On a essayé depuis, malgré les protestations anticipées de Whitman, de faire de lui quelque chose comme le fondateur d’une religion. Des sociétés se sont formées, une Revue mensuelle est publiée pour conserver sa mémoire et expliquer sa doctrine. Cela est bien si ce n’est que le culte d’une personnalité admirable malgré ses imperfections. Mais on ne peut rien fonder sur une pensée aussi fluide, aussi métaphysique que celle de Whitman, et pour suivre son exemple, il n’y a pas besoin de fonder une religion nouvelle. Mais il a dit : « du muscle et du courage avant tout », et tous ceux qui souffrent de la vie ou qui craignent la mort feront bien de lire le Chant des Joies, le Chant de la Hache, les Pionniers, la Prière de Christophe Colomb, les Murmures de la Mort céleste, enfin tout le livre des Brins d’Herbe, et aussi la vie de Walt Whitman.
Joseph AYNARD.
Paru dans Demain en 1905.