La cité future

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

JE suis allé voir hier un de mes amis que j’ai trouvé dans son cabinet, perdu parmi les livres, les brochures, les revues, les extraits de vieux journaux. Partout, sur la table, sur les chaises, sur la cheminée, s’ouvraient des volumes rouges, verts ou jaunes, d’aspect sévère et scientifique, aux pages fiévreusement feuilletées. Lorsque j’entrai, mon ami, l’œil en feu, la chevelure en désordre, plongé dans la lecture d’un in-octavo, était assis au milieu de cette bibliothèque renversée...

Il me parla tout de suite avec une inquiétante exaltation : – « Vois tous ces livres, s’écria-t-il, ils annoncent la révolution sociale, la transformation de la société bourgeoise en société collectiviste, la suppression du régime capitaliste et la métamorphose de la propriété. Voilà vingt ans que j’accumule les textes... Ma collection est complète... Aujourd’hui, le socialisme est en marche. Il y a cent cinq députés d’extrême gauche à la Chambre et plus de deux cents radicaux-socialistes qui sont leurs alliés... La société future approche. Je veux savoir comment elle viendra. Je veux connaître le visage qu’elle aura... Je veux arracher son secret à l’avenir... »

Et mon ami recommença de feuilleter d’une main fébrile des livres de toutes les dimensions et de toutes les couleurs. Il n’en manquait pas un des apôtres ni des critiques, des docteurs du socialisme ni de ses détracteurs. Les uns étaient presque inconnus et les autres illustres. Il y avait les œuvres des « socialistes de la chaire » et les manifestes des insurrectionnels. Il y avait les intégraux et il y avait les réformistes. Il y avait, dans un océan d’imprimés agité de terribles remous, Lassalle, Malon, Henry George, Engels, Schulze-Delitsch, Louis Blanc, Owen, Labriola, Pierre Leroux, Bakounine, Laveleye, Schaeffle, Sombart, Georges Renard, Bernstein, Vilfredo Pareto, d’Eichtal, Le Bon, Bourdeau, Jaurès, Andler, Ferri... Combien n’en ai-je pas oublié ?

À mon tour, j’ouvris quelques-uns de ces volumes. Il en fut où je trouvai des mots effroyables qui projetaient des lueurs sinistres : loi d’airain des salaires, paupérisation croissante des masses, expropriation, surproduction et catastrophe, conception matérialiste de l’histoire, grève générale, etc.

Mais, de l’un de ces livres, s’échappa un feuillet. C’était un extrait de l’Humanité du 13 août 1905. Il était signé de Jean Jaurès. Et j’y lus ceci sur les destinées promises à l’homme de demain :

« L’homme, ouvrier de l’univers, n’est pas fait pour un lâche repos élyséen. Il ne peut pas prétendre continûment à une douce abondance de pensées dans une lueur de rêve. Sa vie ne sera jamais comme une prairie éclairée de lune. »

Cette vue de la cité future m’affligea pour le genre humain qui croit, sans doute, en des délices lunaires. Et, songeur, de Jaurès je tombai sur Bernstein qui déclare, sans beaucoup plus de clarté encore, que « la société de demain ne peut se distinguer de celle d’aujourd’hui qu’en degré et non en nature ». Je trouvai aussi la formule de Benoît Malon, l’homme du socialisme intégral : « Il faut être révolutionnaire au besoin et réformiste toujours. » Je rencontrai la controverse de Ferdinand Brunetière et de Georges Renard, fort jaunie d’ailleurs, et très poussiéreuse. Et je vis que, selon Georges Renard, « pour préparer l’avènement de la société nouvelle, il fallait concevoir et réclamer une série de réformes progressives, tout en se tenant prêt à profiter des crises qui peuvent accidenter la marche régulière des choses ». Mais je découvris, enfin, en tressaillant, une demi-page d’une netteté absolue où Kautsky établit que « la confiscation par l’impôt permet d’arriver à la suppression de la propriété capitaliste par un lent processus », et que « la forme raffinée de l’impôt progressif » doit être « préférée à la forme primitive de la confiscation ».

Alors il m’apparut que mon ami n’était pas si ridicule en cherchant à s’instruire et que son tort n’était pas de trop lire, mais de ne pas savoir lire assez bien. Et je lui dis :

– Ô anxieux chercheur ! Le socialisme n’est pas seulement en marche. Il entre. Il est entré. Tandis que tu attends la catastrophe, que tu épies le grand bruit que fera en s’écroulant la société bourgeoise, la révolution s’opère, sans fracas, presque sans douleur. Le percepteur et le receveur de l’enregistrement, deux messieurs très bien, en sont les instruments réguliers. Tu comptes quelques-uns de ces honorables fonctionnaires dans ta famille et tu les reçois à dîner. Souviens-toi aussi que le principe de la progressivité, très recommandé par Kautsky, a été introduit en France, pour les taxes sur les successions, par un ministre des finances qui s’appelait Raymond Poincaré... Inutile, mon ami, de chercher dans tes livres ce que sera la cité future. Regarde autour de toi : elle monte légalement sur les assises de la République, maçonnée de la main des plus sages parmi les républicains. »

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 28 mai 1914.

 

 

 

 

 

 

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