Paul Déroulède

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques BAINVILLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

ENTRE tous les nobles dons que possédait Paul Déroulède, il en était un de la plus grande rareté et qui n’a pas cessé d’agir après la venue de la mort. La générosité qui émanait de sa personne était telle qu’elle permettait de mesurer exactement le degré de la muflerie chez autrui. Selon la manière dont un homme s’exprimait sur le compte de Paul Déroulède, leurs opinions fussent-elles à cent lieues les unes des autres, on pouvait juger de la qualité d’une âme. La pierre de touche était infaillible et même l’épreuve continue de réussir. Presque personne, dans la presse française, n’a voulu manquer d’adresser un salut suprême au président de la Ligue des Patriotes et tout le monde a senti qu’un mot déplacé de ressentiment ou d’ironie prononcé dans cette circonstance eût suffi à déshonorer à tout jamais son auteur et à le marquer d’une flétrissure ineffaçable.

Paul Déroulède qui, par tous les côtés de son caractère chevaleresque et enthousiaste, dépassait de si haut le vulgaire, savait aussi lui imposer. C’était, on l’a dit à satiété, une incarnation française de Don Quichotte, mais un Don Quichotte qui suscitait chez nos innombrables Sancho Pança tout ce dont Sancho est capable en fait de désintéressement. C’est ce que ne lui pardonnaient pas ses ennemis les plus lucides. Lorsque, au début de sa carrière d’excitateur du patriotisme, il avait entendu tomber de la bouche de Renan la célèbre petite phrase glaciale : « Jeune homme, la France se meurt : ne troublez pas son agonie », Paul Déroulède avait dû comprendre qu’il aurait pour adversaires tous ceux qui entendaient bien vivre auprès de la malade aussi paisiblement et aussi profitablement que possible.

Chose curieuse : c’était, dans cette circonstance, l’homme qui avait dénoncé l’envahissement de notre pays par la « panbéotie » qui parlait comme un béotien, qui exprimait à sa façon subtile le grand amour du repos et de la digestion par lesquels se caractérise le bétail humain. Et en face du philosophe, qui, plus de cent fois, avait dit son mépris pour les conceptions vulgaires du monde et de l’existence, c’était un jeune bourgeois élevé à l’« école du bon sens » qui représentait l’idéalisme sous sa forme la plus absolue, celle du « quand même ».

L’exemple de Paul Déroulède est en effet un admirable témoignage de l’indépendance où se trouvent les générations les unes par rapport aux autres en ce qui concerne les manières de penser et de sentir.

Descendant de Pigault-Lebrun, romancier érotique et anticlérical du temps de la Restauration, neveu d’Émile Augier, le plus illustre représentant de la littérature bourgeoise sous le second Empire, Paul Déroulède avait exactement ce qu’il fallait, comme éducation et comme hérédité, pour faire, par exemple, sous la IIIe République, un très loyaliste président de section au Conseil d’État, appartenant à ce qu’on appelle « un certain monde », expression qui désigne ordinairement la très bonne bourgeoisie. Avec les parentés qu’il comptait au Sénat dans la gauche républicaine, il eût pu faire une admirable carrière administrative, non sans consacrer ses loisirs aux lettres, pour lesquelles il était doué. En choisissant la carrière aventureuse de l’idéalisme politique, ce neveu d’Émile Augier aura montré qu’on calomnie la bourgeoisie française quand on la dit incapable de s’élever et d’élever son point de vue au-dessus de ses intérêts.

Assurément Déroulède n’avait pas rejeté toutes les idées qu’il avait respirées dans son milieu natal et il le montrait quand il s’intitulait lui-même avec énergie un « bleu ». Mais de Pigault-Lebrun il abhorrait l’anticléricalisme grivois. De son oncle Émile Augier il n’avait pas adopté le grand principe par excellence des classes moyennes qui est celui de « la valeur de l’argent ».

Paul Déroulède a dépensé au service de l’idée de chevalerie une fortune qui, par une ironie du destin, provenait non seulement d’une sage épargne bourgeoise, mais encore de l’exaltation des vertus de la bourgeoisie économe. Oui, les droits d’auteur d’Émile Augier auront servi à perpétuer la flamme de la revanche et à payer les frais très lourds d’une tentative comme celle de Reuilly, entreprises dans lesquelles, nous pouvons en être certains, M. Poirier n’eût pas hasardé un sou. Et c’est alors qu’on se représente non sans plaisir les malices subtiles et les mystères profonds de la circulation des richesses. L’abonné du Théâtre-Français, le bourgeois cossu, rangé et d’opinions moyennes a longtemps payé sa loge pour applaudir le bon sens dans le Mariage d’Olympe, les principes de 1789 dans le Fils de Giboyer, la dérision du romanesque dans Gabrielle. À travers l’œuvre de celui qui fut son auteur favori, toute une portion des classes moyennes reconnaissait le respect qu’elle professe pour la fortune. Dans ce théâtre où la question d’argent, pour la première fois peut-être dans notre littérature, prend le pas sur toutes les autres questions, les gens « sérieux » approuvaient la plus haute expression du bon sens...

Paul Déroulède est venu et, avec un superbe mépris, il a considéré que l’argent ne prenait vraiment sa fameuse « valeur » qu’à partir du moment où il servait à des fins désintéressées. Les droits d’auteur versés par les personnes sérieuses et sensées pour entendre les pièces si raisonnables d’Émile Augier ont servi à soutenir une propagande et à organiser des expéditions que ce théâtre eût trouvées absurdes, qui eussent fait lever les bras au ciel à ces spectateurs. Dieu me garde de médire du bon sens ! Mais que, sur le « bon sens » systématisé et suffisant d’une certaine époque, une revanche aussi éclatante ait été prise par Déroulède, voilà ce qui nous plaît infiniment. Et que le beau tempérament de Déroulède se soit si aisément affranchi des préjugés de son temps, voilà encore une des choses qui forcent chez lui l’admiration...

 

 

 

Jacques BAINVILLE.

 

Paru dans L’Action française le 2 février 1914.

 

 

 

 

 

 

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