La Provence en deuil
par
Jacques BAINVILLE
COMME nous arrivions en Avignon, nous ne manquâmes pas de rencontrer l’excellent Mouret et son automobile à la gare... Quand vous irez en Avignon, Mouret est un chauffeur que je vous recommande. Il connaît la Provence route par route, arbre par arbre, pierre par pierre. Ses itinéraires sont d’une précision infaillible, et il sait, de son pays, toutes les belles et toutes les bonnes choses... Donc, comme nous convenions avec lui d’une promenade, (cela ne lui ressemble guère d’être questionneur), il nous demanda d’une voix devenue soudain un peu inquiète : – « Nous passerons quand même à Maillane peut-être ? » Je ne saurais dire ce qui était le plus significatif et le plus touchant, de ce « quand même » ou du visage du bon Mouret, un visage hâlé par le mistral, et sur lequel passait à ce moment-là comme un nuage de mélancolie. Tout le deuil, toute la tristesse, toute la grande sensation d’absence qui sont sensibles au pays provençal, depuis la mort de son poète, ils étaient dans la pudeur de cette question, dans ce « quand même », dans cette manière de faire allusion à la disparition de Frédéric Mistral sans prononcer son nom.
Eh bien ! Mouret avait pensé juste : nous ne sommes pas allés à Maillane. Vraiment, il n’en est pas temps encore et le cœur nous aurait manqué... Nous nous serons contentés d’apercevoir, du pied des monuments romains de Saint-Rémy, à la naissance des Alpilles, (ne dites jamais les « Alpines », ce contresens irritait Mistral), le célèbre village d’où a coulé, pendant plus d’un demi-siècle, une des sources de poésie les plus abondantes qui se soient trouvées dans notre pays, le village où finit de s’élaborer en ce moment une légende poétique qui, d’ici peu d’années, sera une des plus belles de notre histoire littéraire. Ne troublons point ce travail. Laissons cette cristallisation s’accomplir. En ce moment, le « stupide indiscret » dont a parlé Moréas, s’il faisait irruption dans Maillane, serait presque un profanateur.
Dans le salon de Mme Roumanille, en Avignon, parmi tant de précieux souvenirs du félibrige, j’ai vu une image qui est d’une valeur symbolique. Elle représente Mistral lisant Calendal aux félibres réunis. Ils sont tous là, les initiateurs et les chefs, Roumanille, Aubanel, Félix Gras, Anselme Matthieu, d’autres encore dont un Parisien comme moi ne saurait reconnaître les visages. Et voilà qu’ils sont tous morts, ceux qui avaient les premiers connu Calendal. Et le félibrige, leur audacieuse entreprise, leur admirable aventure, voilà qui est entré dans la gloire...
Avec sa divination de poète, Mistral avait prévu qu’il ne périrait pas dans la mémoire des hommes. Mais, avec sa modestie de Maillanais qui n’avait jamais consenti à quitter son village, il ne s’était pas flatté qu’une louange immortelle entourerait son nom. Dans le plus beau, peut-être, des poèmes de son dernier recueil, les Olivades, il a dit ce que deviendrait, dans la suite des âges, son tombeau, le monument qu’il avait fait construire sur le modèle du pavillon de la reine Jeanne, cette perle des Baux... Je ne crois pas qu’on ait marqué avec une plus magnifique et plus poétique sérénité la coulée des générations, l’éloignement des âges, qu’on ait mieux fait entendre les pas des siècles qui fuient, que dans ces quelques strophes. Et d’abord, dit Mistral, quand on demandera quelle est cette tombe, des anciens du pays répondront : « C’était un enfant du terroir, un poète, et nous l’avons vu souvent, jadis, qui se promenait par ces chemins. » Puis, plus tard, on dira : « C’en était un qui avait aimé une certaine Mireille. Et, entre les Mireille qui ornent la terre de Provence, celle-là était devenue célèbre tant elle avait été aimée. » Et, plus tard encore, aux curieux, on ferait cette seule réponse : « C’était un mage : car d’une étoile à sept rayons, le monument porte l’image... »
Je crois que Mistral s’est trompé. Sa gloire sera plus personnelle et plus nominative que ne le promet son poème. Déjà, de tous côtés, son œuvre s’incorpore à la terre qu’il a chantée. Mireille, ce sont tous les villages heureux, les mas, les routes blanches, les micocouliers et les cyprès. Mireille, c’est l’immortelle bucolique des campagnes provençales, comme Calendal est l’épopée de toute la Provence, depuis les Baux jusqu’à la Sainte-Baume, depuis Cassis jusqu’aux Saintes-Maries, comme le Poème du Rhône est le chant du fleuve, comme Nerto est inséparable du mystérieux palais des papes d’Avignon.
Déjà ces paysages appartiennent à Mistral. Cette région est son royaume et les imaginations poétiques la rechercheront à travers ses vers ; c’est par ses strophes que ces paysages seront immortels.
On m’a raconté que, dix jours exactement avant sa mort, Mistral vint à Saint-Rémy et, tout seul, trois heures durant, fit une longue promenade à travers les premiers contreforts des Alpilles. Je ne connais guère de chose plus émouvante que cette méditation suprême de l’Homère provençal en tête à tête avec la terre qui l’avait nourri et qu’il avait chantée. Et nous avons refait ce pèlerinage avec le sentiment d’un grand deuil, apaisés par la certitude d’une grande immortalité.
Jacques BAINVILLE.
Paru dans L’Action française le 7 mars 1914.