Goethe et la vie
par
William-Athanase BAKER
L’homme qui expirait en demandant « plus de lumière » exhalait un soupir qui allait devenir un nouvel élément sur le globe intellectuel.
La lumière, cet élément dans lequel Goethe a vécu, c’était le fonctionnement harmonieux de toutes ses facultés exercées parallèlement dans un but de développement et de perfection absolue.
Il est vrai que Goethe est au fond l’élève de Kempis ; mais cet élève a individualisé la doctrine du maître, en ce sens que le calme kempien est devenu, sous l’inspiration du poète allemand, une œuvre de domination et non de simple soumission monastique.
La grande faculté de Goethe était l’assimilation. Détaché de ses impressions, il pouvait vivre la vie qui circulait autour de lui ; éclectique avant tout, il savait distinguer le vrai du faux, l’éclat durable, du pastiche et de l’artificiel.
Maeterlinck dit tranquillement aux Parisiens que Goethe n’est pas aussi romantique qu’on le croit.
Certes, il ne l’est pas du tout.
Si nous lisons les œuvres que je dirais explicatives de Goethe, telles que ses voyages, lettres, conversations, etc., on est même étonné qu’il ait pu être classé dans une école quelconque et surtout parmi ce romantisme qu’il qualifiait de malsain.
Schiller a vu en Goethe un Grec moderne.
Le sage Allemand a lui-même avoué qu’il ne lui resterait pas grand’chose s’il restituait tout ce qu’il doit aux Grecs et aux Français.
Ce qui donne à Goethe sa physionomie grecque bien accentuée, c’est qu’il ne sépare pas les facultés de l’âme entre elles.
L’homme, à ses yeux, est vie, c’est-à-dire union, action, plutôt que pensée et théorie.
Il ne sépare pas l’imagination de l’intuition, ou la raison de la déduction. Il cultive toutes les facultés parallèlement.
On lit dans Schiller que chez les Grecs « l’esprit n’avait pas de domaine rigoureusement séparé, aucune discorde n’avait encore poussé les facultés intellectuelles à partager en adversaires et à tracer les limites de leur champ ».
Goethe revient à cette saine tradition grecque avec, en plus, de la patience dans les déductions à tirer des phénomènes observés, une cinglante ironie à l’égard d’adversaires que les Hellènes n’ont pas connus, et, enfin une lucidité toute française.
Le confesseur de Goethe, c’est Eckermann, dans les « Conversations » duquel le poète s’est mis à nu.
Si cette nudité n’a pas la beauté des ornements de théâtre, elle révèle, par contre, un torse et des muscles d’acier, dont les mouvements olympiens n’ont perdu aucunement de leur dignité.
Eckermann, à ce qu’il paraît, s’en fut trouver Goethe, alors que celui-ci était beaucoup vieilli, et entreprit sur lui une sorte d’entraînement oral qui eut l’effet de réduire beaucoup de ses théories à leur plus claire expression.
L’ouvrage qui contient ces conversations semble peu connu en France, où les écrivains n’y réfèrent pas.
En Angleterre on y attache beaucoup d’importance, parce qu’il est pratique et qu’il simplifie l’intelligence d’un auteur dont les productions ont un sens constant, harmonieux et pratique.
Dans l’œuvre de Goethe, le drame occupe la première place.
Ce qui domine en lui, c’est l’unité grecque qui confond les genres puisqu’elle unit les facultés. Son « moi » n’est pas un moi qui s’exhale en gémissant ou qui s’exalte pour une idée ou un sentiment, mais plutôt un moi éloigné, dont les manifestations sont indirectes comme celles que Goethe lui-même attribue à la divinité ! C’est pourquoi il a choisi la forme impersonnelle du drame.
Le Goethe qui écrit est le secrétaire de Goethe qui vit.
Les mots, dit-il, ne peuvent élucider ce qu’il y a de vraiment supérieur.
Aussi au lieu de chercher à exprimer les nuances de sa pensée, il se contente de pratiquer l’art d’écrire, de peindre et d’harmoniser.
C’est par l’art qu’il veut s’élever et vivre.
Mieux qu’aucun Européen, il a prouvé que l’artiste est au-dessus des nations.
Sa puissante expansion assimilatrice lui faisait un devoir de première nécessité de s’émanciper de ses goûts individuels autant que des préférences nationales.
Ce qui frappe ensuite chez lui, c’est le souci de tenir la pensée dans les bornes du sens commun.
Si vous n’êtes pas un modéré, si vous forcez vos talents, je vous prie, ne lui demandez pas d’audience, vous le mettriez mal à l’aise.
Faust, il est vrai, est le symbole de l’illimité, de la recherche immodérée.
Mais aussi, je puis dire sans vaine plaisanterie que Goethe charge le diable de faire l’éducation de Faust et le diable même y perd son latin.
Comme Descartes s’étudiait à séparer les plaisirs des vices, Goethe ne demande qu’à jouir de la vie sans s’encanailler.
Comme ses joies, comme ses aspirations sont pures et généreuses !
Selon lui, vivre, c’est voir ; voir pour ensuite déduire ; voir avec calme pour déduire avec justesse.
Son travail primordial, c’est d’élargir ses goûts, d’agrandir sa vision en la libérant sans cesse.
Le génie, la beauté même, doivent être exclus, s’ils troublent le beau calme libertaire de l’esprit.
À ses yeux, le péché, c’est d’altérer la vie.
Pensez à vivre, dit-il, notez votre conduite avec les autres, trouvez votre voie naturelle et agissez.
Pour lui, l’action seule guérit la souffrance.
Méphistophélès fait beau jeu des rêves de Faust : quand l’action commande, elle entraîne penseurs et jouisseurs dans son élan dominateur, et Méphistophélès n’est que son prophète.
Dans « Hermann et Dorothée » la solitude a fait du jeune héros, non un faible et pusillanime écolier, mais un cœur fort, agissant, capable d’aimer la justice, de vivre la grande vie pleine et calme.
À trente ans, Goethe indiquait tout son plan de vie : « Le désir, dit-il alors, d’élever aussi haut que possible la pyramide de mon existence, dont la base a été posée pour moi, domine toute autre chose et ne quitte presque jamais mon esprit. Je ne dois pas perdre de temps, je ne suis plus dans ma première jeunesse, et il faut que j’arrive au sommet. »
Le sommet qu’il poursuit, on le sait, c’est la maîtrise de soi ; c’est de contempler le spectacle du monde et de la vie, dans la soumission intelligente des passions, dans l’apaisement des sens sous une règle, dans la résignation finale de l’esprit.
D’ailleurs, il ne s’écarte guère du but.
Ses drames sont les étapes de sa pensée. Sa modestie parfume « Wilheim Meister » ; sa dignité émerge dans « Hermann et Dorothée » ; sa foi à la vie éclate dans « Faust » ; son goût domine « Werther ».
Heureux Goethe, a-t-on souvent répété.
Le but de la vie, c’est la vie, dit-il ; nous ne sommes sur la terre que pour tirer le meilleur parti de ce monde-ci et de l’autre. Malheur à celui qui est obligé de se tourner vers le passé ou l’avenir pour chercher le contentement. Malheur à celui qui ne sait pas se borner.
C’est le thème de tous les conseils qu’il donne à Eckermann.
L’homme est une chose à gouverne, aux yeux de Goethe, et le gouvernail est en ses mains.
Celui que porte un navire mû sans son concours peut jeter son regard vers les beaux paysages, les villes qu’il passe, et peupler sa route de sylphides et de souvenirs féeriques, il peut saluer au loin le village natal dont le vieux clocher silencieux surgit à l’horizon et lui semble résonner encore de ses étourdissantes harmonies, car pour lui, le pleur né de son rêve et qui sèche sous la caresse maternelle de la brise du pays, ne fait pas dévier le navire qui continue sa course, indifférent à ses rêves ; mais celui qui tient le gouvernail qui le guide et la voile qui l’entraîne a plutôt des soucis de métier et de réalité. C’est une question de savoir lequel des deux a le meilleur partage.
Dans « Poésie et vérité » Goethe narre des faits historiques avec une précision minutieuse et banale, quelle que que soit leur insignifiance apparente.
Cet état d’esprit positif chez l’auteur de « Faust » et de « Werther » étonne et paraît trop demander d’équilibre au génie. Et cependant, le miracle est là. Goethe a toute la fougue du génie le plus lyrique alliée au calme philosophique le plus imperturbable et au sens pratique d’un commissaire-priseur, dirait un critique grincheux.
Ce calme n’est pas fait de dédain de la vie, mais plutôt d’une entière soumission à l’inévitable.
Ce qu’il souhaite pour les autres et pour lui-même, c’est le contentement de ce qui est. Se résigner pour voir, chercher l’utile dans le beau, dans la liberté elle-même, voilà ce qu’il veut ; ajoutons que l’utile goethéen n’est pas vulgaire, mais idéal, et que pour comprendre Goethe, il faut toujours apprendre sa langue.
Son influence s’exerce cependant, même lorsqu’on ne le comprend pas ; et si « Hamlet » a assombri beaucoup d’imaginations, si « Monte-Cristo » a échauffé beaucoup d’esprits romanesques, « Faust » ne le cède à aucun d’eux, autant au point de vue de la sensation populaire que de l’observation humaine.
Emerson a fait de la lecture de Goethe l’œuvre capitale de sa vie.
C’est un peu en suivant Emerson que je suis venu à me tourner, avec une inquiétude que l’on comprendra, vers cette image de la poésie allemande qui avait tant hanté Emerson.
Je dois dire, pour justifier mes prétentions à comprendre Goethe, que je me suis longtemps penché sur ses livres, essayant, comme le naturaliste qui observe les phénomènes de la nature, à surprendre la foi de ce prodigieux esprit.
J’en suis resté avec la conviction que j’ai déjà exprimée, qu’il y a chez Goethe un ascète chrétien, et c’est peut-être ce qui fascina Emerson. Mais cet ascète était doublé d’un esprit souple, large, très au fait, et c’est là ce qui captiva Carlyle.
Goethe n’a eu qu’une classe de détracteurs sérieux ; ceux-ci l’ont accusé de manquer de cœur.
Il y a beaucoup de gens qui expient par un matérialisme grossier et une sensualité morbide la peine de manquer de cœur.
Il y a d’autre part certains esprits, trop éthérés, qui, ainsi que s’exprime un penseur moderne, « épuisent toute leur force dans leurs pensées, et ils ne peuvent plus donner à leur cœur qu’un branle affaibli et secondaire ».
Un contemporain de Goethe remarque que son cœur, que peu de gens ont connu, était aussi grand que son génie, que tous ont connu.
Avec quelle exaltation de style Carlyle ne parle-t-il pas de ce « plus grand et plus brave des cœurs, sans peur et sans fatigue, paisiblement invincible » !
C’est que la réserve que s’était imposée le poète allemand était la marque dominante de son caractère.
Cette réserve était faite de résignation un peu fataliste et de la répugnance qu’il éprouvait à accepter les conditions artificielles de la société européenne.
« Il y a quelque chose de plus ou moins faux chez nos vieilles nations européennes, dit-il. Les conditions de notre existence sont de beaucoup trop artificielles et compliquées et nos relations sociales ne sont pas animées d’affection et de bienveillance. Il y a assez de politesse et de courtoisie, mais personne n’a le courage d’être cordial et sincère, de sorte que le sort d’un homme dont les inclinations sont impies et naturelles, n’est pas du tout un sort enviable. On ne peut parfois s’empêcher de désirer d’avoir vu le jour, un soi-disant sauvage, de quelqu’île de la mer du Sud, pour y jouir d’une existence pleine et inaltérable. »
C’est peut-être la sécheresse de cœur des sociétés qu’il fréquentait qui amena Goethe à cette réserve voisine de l’exclusion.
Son ironie est amère lorsqu’il parle des jeunes courtisans dont il ne trouve rien autre chose à dire qu’il les a vus passer trottinant en toute hâte vers quelque nouvelle intrigue.
Sans le dire exactement, Goethe est cependant un précurseur du surhomme.
Il oppose les traditions de l’effort et du sens commun à celles de toutes les sociétés.
« C’est notre éducation vague et entreprenante à l’aventure, dit-il, qui fait de nous les créatures sans but que nous sommes ; c’est elle qui allume en nous des besoins nouveaux, au lieu de nous diriger vers l’effort. »
N’y a-t-il pas là une trace de l’ascète de l’Imitation ?
Diminuer ses besoins, se renoncer, voilà la grande révélation que la vie physique et sociale, les manières et les coutumes, la sagesse du monde, la philosophie et toutes les circonstances ont faite à Goethe.
Que nous sommes loin de la conception primitive que nous avons droit de lui supposer, d’une pensée érigée en divinité, et en fatum ! C’est que le Goethe d’autant avait vieilli.
L’idéaliste des jeunes années qui a mesuré son désir de jouissance à l’épouvantable souffrance universelle a vu tomber ses rêves, l’âge mur l’a dépouillé de sa ramure verdoyante, et l’arbre automnal s’enorgueillira de sa dévastation, parce que ses branches nues laissent passer plus de réalité et de lumière.
Et si l’on se plaint ; si l’on regrette malgré tout les mystères de l’ombre, Goethe nous dira qu’il en est ainsi parce qu’il faut qu’il en soit ainsi, et que la société méprise les plaintes et les récriminations comme les marques d’un souverain mauvais goût.
La société n’est pas sentimentale, et c’est là son moindre défaut. Voyez plutôt le sort qu’elle a toujours fait aux fils de la poésie.
Cependant Goethe ne lui en veut pas trop ; il se contente de chercher à s’harmoniser avec elle, dut-il pour cela imposer à son cœur tous les sacrifices qu’elle demande.
Dans ce grand esprit, la recherche de l’harmonie est la passion maîtresse et celle qui se subordonne toutes les autres facultés.
W.-A. BAKER, Prose et pensées, 1911.