Les pensées de Pascal
Par
William-Athanase BAKER
Les pensées de Pascal sont un autre excellent manuel de psychologie. Tous les esprits peuvent s’y donner cours, depuis l’imagination juvénile des bacheliers de collège, aux yeux de qui les satires paternelles de Pascal n’ont encore que le mérite du style et de l’éloquence, jusqu’à la maturité des penseurs réfléchis qui y découvrent la manne cachée.
Us observations du moi ont pris aujourd’hui une tournure plus positive, moins mystique, qu’au temps de Pascal : le moi « ondoyant et divers » devient l’objet d’un minutieux labeur sous la plume de psychologues trop consciencieux pour nos loisirs.
Mais Pascal triomphera toujours de notre tiédeur, et qui n’a pas lu Amiel peut cependant avoir lu et relu Pascal.
C’est que le grand penseur français reste toujours voisin de nous, tant par la beauté simple de son style que par le ton si profondément humain de ses méditations.
Il n’y a pas cette science du détail accablant par sa prévision rigoureuse, qui demande une étude suivie et exclusive – il suffit de s’en approcher, on le trouve toujours prêt à nous entendre.
Comme le soleil, il a de la clarté pour tous : comme une fontaine, il a de la fraîcheur partout.
Aussi n’a-t-il de systématique que la clarté de son esprit.
Et qu’il a analysé l’homme avec une suprême maitrise !
Il est descendu jusqu’au dernier abîme de ses misères, et il s’est élevé jusqu’à l’apogée de ses plus hautes prétentions ; en quelques mots il analyse l’incapacité humaine quant à une vie calme, sereine et sincère ; il étale la lèpre de l’ennui et de l’agitation qui ronge tout esprit, il dit les faibles précisions et les puissantes ignorances de l’âme, il dessine en quelques traits sobres et nets les contours de l’immense empire de l’imagination dans ce monde qui se dit raisonnable, et où cependant la raison n’occupe que des coins ignorés ou des cimes inaccessibles.
Là où nous ne voyons que le vide et le néant, il s’élance et s’élève à des hauteurs où sa pensée altière trace des lignes précises, environnées de lumière, à une distance que notre esprit peut à peine suivre de loin, comme le point sublime que laisse un aéroplane dans l’infini des cieux.
À la hauteur où il s’élève, il n’y a plus de système, il n’y a que la vérité, et Emerson pensait peut-être à Pascal lorsqu’il disait : Je note la vérité à mesure qu’elle passe, c’est tout ce qu’il est possible de faire.
Chez Pascal, le vrai se moque du faux, en philosophie, en éloquence, en tout. Son génie purifié par la souffrance n’est plus que lumière.
C’est la géométrie dans l’infini, et comme on n’a pas besoin de savoir le grec pour goûter Homère, on n’a pas besoin d’être savant pour bien lire Pascal. C’est la nature, dont tous peuvent voir l’immensité.
Il humilie l’univers aux pieds de l’homme, et, poursuivant son cours élevé, il humilie et ramène l’homme aux pieds de l’univers.
Quelle justesse Pascal ne met-il pas à définir l’imagination, le sentiment, la raison avec la supériorité de l’homme qui a une montre sur ceux qui n’en ont pas, comme il dit.
Ses comparaisons concrétisent les vérités les plus abstraites de l’histoire et de la vie. « L’analogie, a dit Goethe, a cet avantage, qu’elle ne prétend pas régler une question. L’induction est plus dangereuse quand, pour arriver à un résultat préconçu elle foule aux pieds et le vrai et le faux. »
Les analogies de Pascal portent l’empreinte du maître, et son génie, émergeant de la douleur, comme le soleil de l’Océan, jette de la lumière sur tous les sommets et au fond de tous les abîmes.
Néant, infini, univers, pensée, voilà les mondes qui se meuvent et roulent harmonieusement dans la périphérie créée par son génie.
Sa constante et perpétuelle tension vers la réalité intellectuelle de l’homme, tient le lecteur en haleine, les problèmes qu’il propose sont d’une intensité et d’un intérêt à captiver l’humanité pendant des siècles. Ici et là, on trouve des aperçus lumineux, des définitions exactes, qui sont comme de fréquents et vifs éclairs de chaleur dans une nuit d’étoiles.
C’est qu’une belle pensée met tout à point, comme un beau vers vaut tout un poème, comme un beau coup de pinceau fait un chef-d'œuvre et un aria agréable lance tout un opéra.
Pascal examine le pyrrhonisme et le dogmatisme, les systèmes d’Épictète et de Montaigne, avec des préoccupations psychologiques qui n’ont qu’une valeur théorique pure dans la science positive.
Philosophe, doctrinaire, mystique, il est certes tout cela ; et cependant sa philosophie ne suit aucun système ; ses visions sublimes de certaines réalités de l’esprit et de l’histoire l’enlèvent d’un trait au-dessus de toutes les formules suivies, et à la place d’un système, il laisse une notion incrustée dans la réalité qu’elle illumine à jamais.
Sa logique est aussi tout entière empreinte de son génie. Maniée par une autre pensée et sous une autre plume, ce serait du fanatisme et de l’incohérence ; mais ce solitaire a le goût de l’élégance, cet ascète a des soins de coquetterie géniale, ce rêveur à une logique profonde. Il n’a pas, comme Emerson, édicté des règles de bienséance, de bonnes manières et de prévoyance en société, mais il n’a pas non plus manqué de respect pour les coutumes des hommes, pourtant si étrangères à son génie méditatif. Au fend il professe la vénération qu’ont ceux de sa classe, pour des institutions dont son génie personnel ne peut s’empêcher de transpercer impitoyablement le vide.
On a appelé Pascal « le dignitaire de la pensée » et en effet la pensée avec ses agitations et ses limitations lui semble le seul être qui ait une existence digne d’attention sur la terre. Il voudrait l’émanciper, l’affranchir de ses incertitudes qui la soumettent comme le reste des choses aux fluctuations d’un éternel devenir.
Combien n’y a-t-il pas de formes de pensées !
Ce taciturne qui écoute ce babillard ne se réclame pas de la même pensée que lui ; l’observateur et l’imaginatif habitent deux planètes différentes tout en se coudoyant continuellement ; le savant forme des lois que ne connaît pas le poète ; le philosophe regarde ailleurs que l’orateur ; mais devant la pensée de Pascal, tous se réunissent avec respect : « A touch of nature makes all men kin. »
Que d’assimilateurs pour un seul penseur véritable !
Que d’oiseaux chanteurs et d’éclatant plumage pour une seul oiseau puissant dans le règne de la pensée !
Toujours l’impression nous guide et nous nous portons, qui vers un poète préféré, qui vers un philosophe entraînant, plutôt pour en parler ou en écrire que pour se dévouer à l’étude ardue d’un auteur sérieux qui pourrait faire de nous de véritables esprits cultivés et réfléchis.
Encore si notre mémoire gardait une seule pensée intégralement, telle qu’elle fut conçue par un penseur ; loin de là, les vérités tombent sur nous comme la neige sur un sol boueux ; à peine les avons-nous lues qu’elles ne deviennent qu’une forme un peu plus obscure de notre ignorance ordinaire.
Non, ce que nous recherchons tous, c’est un livre qui nous transporte dans un théâtre d’amusements pour quelques heures.
L’homme d’un seul livre, l’homme d’un livre compris est rare, non-seulement, par suite de la multitude des livres, mais à raison de notre « fureur de changements ». Le livre principe, la montre de Pascal, la boussole de jugement immuable, nous font défaut.
Nous ne voulons pas même être des tributaires de la pensée, tant nous sommes pressés de jouir et de faire envie.
« Mon humeur ne dépend guère du temps, disait Pascal. Je n’ai mon brouillard et mon beau temps que dedans de moi. Le bien et le mal de mes affaires y fait peu. »
C’est l’ascète et le subjectif qui parle. Absorbé par l’idée de la destinée mystique de l’homme, Pascal en ignore délibérément la constitution organique. Combien cet homme était différent de nous, lui qui traite si cavalièrement la température, les affaires et les circonstances de toutes sortes qui nous entraînent dans leur danse forcenée.
Nous avons l’âme théâtrale et toute occupée du feu de la rampe.
La même chose peut revenir sous cent nuances différentes, et nous verrons cent choses différentes.
Je voyais tout à l’heur un ciel brumeux dont les lisières grises se découpaient à travers les arbres.
La nature avait clos son concert et l’infini était vide.
À peine voyait-on passer de temps en temps quelques hommes – de ces bons hommes qui nous donnent la gaieté trop fugitive, hélas ! de s’apercevoir qu’il y a autre chose que du rêve et de l’infini dans le monde.
À cette vue, je n’ai pu me défendre d’un sentiment de misanthropique lassitude.
Maintenant le soleil a retrouvé son éclat, et le firmament ouaté de nuages d’or ouvre son aile lumineuse sur la terre. La nature se réveille joyeuse, et malgré cette grande et haute pensée qui devait m’élever au-dessus des choses, j’entre dans ce mouvement de joie paisible.
Tout à l’heure le ciel s’était retiré pour ma pensée comme pour mon œil – les arbres étaient serrés ensemble comme des barreaux de fer ; – un peu de lumière a tout changé.
Je ne dis pas que nous en sommes tous là, que nous suivons tous les variations de la température et les couleurs du ciel, mais je puis dire sans crainte que le plus froid observateur est influencé par les plus minces choses qui le concernent.
En lisant le philosophe de Port Royal, on sent bien que l’homme est resté le même, sous les différentes coutumes, les modes variées, dont il a recouvert son esprit et son cœur depuis des siècles.
Toujours vain, irrésolu, pusillanime, léger, les plaisirs de toutes sortes, imaginables, sont restés l’éternelle frappe numéraire de toutes ses agitations et de ses recherches.
Aujourd’hui le présent si méprisé de Pascal, quand il le compare à l’éternité, est devenue un dogme philosophique, c’est sur le présent, vision toujours fugitive au cadre immuable, que la pensée moderne porte cette curiosité insatiable, que Pascal dirigeait toujours en définitive vers l’infini et le mystique.
Si Pascal a élevé notre pensée, c’est pour la conduire plus sûrement à réaliser son néant.
Rien n’est plus désespérant que de nous voir sonder l’immensité infinie des cieux pour ne rien tirer, pas même un signe d’ennui de cette face indifférente.
« On dirige sa vue en haut, dit Pascal, mais on s’appuie sur le sable et la terre fondra, et on tombera en regardant le ciel. »
Pascal ne paraît pas avoir interrogé les cieux autant que les mondes : et sa pensée est une extension de la vie plutôt que du firmament.
Il a regardé dans le fond de l’âme humaine les mondes qui s’y meuvent avec une majesté comparable, selon Kant, aux planètes de l’immensité céleste.
Certes, quand on a observé la nature tant animale que végétale, et que de là on se reporte sur l’intelligence humaine, on ne peut que s’abîmer dans une contemplation presque terrifiée des attributs divins et mystérieux de la créature humaine ; mais comme ce problème grandit dans des proportions immenses, quand on réalise que tous ces attributs grandioses de l’homme n’ont ici-bas que la durée de la plus frêle des roses !
Montaigne avait endormi la curiosité intellectuelle. Pascal la réveille en lançant par les persiennes des rayons de lumière vive et pénétrante. Montaigne nous avait décrit l’homme comme une affaire manquée qu’il fallait réparer à force de bonhomie et d’insouciance, comme ces politiciens ruinés qui se casent nonchalamment dans une sinécure officielle à l’abri des soucis et des revers ; Pascal, au contraire, reste dans les ruines, occupé à relever le crédit de la raison humaine, à force de puissantes lettres de crédit qu’il tire sur la vérité et dont les plus importantes nous reviennent acquittées.
Pascal admirait Descartes, et cette influence nous fait penser à celle de Bacon sur Shakespeare. Goethe aussi écrivait à la lumière de Kant. Il me semble que cette dualité constante a une signification profonde.
Le génie a des étincelles comme il a des éclairs.
Descartes découvre le premier être dans la pensée. Pascal exprime les désappointements que nous apporte cette stabilité promise. Bacon trouve la méthode expérimentale ; Shakespeare, c’est de l’expérience poétisée et parfois toute crue ; Kant critique la raison pure. Goethe y ajoute les notes explicatives du sens commun.
Pour conduire l’esprit au vrai, Descartes a trouvé une méthode, Pascal a donné des définitions. Ont-ils réussi ? Il est peut-être aussi difficile d’apercevoir nettement la marche d’une idée dans l’humanité que d'inventer soi-même des idées nouvelles ; mais il est permis de croire qu’ils ont contribué à donner au monde un peu plus de jugement, un peu plus de bon sens, un peu plus de vérité.
William-Athanase BAKER, Prose et pensées,
2e éd. revue, corrigée et considérablement augmentée,
Montréal, Daoust & Tremblay, 1911.