Les théories de Lavater dans la littérature française
par
F. BALDENSPERGER
Aussi vieille, sans doute, et aussi éternelle que la curiosité humaine et que le désir de déchiffrer les âmes et les destinées sur les simples apparences physiques, la science des visages semble émerger épisodiquement de l’empirisme des tireurs d’horoscopes et des aventuriers, de l’intuition courante des bonnes gens, pour gagner les régions de la science et de la littérature. La Renaissance italienne, merveilleusement avisée, avec un Alberti ou un Léonard de Vinci, des mystérieuses correspondances du physique et du moral, tente de mettre en forme, dans les écrits d’Équicola et de Della Porta, ses impressions, ses secrets ou ses subtiles déductions : mais il ne reste bientôt, de cet effort qu’il serait aisé de rattacher à la fois à la notion de l’unité du monde et à la résurrection enthousiaste de l’individualisme, que des curiosités éparses chez les érudits, une défiance assez générale à l’endroit d’une science prétendue que des aigrefins, communément italiens, ne se lassent pas d’exploiter. Montaigne estime que « c’est une faible garantie que la mine », mais qu’il y a néanmoins « quelque art à distinguer les visages débonnaires des niais ; les sévères, des rudes ; les malicieux, des chagrins ; les dédaigneux, des mélancoliques, et telles autres qualités voisines... d’en pronostiquer les aventures futures, ce sont matières que je laisse indécises 1 ». C’est cependant l’auteur des Essais que cite, à un siècle de là, l’auteur d’une Défense de la physionomie 2 : « Science conjecturale » assurément, mais qui renferme sa très grosse part de probabilités. Seulement « il n’appartient pas à tout le monde d’être physionomiste. L’art et l’étude y ont peu de part. C’est un enthousiasme divin qui, à l’aspect d’une personne, fait découvrir les plus secrets mouvements de son âme ».
À cette apologie de l’« enthousiasme divin » nécessaire au physionomiste, ne répond en général que le dédain, ou que la simple constatation des indices qui n’échapperont jamais à un œil exercé. « Il n’est rien de plus trompeur que la physionomie, écrit Vigneul-Marville, et ceux qui prétendent avoir l’art de connaître l’esprit et les mœurs des personnes par les traits de leurs visages se trompent souvent eux-mêmes, et ceux qui les croient. Quelque chose qu’on puisse dire, il n’y a point de règles certaines de cet art 3. » Ch. Perrault se contente d’admettre que le visage humain offre à l’ingéniosité divinatrice deux sortes distinctes de caractères physionomiques, dont les premiers seuls pourraient révéler le tréfonds de l’être : les « traits », qui sont donnés, fondamentaux et innés chez chacun, et les « mouvements », qui sont le résultat de causes multiples et qu’on aurait sans doute grand tort d’interpréter comme des « signatures astrales 4 ». Lebrun recommande surtout, aux artistes, l’étude de l’expression, de sa concordance avec les sentiments. Un observateur de profession comme La Bruyère s’en tiendrait, vers le même temps, à la simple pénétration intuitive : « Il n’y a rien de si délié, de si simple, et de si imperceptible, où il n’entre des manières qui nous décèlent 5... »
Défiance d’esprits amoureux d’évidence, à l’égard d’une science incertaine au premier chef, aussi peu ferme dans ses principes que dans ses vérifications ? Répugnance d’une époque très confiante dans la puissance de l’éducation, de la culture, de la vie de société pour des conjectures qui risquent d’attribuer à la fatalité du sang une part indiscrète dans la détermination de l’être humain ? Il est évident, en tout cas (à part une vogue très notable du « merveilleux » de tout genre aux environs de 1700), que les temps ne sont guère favorables à des spéculations fort poussées en cette matière. Ils ne le sont guère plus à un emploi conscient des données physionomiques dans le roman – le genre littéraire le plus susceptible cependant, par sa forme même, d’établir des correspondances systématiques entre la psychologie, la conduite, la destinée de ses personnages et leur signalement extérieur.
On ne trouve pas, en effet, en parcourant la galerie de portraits qu’offrent les personnages de l’ancien roman, beaucoup de physionomies qui soient l’indice et le reflet matériel d’une disposition intérieure. Le souci de fixer par des mots les particularités d’un visage inspire bien, vers 1660, toute une mode qui tente de rivaliser avec l’art des maîtres hollandais, des Philippe de Champaigne et des Petitot : mais cette curiosité passe dans les collections de « portraits » et dans les jeux d’esprit des salons 6, sans guère toucher les procédés des romanciers. Elle a en effet à lutter, dans ce domaine, avec la manie de la description métaphorique, puis avec l’idéalisme simplificateur et abstrait du classicisme : Mandane du Grand Cyrus aura « le teint si éclatant, si lustré, si uni et si vermeil, que la fraîcheur et la beauté des plus rares fleurs du printemps n’en saurait donner qu’une idée imparfaite » ; la princesse de Clèves restera blonde et « blanche », et Valincourt raillera son futur mari de juger de son caractère sur ces simples apparences. Le réalisme dans le roman, toujours volontiers burlesque, ne fera guère état, de son côté, que des verrues et des déformations de ses personnages. Et l’on ne peut guère citer que dans les romans de Des Challes des signalements circonstanciés où s’affirme une véritable corrélation entre certains traits physiques et des dispositions morales ; témoin ce portrait d’une jeune fille 7 qui fait prévoir « la femme qu’on n’épouse pas » de Dumas fils : « Elle était d’une taille moyenne, la peau un peu brune et rude, la bouche un peu grosse ; mais on lui pardonnait ce défaut en faveur de ses dents qu’elle avait admirables, les yeux bruns et étincelants ; un peu maigre et un peu veine, et toujours pâle ; tous signes qui montraient son penchant aux plaisirs de l’amour. »
Mais déjà, avec ces romans d’un homme qui semble s’être frayé très consciemment sa voie indépendante entre la « stylisation » classique et la sentimentalité des auteurs féminins, nous sommes au début du XVIIIesiècle. Il semble qu’il faille enjamber la plus grande partie de ce temps pour trouver de nouveau une diffusion réelle d’idées physiognomoniques. Car aux yeux de la plupart des romanciers de l’âge intermédiaire, même réalistes, même attentifs à tous les remous de la vie de l’âme, c’est l’expression qui importe. Pour Marivaux, pour l’abbé Prévost 8, les « jeux de physionomie », la « tournure de mine », – toute la « dynamique », si l’on peut dire, des manifestations psychiques – font tort à une « statique » plus secrète qui pourrait s’inscrire dans les traits du visage au repos.
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Les controverses touchant la légitimité de la physionomie se poursuivent cependant, entre théoriciens que l’histoire naturelle, la pédagogie, l’esthétique, peuvent placer en face de ces questions. Mais, là encore, on accorde plus, en général, au résultat de la vie sociale ou aux manifestations dont elle est le point de départ, qu’à la donnée primordiale de la nature et à la première mise, en quelque sorte, que l’homme apporte avec lui. Rousseau en veut au « masque » de l’homme du monde de lui cacher l’indice du vrai moi ; il admet d’ailleurs une combinaison de signes primitifs et de signes acquis dans toute physionomie. « On croit, dit-il au livre IV de l’Émile, qu’elle n’est qu’un simple développement de traits déjà marqués par la nature. Pour moi, je penserais qu’outre ce développement, les traits du visage d’un homme viennent insensiblement à se former et prendre de la physionomie par l’impression fréquente et habituelle de certaines affections de l’âme. Ces affections se marquent sur le visage, rien n’est plus certain ; et quand elles tournent en habitude, elles y doivent laisser des impressions durables... » D’ailleurs, Rousseau ne croit pas à la possibilité de fonder une étude sérieuse de ces indices. « Voilà comment, continue-t-il, je conçois que la physionomie annonce le caractère, et qu’on peut quelquefois juger de l’un par l’autre, sans aller chercher des explications mystérieuses qui supposent des connaissances que nous n’avons pas. »
Buffon, qui examine de si près les nuances des yeux et la plantation des cheveux, s’en tient néanmoins, lui aussi, aux indices fournis par les traits « en mouvement ». « Lorsque l’âme est agitée, la face humaine devient un tableau vivant, où les passions sont rendues avec autant de délicatesse que d’énergie, où chaque mouvement de l’âme est exprimé par un trait 9. »
À plus forte raison les « signes pathétiques », au détriment du possible témoignage des traits au repos, enchanteront-ils, en plein XVIIIesiècle, les amis de l’expression, ceux qui, avec Diderot, s’imaginent qu’en peinture, au théâtre, comme dans l’état spontané de l’humanité, toutes les impressions, les états d’âme, les émotions doivent s’accompagner d’une sorte de signalement presque immuable : la vie de société en atténue l’énergie, et il convient que l’art en retrouve le dessin efficace et la valeur communicative. Parmi tant de bras ouverts à des enfants prodigues, de larmes suspendues à des cils éplorés de veuves et de mères, parmi tant de poings serrés, de fronts barrés de rides ou de lèvres soulevées par un pli amer, il n’y a guère de place, dans la littérature, pour des indications d’un autre genre, qui laisseraient se manifester cette « nature primitive de l’homme » dont la fin du XVIIIesiècle aura bientôt la hantise, ou qui, en tout cas, rattacheraient les apparences extérieures de l’individu à quelques dispositions fondamentales.
Même les survivances théoriques, en matière de physionomie, restent dédaignées. L’Année littéraire, en 1760, raille les Lettres philosophiques sur les physionomies de l’abbé Pernetti, qui avaient eu un succès de curiosité ; l’Académie de Berlin, en 1769, s’occupe de la question sans adhérer aux conclusions de cet ecclésiastique 10. Il fera pourtant figure de précurseur 11, lorsqu’un enthousiasme quasi-européen saluera les travaux du pasteur zurichois qui va être pour longtemps l’apôtre d’une science singulièrement séduisante, à la fois enrichissement de la connaissance de l’homme, semble-t-il, et vue générale sur l’harmonie de la création.
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La France entretenait avec la Suisse des relations trop anciennes et trop étroites 12 pour ignorer longtemps cette synthèse où Lavater entreprit de systématiser des vues contestables, de vieilles notions empiriques, et tout un détail de remarques et de conjectures qui trahissent tantôt une faculté d’observation très aiguë, tantôt la fausse naïveté d’un demi-savant qui finit par être dupe de lui-même et par ne plus bien distinguer entre des vérités acquises et des hypothèses invérifiables. À tout cela s’ajoutaient une onction de vicaire savoyard qui ne fut pas le moindre de ses moyens de séduction, et une admiration enthousiaste pour les voies de la Providence, telles que les révélaient les mystérieuses concordances qu’il se flattait de pénétrer : et ce n’est pas sans raison qu’une génération élevée dans le culte des « âmes sensibles » fut souvent tentée de révérer en lui « le fils qu’aurait eu Fénelon, s’il n’avait été un saint prélat ». En cinq fois, de 1772 à 1778, Lavater publia le résultat de ses observations. De bonne heure, le charme opéra en France. Un des intermédiaires les plus efficaces entre le pasteur zurichois et le public français fut le poète alsacien Pfeffel, qui dirigeait à Colmar une Académie militaire et recevait, dans ce carrefour de l’Europe que n’a pas cessé d’être l’Alsace, les visiteurs les plus divers : Lavater et les jeunes écrivains allemands du Sturm und Drang, Seb. Mercier et Cagliostro, Grimm et Alfieri, de Pange et l’abbé Grégoire figurent parmi les hôtes successifs de la maison 13. C’est là que le jeune Custine, élève de l’Académie, va se prendre d’enthousiasme pour Lavater : « Sa ferveur était si grande qu’il ne put s’empêcher de l’exprimer dans une lettre. Une réponse de Lavater fit au jeune comte une joie infinie 14. »
Plus encore, en effet, que la lettre imprimée et les vignettes gravées de ses ouvrages, l’ascendant personnel du prédicateur philanthrope, le déconcertant mélange de religion, d’ingénuité et de rouerie dont témoignait sa conversation, semblent avoir exercé une action singulière sur les esprits. Lavater est avec Gessner, et en attendant Klopstock à Hambourg et Goethe à Weimar, le premier écrivain de langue allemande qui ait trouvé chez des Français une admiration sympathique, due à des particularités de manières et d’esprit où l’âge antérieur aurait vu des bizarreries et des ridicules, et où cette génération-ci trouve de touchantes nouveautés.
Une visite à Lavater, avec une consultation physionomique s’il est possible, fait partie des rites obligés d’un voyage en Suisse. Dès 1777, Ramond de Carbonnières s’enflamme à son voisinage. « J’ai vu sans émotion plusieurs hommes célèbres, je n’ai point trouvé dans leur commerce l’espèce d’enchantement que leur nom seul inspire ; Lavater seul a surpassé mon attente... Je l’ai vu dans l’intérieur de sa maison, au milieu de ses affaires comme dans ses délassements, partout je l’ai trouvé simple, grand, intéressant. On a beau critiquer son système et son ouvrage, les doutes cessent quand on l’entend, et l’on ne peut être son ami sans devenir son disciple 15. » Le même charme opère sur La Borde en 1781. « Ceux qui ne font que le lire se rendent rarement à ses raisons ; mais on dit que ceux qui l’écoutent ne peuvent résister au charme impérieux de sa brûlante éloquence ; il prouve, ou paraît prouver tout ce qu’il avance ; et son air franc, grand, simple, sérieux, doux et majestueux inspire une si grande confiance, qu’on n’est jamais tenté de former des doutes sur ce qu’il dit 16 ». Quant à S. Mercier, qui profite de son séjour forcé en Suisse pour aller voir à Zurich l’enthousiaste pasteur en 1784, il reconnaît en lui le fils spirituel de Fénelon et revient féru de physiognomonie 17. Même des visiteurs moins disposés à l’exaltation laissent agir cette influence d’une individualité singulière ; le baron de Frénilly, en 1787, trouve que sa personne, sa voix, sa conversation respiraient la simplicité, la candeur et la vérité », mais sans admettre que ses « fables » aient plus qu’un « principe de vérité 18 ». Hérault de Séchelles et Saint-Fargeaud, l’avocat Target, de Mézy et Rolland de Chambaudoin, conseillers au Parlement de Paris, Grimod de la Reynière et l’abbé Grégoire s’honorent d’être ses correspondants.
Quant aux femmes, comment n’auraient-elles pas été disposées à se soumettre à l’enthousiasme persuasif du mage zurichois, et à justifier du même coup, par son système, les pressentiments et les intuitions qui ont de tout temps constitué une « physiognomonie » féminine 19 ? Mme Roland voit Lavater à Zurich en 1787 et reste en relation avec le « célèbre pasteur, connu par ses écrits, sa brillante imagination, son cœur affectueux et la pureté de ses mœurs 20 ». Mme de Genlis, qui a des « principes » différents de ceux de Lavater, en cette matière, et qui « ne juge que par l’expression du sourire », ne laisse pas de tirer vanité de son interview 21. Mais la plus flatteuse rencontre est celle qui mettra Mme de Custine, en 1797 ou 1798, en face de Lavater, devenu dès 1789 et redevenu, durant l’émigration, l’ami de sa mère Mme de Sabran. En l’apercevant, il se tourna vers celle-ci et s’écria : « Votre fille est transparente ! On lit à travers son front ! Jamais je n’ai vu tant de sincérité 22 ! »
Les vicissitudes de la Révolution, loin de diminuer la notoriété de ce voyant helvétique, lui valent en effet la visite de nouveaux pèlerins. Le sage et tolérant ami de la liberté avait tenté, par l’entremise de Roland, de sa femme et d’Hérault de Séchelles, d’agir sur le cours des évènements et de modérer les rigueurs qui frappaient la maison royale, l’aristocratie, le clergé : effort inutile, qui du moins laissera Lavater particulièrement pitoyable à l’émigration 23. On ne se lasse pas de lui demander des consultations, même quand le hasard d’un voyage l’amène près des champs de bataille : il tire en 1794 le sinistre horoscope du comte Charles de Sombreuil 24. Et quand lui-même tombe blessé à mort par une main française, le commandant de l’armée républicaine exprime à sa veuve les condoléances les plus pathétiques 25.
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Des relations personnelles de ce genre, une occulte action de bonne heure exercée sur les sectateurs français du magnétisme animal et du somnambulisme, Bergasse et Pougens, Mmes de Bourbon et de Chastené, une sympathie latente avec certaines intuitions de Saint-Martin lui-même, « le philosophe inconnu », avaient fait de Lavater un des inspirateurs invisibles et lointains de l’extraordinaire effervescence qui agita les esprits avant la Révolution. Ses études physionomiques, bien qu’elles se rattachent à ce côté de son activité où le piétisme voisine avec les sciences magiques, avaient malgré tout une allure moins ésotérique. Dès 1778, il s’était préoccupé de faire mettre en français, non l’original allemand de son ouvrage, mais une refonte qu’il avait lui-même entreprise. « Il y travaille d’arrache-pied, écrit Gessner à Meister le 11 octobre ; je me demande ce que les Français en diront et s’ils se laisseront jeter de la poudre aux yeux... » Et Meister répond le 22 : « Si la copie ressemble à l’original, nous n’aurons guère pour lecteurs que quelques convulsionnaires ou quelques disciples échappés de l’école de Mme Guyon. J’en suis fâché, avec le fonds d’esprit et de génie qu’on trouve dans ses quatre volumes, on pourrait sans doute faire un ouvrage assez intéressant, mais comment se résoudre à chercher quelques vues ingénieuses, quelques observations pleines de finesse et de tact dans un aussi énorme fatras de folies et de platitudes 26.... »
L’Essai sur la Physiognomonie, destiné à faire connaître l’homme et à le faire aimer, par Jean Gaspard Lavater, citoyen de Zurich et ministre du Saint-Évangile 27, est le résultat de ce labeur, auquel l’auteur associa, pour la rédaction française, Mme de la Fite, femme d’un pasteur à La Haye, Gaillard et Renfner : trois volumes luxueusement édités, munis de gravures démonstratives et de déférentes dédicaces, mais qui durent attendre jusqu’en 1803 le complément d’un quatrième tome, les Règles physiognomiques, ou Observations sur quelques traits caractéristiques 28. Or c’est à vrai dire ce volume, différé jusqu’après la mort de l’auteur, qui renfermait le détail de la méthode de Lavater, les applications réellement pratiques d’un système qui était surtout justifié, expliqué, comparé dans les trois volumes publiés à la date de 1786.
Par là s’explique sans doute le vague où reste, à la fin du XVIIIesiècle, l’influence de Lavater en France. Il faut savoir l’allemand pour aborder, dans le texte original, les exercices de divination psychologique dont sa méthode doit fournir la clef ; ou bien, après avoir vu opérer, dans son logis zurichois, « le scrutateur de pensées », on s’ingénie à imaginer les principes d’après lesquels sa clairvoyance a reconnu en Roland une « âme droite et sage », une nature « bonne et fidèle » chez sa femme, et, à travers la séduction « enchantée » d’Hérault de Séchelles, un caractère que l’adoration des femmes et une imagination trop inflammable risquent de mener à sa perte.
Cette manière tout intuitive de pratiquer la physiognomonie aboutit simplement à l’enthousiaste affirmation des merveilleuses correspondances que la divinité a mises dans l’âme et dans la figure humaines. « Ô visage de l’homme, s’écrie Séb. Mercier, ô miroir plus vrai, plus expressif que son geste, son discours et même son accent, tu peux te déguiser quelquefois ; mais tu ne peux éteindre ce rapide éclair qui part de l’âme... Le poète doit croire à la physionomie : tout considéré, elle est moins fautive que toute autre apparence. On forme son langage, ses manières, son ton, son attitude, son style ; mais la physionomie, moulée, pour ainsi dire, par le caractère intérieur, est indestructible comme lui.... L’homme de génie ne se distingue-t-il pas au premier bond ? Sa physionomie le caractérise 29... »
Mais, pour un « génie » aussi aisément discernable, qu’il est difficile de découvrir chez des centaines de médiocrités les éléments primordiaux du caractère ! Un M. Mallet, qui a lu les Fragments de Lavater, lui demandait des éclaircissements qu’il confiait à l’Année littéraire 30. Mme Roland, avant de s’enflammer pour le vénérable Zurichois, sous l’action de son prestige personnel, n’avait pas trouvé assez méthodique le début de sa publication, que son ami Bosc lui avait fait connaître, et qu’elle jugeait bien coûteuse pour ce qu’on y découvrait. « On cherche avidement une suite de propositions, de principes qui fassent la base de la science physiognomique ; on ne trouve que des descriptions, des portraits 31... » Cela ne l’empêche pas de tracer son propre dessin « physiognomique », un peu comme les précieuses de 1660 détaillaient les particularités de leur visage. Mais quelles différences dans l’orientation respective de ces portraitistes littéraires ! Et comme on sent qu’un siècle de curiosités naturalistes a succédé à une époque de « stylisation » et d’abstraction plus ou moins cartésienne !
Les railleries à l’adresse de la clairvoyance de Lavater ne manquent pas. La plus célèbre est la brochure où Mirabeau, bien qu’il fût l’obligé du pasteur zurichois, affectait de le mettre au même rang que Cagliostro et entendait démasquer en lui un composé bizarre d’instruction et d’ignorance, un dévot et un magicien, un voluptueux et un mystique 32 : ce libelle, auquel Lavater dédaigne de répondre, fait prévoir les attaques qui ne tarderont pas à assimiler le système tout entier à une des manifestations les plus condamnables de l’illuminisme, du dangereux mysticisme qui met en péril la civilisation européenne.
Chemin faisant, la doctrine physionomique occupe le public et gagne des adhérents. Le Journal de Lausanne en fait connaître quelques points en 1792. J.-J. Sue, en 1797, extrait des œuvres de Lavater la partie la plus substantielle et l’insère dans son Essai sur la physiognomonie des corps vivants, considérés depuis l’homme jusqu’à la plante, dont la Décade philosophique parle avec éloge 33. Quand Lavater meurt, le Publiciste du 4 pluviôse an IX publie une apologie de l’homme et de la doctrine, et s’élève contre les « sophistes intolérants » qui ont pu s’acharner à le dénigrer et à le tourner en ridicule, parce qu’« amoureux de leurs systèmes, bouffis d’orgueil, se croyant les oracles de la raison universelle », ils s’indignaient « de ce que Lavater ne se prosternait pas devant leurs réputations usurpées ».
Nous rencontrons la même impatience des objections sceptiques dans une note de l’Essai sur les Révolutions : Chateaubriand émigré, d’ailleurs, ne néglige pas d’appliquer les indications de Lavater sur la graphologie 34, se faisant fort de lire dans le fond des âmes médiocres et fermées au moyen de ces procédés que « notre siècle raisonneur a trop dédaignées... Toute l’antiquité a cru à la vérité de cette science, et Lavater l’a portée de nos jours à une perfection inconnue. La vérité est que la plupart des hommes la rejettent parce qu’ils s’en trouveraient mal. Nous pourrions du moins porter son flambeau dans l’histoire. Je m’en suis servi souvent avec succès dans cette partie. Quelquefois aussi je me suis plu à descendre dans le cœur de mes contemporains. J’aime à aller m’asseoir, pour ces espèces d’observations, dans quelque coin obscur d’une promenade publique, d’où je considère furtivement les personnes qui passent autour de moi. Ici, sur un front à demi ridé, dans ces yeux couverts d’un nuage, sur cette bouche un peu entr’ouverte, je lis les chagrins cachés de cet homme qui essaye de sourire à la société ; là, je vois sur la lèvre intérieure de cet autre, sur les deux rides descendantes des narines, le mépris et la connaissance des hommes percer à travers le masque de la politesse ; un troisième me montre les restes d’une sensibilité native étouffée à force d’avoir été déçue 35... »
Un autre émigré, un peu plus tard, s’en prenait au contraire à cette révélation prétendue des caractères par les dehors, comme à la coupable et inquiétante intrusion des sociétés secrètes allemandes – et peut-être françaises – sur la sécurité civile. La connaissance de ces signes, telle que l’abbé Barruel l’extrayait d’instructions envoyées à des « illuminés majeurs 36 », semblait être l’habileté fondamentale de ces recruteurs d’un nouveau genre : il y avait là une pratique insidieuse des groupements occultes auxquels on attribuait la Révolution, – et, par conséquent, une fâcheuse doctrine que devait rejeter la conservation sociale...
Les idées de Lavater, chemin faisant, ont rencontré la vogue passagère dont jouit dans toute l’Europe une doctrine qui présente, dans les applications pratiques que le grand public en voudrait tirer, de grandes analogies avec la physiognomonie : le système de Gall. Assurément, la littérature n’a pas grand-chose à extraire de celui-ci. Les gens un peu informés, d’ailleurs, se rendent compte que sur un point seulement, – la correspondance relative de la forme extérieure de la boîte crânienne à la construction intérieure du cerveau, – « la doctrine du docteur Gall se trouve en contact avec la science réchauffée par Lavater, dans les dernières années du siècle précédent », et que « ce serait la mal juger que de la prendre pour une physiognomonie 37 » Mais il va sans dire que pour le commun des gens, c’est bien une divination qui vient compléter les horoscopes lavatériens : on palpera, dans les salons, la bosse de l’imagination, de la bonté ou du « penchant au larcin » avec la même désinvolture qu’on mettait à interpréter « l’œil pendu » qui laisse paraître le blanc de la cornée au-dessous de l’iris, ou la gencive trop visible sous le retroussement de la lèvre supérieure.
Aussi les deux systèmes sembleront-ils avoir lié partie 38, et peut-être au détriment de celui de Lavater. Il garde, au début du XIXe siècle, une apparence quelque peu mystérieuse : il se rapproche de la bonne aventure, ou peu s’en faut, dans une publication comme celle-ci, qui est de 1801 : Le Petit Lavater, ou tablettes mystérieuses ; almanach dans lequel on trouve le télescope de l’astrologue, le symbole de la sagesse et de la justice, d’après les savants Égyptiens et le petit Lavater ; fin du grand Lavater ; ce qu’il a fait, ce qu’il a dit en mourant... À peine réhabilité par les deux volumes de 1802, Physiologie, ou l’art de connaître les hommes sur leur physionomie, qui avaient précédé la fin de la traduction de l’original, Lavater est l’objet, en 1807, d’une sérieuse publication due à un médecin de valeur, Moreau de la Sarthe, qui, dans son Art de connaître les hommes par la physionomie, ordonne et complète sur quelques points les données du maître. Mais les objections ordinaires n’ont pas cessé d’avoir cours ; et il est probable que Désaugiers répondait à la défiance générale en représentant, dans son Avis au public, ou le Physionomiste en défaut 39, les méprises du provincial Jeannin, que sa perspicacité prétendue, en matière de physiognomonie, n’empêchait pas d’être bouffonnement berné.
Détail significatif : ce sont les hommes que leur destinée a mis dans la situation de « connaisseurs d’âmes » par excellence qui font à Lavater les plus graves objections. Manque de souplesse, dit le prince de Ligne, d’un système qui prétend fournir des indications générales en des cas où l’infinie variété des apparences ne souffre que des observations de détail ; « Lavater et ceux qui travaillent dans son genre ont tort s’ils s’imaginent que les yeux de tel pays disent ce que les mêmes yeux expriment dans un autre. Les figures diffèrent comme les langues 40... » Charlatanisme, affirme Napoléon, d’une doctrine qui procède inconsidérément aux plus hâtives associations d’idées. « À peine voyons-nous les traits d’un homme, que nous voulons prétendre connaître son caractère. La sagesse serait d’en repousser l’idée, de neutraliser ces circonstances mensongères. Un tel m’a volé ; il avait les yeux gris ; depuis, je ne verrai plus d’yeux gris sans l’idée de la crainte du vol, etc. 41 » En face de ces réalistes, il n’y a guère, avec les médecins attentifs aux relations du physique et du moral, que des rêveurs, presque des mystiques, pour rester fidèles, au début du XIXesiècle, à l’admiration soulevée par Lavater à la fin de l’Ancien Régime. « Si je vous accorde que Lavater est un enthousiaste, écrit Senancour, vous m’accorderez qu’il n’est pas un radoteur. Je soutiens que de trouver le caractère et surtout les facultés des hommes dans leurs traits, c’est une conception du génie, et non pas un écart de l’imagination... Au reste, nulles recherches peut-être ne sont moins susceptibles de la certitude des sciences exactes 42... »
Pour trouver enfin une conciliation de tant de vues contradictoires, et surtout une vivante utilisation de données restées si longtemps suspectes ou spécialement techniques, il faut arriver au plus grand pétrisseur de masques de la littérature moderne, Balzac.
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Rechercher ce que doit à Lavater l’auteur de la Comédie humaine, c’est préciser l’origine de maintes correspondances physiques et morales, assignées à ces personnages dont la galerie fait concurrence à l’état civil par l’allure vivante autant que par le nombre ; et c’est, du même coup, ramener à leur source bien des signalements physiologiques attribués à leurs héros, à la suite de Balzac, par des romanciers français plus récents. C’est esquisser aussi un paragraphe de ce chapitre, La philosophie scientifique dans l’œuvre de Balzac, qu’ont en général négligé biographes el critiques 43.
Sans doute une partie des indications signalétiques employées par le grand romancier pour individualiser tout un peuple de héros ou de comparses lui auraient-elles été suggérées par l’observation, ou par les on-dit traditionnels en matière de physiognomonie ; et, de même, quelques-unes de ses hypothèses les plus caractéristiques, en fait de biologie humaine, lui seraient venues aisément d’ailleurs, même avant Geoffroy Saint-Hilaire : cependant le nom de Lavater, le code « lavatérien » des visages et de leur signification se trouvent trop expressément associés, dans son œuvre, à la différenciation physique de ses personnages, pour qu’il ne faille pas se préoccuper en toute première ligne de cette méthode qui permettait de lutter contre l’uniformité apparente et les « types effacés » du XIXesiècle niveleur.
C’est le 20 août 1822 que le jeune écrivain mande à sa sœur, avec une satisfaction où la vanité du propriétaire le dispute à l’impatience du néophyte : « J’ai acheté un superbe Lavater qu’on me relie. » Sans doute s’agit-il de la belle réédition, publiée en 1820 par le docteur Maygrier, du Lavater qu’avait donné Moreau de la Sarthe en 1807, avec les six cents gravures qui en illustraient le texte 44. On y trouvait, au tome II, un large développement sur l’homogénéité des corps humains propre à justifier l’ambition qu’eut de bonne heure le romancier, de « coordonner ses créations » : il préparait Balzac à adopter d’enthousiasme, à quelques années de là, l’hypothèse de l’unité organique 45.
... Une partie tient à l’autre comme à sa racine... Chaque partie d’un tout organique est semblable à l’ensemble et en porte le caractère... Comme chaque partie du corps se trouve en rapport avec le corps auquel elle appartient, la mesure d’un seul membre, d’une seule petite jointure du doigt, peut servir de règle pour trouver et pour déterminer les proportions de l’ensemble, la longueur et la largeur du corps dans toute son étendue... C’est ce qui fait que chaque corps organique compose un tout dont on ne peut rien retrancher, et auquel on ne peut rien ajouter sans qu’il résulte du désordre ou de la difformité... La nature ne s’amuse pas à apparier des parties détachées, elle compose d’un seul jet ; ses organisations ne sont pas des pièces de rapport... Le corps humain peut être envisagé comme une plante, dont chaque partie conserve le caractère de la tige...
Il ne s’agissait encore, pour Lavater, que de « l’homogénéité des corps humains » : mais déjà de tels articles étaient gros d’encouragements. Cuvier et la fameuse reconstitution d’êtres disparus dont il ne reste qu’un os, Geoffroy Saint-Hilaire et la théorie de l’unité de composition organique transporteront dans les sciences biologiques cette hypothèse de la parfaite cohésion des êtres. Pour Balzac comme pour son Raphaël, « les formes infinies de tous les règnes étaient les développements d’une même substance, les combinaisons d’un même mouvement, vaste respiration d’un être immense... » D’ailleurs, d’accord avec les mystiques, il maintient en face des séductions du panthéisme un dualisme persistant. Bien que « dans la vie réelle, dans la société, les faits s’enchaînent si fatalement à d’autres faits, qu’ils ne vont pas les uns sans les autres 46 », le monde de l’esprit constitue un domaine distinct, où se meut cette « volonté » dont Louis Lambert, dans le traité que lui attribue Balzac, aurait décrit les attributs en se servant d’arguments empruntés à Mesmer, Lavater et Gall : ordre quasi transcendant de facultés, métapsychisme auquel se rattachent les idées du grand romancier sur les pressentiments et les rêves, les antipathies instinctives, l’action de l’âme à distance et la transmission de la pensée ; car « si les idées sont une création propre à l’homme, si elles subsistent en vivant d’une vie qui leur soit propre, elles doivent avoir des formes insaisissables à nos sens extérieurs, mais perceptibles à nos sens intérieurs quand ils sont dans certaines conditions 47 ».
Mais l’unité de l’univers empêche des solutions de continuité de se produire entre le monde de la matière et celui de l’esprit : nulle part, le contact n’est perdu de l’un à l’autre, et l’interpénétration reste parfaite. Sur deux points, en particulier, Balzac se préoccupe, tout en continuant « l’œuvre analytique dont il portait la synthèse en lui-même 48 », de rendre manifeste l’action réciproque du monde de la volonté et du monde de la matière.
D’une part, « l’influence exercée sur l’âme par les lieux est une chose digne de remarque 49 » ; les eaux, les montagnes, la diversité des milieux naturels et sociaux impriment leur marque sur le moral de l’homme. « Il est des monuments dont l’influence est visible sur les personnes qui vivent à l’entour » (Béatrix). « La loi qui régit la nature physique relativement à l’influence des milieux atmosphériques pour les conditions d’existence des êtres qui s’y développent, régit également la nature morale » (Envers de l’histoire contemporaine). Cette accommodation, ce « travail d’harmonie intime qui se fait chez les êtres organisés » (Duchesse de Langeais) détermine peut-être des caractères que l’hérédité pourra transmettre : « Les êtres humains prennent-ils, comme les autres, quelque chose aux milieux dans lesquels ils se développent, et gardent-ils pendant des siècles les qualités qu’ils en tirent ? » En tout cas, l’analogie est constante entre l’être humain et son milieu. Milieu surtout physique (d’où la nécessité de prolonger les descriptions, « les cadres devraient passer avant les portraits ») : Gobseck et sa maison, Guérande et ses habitants se ressemblent, « vous eussiez dit de l’huître et son rocher » ; « à Paris, les différents sujets qui concourent à la physionomie d’une portion quelconque de cette monstrueuse cité s’harmonisent admirablement avec le caractère de l’ensemble. Ainsi portier, concierge ou suisse, quel que soit le nom donné à ce muscle essentiel du monstre parisien, il est toujours conforme au quartier dont il fait partie, et souvent il le résume 50 ». Milieu plus complexe, où des influx moraux s’ajoutent à des actions physiques : « La réunion des condamnés est un des plus grands crimes sociaux » (Envers de l’histoire) ; « La nature, pour l’employé, c’est les bureaux ; son horizon est de toutes parts borné par des cartons verts ; pour lui, les circonstances atmosphériques, c’est l’air des corridors, les exhalaisons masculines contenues dans des chambres sans ventilateurs, etc. » (Les Employés).
Et voici, d’autre part, et à l’inverse, l’action exercée par le monde moral sur la matière physiologique. Les matérialistes diraient simplement que la vivacité ou l’âcreté du sang, le déséquilibre d’un tempérament, déterminent à la fois le caractère et l’apparence physique. Pour Balzac, au contraire, « la vie habituelle fait l’âme, et l’âme fait la physionomie » (Curé de Tours). Non pas seulement l’expression du visage et l’harmonie des traits, résultats « de cette beauté morale qui réagit sur la forme, et qui, non moins que les travaux et les veilles, dore les jeunes visages d’une teinte divine » (Un grand homme de province) ; le détail même des linéaments lui semble résulter d’une sorte de modelage effectué sur la matière humaine par un influx mystérieux. « La phrénologie et la physiognomonie, la science de Gall et de Lavater, qui sont jumelles, dont l’une est à l’autre ce que la cause est à l’effet, démontrent aux yeux de plus d’un physiologiste les traces du fluide insaisissable, base des phénomènes de la volonté humaine, et d’où résultent les passions, les habitudes, les formes du visage et celles du crâne 51. » C’est cette sorte d’évaporation du fluide impondérable qui, pour Balzac, détermine les modalités de l’être extérieur. Même les yeux en peuvent être affectés : l’éclat solaire de ceux de Wilfrid (Séraphita) « annonçait avec quelle avidité sa nature aspirait la lumière » ; ceux de B. Claës (Recherche de l’absolu) ont « la vivacité brusque que l’on a remarqué chez les grands chercheurs de causes occultes » ; le regard de l’avare, celui du voluptueux, du joueur ou du courtisan, « contracte nécessairement certaines habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux 52 » (Eugénie Grandet). Le grand observateur a cru voir dans la main l’incarnation la plus évidente de la pensée, et dans la chirologie un autre procédé d’investigation : « apprendre à connaître les sentiments par les variations atmosphériques de la main est une étude moins ingrate et plus sûre que celle de la physionomie 53 » ; ou bien c’est la Physiologie gastrologique dont il lui semble que Lavater a fait trop peu d’état – ou la Théorie de la démarche qu’il lui faudra élaborer lui-même parce que, indiquée par Lavater, elle « occupe peu de place dans son magnifique et très prolixe ouvrage ».
Cependant, fondée comme elle semblait dans ses principes et justifiée par des apparences scientifiques, trouvant enfin son complément dans les localisations cérébrales proposées par la doctrine de Gall, comment la Physiognomonie n’offrirait-elle pas à l’observateur de profession la plus précieuse des méthodes pour scruter les visages et procéder à cette investigation « intuitive » que le grand romancier s’est vanté d’avoir exercée dès sa jeunesse ? « Elle pénétrait l’âme sans négliger le corps, ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà. » Il ne se contentera pas d’« étudier comme Lavater sur tous les visages, les stigmates qu’y impriment les passions et les vices 54 ». Il répétera souvent ce qu’il proclame pour la première fois avec netteté dans la Physiologie du Mariage : « La physiognomonie de Lavater a créé une véritable science. Elle a pris place enfin parmi les connaissances humaines. Si, d’abord, quelques doutes, quelques plaisanteries accueillirent l’apparition de ce livre, depuis, le célèbre docteur Gall est venu, par sa belle théorie du crâne, compléter le système du Suisse, et donner de la solidité à ses fines et lumineuses observations 55. » Il ira même jusqu’à admettre la partie « divinatoire » du système, au moins pour certaines destinées singulières. « Les lois de la physiognomie sont exactes, non seulement dans leur application aux caractères, mais encore relativement à la fatalité de l’existence. Il y a des physionomies prophétiques. S’il était possible, et cette statistique vivante importe à la société, d’avoir un dessin exact de ceux qui périssent sur l’échafaud, la science de Lavater et celle de Gall prouveraient invinciblement qu’il y avait dans la tête de tous ces gens, même chez les innocents, des signes étranges. Oui, la fatalité met sa marque au visage de ceux qui doivent mourir d’une mort violente quelconque 56 ! »
L’observateur, le physionomiste, le précurseur de Lombroso, le visionnaire intuitif redevient romancier : et il ne manque pas, en nous présentant ses personnages, d’accorder leur signalement extérieur à leur psychologie intime. Sur la plupart des points, il reste fidèle aux données lavatériennes dans cette élaboration des visages. Le front est pour Lavater « ce qui se trouve de plus prophétique en l’homme ». Il connaît les « fronts à idées imparfaites et confuses 57 », « les fronts très en avant, mais dont le haut se replie fort en arrière, avec un nez arqué et la partie inférieure du visage très allongée, traits d’un homme qui chancelle sur les bords de l’abîme de la folie 58 ». Le front de Mme de Mortsauf, « arrondi, proéminent comme celui de la Joconde, paraissait plein d’idées inexprimées, de sentiments contenus, de fleurs noyées dans des eaux amères » (Lys dans la vallée). « Des fronts hauts, mais fuyant à leur sommet... trahissent une pente au matérialisme... » (Ursule Mirouët). « Tous les fronts bombés sont idéologues » (Grandissart). Comme Lavater 59, Balzac attribue au nez une valeur révélatrice éminente ; il s’étonne que Mlle Cormon ait « un nez aquilin contrastant avec la petitesse de son front, car il est rare que cette forme de nez n’implique pas un beau front » (Une vieille fille). Le nez aquilin de M. d’Hauteserre « relevait un peu sa figure » (Ténébreuse affaire) ; celui de Sylvain Pons, donquichottesque, « exprime une disposition native à ce dévouement aux grandes choses qui dégénère en duperie » (Cousin Pons), tandis que celui de Roguin est « ignoblement retroussé » (Cousin Pons). Pour Balzac comme pour Lavater, « l’immobilité des narines accuse une sorte de sécheresse » (Camille Maupin dans Béatrix).
« De grosses lèvres bien prononcées, affirme la Physiognomonie 60, répugnent à la fausseté et à la méchanceté » : Mlle Cormon aura « de grosses lèvres rouges, l’indice d’une grande bonté » (Une vieille fille), et Popinot « une bouche sur les lèvres de laquelle respirait une bonté divine... de bonnes grosses lèvres rouges, à mille plis... » (l’Interdiction). Tous les personnages largement sympathiques, l’abbé Bonnet, le Dr Benassis auront de grosses lèvres. Inversement, le méchant homme a « les coins de la bouche abaissés 61 » ; et des lèvres resserrées, remontant aux deux extrémités, dénotent un fond de vanité, peut-être aussi de malice 62 : Grandet et Gobseck, naturellement, auront les lèvres minces que l’observation a toujours attribuées aux avares. Chez le farouche capitaine italien de l’Autre étude de femme, « la lèvre inférieure, mince et très mobile, s’abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère en apparence flegmatique et paresseux ». Un retroussement habituel, à la commissure des lèvres, annonce des penchants à l’ironie (Langeais). Les dents petites et courtes, selon l’observateur zurichois, dénotent une force de corps extraordinaire 63 : voilà un détail qu’il aurait fallu attribuer à l’incomparable lutteur, Vautrin ! En tout cas, Balzac a tenu à spécifier que, dans la physionomie de l’assassin Tascheron, « un trait confirmait une assertion de Lavater sur les gens destinés au meurtre, il avait les dents de devant croisées ». De même pour Tonsard dans les Paysans. Quant au menton, la Physiognomonie lui attribuait une grande importance. « Un menton mou, charnu et à double étage est, la plupart du temps, la marque et l’effet de la sensualité 64. » Chez Véronique (Curé de village), « le menton et le bas du visage étaient un peu gras... et cette forme épaisse est, suivant les lois impitoyables de la physiognomonie, l’indice d’une violence quasi-morbide dans la passion ». « Les femmes à menton gras sont exigeantes en amour » (Béatrix). Même trait chez la Natalie du Contrat de mariage. Inversement, « les mentons plats, disait Lavater, supposent la froideur et la sécheresse du tempérament 65 ». Le déplorable mari du Lys dans la vallée, M. de Mortsauf, a le menton « droit et long ». Enfin, le menton de galoche, indice d’un vice rachitique, marque de la pusillanimité 66, a été attribué à M. d’Hauteserre (Ténébreuse affaire) qui en reçoit « un air de soumission en parfaite harmonie avec son caractère », à Athanase Granson (Vieille fille) qui finit par le suicide.
Balzac n’a guère multiplié, dans ses signalements, les indices offerts par l’oreille humaine : il suivait sans doute, ici encore, son modèle qui, de l’aveu de ses commentateurs 67, avait très peu avancé l’interprétation de ce détail du visage. En revanche, le grand romancier a merveilleusement différencié son étude et sa description des yeux et des regards, alors que son guide, visiblement coloriste médiocre, s’en tenait aux formes, à la coupe de l’œil, sans fournir, en matière de nuances, d’autres indications que les généralités attribuant au « génie » les yeux d’un jaune tirant sur le brun, ou associant la couleur bleue à la douceur et la couleur brune à la fermeté 68. Sans doute Balzac a-t-il emprunté à Lavater – pour qui « des yeux qui, vus de profil, semblent presque de niveau avec le profil du nez... indiquent constamment une organisation faible 69 » – ce trait qu’il attribue à Mlle Cormon : « des yeux d’une couleur indécise, à fleur de tête, donnaient au visage un air d’étonnement et de simplicité moutonnière qui seyait d’ailleurs à une vieille fille. » Quant au reste, il a singulièrement étendu la gamme des iris humains et de leur signification, depuis les petits yeux jaune clair du juge Camusot, « pleins de cette défiance qui passe pour de la ruse », jusqu’aux « yeux verdâtres de Mme de Mortsauf, semés de points bruns », depuis l’œil clair, jaune et dur, lumineux sans chaleur, de son mari, ou les yeux, jaunes comme ceux d’une fouine, de Gobseck, jusqu’aux yeux gris, à la fois doux et fiers, d’Ursule Mirouët, aux yeux gris mélangés de noir, et si résignés, de Mlle Taillefer, aux yeux d’un bleu clair et riche de B. Claës. Contrairement à Lavater, il attribue volontiers l’œil bleu à des natures « terribles à froid », et il le signale chez Me Grévin, caractère absolu, chez Maxime de Trailles, chez l’abbé Bonnet, « lumineux de foi, brûlant d’espérance vive ». Il sait que la couleur apparente des prunelles trompe parfois ; Natalie a des yeux « noirs en apparence, mais en réalité, d’un brun orangé » (Contrat de mariage). Surtout, il sait distinguer entre les yeux et le regard, admire le coup d’œil impénétrable de Talleyrand (Ferragus), parle de « ces regards à l’aide desquels les femmes blondes paraissent être brunes » (Secrets de la Princesse de Cadignan), admet que chez un avare comme Grandet le regard contracte « des habitudes indéfinissables, des mouvements furtifs, avides, mystérieux ».
Lavater n’avait guère fait qu’indiquer le parti que l’observateur pouvait tirer d’autres indices encore, l’écriture, le maintien, la démarche : « ceux-ci ne sont naturels qu’en partie, et la plupart du temps nous y mêlons quelque chose d’emprunté ou d’imité ; mais ces imitations même, et les habitudes qu’elles nous font contracter, sont encore des résultats de la nature, et rentrent dans le caractère primitif ». On sait quel développement ces suggestions secondaires ont pris dans la pensée de Balzac, et comment ses idées sur les variations atmosphériques de la main, ou sa théorie de la démarche, s’y viennent rattacher.
Le neuvième volume tout entier du Lavater de 1820 était consacré à l’illustration d’une autre thèse qui n’était pas nouvelle, mais qui se trouvait systématisée ici d’une manière saisissante : l’analogie des types humains avec les types animaux. Balzac n’en a pas seulement retenu quelques traits particulièrement expressifs, les yeux de chèvre 70 qu’il attribue à Goupil dans Ursule Mirouët, « deux yeux de chèvre, une prunelle cerclée de jaune, à la fois lascifs et lâches », la tête de cheval, la tête de lion 71 qui caractériseront respectivement Balthasar Claës ou, dans Une ténébreuse affaire, Mlle Goujet la « grande haquenée », et Z. Marcas avec ses cheveux en crinière, son nez court, écrasé, large et fendu au bout comme celui d’un lion, son front partagé par un sillon puissant, ses pommettes velues et ses joues creuses. Il a rendu hommage au « système scientifique qui attribue à chaque visage humain une ressemblance avec la face d’un animal » (Recherche de l’absolu) ; car « les ressemblances animales, inscrites sur les figures humaines, et si curieusement démontrées par les physiologistes, reparaissent vaguement dans les gestes, dans les habitudes du corps » (Peau de chagrin). Et par là, il se ralliait encore à la grande théorie unitaire qui peut paraître prétentieuse à ses lecteurs d’aujourd’hui, mais qui a donné une partie de sa signification à l’effort même de la Comédie.
La nature fondamentale de l’homme, ses rapports fonciers avec ses compagnons de planète seront-ils seuls à apparaître dans le visage et les autres indices extérieurs, démarche, attitudes et gestes ? Et comment les modifications apportées par l’habitude ne s’inscriraient-elles pas à leur tour dans ce répertoire si complet ? Moreau de la Sarthe, au tome VI, avait repris et développé les idées de Lavater sur l’influence des métiers et des professions. « On a bien observé et bien décrit les grandes variétés de l’espèce humaine : il ne serait pas moins curieux et moins utile d’étudier les variétés de détail, qui sont si nombreuses, et qui dépendent de la diversité des conditions des hommes chez les peuples policés... Chaque métier, chaque profession doit être regardée en général comme une éducation spéciale prolongée, et de toute la vie, qui développe, exerce, fortifie quelques organes, et établit un rapport particulier de l’homme avec la nature... » Le roman des Employés devait illustrer « cette partie de la physiologie, si peu connue et si féconde, qui explique les rapports de l’être moral avec, les agents extérieurs de la nature ». Toute la série, d’ailleurs, des Études de mœurs prétendait bien prouver par des démonstrations particulières cette loi d’adaptation et d’assimilation sociale, avec toutes les conséquences qu’elle doit manifester au regard de l’observateur. Et l’introduction écrite par F. Davin, en 1835, sous l’inspiration de Balzac, pour présenter au public cette partie de la Comédie humaine, ne manquait pas d’y insister. « Il ne suffît pas d’être un homme, il faut être un système, disait-on de l’auteur... Certes on peut dire de lui qu’il a fait marcher les maximes de La Rochefoucauld, qu’il a donné la vie aux observations de Lavater en les appliquant... »
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Balzac est, de toute la génération de 1830, l’écrivain qui a coordonné le plus rigoureusement – en y ajoutant – les données lavatériennes : il est permis de croire que c’est par son œuvre, grâce à sa diffusion et à l’intensité d’évocation qu’elle recèle, que le plus grand nombre de notions physiognomoniques ont passé dans la littérature française. Autour de lui, d’ailleurs, les fervents ne manquent pas. Stendhal ne pousse pas aussi loin qu’on pourrait croire la liaison des indices physiques avec les caractères moraux. Il se contente, par exemple, de signaler chez Julien Sorel, comme une « spécialité saisissante parmi les innombrables variétés de la physionomie humaine », des cheveux châtain foncé, plantés fort bas, qui lui donnaient un petit front, et dans les moments de colère un air méchant 72. La grande pâleur de ce héros par excellence de Stendhal, son nez aquilin et ses grands yeux noirs ne complètent que modérément son signalement.
George Sand, elle, est une admiratrice enthousiaste des idées de Lavater. « Je suis convaincue pour ma part que ce système est bon, et que Lavater doit être un physionomiste presque infaillible. Mais je pense qu’un livre, si excellent qu’il soit, ne peut jamais être une parfaite initiation aux mystères de la science. Il serait à souhaiter que Lavater eût formé des disciples dignes de lui, et que la physiognomonie, telle qu’il parvint à la posséder, pût être enseignée et transmise par des cours et par des leçons, comme l’a été la phrénologie 73. » En attendant, l’auteur de Mauprat, qui « avait eu Lavater entre les mains dans son enfance », et qui en 1829 avait rencontré « un homme très distingué qui croyait fermement à Lavater » et qui sans doute l’y avait ramenée, est très avisée des objections opposées par les partisans de l’éducation à un système qui semble admettre une prédestination et un déterminisme absolus. « Lavater, accusé de fatalisme aussi dans son temps, était l’homme le plus chrétien que l’Évangile ait jamais formé 74. »
Le Richelieu de Vigny dans Cinq-Mars a « une bouche presque sans lèvres, et nous sommes forcé d’avouer que Lavater regarde ce signe comme indiquant la méchanceté à n’en pouvoir douter » : intrusion au moins singulière de la science de l’auteur dans un récit historique. Hugo se garde de pareilles maladresses, mais le costume de ses personnages de roman l’intéresse plus que leurs traits. Quant à Th. Gautier, il est trop artiste pour ne pas tirer parti des indications fournies par la physionomie quand il s’agit de présenter au lecteur des personnages imaginaires, mais le goût du pittoresque et du truculent le pousse à détailler, dans le Capitaine Fracasse, des visages dont l’aspect extérieur est souvent contredit par les dispositions réelles. Si la marquise de Bruyères a bien la psychologie afférente à ses deux yeux à fleur de tête et à ses sourcils en arc, si le Scapin possède la laideur d’âme qui convient à sa tête de renard et à sa prunelle jaune, le Tyran de la troupe dément par son humeur débonnaire son signalement horrifique, « de gros sourcils charbonnés, larges de deux doigts, noirs comme s’ils eussent été en peau de taupe, se rejoignant à la racine du nez ».
Même des romanciers mondains comme Ch. de Bernard se préoccupent d’accommoder à la doctrine de Lavater leurs créations, ou de relever les contrastes qui, dès l’examen du visage, indiquent chez elles des conflits de sentiments. Chez Mme de Bergenheim, dans Gerfaut, « les détails étaient féconds en nuances et en oppositions. Les cheveux d’un châtain clair et doux s’arrondissaient autour des tempes en courbes larges et plates avec une sorte d’ingénuité, tandis que les sourcils plus foncés donnaient parfois au front une gravité imposante. Le même contraste régnait dans la bouche : le peu de distance qui la séparait du nez eût paru, d’après Lavater, l’indice d’une énergie virile ; mais la lèvre inférieure, qui avançait en s’arrondissant avec cette grâce qu’on a nommée autrichienne, en imprégnait le sourire d’une volupté angélique 75 ». Un vaudeville en deux actes 76, en 1848, fait triompher sur la scène du Gymnase le bon Lavater en personne, qui a démasqué un vil assassin dans la figure du jeune marquis de Trevel.
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À mesure que la science se montrait plus exigeante à l’égard de ceux qui se réclamaient d’elle, la doctrine de Lavater se dépouillait de quelques-uns des titres qui lui avaient conféré son prestige. Challemel-Lacour renverra aux Petites-Maisons, ou peu s’en faut, le sot qui se cache derrière « cette énigme qu’on appelle Lavater, lequel, justement ridiculisé de son temps, est resté chez nous, je ne sais par quelle fortune propice, en possession d’une sorte de popularité et l’objet d’admirations plus vives qu’éclairées ». Ces admirations, on sent qu’elles se détachent de lui et de son système dans la seconde moitié du XIXesiècle : on n’est plus aussi sûr des diagnostics que sa doctrine semblait permettre de porter. D’autre part, les procédés de composition des romanciers, s’efforçant de mettre en vedette un seul détail, mais caractéristique, abandonnant le portrait composé, le personnage campé une fois pour toutes et muni de prime abord de toutes ses particularités physiques, sont moins favorables à ces états signalétiques où excellait un Balzac. Enfin, les théories de Zola sur l’hérédité donneront la principale importance à un indice dominant, legs des névroses ancestrales accumulées et tyranniques, plutôt qu’elles ne rechercheront un ensemble de traits qui refléterait un amalgame de dispositions psychologiques.
Aussi la science de Lavater semble-t-elle reprendre, dans la littérature française, la place un peu mystérieuse et l’apparence occultiste qu’elle avait au XVIIIesiècle. Dumas fils y croit et s’en vante, comme il croit à la chiromancie : D’Arpentigny et Desbarolles voisinent avec le sage zurichois dans ses admirations. « Ce n’est pas impunément qu’on a le teint brun, blanc, rose, ou jaune, les cheveux blancs et plats de l’albinos, ou les cheveux noirs et crépus du nègre, les mains courtes ou longues, minces ou grasses, molles ou dures ; bref, vous êtes bien convaincus comme moi qu’on ne saurait être César avec le masque de Grassot, ni Raphaël avec la face de Marat 77. » Aussi Paul, dans le Régent Mustel, a-t-il « ce même nez aquilin, signe d’énergie, de courage et de volonté ». L’« homme à femmes » est « un grand gaillard au teint ambré, à la voix métallique, à l’œil cave, au front pâle, à la crinière, à la moustache noires, aux belles dents larges et fortes 78 ». Et comme une prédestination impitoyable enserre chaque individu et l’enclot dans le cercle infranchissable de ses dispositions morales et physiques, les erreurs de la fille à tempérament, les crimes de la Femme de Claude, les destinées des peuples telles que les décidèrent les auteurs de la guerre de 1870, sont impliqués dans les spatules des doigts, les courbes des crânes ou l’épaisseur des lèvres...
Ailleurs, bien que son auteur soit de moins en moins nommé par les romanciers, l’Art de connaître les hommes par la physionomie ne laisse par de fournir, soit directement, soit à travers la Comédie humaine, plus d’un trait signalétique à notre littérature d’imagination. Flaubert ne néglige pas le nez pointu du père Roque, « l’énergie impitoyable qui reposait dans les yeux glauques, plus froids que des yeux de verre », de M. Dambreuse, les « yeux bleuâtres à fleur de tête » de Martinon, le « crâne en pointe » du systématique Sénécal : Bouvard et Pécuchet, néanmoins, sont là qui guetteront ces synthèses en même temps que bien d’autres. Zola, qui dans Thérèse Raquin et Madeleine Pérat fournit encore des descriptions lavatériennes, s’en tiendra de plus en plus à la tare dominante. Richepin connaît « les yeux gris, indice de domination 79 » ; Bourget « les larges yeux très bruns de charmeur, mais aussi d’aigrefin... de ces yeux dont la prunelle est humide, caressante, veloutée, avec un arrière-fond brutal et implacable 80 » ; Barrés « les yeux gris au regard singulier, avec quelque chose de retourné en dedans, pas très net, un peu brouillé, vraiment d’un homme qui voit des abstractions 81 ». Et par là ils marqueront, sans doute, leur souci des concordances incontestables que l’observateur établit entre le physique et le moral – sans engager cependant la doctrine môme de la Physionomie.
Mais l’auteur du Disciple rappelle deux fois « l’indice d’une duplicité innée » que manifeste un contraste de couleur entre les cheveux et la moustache, entre les prunelles et les cheveux 82 : il développe ainsi une indication très précise que Lavater avait expressément donnée 83. Richepin maintient, dans l’Aimé, les narines palpitantes et le menton gras des sensuels, ailleurs le nez long, le menton fuyant, le front bombé, les tempes serrées des mystiques. De même, chez M. Prévost, chez P. Adam, d’autres détails survivent et s’affirment, dont l’observateur zurichois avait le premier fourni l’énoncé. Même Maupassant se plaît à reprendre pour son compte 84 les assimilations de personnages humains à des types de bêtes, « la marque de la ligne primitive », « une similitude de gestes, de mouvements, de tenue qu’on dirait être du souvenir ».
Qu’on dirait être du souvenir... Ni Lavater ni Balzac, pour qui les analogies de ce genre marquent plutôt identité foncière des types que descendance animale de l’homme, n’auraient admis cette allusion à l’hypothèse évolutionniste. Au contraire, les signalements physionomiques offerts par nos romanciers les plus récents supposent plus ou moins des persistances dont le darwinisme serait la clef 85 : il arrive même, comme dans les livres de J. H. Rosny, que cette préoccupation des survivances – animales ou ethnologiques – soit poussée jusqu’à la hantise.
Pris entre ces nouvelles curiosités plus ou moins scientifiques et les procédés impressionnistes dans la description et la présentation des personnages, le souci des concordances physionomiques ne saurait plus aboutir à des masques définis et à des types classés. Lavater a eu son heure, et il l’a eue, dans le roman français, grâce au plus fougueux modeleur de figures que nous possédions, grâce aussi à des circonstances qui ne se trouvent pas deux fois dans une littérature. Entre un classicisme sollicité par l’abstraction ou la généralisation et un réalisme plus soucieux de préciser les particularités et les détails individuels que de rechercher les traits permanents et les linéaments essentiels, il y avait place pour une littérature objective qui interprétât au bénéfice de la psychologie les indices offerts par le monde extérieur. Les émotions seules, pour un Buffon, étaient susceptibles de ces déchiffrements ; l’indice d’une tare particulière, au gré d’un réaliste, importera uniquement ; entre ces deux conceptions opposées, c’est le substratum même du visage, de l’habitus et du corps qui semble révélateur à ceux qui éprouvent aussi vivement qu’un Balzac le sentiment de l’interdépendance des phénomènes.
F. BALDENSPERGER,
Études d’histoire littéraire,
2e série, 1910.
1 La Fèvrerie dans le Mercure galant de février 1702, p. 8.
2 Essais, livre III, ch. XII : De la physionomie.
3 Vigneul-Marville, Mélanges d’histoire et de littérature, t. II, p. 435 de la 4e édition. Paris, 1740.
4 Ch. Perrault, Parallèle des anciens et des modernes, t. IV, p. 62.
5 La Bruyère, Du mérite personnel, t. I, p. 126 de l’éd. Jouaust. La suite de la pensée de l’auteur des Caractères annonce à sa manière la théorie de la démarche.
6 Cf. les Recueils des portraits et éloges publiés chez Sercy en 1668 et le Recueil Conrart.
7 Cf. Max Freiherr von Waldberg, Der empfindsame Roman in Frankreich. 1. Strassburg-Berlin, 1906, p. 412.
8 Cf. le Paysan parvenu de Marivaux : « je ne sais quoi de franc dans ma physionomie » ; « l’œil vif qui annonçait un peu d’esprit et qui ne mentait pas totalement ».
9 De l’homme, § VII.
10 Histoire de l’Académie de Berlin, année 1769, p. 437.
11 Son cousin Pernetti entretient le 30 septembre 1786 le libraire Royez d’une fusion possible de divers ouvrages (dont ceux de l’abbé) avec le livre de Lavater. Bibl. municipale de Lyon, fonds Coste, no 16 003.
12 D. Mornet, Le sentiment de la nature en France de J.-J. Rousseau à B. de Saint-Pierre. Paris, 1907, p. 55.
13 G. K. Pfeffel, Fremdenbuch, hrsg. von II. Pfannenschmid. Colmar, 1892.
14 Ibid., p. 42.
15 Lettres de M. William Coxe à M. W. Melmoth, sur l’état politique, civil et naturel de la Suisse ; traduites de l’anglais et augmentées des observations faites dans le même pays, par le traducteur. Paris, 1781, p. 126.
16 (La Borde). Lettres sur la Suisse. Genève, 1783, t. I, p. 124.
17 L. Béclard, Séb. Mercier. Paris, 1903, p. 461.
18 Souvenirs du baron de Frénilly, p. p. Chuquet. Paris, 1908, p. 59.
19 G. Finsler, Lavaters Bezichungen zu Paris in den Revolutionsjahren 1789-1795. Zurich, 1898.
20 Mme Roland, Mémoires particuliers, éd. Daubau, p. 177.
21 Souvenirs de Félicie, p. 91.
22 A. Bardoux, Madame de Custine. Paris, 1888, p. 126.
23 Neuilly, Souvenirs et Correspondance, Paris, 1805, p. 201.
24 Souvenirs et Fragments du marquis de Bouillé. Paris, 1908, t. Il, p. 144.
25 Cf. le Publiciste, 10 pluviôse an IX.
26 Archiv de Herrig, 1908, 3-4, p. 371.
27 La Haye, 1783-6.
28 La Haye et Paris, an XI-1803.
29 Mon bonnet de nuit. Neuchâtel, 1784, t. II, p. 126.
30 Année littéraire, 1786, t. VI, p. 333.
31 Lettres de Mme Roland, éd. Perroud. Paris, 1900-2, t. I, p. 309, 314, 334 (1784). Cf. ses Mémoires, éd. Perroud, Paris, 1905, t. II, p. 98.
32 Lettre du comte de Mirabeau à M... sur MM. Cagliostro et Lavater. Rerlin, 1786. Cf. Stern, Mirabeau und Lavater. Deutsche Rundschau, 1903-4, t. II, p. 448.
33 Décade philosophique, an V, t. III, p. 267.
34 Cf. A. Le Braz, Au pays d’exil de Chateaubriand. Paris, 1909, p. 44.
35 Essai, 1re partie, chap. XIX.
36 Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme. Hambourg, 1798, t. III, p. 49 ; t. IV, p. 39.
37 Lettre de Charles Villers à Georges Guvier sur une nouvelle théorie du cerveau par le Dr Gall. Metz, 1802, p. 39.
38 X. Sur les systèmes de Lavater et du Dr Gall, dans le Publiciste du 13 février 1806 ; Exposition de la doctrine physionomique du Dr Gall, dans la Biblioth. Franc. de Pougens, nov. 1803.
39 Opéra-comique en deux actes, musique de Piccini ; Opéra-Comique, 22 novembre 1806.
40 Lettres et pensées du maréchal prince de Ligne, coll. Barrière, p. 21.
41 Mémorial de Sainte-Hélène, juillet 1810. Paris, 1823, t. V, p. 85.
42 Oberman, lettre LI.
43 Cf. A. Le Breton, Balzac. Paris, 1905, p. 99 et suiv., où l’importance de cette question est signalée.
44 L’Art de connaître les hommes par la physionomie. Paris, 1820, 10 vol. in-8o.
45 Cf. dans Spoelberch de Lovenjoul, Histoire des œuvres de Balzac. Paris, 1879, les Préfaces de F. Davin.
46 Dernière incarnation de Vautrin, p. 18 de l’éd. M. Lévy.
47 Ursule Mirouët, p. 315.
48 Introduction de F. Davin pour la quatrième édition des Études philosophiques.
49 La femme de trente ans, p. 53.
50 Ferragus, p. 87.
51 Ursule Mirouët, p. 91.
52 Cf. la Théorie de la Volonté dans Louis Lambert, p. 43 et 53 ; dans la Physiologie du mariage, p. 127.
53 Physiologie du mariage. Méditation XVII.
54 Mme Laure Surville, Balzac, sa vie et ses œuvres, d’après sa correspondance.
55 Méditation XV.
56 Une ténébreuse affaire, p. 3.
57 T. II, p. 125.
58 T. III, p. 84.
59 T. II et III, passim.
60 T. II, p. 191.
61 T. II. p. 194.
62 T. II, p. 192.
63 T. II, p. 204.
64 T. II, p. 186.
65 T. II, p. 186.
66 T. II, p. 187.
67 T. II, p. 208.
68 T. II. p. 138.
69 T. III, p. 89.
70 T. IX, p. 168.
71 Ib., p. 112.
72 Le Rouge et le Noir, chap. IV.
73 Cf. toute la 7e Lettre d’un voyageur, « sur Lavater et sur une maison déserte ».
74 Mauprat, p. 381. Sur l’enthousiasme de G. Sand pour Lavater, cf. Dora d’Istria, Die deutsche Schweiz. 2e éd. Zurich, 1860, t. II, p. 46.
75 P. 45.
76 Par Dumanoir et Clairville.
77 Nouvelle Lettre de Junius (Entr’Actes, t. II).
78 Préface de l’Ami des Femmes.
79 Cauchemars, p. 126.
80 Recommencements, p. 6.
81 Les Déracinés, p. 100.
82 L’Irréparable et Voyageuses.
83 Édition française de 1820, t. II, p. 217.
84 Sœurs Rondoli.
85 Cf. L. Faure-Favier, Le signe de la race chez les romanciers modernes. Rev. bleue, 1903, t. XX, p. 315.