La grande Chartreuse en 1804

 

 

IL est difficile de donner une idée de la grande Chartreuse. C’est une gorge profonde et étroite où quatre mille arpents de terrain sont exactement fermés par une porte de deux toises. Un mur de rochers à pic forme l’enceinte de cette retraite. Il a fallu le génie de la religion et de la pénitence pour découvrir un lieu si caché. Un chemin, que la patience et le travail ont rendu très accessible, serpente le long des précipices. Un torrent, grossi de mille petits torrents, gronde au fond de cette gorge, qui, pendant si longtemps ne fut connue sans doute que du chamois. Quelquefois les côtés opposés d’un profond ravin sont réunis par des ponts ; quelquefois des ouvrages en maçonnerie s’opposent aux alluvions, ou soutiennent le chemin contre les éboulements de la montagne ; quelquefois le rocher est taillé perpendiculairement, ou même percé dans son épaisseur.

Lorsqu’une fois on a franchi le seuil de la porte qui sépare absolument cette contrée du reste de la terre, on ne sait où on arrivera. Il semble qu’on fasse un long détour pour surprendre un aigle dans son aire. Cependant, après deux heures de marche, on commence à apercevoir le couvent. On le voit s’élever en amphithéâtre sur un plateau de la montagne. Le défilé s’élargit, on n’est plus autant resserré entre les rochers. À mesure que l’on approche de la région du silence, tout bruit cesse ; et le torrent, dont on entendait tout à l’heure gronder avec fracas les bruyantes eaux, coule à présent dans un si profond abîme, que ses mugissements n’arrivent point jusqu’à l’oreille : on le voit encore, mais on ne l’entend plus ; il semble respecter lui-même l’austère règle de saint Bruno...

Le couvent est désert. L’herbe croît dans les cours et sous les vastes cloîtres. L’église est dévastée. Comment ce coin ignoré de la terre n’a-t-il pas échappé à la rage dévastatrice des hommes sans foi et sans loi ? Ils sont venus dans cette solitude ; et, pour la première fois, ces rochers ont connu la voix de l’impie. Les bons religieux abandonnent, en gémissant, ces pieuses retraites où leurs longues journées furent si doucement partagées entre le travail et la prière. Étonnés de se voir exiler dans le monde, ils cherchaient à retrouver les souvenirs de l’enfance, et à se rappeler les charmes du toit paternel.

Nous entrons dans les cellules des chartreux : rien n’est plus touchant que l’abandon de ces petites habitations. On y retrouve encore les meubles de l’ermite : on dirait que l’homme de Dieu vient seulement de sortir. Le vent qui souffle sur ces hautes montagnes s’engouffre par les fenêtres délabrées et disperse à son gré la paille du grabat. Devant chaque cellule est un jardin qui n’est pas plus grand que la cellule elle-même : il est à présent dévoré par les mauvaises herbes, car personne ne vient ni les bêcher, ni les sarcler ; et le seul arbre fruitier qui s’élève au milieu du jardin, s’il n’est pas mort par défaut de culture, produit en vain ses fruits délaissés.

 

 

 

BALLANCHE.

 

Recueilli dans L’Académie française au XIXe siècle

et la foi chrétienne, nouvelle édition, refondue

et continuée jusqu’en 1896.

 

 

 

 

 

 

 

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