Chanzy
GÉNÉRAL, GOUVERNEUR
D’ALGÉRIE,
DÉPUTÉ, SÉNATEUR INAMOVIBLE,
AMBASSADEUR
(1823-1883)
par
Armand BARAUD
« La religion est la source du patriotisme,
elle met au foyer domestique l’ordre et le bonheur ;
sans elle il n’y a pas d’homme complet. »
(Général CHANZY.)
Le général Chanzy avait pour devise : « Bien servir. » Il servit bien, mais ne fut pas toujours heureux. Cœur droit et chrétien, nature énergique, il eut besoin de tout son patriotisme et de toute sa foi pour maintenir son âme à la hauteur du devoir dans les malheurs de la patrie.
Antoine-Alfred Chanzy, comme la plupart de nos généraux, était le fils d’un soldat. Né le 18 mars 1823 à Nouard (Ardennes), le futur général reçut une éducation chrétienne dont il se ressentit toujours. Il eut de bonne heure la passion des armes et rêva de gloire et de batailles sur les bancs des collèges de Sainte-Menehould et de Metz, où son père l’avait mis en pension ; la carrière de marin était surtout l’objet de ses rêves. Il passa, en effet, près de deux années dans l’escadre de l’amiral Lalande, puis entra dans l’armée de terre, comme sous-lieutenant, en sortant de Saint-Cyr.
Dès lors on remarqua dans Chanzy cette activité constante pour l’organisation et l’administration des corps, et surtout le talent rare d’entraîner les troupes par son exemple et de se les attacher, autant par sa fermeté dans le maintien de la discipline, que par son empressement à relever les actions du soldat et à exciter son ardeur pour le bien.
Il consacrait en même temps ses loisirs à étudier les langues usitées en Algérie, et notamment les différents idiomes de l’arabe. Entré dans l’administration des bureaux arabes, sa bonne administration, sa justice, sa modération, son empressement à conserver dans leurs emplois les fonctionnaires qui jouissaient de l’estime générale, la protection constante qu’il accorda aux magistrats et au clergé, sa sévérité pour la discipline, ses talents et sa valeur brillante, lui attachèrent ses administrés.
Après avoir pris part à la guerre d’Italie et à l’expédition de Syrie, chargé des affaires politiques auprès du général de Beaufort, il appartint au corps d’occupation de Rome jusqu’en 1863. Colonel en 1864, il fut promu général de brigade en 1868.
En Afrique, le général Chanzy a fait les campagnes de 1843 à 1859, et de 1864 à 1870. Après les premiers revers de nos armes, il n’abandonna pas l’armée, dans un instant où ses talents lui étaient si nécessaires ; il fit partie de l’armée de la Loire. Là, parmi les rares hommes de guerre qui ramènent la victoire sous nos drapeaux, on retrouve Chanzy, qu’aucun mécompte ne trouble, qu’aucun revers n’abat, qui défend chaque pouce de terrain avec un tronçon d’épée, qui ressuscite des armées expirantes, et qui éprouve encore le besoin de combattre, même quand il a perdu tout espoir de vaincre. Général en chef de l’armée de la Loire, patient et tenace, il conduit méthodiquement la guerre, réussissant plusieurs fois à déjouer la tactique des généraux allemands dans les combats inégaux livrés sur les bords de la Loire, même après la retraite derrière la Mayenne. Il vota, après l’armistice conclu sans son aveu, contre le projet de loi relatif aux préliminaires de la paix. Obligé de mettre l’épée au fourreau, le pays lui donna, dans le même temps, une marque signalée d’estime en l’envoyant, le 8 février 1874, à l’Assemblée nationale, à la presque unanimité des suffrages.
Mais la faveur populaire dont il jouissait, les fonctions éminentes auxquelles il était élevé, et peut-être la manière noble et indépendante avec laquelle il s’était toujours conduit, avaient soulevé contre lui les gens du désordre ; il fut arrêté par la Commune, mais il eut le bonheur d’échapper au malheureux sort réservé aux généraux Clément-Thomas et Lecomte. En 1872, il prit dans le centre gauche une position parlementaire importante.
Telle est la carrière militaire du général. Elle est toute de gloire, de cette gloire solide et vraie qui arrive sans tache à la postérité.
Toutefois ce n’est pas celle-là seulement que nous avons rêvée pour le vaillant soldat, celle surtout que nous voulons inscrire dans ces pages. Chanzy avait été élevé chrétiennement ; aussi se montra-t-il chrétien partout où la religion eut besoin de son service.
Ce fut d’abord en Algérie. Là il étendit sa protection sur les intérêts religieux. Pour attirer à nous les Arabes, il aurait voulu accorder une plus grande liberté au zèle des prêtres catholiques ; mais on sait quelle politique le gouvernement français a toujours fait prévaloir sur ce point en Afrique.
Ce fut également en Syrie, où, envoyé avec le général Beaufort d’Hautpoul, il rendit de grands services aux chrétiens massacrés par les Druses, et força Fuad-Pacha à sévir contre les bourreaux. « Les chrétiens avaient en lui une confiance aveugle, dit l’historien de l’expédition, et voulaient l’avoir pour intermédiaire de leurs réclamations. »
Voici le témoignage que lui rendait alors l’abbé Lavigerie, depuis cardinal d’Alger et de Tunis, venu de Paris pour distribuer aux populations désolées du Liban les aumônes de la France catholique. « C’est en Syrie que je vis Chanzy pour la première fois ; je me rappelle son ardeur à prendre la défense des chrétiens, qui n’espéraient plus que dans l’épée de la France ; Chanzy était dans tout l’éclat de la force et de la vie, déjà également remarquable par sa bravoure, par sa distinction, par sa finesse et plus encore par sa bienveillance et sa bonté. »
Peu à peu, grâce à son énergie et à son dévouement, les 80 000 réfugiés qui entouraient Beyrouth purent rentrer dans leurs foyers et relever leurs maisons dévastées par les persécuteurs. Sous son impulsion, les soldats français se firent maçons, charpentiers, menuisiers pour aider ces infortunés, et le nom de la France catholique fut béni dans la contrée.
Ces ruines réparées, Chanzy ne voulait point quitter ces pays sans faire un pèlerinage en terre sainte. À la tête d’une caravane d’officiers où se trouvait le fils de la reine Catherine d’Espagne, il visita les saints lieux au moment des fêtes de Noël.
« Les musulmans, dit M. de Baudoncourt, regardaient avec surprise ces infidèles en grand uniforme visiter pieusement les lieux sanctifiés par la vie et la mort du Christ. Le frère Liévin les conduisit au saint sépulcre, à la montagne de l’Ascension, au village de Béthanie, au tombeau de Lazare. Ils passèrent la nuit de Noël en prières à Bethléem, et après la messe ils allaient en procession, un cierge à la main, visiter la grotte où naquit l’Homme-Dieu.
Le lendemain ils faisaient bénir leurs épées sur le saint sépulcre, et ce jour même Chanzy était nommé officier de la Légion d’honneur.
« C’est la piété qui avait conduit le brillant colonel au saint sépulcre et à Bethléem. Bien différent des politiciens qui règlent leur conduite religieuse sur celle du gouvernement, Chanzy ne rougit jamais dans toute sa carrière d’être chrétien catholique. On lui fit comprendre plus d’une fois que sa foi nuirait à son avancement. Il ne tint aucun compte de ces avertissements, qui servirent seulement à mettre en relief son grand caractère. Les grands caractères ne se démentent jamais et obéissent au seul sentiment du devoir. »
Après avoir laissé chez les Turcs et les chrétiens du Liban la même réputation de justice que chez les Arabes d’Algérie, le brave officier revint à Rome reprendre son régiment, qui faisait partie de l’armée d’occupation. Comme tous les esprits élevés, Chanzy subit le charme de cette ville si remplie de contrastes et de souvenirs religieux.
« Avant de partir, raconte son biographe, il voulut prendre congé du saint-père, de qui il était connu et qui l’avait apprécié. Il lui présenta sa femme et sa fille, demandant pour elles et pour lui un souvenir pieux. Pie IX les bénit tous, et, prenant sur son bureau la plume que la jeune Gabrielle regardait avec curiosité, il la lui donna en disant :
« – Vous vous marierez un jour ; prenez cette plume, elle servira à signer votre acte de mariage, et la bénédiction du vieux pontife vous accompagnera pour vous porter bonheur. »
Le général, qui fut toujours par excellence l’homme du devoir, répétait souvent à ses enfants, comme il l’a dit à ses soldats : « Faites votre devoir, quoi qu’il advienne, et ne vous laissez détourner par quoi que ce soit. Vous n’aurez de vraie satisfaction que celle que vous procurera le devoir accompli. »
Mais ce sentiment du devoir était fondé en lui sur ses convictions religieuses. Aussi, à Busancy, il assistait exactement à la messe le dimanche.
« La religion, disait-il encore, est la source du vrai patriotisme : elle met au foyer domestique l’ordre et le bonheur, et sans elle il n’y a pas d’homme complet. »
« Sa conduite, ajoute M. de Baudoncourt, s’accordait avec ses convictions ; il ne renia pas plus l’église de son village, où il avait sa place marquée et assistait aux offices, que les traditions chrétiennes de sa famille, dans laquelle il était fier de compter de bons prêtres. Il eut même l’intrépidité de sa croyance en déclarant plus d’une fois « qu’il n’est pas donné à tout le monde de se soumettre servilement à la tyrannie de la libre pensée ».
« Bon nombre de puissants du jour voyaient de mauvais œil ces convictions si noblement affirmées ; mais le général ne s’inquiéta jamais des accusations de cléricalisme portées contre lui, et quand il perdit, peut-être pour cela, son siège au conseil général des Ardennes, qu’il avait présidé pendant neuf ans, il s’en consola en songeant que les compatriotes de Canrobert avaient bien préféré un tabellion à un illustre maréchal de France pour les représenter au sénat.
« Il aimait avec passion ses enfants et les élevait de la manière la plus chrétienne. On en eut une preuve assez rare pour être citée. Tous les membres de sa famille reçurent la communion près de sa couche funèbre, et l’évêque de Châlons put dire devant son cercueil :
« – Le voile qui couvrait les mystères charmants de sa vie domestique ayant été soulevé devant mes yeux, j’y ai entrevu des tableaux de famille dignes des temps les plus antiques et les plus beaux de l’Église, sans qu’on puisse dire auquel des deux, de sa noble compagne ou de lui, en revenait le principal mérite 1. »
« Quelques mois avant sa mort, Jeanne, sa seconde fille, devait confirmer ; Chanzy était présent avec toutes ses décorations, et lui, qui n’avait pas fléchi sous les balles et la mitraille, se prit à trembler quand il entendit l’archevêque de Reims appeler sa fille pour l’interroger. Heureusement l’enfant répondit bien, et le rude guerrier en pleura de joie.
« Somme toute, Chanzy resta debout comme une des plus belles figures de notre défense nationale... Sa gloire est de n’avoir point faibli dans l’épreuve ; d’avoir été, envers et contre tous, patriote et soldat. Il était de la race des vaillants et des forts. Il a peu parlé et beaucoup agi. C’est ce qui le distingue et l’élève au-dessus de la génération des parleurs avec laquelle il dut vivre. Quels que puissent être l’avenir et les destinées de la France, nous lui souhaitons de trouver toujours des généraux ayant la vigoureuse trempe d’âme et le beau caractère de Chanzy. »
Le 5 janvier 1883, on le trouva mort dans son lit. Il avait succombé à un épanchement au cerveau, à peine âgé de soixante ans.
« Ce qui précède, a écrit M. Oscard Havard 2, donne à peine une idée de l’homme que la France a perdu.
« Ajoutons que, chez l’ancien commandant du 6e corps, l’homme de guerre se doublait d’un énergique chrétien. Quand l’honorable général vit Gambetta donner un portefeuille à M. Paul Bert, Chanzy eut un tressaillement de colère et de honte. À la pensée qu’un tel cuistre était mêlé aux affaires, son âme de Français et de catholique bouillonna. Chanzy ne voulut pas représenter une minute de plus le gouvernement de la république auprès du tsar : il sollicita ses lettres de rappel.
« Bien que ses fonctions militaires le subordonnassent au ministre, l’illustre général ne craignit point de combattre ostensiblement, au sénat, la politique ministérielle chaque fois que cette politique lui parut en désaccord avec les principes catholiques. Aucune considération ne le fit capituler.
« Le 1er janvier 1882, le commandant du 6e corps alla présenter ses souhaits à Mgr Jourrieu. Dans le cours de la conversation, l’héroïque soldat n’essaya point de dissimuler quelle grande place l’Église tenait dans son cœur. Son langage fut admirable. Catholiques et patriotes, nous ne saurions trop honorer une si grande mémoire. »
On voit que si le général Chanzy ne fut pas toujours un catholique pratiquant, chez lui les convictions religieuses étaient cependant fermement assises. « Chanzy, dit son biographe, M. Arthur Chuquet, avait naturellement l’intrépidité de sa croyance. Il se disait très haut, et même trop haut peut-être, catholique fervent. Il oubliait que le pays ne demande compte à ses plus illustres serviteurs que de leurs actes et de leurs opinions politiques. Chanzy pouvait regarder la religion comme la source du vrai patriotisme, et penser que « les plus nobles croyances ont fait de la France le glorieux pays de la foi, des idées généreuses et de l’honneur ».
Armand BARAUD, Chrétiens et hommes
célèbres au XIXe
siècle,
Tours, Maison Alfred Mame et Fils.
1 À Laval, pendant la campagne de la Loire, auprès de son modeste lit en fer, se trouvait un vieux meuble sur lequel le général avait placé une statuette de la sainte Vierge. C’est au pied de cette image que le général aimait à déposer quelques fleurs, surtout des branches de laurier-thym, qu’il cueillait dans le jardin voisin, et dont un de nos amis, aumônier militaire, détacha un rameau pour le porter à Mme Chanzy, alors séparée de son mari par les malheurs de la guerre et habitant Rochefort avec ses nombreux enfants.