Chateaubriand

 

DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE

POÈTE, AMBASSADEUR, MINISTRE (1768-1848)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand BARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Je suis devenu tout à coup chrétien. Mais ma conviction est sortie de mon cœur. J’ai pleuré, et j’ai cru. »

« Jésus-Christ seul sauvera la société moderne. Voilà mon Dieu, voilà mon roi. »

(CHATEAUBRIAND.)

 

 

Chateaubriand occupe parmi les plus illustres apologistes de notre sainte foi une place distinguée ; car nul n’a mieux compris le caractère et les besoins de son temps, nul n’a mieux conçu le plan d’une œuvre admirablement appropriée à sa situation, et ramené davantage vers Dieu les indifférents et les impies : son Génie du Christianisme fut une véritable prédication.

François-René, vicomte de Chateaubriand, est né à Saint-Malo, d’une famille noble et ancienne. Après de brillantes études au collège de Dol, il entra à dix-sept ans comme sous-lieutenant au régiment de Navarre, et deux ans après il était capitaine. Mais bientôt il quitta l’épée pour la plume, et partit pour l’Amérique.

Le célèbre poète avait reçu une éducation très chrétienne ; mais dans les camps et à Paris, dans ses relations avec les hommes du jour, il avait commencé à douter de Dieu. Il aimait comme un fruit défendu les sentiments, les idées, les hommes, que ses principes et son honneur l’obligeaient à combattre. Aussi n’eut-il pas pour but tout d’abord de défendre la foi, mais de lutter contre elle : « Je connaissais, a-t-il écrit plus tard, les ouvrages des Pères mieux qu’on ne les connaît de nos jours ; je les avais étudiés même pour les combattre ; mais entré dans cette route, à mauvaise intention, au lieu d’en être sorti vainqueur, j’en étais sorti vaincu. »

Il était doublement coupable de demeurer dans ces funestes dispositions ; car s’il avait eu le bonheur d’avoir pour mère une nouvelle Monique, il était aussi richement doué de Dieu, et il abusait de tous ces dons du ciel.

Sa mère heureusement priait et pleurait sur lui.

Mais un jour le jeune homme reçut une douloureuse nouvelle.

Cette pieuse mère était morte, morte comme elle avait vécu, priant encore pour celui qui vivait loin d’elle et de Dieu, et qui la contristait. Jusqu’au dernier moment ses lèvres maternelles avaient murmuré le nom de l’enfant prodigue absent ; ses mains l’avaient cherché pour le bénir. Sa recommandation suprême avait été celle-ci : « Écrivez-lui que sa mère mourante le conjure de revenir à de meilleurs sentiments. »

Sa sœur, en effet, lui envoya cette lettre, qu’il reçut au moment où l’Essai sur les révolutions commençait sa gloire. Elle était bien propre à le faire réfléchir :

 

« Mon ami, nous venons de perdre la meilleure des mères, je t’annonce à regret ce coup funeste ; quand tu cesseras d’être l’objet de nos sollicitudes, nous aurons cessé de vivre. Si tu savais combien de pleurs tes erreurs ont fait répandre à la plus respectable des mères, combien elles paraissaient déplorables à tout ce qui pense et fait profession, non seulement de piété, mais de raison ! Si tu le savais, peut-être cela contribuerait-il à t’ouvrir les yeux, à te faire renoncer à écrire ; et si le Ciel, touché de nos vœux, permettait notre réunion, tu trouverais au milieu de nous tout le bonheur qu’on peut goûter sur la terre ; tu nous donnerais ce bonheur, car il n’en est pas pour nous, tant que tu nous manques, et que nous avons lieu d’être inquiètes sur ton sort.

« Ta sœur, LUCILE. »

 

Ces lignes fixèrent à jamais le cœur et le sort de Chateaubriand ; il versa un torrent de larmes, et résolut de ne plus écrire qu’en l’honneur de la religion : « Je suis devenu tout à coup chrétien, dit-il ; je n’ai point cédé, j’en conviens, à de grandes lumières surnaturelles ; ma conviction est sortie de mon cœur : j’ai pleuré, et j’ai cru. »

Dès ce jour il tourna sa belle intelligence, son génie si poétique vers cette religion catholique faite surtout pour ceux qui pleurent ; puis, sous les regards de sa mère et pour réparer son égarement passé, il voulut écrire le Génie du Christianisme. Le titre de l’ouvrage lui vint à l’esprit comme une inspiration divine. Il se mit à l’œuvre sur-le-champ, « avec l’ardeur d’un fils qui élève un mausolée à sa mère ».

À cette époque on ne lisait plus les grands apologistes chrétiens, on ne les écoutait point ; leur voix semblait trop rude et trop sévère. « On souriait avec finesse, dit M. P. Vedrenne, on haussait dédaigneusement les épaules en se déclarant supérieur à des controverses désormais inutiles. Inexpugnable à son tour dans ce nouveau genre de guerre, l’impiété bravait les efforts des Facultés et des docteurs ; elle eût pu braver même ceux du génie. Chateaubriand le comprit comme par une inspiration divine ; et, renversant tout à coup les termes de l’ancienne apologie, il s’écria : La religion chrétienne est excellente pour le bonheur de l’homme et la prospérité des peuples ; donc elle est divine. Elle combat tous les vices, elle encourage toutes les vertus, elle console toutes les douleurs, elle sanctifie tous les repentirs, elle élève le génie humain à des hauteurs que le paganisme n’avait point connues, elle inspire les talents, elle favorise les arts, elle répand partout la liberté, la charité, la lumière ; donc elle ne peut venir que de Dieu... Et, appelant à son secours toutes les grandes œuvres et tous les grands hommes du christianisme, environné de toutes les muses, qu’il forçait à rendre hommage au culte divin, poète lui-même, le front couronné de lauriers et de myrtes, au lieu de discuter, de démontrer la vérité de la religion, il célèbre, il chante ses bienfaits, sa grandeur et sa beauté. »

Par une heureuse coïncidence, le jour même, dit un savant littérateur 1, où la France célébrait la restauration du culte catholique, le Moniteur annonçait la publication du Génie du Christianisme. Nulle œuvre alors ne pouvait être plus opportune. C’était, après Voltaire, l’éclatante réparation faite par l’esprit français à la civilisation chrétienne. Car, dans son éloquente apologie, le jeune écrivain montrait qu’au lieu d’accuser l’Église de retenir les peuples dans l’ignorance et la barbarie, c’était à sa doctrine sainte et à ses institutions que le monde, au contraire, était redevable de tous les bienfaits de la civilisation moderne, de tous ses progrès dans les arts et les sciences. Il faisait partout sentir l’inspiration générale du christianisme ; il relevait la croix sur toutes les avenues de l’esprit humain, où elle avait été abattue par le fanatisme du XVIIIe siècle.

Mais surtout Chateaubriand redisait avec un charme infini les souvenirs du culte catholique, le retour des fêtes aimables de l’Église, ou encore les émotions religieuses de la nef antique, et la poésie des dévotions populaires, s’attachant à raviver ainsi au fond des cœurs mille impressions d’enfance d’une ineffable douceur.

À ces temples désolés le poète rendit une voix ; à ce culte oublié, son âme ; à la France, encore imprégnée de l’esprit de Voltaire, le respect tout au moins, en attendant la foi, pour cette religion ressuscitée.

Nous lisons dans René ce beau passage qui rappelle les souvenirs d’enfance de l’auteur et les nôtres :

« Les dimanches et les jours de fêtes, j’ai souvent entendu dans les bois, à travers les arbres, les sons de la cloche lointaine qui appelait au temple l’homme des champs ; appuyé contre le tronc d’un ormeau, j’écoutais en silence le pieux murmure. Chaque frémissement de l’airain portait en mon âme naïve l’innocence des mœurs champêtres, le calme de la solitude, le charme de la religion et la délectable mélancolie des souvenirs de ma première enfance. Oh ! quel cœur si mal fait n’a tressailli au bruit des cloches de son lieu natal, de ces cloches qui frémirent de joie sur son berceau, qui annoncèrent son avènement à la vie, qui marquèrent le premier battement de son cœur, qui publièrent dans tous les lieux d’alentour la sainte allégresse de son père, les douleurs et les joies encore plus ineffables de sa mère ! Tout se trouve dans les rêveries enchantées où nous plonge le bruit de la cloche natale : religion, famille, patrie, et le berceau et la tombe, et le passé et l’avenir. »

Les principales œuvres de Chateaubriand furent, avec le Génie du Christianisme, Atala et René, les Martyrs, beau poème et autre chef-d’œuvre de l’illustre écrivain, puis l’Itinéraire de Paris à Jérusalem et ses Mémoires d’outre-tombe.

Nulle part la foi si vive de notre grand poète ne s’affirme mieux que dans son Itinéraire : « Si je n’ai point, dit-il, les vertus des anciens croisés, du moins leur foi me reste. » Elle lui inspire, devant les ruines de la cité sainte et les vestiges du Sauveur, des accents dignes bien souvent des meilleurs âges et des plus grands saints. « Toutefois, dit son biographe, M. Vedrenne, quelque chose de sa faiblesse y paraît aussi ; s’il ne doute pas de la divinité du christianisme, il paraît aussi parfois au moins douter de son avenir. C’était le tempérament de ce siècle : aucun homme, aucune œuvre ne devait y échapper. « Je serai peut-être, dit Chateaubriand, le dernier Français sorti de mon pays pour voyager en terre sainte avec les idées et les sentiments d’un ancien pèlerin. »

Il se trompait assurément. Qu’eût-il dit s’il avait vu des centaines de Français passer la mer chaque année et suivre dévotement toutes les traces du Sauveur des hommes dans cette contrée bénie 2 ?

Chateaubriand contribua à fixer Ozanam dans la bonne voie, lorsque celui-ci, venu jeune à Paris, lui fut recommandé par un chanoine de Lyon. Il protégea le littérateur à son début et l’aida de ses conseils, particulièrement au moment où Ozanam, entraîné par quelques mauvais amis, voulait fréquenter les théâtres de la capitale. Le poète, qui savait leur corruptrice influence sur le cœur des jeunes gens, lui demanda s’il se proposait d’aller au spectacle.

« Ozanam, surpris, dit le P. Lacordaire, hésitait entre la vérité, qui était la promesse faite à sa mère de ne pas mettre le pied au théâtre, et la crainte de paraître puéril à son noble interlocuteur. Il se tut quelques instants par suite de la lutte qui se passait dans son âme. M. de Chateaubriand le regardait toujours, comme s’il eût attaché à sa réponse un grand prix.

« À la fin la vérité l’emporta, et l’auteur du Génie du Christianisme, se penchant vers Ozanam pour l’embrasser, lui dit affectueusement : « Je vous conjure de suivre le conseil de votre mère ; vous ne gagneriez rien au théâtre, et vous pourriez y perdre beaucoup. »

« Cette parole, ajoute le P. Lacordaire, demeura comme un éclair dans la pensée d’Ozanam, et lorsque quelques-uns de ses camarades, moins scrupuleux que lui, l’engageaient à les accompagner au spectacle, il s’en défendait par cette phrase décisive : « M. de Chateaubriand m’a dit qu’il n’était pas bon d’y aller. »

 

Près d’arriver au terme de sa longue carrière, l’illustre écrivain eut le bonheur de voir, à Londres, Henri V, environné de Français fidèles, et de recevoir les témoignages éclatants de son estime.

C’est alors qu’il écrivit la lettre célèbre où il saluait avec des larmes de joie, dans ce jeune prince, tout un avenir de prospérité, de liberté et de gloire qui se révélait à la France.

Ce fut sa dernière action publique.

Chateaubriand ne vécut désormais que loin des affaires et des passions publiques 3, où il avait été trop longtemps mêlé, seul avec quelques amis dans la solitude et la pratique des devoirs religieux.

Un journal du temps ayant voulu mettre en doute la réalité de ses pratiques religieuses, pour seule réponse il donna au public le nom et l’adresse d’un humble prêtre qui était son confesseur depuis vingt ans.

Il mourut en 1848, pendant cette insurrection de Juin où périt le courageux archevêque de Paris et tant d’autres nobles victimes.

Un de ses biographes raconte ainsi ses derniers moments :

« Le bruit du canon, ou les sourdes rumeurs qui s’élèvent de la grande ville aux jours d’émeute, troublaient de temps en temps le silence qui régnait autour du lit du mourant. Il arriva qu’un tumulte plus fort, une clameur plus sauvage parvint jusqu’aux oreilles de l’illustre vieillard, fatigué de la vie et lassé d’orage et de tempêtes.

« Il prit alors son crucifix, attacha sur l’image du Sauveur un regard ferme et doux, et dit : Jésus-Christ seul sauvera la société moderne ; voilà mon Dieu, voilà mon roi ! »

Ce furent les dernières paroles de Chateaubriand. Après cette suprême profession de foi, sa grande intelligence parut éteinte jusqu’au moment où il rendit le dernier soupir. En présence de l’éternité, le grand écrivain voulut arracher de ses œuvres toutes les pages désavouées par sa conscience. Sur son lit de mort, il avait dicté ce billet à son neveu : « Je déclare devant Dieu rétracter tout ce qu’il peut y avoir dans mes écrits de contraire à la foi, aux mœurs et généralement aux principes conservateurs du bien. (Paris, le 3 juillet 1848.) Signé pour mon oncle François de Chateaubriand, dont la main n’a pu signer, et pour me conformer à la volonté qu’il a exprimée : LOUIS DE CHATEAUBRIAND. » – Quand cette déclaration fut écrite, le mourant se la fit répéter ; alors, la paix dans l’âme, il se rendit sans effort au Dieu qui pardonne. Le P. de Pontlevoy, qui rapporte ce fait, résume ainsi son jugement sur le grand poète : « Le roi de la prose française moderne avait toujours gardé dans son âme et porté haut le triple caractère du gentilhomme, du Breton et du chrétien, l’honneur, la fidélité et la croyance. S’il avait plus d’une fois dévié, du moins il n’avait pas descendu, et son cœur pouvait faire pardonner à son imagination. »

 

 

 

Armand BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle,

Tours, Maison Alfred Mame et Fils.

 

 

 

1. M. Benoît, doyen de la Faculté des lettres de Nancy. Étude couronnée par l’Académie française.

2. Tous les catholiques connaissent ces pèlerinages de la Pénitence, organisés chaque année au printemps par les rédacteurs de la Croix, et auxquels prennent part quatre à cinq cents pèlerins qui passent plusieurs semaines à visiter la terre sainte et à prier pour la France.

3. « Parmi les entraînements de la vie politique, Chateaubriand se montra constamment préoccupé des soins de nos libertés au dedans, de notre puissance et de notre dignité au dehors. » (Panthéon de la Légion d’honneur.) Chateaubriand avait exercé les fonctions d’ambassadeur auprès de plusieurs cours étrangères, et il fut ministre en 1822.

 

 

 

 

 

 

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