Donoso Cortès

 

LITTÉRATEUR, PHILOSOPHE, AMBASSADEUR, SÉNATEUR

(1809-1853)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Armand BARAUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Le mystère de ma conversion est un mystère d’amour... Je n’aimais pas Dieu ;

Il a voulu être aimé de moi, et je l’aime. »

(DONOSO-CORTÈS.)

 

 

 

Donoso Cortès est, avec Balmès, un des hommes les plus distingués de l’Espagne contemporaine. Le comte de Montalembert et Louis Veuillot ont immortalisé la mémoire de ce célèbre diplomate dans des pages pleines d’une éloquence émue, que nous allons reproduire en les abrégeant.

Juan Donoso Cortès, marquis de Valdegamas, né le 6 mai 1809, a été pendant plusieurs années ambassadeur d’Espagne à Paris. « Au milieu des labeurs et des succès de sa jeunesse, dit M. de Montalembert, il était resté étranger à toute pensée sérieusement chrétienne, il n’avait jamais renié, il est vrai, la foi de son enfance. Son langage était toujours respectueux ; ses mœurs étaient restées pures ; son âme avait été même conviée de bonne heure à goûter le calice salutaire de la douleur. Mais ni la majesté, ni la miséricorde de Dieu, ni la triomphante vérité de l’Église, ne s’étaient encore révélées à lui. L’heure du réveil sonna, pour cette âme prédestinée, un peu avant qu’elle semblât sonner le deuil de toutes les monarchies du continent. »

Ses études furent rapides et brillantes. À seize ans, il les avait terminées avec éclat. Son assiduité infatigable à l’étude de l’histoire, de la philosophie et de la littérature, témoignait dès lors de sa vocation pour la carrière qu’il allait parcourir. Donoso Cortès termina ses cours de jurisprudence à dix-neuf ans, c’est-à-dire avant l’âge requis pour être avocat. La réputation qu’il appelait de tous ses désirs accourait au-devant de lui. Chargé par le conseil royal de prononcer le discours d’inauguration du collège de Cacerès, il le fit avec un applaudissement général des auditeurs, émerveillés de ses pensées, de son langage, de sa gravité et de sa jeunesse. Ce discours porte à la fois la teinte du rationalisme qu’il devait à son éducation et la trace du fond chrétien de son esprit.

Son professorat à Cacerès n’eut guère d’ailleurs que ce premier beau jour.

À cette époque, en 1830, il fut éprouvé par de grands malheurs de famille, qui jetèrent sur toute sa vie une ombre invincible de chagrin et de regret. Il perdit sa fille et bientôt sa femme. Il avait vingt-cinq ans. Livré alors aux vanités de l’ambition et de la gloire, et se fiant dans la beauté de son esprit, il songeait surtout à s’avancer dans le monde. « J’ai eu le fanatisme littéraire, a-t-il écrit, le fanatisme de l’expression, le fanatisme de la beauté dans les formes. » Dieu le frappa dans son intérieur de famille pour le guérir dans son âme ; cette terrible épreuve ne tarda pas à porter ses fruits. Forcé de se détacher de tout, il dut s’attacher à Dieu seul.

Donoso Cortès avait un frère nommé Pedro, plus jeune que lui d’une année, compagnon fidèle de ses études et tendrement aimé depuis son enfance. La communauté de leurs premières études n’avait pas enfanté l’uniformité de leurs opinions. Pedro avait montré plus de goût pour la théologie que pour la politique ; il était resté chrétien sincère, pratiquant. Il avouait sa préférence pour la monarchie absolue et pour la cause de don Carlos. Ces dissentiments n’altéraient en rien l’union des deux frères. « Je l’aimais, disait Donoso, autant et peut-être plus qu’il n’est permis d’aimer une créature humaine. »

En 1847, Pedro tomba mortellement malade. Juan Cortès, alors absent de Madrid, vola auprès de son frère. Les souffrances et le danger du malade amenèrent naturellement l’entretien sur ce terrain où la vérité suprême attend tôt ou tard les esprits faits pour elle. Au milieu de ses anxiétés, Juan raconta à son frère sa rencontre à Paris avec un compatriote dont la vertu, la charité, la simplicité, l’avaient singulièrement frappé, et lui donnaient à penser qu’il y avait dans la profession d’honnête homme un degré dont il restait encore éloigné, tout fier qu’il se croyait de son honneur et de sa vertu. Il s’était senti subjugué par cette vertu, différente de toutes les vertus de sa connaissance. Il en avait parlé à l’Espagnol, et celui-ci lui avait simplement répondu :

« En effet, vous êtes un honnête homme, et moi aussi ; mais il y a quelque chose dans mon honnêteté de supérieur à la vôtre.

– À quoi cela peut-il tenir ?

– À ce que je suis resté chrétien, tandis que vous ne l’êtes plus. »

En entendant ce récit, le moribond se tourna vers le narrateur et lui dit :

« Oui, mon frère, il t’a donné la vraie raison. »

Et là-dessus, avec la double autorité de l’amour et de la mort, il se mit à lui expliquer le sens de cette parole. La grâce parla en même temps à ce grand cœur trop longtemps dépaysé. Pedro mourut le lendemain en léguant à son frère la vérité, la foi et son confesseur.

L’ambassadeur d’Espagne racontait lui-même ces détails avec une noble franchise dans un salon de Paris. Quelqu’un lui dit :

« En vérité, Dieu vous a fait là une grande grâce, en vous éclairant ainsi subitement au milieu de votre carrière, et quand vous ne pensiez plus à le chercher. Il faut qu’il y ait eu dans votre vie quelque circonstance particulière qui vous ait mérité une telle faveur.

– Je ne m’en rappelle aucune, répondit Donoso Cortès. Mais, après avoir réfléchi un instant, il ajouta :

« Peut-être un sentiment a pu y être agréable à Dieu. Je n’ai jamais regardé le pauvre assis à ma porte sans penser que je voyais en lui un frère. »

Lui-même écrivait à un ami, en lui envoyant le récit de sa conversion : « Comme vous le voyez, le talent et la raison n’y ont aucune part ; avec mon faible talent et ma misérable raison, je serais arrivé à la tombe avant d’atteindre la vraie foi. Le mystère de ma conversion (car dans toute conversion il y a un mystère) est un mystère d’amour. Je n’aimais pas Dieu ; il a voulu être aimé de moi, et je l’aime ; et je suis converti parce que je l’aime. »

« Ainsi converti à trente-huit ans, il entre à la fois en pleine possession de la vertu et de la vérité, sans avoir été condamné aux longues luttes, aux fatigantes incertitudes, aux mortelles hésitations par où ont dû passer tant d’autres chrétiens de la dernière heure. À peine a-t-il mis le pied dans le domaine du catholicisme, qu’il s’y précipite en conquérant. Rien n’échappe à son ardeur, à sa soif de connaître la vérité, d’en jouir, de combattre pour elle. À peine assis sur les bases élémentaires du catéchisme, il se plonge dans la théologie mystique, dans les grands écrivains ascétiques que sa patrie a donnés à l’Église, surtout dans sainte Thérèse et Louis de Grenade. Il sort de ces profondeurs immenses comme pour reprendre haleine, promène un regard ferme et rapide sur l’Europe bouleversée, et prête l’oreille à ces terribles coups que Dieu frappait alors sur les constitutions de l’Europe ; ils achèvent alors son éducation et commencent celle de ses contemporains.

« Alors il se recueille et s’examine ; il se sent prêt à de nouveaux combats, abandonne pour un temps son poste diplomatique, va reprendre sa place aux Cortès ; et, le 4 janvier 1849, il prononce le célèbre discours sur la Dictature et la Révolution, qui fit franchir les Pyrénées à son nom, et le plaça du premier coup au rang des grands orateurs de l’Europe. »

Deux lettres rendues publiques dans le courant de cette année 1849, et une seconde et dernière harangue prononcée au commencement de 1850 sur la situation générale de l’Europe, lui servirent à la développer avec une hardiesse croissante et une éloquence magique. Elles consolidèrent l’édifice de sa réputation européenne et l’influence considérable qu’il exerça dès lors sur les catholiques du monde entier.

Voici sa profession de foi : « Je suis purement catholique ; je crois et professe ce que professe et croit l’Église catholique, apostolique, romaine. Pour savoir ce que je dois croire et ce que je dois penser, je ne regarde pas les philosophes, je regarde les docteurs de l’Église ; je ne questionne pas les sages, ils ne pourraient me répondre ; j’interroge plutôt les femmes pieuses et les enfants, deux vases de bénédiction, parce que l’un est purifié par les larmes, et que l’autre est embaumé des parfums de l’innocence. »

Ce fut le dernier acte public de sa noble vie. Dans cet acte, on l’a vu tout entier, aussi humble par la foi qu’il était grand par le génie, aussi docile aux moindres enseignements de l’Église qu’il était rebelle aux dogmes les plus suivis de l’orgueil humain. Lorsque, en présence de la mort, il a repassé ses œuvres, il s’est applaudi de cette soumission plus que de tous ses triomphes ; il s’est plus réjoui d’avoir été l’humble enfant de l’Église que d’avoir été son défenseur admiré ; il a béni Dieu non pas tant de lui avoir donné de vivre pour sa cause, que de permettre qu’il mourût accusé et obéissant.

Le monde lui avait prodigué ses dons ; il occupait, comme ministre plénipotentiaire à Paris, le premier poste de la diplomatie espagnole ; il était sénateur, grand-croix de l’ordre de Charles III, gentilhomme de la chambre de la reine, membre de l’Académie royale d’histoire. Il avait atteint bien jeune encore la plupart des dignités les plus recherchées de son pays.

Mais Dieu avait été plus prodigue encore envers lui. Outre le bienfait inestimable de la foi perdue et retrouvée, il lui avait conféré le don d’aimer et de se faire aimer. Ce sage, ce pénitent, ce fervent chrétien portait en lui le bonheur et le répandait au dehors à grands flots. Ceux qui ne pourront plus que le lire le connaîtront dans son éclat, mais ne se douteront pas de son charme. Jamais personne n’a rendu la religion plus aimable et n’a donné plus d’attrait à la vertu chrétienne. La paix et la félicité qu’il avait goûtées, au moment de sa conversion à Dieu, semblaient s’être gravées en traits ineffaçables dans son cœur, et se faisaient jour jusque dans son langage et dans son regard. Il avait le tendre et généreux élan d’une âme expansive, rajeunie d’avance par l’éternel bonheur de l’innocence.

Il était resté jeune de cœur plus encore que d’années. Ce prophète, qui voyait tout en noir dans les révolutions de l’avenir, était d’un enjouement inépuisable et contagieux, toujours gai, toujours doux, enclin au bienveillant sourire. Il jouissait de tout, des saillies d’un petit enfant comme des merveilles de la nature. Il savait aussi pardonner à la fragilité humaine, et versait chaque jour je ne sais quel baume suave et salutaire sur les infirmités de son prochain.

C’est ce qui rendait son commerce si facile et si sûr, ce qui donnait à son être quelque chose de pénétrant et d’irrésistible. En un mot, c’était au suprême degré ce que les Italiens appellent un homme sympathique. Dieu lui avait départi deux dons qui sont le sceau des âmes élues pendant leur passage sur la terre : l’autorité et la sérénité. Il les retrempait sans cesse dans l’humble et généreuse ardeur de sa foi.

Il n’y avait point d’affaire qu’il ne laissât pour courir auprès d’un ami malheureux. Il allait toutes les semaines, et souvent plusieurs fois, visiter les pauvres. Il y avait entre la sœur Rosalie et lui un pacte de services mutuels pour les bonnes œuvres. Elle était son introductrice chez les pauvres du quartier Mouffetard ; il était l’un de ses ministres et de ses ambassadeurs auprès des riches et des puissants de ce monde. Les Petites Sœurs des pauvres n’avaient point de patron plus dévoué et plus généreux. Il avait, comme ambassadeur, toute la fierté de son pays ; mais ce caractère ne l’empêchait point de tenir un enfant sur les fonts de baptême avec une petite fille du peuple, ni d’aller s’agenouiller au milieu de ses pauvres dans l’indigente chapelle de la rue Saint-Jacques, ni de visiter les galetas de la rue Mouffetard.

« Il n’y avait pas encore deux ans, dit M. de Montalembert, que le marquis de Valdegamas occupait le poste de ministre plénipotentiaire à Paris, et déjà il avait conquis des sympathies profondes, nombreuses et diverses. Tout annonçait qu’il était appelé à exercer parmi nous une de ces grandes et durables influences dont l’histoire offre quelques rares exemples ; et voilà que Dieu le choisit pour donner à cette grande capitale, dans ses rangs les plus élevés, le spectacle admirable de la mort du juste. Tout Paris, le Paris religieux, politique, littéraire, suivait avec anxiété les progrès du mal mystérieux qui consumait trop rapidement cette organisation si pleine de feu et de vie. Grâce à quelques amis admis auprès de ce lit de douleur et de vertu, grâce surtout à la sœur de Bon-Secours qui veillait près du malade, on a su par quels traits de noble patience, de fervente piété, de forte et tendre résignation, ce grand chrétien a témoigné de sa foi et de sa charité envers Dieu et le prochain...

« L’un de ses derniers actes fut de veiller à ce que la distribution ordinaire de ses dons ne souffrît aucun retard par suite de ses propres maux, et de délivrer lui-même à des mains amies l’argent qu’il y destinait. Mais ce n’était pas seulement par l’aumône que se manifestait sa charité. Dans sa vie, comme à son lit de mort, il avait toujours témoigné une tendre et active sollicitude pour le bonheur et la renommée d’autrui. Louis Veuillot a dit avec une parfaite justesse : « Sa parole prompte, ardente et sincère, était en même temps la plus inoffensive que l’on pût entendre, et c’était un charme de voir qu’il eût toujours innocemment tant d’esprit. »

« – Ce qui m’étonne le plus, nous disait la sœur qui a reçu son dernier soupir, ce que je n’ai encore vu que chez lui, c’est qu’il ne dit jamais du mal de personne. »

« Mais s’il aimait ainsi ses semblables, comment ne dut-il pas aimer son Dieu ! Aussi la même sœur disait encore : « Il n’est jamais cinq minutes sans penser à Dieu, et, quand il parle, ses paroles s’enfoncent dans le cœur comme des flèches. »

« Quand on vint lui annoncer que l’empereur envoyait un aide de camp pour lui témoigner son affectueux intérêt, il remercia de la tête, puis tourna son œil doux et profond vers l’image du Christ portant sa croix, qui pendait à son chevet : « Pourvu, dit-il, que Celui-là s’intéresse à moi, c’est tout ce qu’il me faut. »

« La franche et entière humilité dont il était pénétré se révélait à chaque instant et se mêlait dans tout son être à la plus généreuse patience. Un jour, le pieux et savant médecin qui luttait contre le mal graduellement vainqueur disait à sa sœur :

« – Vous soignez là un malade comme vous n’en avez pas souvent ; c’est un vrai saint. »

« Donoso l’entendit ; il se dressa sur son séant tout indigné :

« – Monsieur Cruveilher, dit-il, avec de telles idées on me laissera dans le purgatoire jusqu’à la fin du monde. Je vous dis que je ne suis pas du tout un saint, mais le plus faible des hommes. Quand je suis avec de braves gens, ils me font du bien ; mais, si je vivais avec des méchants, je ne sais ce que je serais. »

Puis, se retournant avec un regard enflammé et un geste inexprimable vers son crucifix :

« – Vous le savez, vous, mon Dieu, que je ne suis pas un saint ! »

« La lutte douloureuse et admirable touchait à sa fin. À l’extrême et séduisante vivacité de tout son être avait succédé non pas l’affaissement de la maladie, mais le calme du chrétien sûr de sa route et de son maître. Ce calme demeura jusqu’au bout le trait distinctif de sa figure et de ses paroles. Il n’était interrompu que par les effusions de sa piété... Voici ses dernières paroles, les dernières du moins qu’on ait pu entendre : « Mon Dieu, je suis votre créature ; vous avez dit : J’attirerai tout à moi, attirez-moi, prenez-moi. » C’est ainsi qu’il mourut, le soir du 3 mai 1853, avant d’avoir accompli sa quarante-quatrième année 1. »

Ce fut un deuil égal pour l’Espagne, la patrie de son cœur ; pour la France, la patrie de son intelligence ; pour l’Église, qui voyait en lui un de ses enfants qui la consolent et sur lesquels elle s’appuie. Personne n’a pu infirmer le beau témoignage qu’il s’était rendu à lui-même en plein parlement, le 4 janvier 1849 : « Lorsque arrivera le terme de mes jours, je n’emporterai pas avec moi le remords d’avoir laissé sans défense la société barbarement attaquée, ni l’amère douleur d’avoir jamais fait aucun mal à un seul homme 2. »

 

 

 

Armand BARAUD, Chrétiens et hommes célèbres au XIXe siècle,

Tours, Maison Alfred Mame et Fils.

 

 

 

 

1. De Montalembert.

2. Voir plus haut, dans la biographie de Raymond Brucker, les relations intéressantes qu’il eut avec ce romancier converti.

 

 

 

 

 

 

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