Les Dieux de l’Irréligion :

L’État-Dieu et le culte de la Révolution

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul BARBIER

 

 

 

 

 

1909

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après la Science et le Progrès, la Raison et la Nature, après l’Humanité, l’idolâtrie contemporaine reconnaît encore d’autres dieux. Ces autres dieux, il n’est pas besoin de chercher longtemps pour les découvrir dans les chapelles où tant de vains simulacres abritent leur inanité. On les dresse avec insolence devant nos regards ; on assourdit nos oreilles du bruit de leur nom ; on nous gausse à leur faire l’holocauste de notre pensée et de nos vies. L’un, se substituant à notre volonté, nous saisit par toutes nos puissances et ne consent plus à nous lâcher ; l’autre nous enveloppe dans son ombre sanglante, et, alors que rien ne demeure de ses grandeurs passées qu’un tragique souvenir, prétend que nous le regardions comme éternel. Nous parlons, – le lecteur l’a déjà deviné, – de l’État-Dieu et de la Déesse Révolution.

Ces idoles-là sont celles que prônent les politiciens sectaires, les parvenus du pouvoir et l’immense séquelle des citoyens qui écoutent leur voix, comme, dans l’ancienne Rome, les clients parasites écoutaient la voix des patriciens tout-puissants. Il faut que l’État soit tout ; il faut que la Révolution reste vivante et régnante en ses immuables principes, voilà le dogme imposé.

Nous allons voir, dans les pages qu’on va lire, ce que valent ces fétiches des civilisés d’aujourd’hui.

 

 

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I

 

L’ÉTAT-DIEU.

 

Un des traits essentiels de l’esprit français, c’est, dit Alfred Fouillée, « la foi dans la toute-puissance de l’État et du gouvernement. Frondeurs à l’occasion, indisciplinés, insubordonnés, tenant plus à la liberté de parler qu’au droit d’agir, et croyant avoir agi quand nous avons parlé, nous subissons d’ordinaire passivement une autorité forte, et nous sommes portés à croire qu’elle peut tout pour notre bonheur. L’État représentant la société entière, notre instinct social nous incline à penser que, si l’individu isolé est impuissant, l’union de tous les individus ne connaîtra plus d’obstacles à la réalisation du commun idéal 1. »

 

Il semble bien, en effet, que ce soit là, chez nous, une maladie aussi ancienne que notre race. Dire qu’elle tient à notre tempérament ne serait pas assez : elle tient aussi à notre plus lointaine éducation nationale. Tout a concouru, dans notre passé, pour enfoncer et asseoir dans notre esprit la conception absolue de l’État. La vieille Gaule, soumise aux Romains, finit par ne plus concevoir le gouvernement que sous la forme césarienne. Après le moyen âge, où la féodalité combattit longuement et tempéra longtemps le pouvoir absolu des rois, nous sommes retombés, sous Philippe-le-Bel, grâce aux légistes, sous l’influence des principes du droit romain. La Renaissance, docile aux leçons de l’antiquité ressuscitée par elle, avec certains publicistes, pencha vers les rêves démocratiques, mais, avec d’autres, préconisa passionnément le régime absolutiste. Louis XIV imposa à la France son joug indiscuté, s’affirma propriétaire de son royaume avec droit d’user et d’abuser, disposa, comme un despote oriental, des âmes comme des corps, identifia l’État avec sa personne, et fit tout plier devant son pouvoir sans bornes. La Révolution ne nous tira pas de ces traditions : les Jacobins les reprirent à leur compte, car le Jacobinisme n’est pas autre chose qu’un despotisme à plusieurs têtes, s’exerçant avec impudence sous l’étiquette républicaine. Comment un peuple, dominé presque pans interruption par l’État depuis ses plus lointaines origines, n’aurait-il pas pris l’accoutumance d’un respect exagéré de l’État et des prédispositions marquées à la servitude ?

Les Français sont donc étatistes par tempérament et par habitude invétérée. Très individualistes, très indépendants, volontiers réfractaires et prompts à la révolte en face de toute autre autorité, leur volonté défaille dès qu’ils sont en face de celle-là. Ils courbent l’échine, ils se soumettent, ils se laissent briser et broyer par la machine gouvernementale, sans protestation et même sans pensée, avec la résignation des Japonais amenés à s’ouvrir le ventre et des Hindous fatalistes qui se jettent sous les roues pesantes d’un char sacré sur lequel se balance la statue dorée d’un dieu.

 

Jamais cette tare héréditaire ne fut plus visible qu’à notre époque, sous cette troisième République, qui fut, qui est, et qui restera dans l’histoire le type de la République jacobine par excellence. Sous prétexte d’infliger aux citoyens des libertés qu’ils n’apprécient guère ou même pas du tout, ce gouvernement de sophistes et de sectaires n’a cessé de malmener et de violer les consciences. N’importe : aucune résistance séreuse ne s’est enhardie jusqu’à mettre un obstacle à ses entreprises. Les Paul Bert, les Ferry, les Waldeck-Rousseau, les Combes, les Clemenceau, c’était le gouvernement, c’est l’État : inclinons-nous ! – on s’inclinait.

De cette foi irraisonnée en la toute-puissance de l’État à l’idolâtrie de 1’État, il n’y a qu’un pas. Ce pas, nous l’avons franchi : pour beaucoup de nos Français déchristianisés de l’heure présente, l’État est Dieu. Tout, dans la politique moderne, tend à augmenter l’action collective et à diminuer l’action individuelle. Notre âge est en adoration devant un dernier fétiche : l’État, – victime d’une suprême et dangereuse superstition, la superstition de la Loi, esclave d’un droit abusif, le droit divin des Parlements !

Je rappellerai ici les tentatives qui furent faites de nos jours pour propager dans le peuple cette religion d’esclaves ; je montrerai que l’État n’est pas Dieu, – chose facile ; et je tirerai enfin de, cette courte étude les conclusions qu’elle comporte.

 

 

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II

 

RELIGION D’ESCLAVES.

 

 

 

Qu’au temps de la Civilisation païenne le monde ait connu l’idolâtrie de l’État, c’est un fait trop connu pour qu’il soit utile d’y insister 2. Prétendre que cette idolâtrie existe de nos jours paraît paradoxal, et pourtant rien n’est plus vrai. Seules, les formes du culte ont changé.

 

L’idolâtrie de l’État commence lorsque le pouvoir, se déclarant absolu, courbe tout sous lui, et qu’un pays entier accepte son autorité arbitraire. La France chrétienne ne connut jamais ce culte, odieux avant le XVIIe siècle. La royauté, qui se dégagea, peu à peu du chaos féodal, grandit en force ; jamais elle ne fit peser sur le peuple le joug tyrannique et écrasant qui l’accabla depuis.

Au XVIIe siècle, Richelieu parut, et Louis XIV régna dans une gloire qui fut un long éblouissement. Alors, suivant le mot fameux du Cardinal de Retz, les droits des rois et les droits des peuples ne s’accordèrent que dans le silence. Autant dire que l’équilibre fut rompu, et que les droits des peuples, légitimes mais trop faibles pour s’affirmer, durent se résigner à se taire.

La Révolution de 89, en brisant le trône, brisa l’autel de ce culte sacrilège, et l’on put croire un instant que l’idole était pour jamais renversée. Elle proclama les droits de l’homme et du citoyen : dans son esprit, cette Déclaration était un acte d’affranchissement humain, le plus fier redressement de conscience que l’histoire ait encore vu, et elle demeure, il faut le dire, en face des gouvernements, la charte désormais inoubliable de la dignité humaine et de la liberté.

Malheureusement, cette grande loi des pays libres a été violée dans le pays même qui l’avait vue naître et par les hommes mêmes qui l’avaient édictée. L’action dépassa les principes, et la Révolution, voulant tout sauver, perdit tout. Elle qui croyait fonder la liberté, elle la ruina.

En faisant table rase de toutes les institutions du passé, en brisant tous les organismes partiels qu’enveloppait l’unité de la nation, universités, ordres religieux, corporations, provinces, « elle n’a laissé debout qu’un géant, l’État, et des milliers de nains 3 ». « De l’individu ainsi réduit à l’impuissance en face de la force collective qui l’écrase, elle a fait un être viager et sans liens moraux, qui n’a plus que lui-même à aimer et à servir 4 », individu chétif et désarmé devant les entreprises de l’État.

Voilà le fait.

Depuis la Révolution, nous ne sommes pas sortis de cette mentalité idolâtrique ; aux yeux des Français, l’État est demeuré et demeure toujours la Puissance souveraine, infaillible et sacrée.

 

La mentalité des penseurs diffère peu de cette mentalité populaire.

Pour certains philosophes, qui professent envers l’État une sorte de religion mystique, l’État est non seulement un bien, mais le souverain bien. « Pour eux, l’individu n’existe pas. Il n’existe qu’enchâssé dans l’État, qu’engrené dans l’État, qu’intégré dans l’État, qu’animé dans l’État. C’est l’État qui lui donne une âme. De même qu’une fourmi isolée, qu’une abeille isolée est un monstre, l’homme isolé est monstrueux, ou pour mieux dire est nul. Il n’y a pas une âme de l’abeille ; il y a une âme de la ruche. L’État n’est pas seulement le « milieu » où nous agissons, il est l’âme centrale dont nous recevons les suggestions et qui fait, si l’on veut, que nous avons des âmes particulières, des semblants et des apparences d’âmes particulières 5. » En Dieu, disait l’Apôtre, nous avons la vie, le mouvement et l’être. D’après ces théoriciens, la vie, le mouvement et l’être nous viennent de l’État. Le gouvernement, âme de la collectivité, conscience de la nation, a seul grâce et mission pour tout penser, pour tout entreprendre et tout faire. Toi, peuple, ombre et poussière, tu n’as qu’à t’incliner et à obéir ! Cette âme de la nation, « c’est le Dieu moderne versant sa grâce sur son élu 6 », c’est l’État. Respecte le Dieu, adore le Dieu, courbe ta volonté sous la volonté du Dieu !

 

Il existe une autre théorie, moins abstraite, moins théologique si je puis dire, mais qui aboutit au même résultat. Faguet l’appelle « la politique zoologique 7 ». « Elle ne considère pas la société, une nation, comme une ruche ou une fourmilière ; elle la considère comme un animal. Vous, moi, nous sommes des cellules vivantes. L’État seul est un organisme, et l’État seul, par conséquent, a un moi. L’individu qui prétendrait avoir une autonomie, une indépendance, être libre, il faut même dire : être quelque chose, serait comparable à un nerf qui prétendrait être un être, à une goutte de sang qui dirait : Je, à une goutte de sève qui se croirait un arbre ; autant de folies. Nous ne sommes que les rouages aveugles d’une machine intelligente, qui n’est intelligente en aucune de ses parties et qui ne l’est qu’en sa totalité, qu’en son ensemble. Nous obéissons, fragments de matière animée, à un cerveau qui seul nous dirige et qui seul sent, pense et veut, et qui seul a le droit de sentir, de penser et de vouloir. L’ensemble de ce corps organisé s’appelle l’État ; le cerveau de ce corps, c’est le gouvernement 8. »

Je dis que cette conception de l’État est, quant au fond, identique à la première. Comme elle, elle aboutit à l’esclavage ; comme elle, elle fait un Dieu de l’État, puisque, dans cette théorie, l’homme n’est rien, et que l’État est tout.

L’État joue ici le rôle de gouvernante et de tuteur, en face des citoyens qu’il considère comme d’éternels mineurs. Nul n’a plus le droit d’organiser sa vie comme il l’entend ; nul ne peut bouger sans permission, car les lois sont ses geôlières et la société est soumise à un régime de prison.

Il va sans dire que ces diverses théories plaisent infiniment à tous les gouvernements, aristocraties, monarchies ou républiques. Ils sont par elles sacrés. Tout est permis à l’État « du droit de sa divinité, de ce fait surtout que tout ce qui n’est pas lui est matière, sinon brute, du moins insensible et non pensante ». Avant même d’avoir été formulées par les philosophes, elles ont été de tout temps mises en pratique par les despotes à une ou plusieurs têtes. Tous les gouvernements tyranniques se sont crus nécessaires, sauveurs, infaillibles ; ils l’ont cru ou l’ont fait croire. Tous ont dit le mot fameux, faussement attribué à Louis XIV : « L’État, c’est moi ! », et cet autre mot, qui ne fut peut-être jamais prononcé, mais toujours pensé : Et moi, je suis le Maître.

C’est l’actuelle doctrine du parti républicain en France, et ce n’est pas là l’un des phénomènes les moins curieux de notre époque. Les Républicains ont commencé par réclamer la liberté, toutes les libertés : ils dressaient fièrement l’individu devant l’État. Aujourd’hui, ils ne parlent plus de liberté que par habitude et en détournant le sens du mot, et, dans le fait, il n’y a plus de liberté ; on n’en veut plus, il n’en faut plus ; tous les devoirs du citoyen se résument en un seul : obéir aux lois de l’État qui a tous les droits.

À lui le monopole de l’enseignement. Il a le droit de pétrir tous les cerveaux à sa guise, de les estampiller à son sceau. Il peut vous prendre votre enfant au sortir du berceau, et le jeter dans telle école qui lui plaît. Pères de famille, vous n’avez pas le droit de vous plaindre, pas le droit de protester, de réclamer ; l’enfant lui appartient plus qu’à vous. Vous lui avez donné la vie, à cet enfant, dites-vous ; c’est à vous qu’incombe la charge de le nourrir, de le vêtir, n’importe. À l’État seul appartient de former sa pensée et de façonner son âme. Vous tiendriez avant tout à léguer à ce rejeton de votre race les convictions qui vous animent, vos amours et vos haines, vos connaissances, votre expérience, vos principes. C’est un désir sacrilège : l’État seul a ce droit ; l’État est maître dans la famille.

A lui le monopole de la richesse publique. Le vol est interdit et puni par la loi, quand c’est l’individu qui le commet : il n’y a plus de faute dès là que c’est l’État qui est le voleur. L’État pille les couvents d’hommes et de femmes, s’empare de la fortune du clergé auquel il ravit le budget des cultes ; l’État fait faillite 9, demain l’État prendra la grande et la petite propriété : personne n’aura le droit de se plaindre, car l’État-voleur a le droit de voler.

À lui le monopole des idées et des croyances. Le maître d’école et le professeur de l’Université n’ont pas le droit de penser librement ; ils doivent penser comme l’État ; ils n’ont pas le droit d’enseigner ce qu’ils croient être la vérité ; il faut qu’ils enseignent la vérité de l’État. L’État n’est plus un gouvernement chargé de l’administration publique ; c’est une Église qui impose des dogmes en son propre nom.

À lui le monopole de la direction des consciences : comme il impose des dogmes, il impose une morale, qu’il appelle la morale indépendante, la seule qu’il reconnaisse, la seule qu’il faille propager, et toute autre est proscrite. À l’instar d’un dieu, l’État prétend commander à la pensée et à la conduite des hommes.

À lui le monopole du langage et de la grammaire elle-même. N’avons-nous pas vu toute la gent pédagogique, répartie en Unions et Associations de tous les vocables, toutes les Ligues de l`enseignement, les Fraternelles, les Amicales, les Mutuelles, tous les Syndicats réformistes, n’avons-nous pas vu tous ces fougueux révolutionnaires aux pieds de M. Briand, ministre de l’instruction publique, souverain arbitre de la langue et dispensateur suprême de l’orthographe, pour l’adjurer d’autoriser la réforme orthographique dont l’ignorance primaire rêve depuis si longtemps ?

À lui le monopole de la richesse, de toutes les richesses du pays, car le citoyen riche est gênant pour l`État, et la Compagnie qui possède le moindre budget est, selon la logique jacobine, un État dans l’État.

À lui le monopole des chemins de fer et de tous les transports publics ; à lui le monopole de l’alcool et du pétrole ; à lui tous les monopoles. Il faut que l’État ait tout ; il faut que l’État soit tout !

 

Cette universalité des monopoles, il ne l’a pas encore, mais il l’aura demain, et nous connaîtrons la douceur d’être tous et tout entiers dans la main du Pouvoir 10.

Ces prétentions exorbitantes sont consenties de la masse du peuple, même des hommes appartenant aux partis les plus avancés. Socialistes et collectivistes bâtisseurs de la Cité future ne poursuivent qu’un but : niveler tous les citoyens sous le joug unique et suprême de l’État.

En attendant, on constate, en France, un aplatissement général des volontés devant le vouloir de l’État.

 

C’est que la divinité de l’État implique la divinité de la Loi, fille de l’État, conçue et promulguée par lui. Une fois sortie du Parlement, quelle qu’elle soit, la Loi devient sacrée. Les citoyens doivent se courber devant elle et obéir sans protestation ni hésitation. La loi est la Loi. Elle vous lèse, elle vous opprime, tant pis : elle est la Loi. Vous n’avez pas de droits contre la Loi : là où elle apparaît, la Liberté expire. Si vous lui résistez, même seulement si vous osez vous plaindre, vous êtes des séditieux. Dès que la légalité intervient, on vous dit, comme dans le cantique : « Adore, et tais-toi ! » Et ainsi, le fétichisme de l’État crée le fétichisme de la Loi.

C’est là une chose curieuse, car c’est à l’époque où tout le monde s’accorde à réclamer la libre expansion de l’individu, que l’on cherche, comme par une sorte de réaction inavouée, à resserrer les chaînes légales qui l’enserrent. On proclame le droit divin de la personne humaine, et en même temps on édicte la supériorité de la loi. Cette idée de l’infaillibilité de la loi se retrouve partout, les socialistes eux-mêmes en sont imbus au point que le régime qu’ils rêvent et préparent est le régime de la contrainte poussée jusqu’à ses plus extrêmes limites 11.

Tous les Français enfin ont une confiance sans bornes dans l’efficacité sociale des réglementations, appuyées de sanctions plus ou moins draconiennes. À leurs yeux, la liberté, la vie même des particuliers ne pèsent rien devant les intérêts supérieurs de la collectivité 12.

 

Il y a plus, hélas ! Une multitude de nos Compatriotes attendent tout de l’État, des fonctions publiques, des places, des bourses, des remises, des subventions, des sinécures, des croix, des palmes, des rentes, des habits et jusqu’à du pain. Chaque jour, des milliers de citoyens français, qui ne savent plus d’autre prière, s’agenouillent et tendent les mains vers cette visible Providence.

Bref, c’est, dans toute sa beauté, l’idolâtrie de l’État, la plus étrange, la plus incompréhensible des idolâtries à l’époque où nous vivons.

 

On pourrait le comprendre à la rigueur, ce respect agenouillé devant l’État, si l’État remplissait exactement et dignement son rôle, s’il laissait aux citoyens la jouissance des libertés essentielles, s’il assurait vraiment l’ordre et le bonheur qu’il a mission de donner au peuple, si les hommes qui gouvernent étaient les hommes de la France et non pas les hommes d’un parti. Mais que penser et que dire, quand, pour nous servir de l’expression de M. Millerand, ancien Ministre de la République, l’État constitue « la domination la plus abjecte et la plus répugnante que jamais gouvernement ait entrepris de faire peser sur l’honneur et les intérêts des citoyens » ? Que penser et que dire encore, quand nous le voyons énerver et détruire une à une toutes les forces morales du pays : la religion, la justice, l’armée, la conscience publique, quand son intolérance ne connaît plus aucune équité, quand il laisse bafouer et nier jusqu’à la Patrie ? Et quel peuple sommes-nous devenus, nous les Français, pour en être arrivés à ce vautrement étrange devant une puissance qui nous opprime et que nous méprisons ?

 

Si nous cherchons la cause de cette religion d’esclaves, qui fait parmi nous de si stupéfiants progrès, nous la trouvons dans l’amoindrissement progressif de la religion nationale depuis un siècle et plus. C’est ce qu’a très bien vu M. Émile Faguet.

« À mesure que l’influence des religions diminue, écrit-il, on s’aperçoit que le seul agent de moralité est la loi, et que le peuple s’habitue à cette idée que tout ce qui n’est pas défendu par le Code ne l’est par rien, et non seulement est licite civilement, mais parfaitement moral. « Je ne tombe pas sous le coup de la, loi ; je suis un honnête homme. » Et alors vient la tendance toute naturelle à replacer dans la loi civile ce qui était autrefois dans la loi religieuse, pour qu’il y ait un agent et un éducateur de moralité quelque part. Ce qui était un péché, on est forcé d’en faire un délit. L’ivrognerie devient un délit, l’ignorance est un délit, demain le célibat en sera un. L’État redevient personne morale ; l’État redevient sacerdotal, comme il le fut dans l’antiquité 13. »

Rien n’est plus vrai, mais notre auteur s’arrête à mi-chemin de la vérité, car la vérité complète, c’est que la tendance qu’il signale va plus loin. Il arrive en effet ceci : en l’absence de toute religion positive reconnue, d’une part les citoyens inclinent à placer la puissance souveraine dans la seule puissance qui leur soit sensible, et, de l’autre, l’État lui-même est porté à se considérer comme la puissance unique, au-dessus de laquelle il n’y en a plus. D’où un dieu et des adorateurs, ce qui constitue une idolâtrie.

C’est contre cette idolâtrie qu’il est nécessaire que les hommes de bon sens protestent.

 

 

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III

 

L’ÉTAT N’EST PAS DIEU.

 

 

 

Disons-le bien haut : l’État n’est pas Dieu, et par conséquent ne doit pas être obéi en tout ce qu’il ordonne ni admiré en tout ce qu’il fait. – Cette affirmation, au premier abord, paraît naïve ; elle ne le paraît plus quand on a vu les Politiciens à l’œuvre, dressant devant le peuple l’idée de l’État comme une sorte de simulacre divin. Il est donc nécessaire de réfuter cette prétention inepte, et de montrer que l’État, qui est une nécessité sociale, n’est rien de plus, et qu’il y a quelque chose au-dessus de lui.

Cette vérité résulte de sa fonction.

 

Quelle est cette fonction ? « Sa fin, dit Manning, est la production du plus grand bonheur possible du plus grand nombre, sous l’empire de la loi morale. »

Impossible de nier la justice de cette conception de l’État. L’État n’a pas d’autres droits que ceux qui résultent de sa mission, et sa mission est d’assurer l’ordre à l’intérieur et la défense du pays contre les agressions de l’étranger. Il n’est donc pas fait pour être servi, mais pour servir, et c’est une absurdité autant qu’une tyrannie que de vouloir tout courber sous sa loi.

J’entends bien que le droit de l’État, droit absolu, et que la force de la loi, force souveraine, se tirent du dogme de la souveraineté du peuple. Mais avez-vous discuté ce dogme ? « Ce dogme, la souveraineté, du peuple, a la même intolérance que les autres », sans en avoir la même légitimité. « Il n’admet ni discussion ni limites ; il réclame la même adhésion et une égale obéissance. » Comme l’a écrit Fustel de Coulanges, « la doctrine de la souveraineté du peuple est aussi contraire pour le moins à la liberté individuelle que la doctrine du droit divin des rois. » Même puissance conférée au souverain ; mêmes attributs accordés à la puissance : la faculté de tout vouloir comme de tout faire, le droit de créer le droit, sans qu’aucune force, ni la conscience, ni les intérêts, ni l’individu, ni le groupe ne puissent s’opposer à cette force démesurée 14. »

Or, je le demande, comment justifier une aussi exorbitante prétention ? Qui a donné au nombre, – puisque le peuple, il est admis que c’est la majorité, – cette infaillibilité, et surtout cette prodigieuse puissance, devant laquelle tout doit s’incliner ? Où prend-elle, cette majorité, le droit d’exiger de l’individu cette subordination absolue à sa volonté ou à son caprice ? Dans la loi ? Non, puisque c’est elle qui la fait, et que ce serait vraiment trop commode, s’il suffisait de bâcler une loi pour se conférer à soi-même les droits dont on prétend jouir ! Dans la nature ? Non, car si la nature de la majorité veut la puissance, la nature du citoyen veut la liberté ! Dans le consentement unanime du peuple ? Non, encore une fois, puisqu’il y a toujours sous la majorité victorieuse une minorité opprimée ! Où alors ? Nulle part, et les prétendus droits de la majorité et de la loi ne sont qu’une pure usurpation.

« La toute-puissance absolue n’appartient à personne, pas même à la nation ; la toute-puissance de la nation elle-même a ses règles et ses limites, car il y a des choses qui sont au-dessus de la toute-puissance même d’un grand peuple, quand ce ne serait que le respect qui est dû à la liberté et à la conscience humaine 15. »

L’État n’est donc pas tout-puissant ; sa toute-puissance, quand il la possède et qu’il en use, n’est qu’une usurpation.

 

Il usurpe, quand il prétend imposer au peuple des croyances, positives ou négatives, peu importe. Si l’État impose un dogme, quel dogme imposera-t-il ? Qu’est-ce que ses professeurs enseigneront au peuple et aux enfants du peuple ? S’adressant aux partisans de l’omnipotence de l’État, Clemenceau s’écriait en 1903 au Sénat : – « L’Église a un dogme à elle, il est écrit, il lui vient du ciel ; elle veut le propager parmi nous, l’imposer aux hommes récalcitrants. Mais vous, où est votre dogme ? Vous ne pouvez pas me répondre, parce que vous n’en avez pas, parce que vous ne pouvez en avoir. » Il faudra pourtant que l’État se prononce. « Il faudra bien que le professeur en chaire dise quelque chose. Il faudra bien qu’il prenne parti. Il faudra bien qu’il dise s’il approuve ou s’il blâme. Quand il arrivera à l’histoire de Tibère, et quand il faudra raconter certain drame de Judée, quelle opinion aura-t-il ? Que fera-t-il ? Est-ce que Jésus-Christ sera Dieu ou homme seulement ? Et quand on viendra à ce grand phénomène du Christianisme, qui encombre l’histoire, qui a été et est encore aujourd’hui au premier plan des pensées et des actes de la civilisation, comment le qualifiera-t-il ? » Un dogme d’État ! poursuivait l’orateur de sa voix tranchante, « il vous en faudra un ; mais je vous défie de vous en faire un » ! L’eussiez-vous, du reste, que l’État ne saurait l’imposer aux consciences 16.

 

Il usurpe, quand il prétend imposer au peuple une morale, qu’il l’appelle laïque, indépendante ou de n’importe quel autre nom. Cela ne rentre ni dans son droit ni dans son rôle, en France et aujourd’hui surtout, où il donne lui-même l’exemple de la plus basse immoralité. Ne favorise-t-il pas ouvertement le vice, alors qu’il laisse subsister dans le pays les cénacles de la débauche, au mépris de la famille qu’il semble par là vouloir détruire lui-même, au mépris de la santé publique qui n’en périclite pas moins après les cyniques précautions qu’il ose prendre ? Ne favorise-t-il pas le vice, lorsqu’il ferme la bouche aux victimes des séducteurs ? lorsqu’il dit à la brute qui s’est satisfaite : « Ne crains rien ; mes magistrats évinceront celle que tu as indignement trompée, si elle ose se plaindre ; ils l’empêcheront de te nommer ; ils lui interdiront de te compromettre. » Par ces mesures inhumaines, l’État « assure l’impunité de la séduction », il « organise l’enseignement national de la débauche », il « professe la nécessité de la souillure et paralyse par ses suggestions malsaines la résistance de tant d’infortunés qui s’en vont ensuite à la dérive 17 ».

 

Il usurpe, quand il opprime, et l’on sait qu’opprimer est généralement l’instinct de ceux qui gouvernent et comme leur premier besoin. Cela encore est plus vrai aujourd’hui que jamais. « Dans le despotisme électif, dit Chateaubriand, chaque chef surgit à la souveraineté avec la force d’un premier-né de sa race, et se porte à l’oppression de toute l’ardeur du parvenu à la puissance. » Nous en savons quelque chose, nous qui, depuis bientôt quarante ans, voyons à l’œuvre les députés et sénateurs prétendument élus par le peuple...

Dans un autre ordre d’idées, il est encore immoral, quand il s’approprie des biens qu’il déclare sans maîtres, après en avoir expulsé les propriétaires légitimes.

Ce n’est pas tout.

 

Le rôle de l’État, dans une société si gravement malade, devrait être de chercher à la guérir. Chercher les causes du mal, y appliquer les remèdes appropriés, c’est son devoir, car c’est sa mission et sa raison d’être.

Il ne l’a pas fait, il ne le fait pas, il ne le fera pas.

 

Alors que la religion seule pourrait arrêter le pays sur la pente de la décadence, esclave de sectes mortellement ennemies de l’Église, l’État déploie contre la religion toutes les forces dont il dispose. Heureux si, poussant l’indifférence en matière religieuse jusqu’à ses dernières limites, il se contentait de professer l’athéisme pour lui-même et pour lui seul. Mais il ne s’arrête pas là : athée, il est devenu professeur d’athéisme, et il a entrepris d’imposer l’athéisme à la nation. Chaque jour, il élimine, il épure, comme il dit, le personnel gouvernemental. Jamais l’État, dans aucun pays, n’eut un tel amour de la pureté !

Ce qui, au fond, aigrit et révolte l’État, c’est la vie multiple et féconde de l’Église, sa force et son influence qui dure. Dans le sentiment de sa fragilité et de sa fugacité, lui, l’éphémère, il est jaloux de l’éternelle.

Aussi, les fonctionnaires de religion catholique sont universellement écartés. Le gouvernement ne trouve pas mauvais  que les Juifs fréquentent la synagogue et que les Protestants fréquentent le temple ; mais le fonctionnaire catholique qui fréquente l’église est, par ce seul fait, déclaré suspect, et, s’il s’obstine, il peut être sûr de perdre sa place. Il faut que le poison s’insinue dans les veines de la masse populaire, sans qu’aucun contrepoison n’en vienne paralyser le virus ou contrarier l’effet !

Délivré de ce joug de la religion qu’il n’a secoué, en somme, que pour être, dans le pays, l’unique puissance, maîtresse de tout et libre d’exercer toutes les tyrannies, l’État ne trouve plus ni obstacles ni contrepoids à ses volontés. Il a les millions et les vies à sa disposition, et il en fait ce que bon lui semble.

Sous l’empire de cette irréligion d’État, les rouages les plus nécessaires au fonctionnement de la vie sociale se faussent. La Justice ne sait plus tenir ses balances : les plateaux oscillants s’inclinent sous le poids des motifs politiques. Tel magistrat « acquitte à son prétoire les coquins avec des considérants humanitaires et retient sous les verrous des braves gens coupables de ne pas penser comme lui 18 ».

 

Symptôme plus grave : le peuple laisse faire le Gouvernement. Rançonné, pillé, exploité de mille façons par ceux qui ont mission de le conduire, il n’a plus le courage de protester. On lui demande des impôts : il paie, inlassablement. Chaque année, quelque scandale retentissant jette ses éclaboussures sur les hommes investis par sa confiance de la puissance politique : dix trônes eussent été renversés autrefois, si l’ancien régime, qui en connut plusieurs, en avait connu aussi fréquemment et en aussi grand nombre. Rien de pareil ; le peuple est intéressé, amusé par l’incident, mais il ne frémit ni ne gronde : victime, il ne se plaint même pas. Jamais il ne fut plus aisé aux plus coupables prévaricateurs de se refaire une virginité : un peu d’audace y suffit. Le peuple regarde la ferme allure du bandit, et il oublie la tache. C’est ainsi. Lui, jadis si facile à émouvoir, toujours prêt à se lancer dans l’aventureuse tragédie d’une révolution, il souffre tout, résigné et muet, comme s’il n’avait même plus la force de parler.

 

Qu’on ne croie pas que cette impuissance à secouer le joug de la tyrannie vienne du respect de l’autorité : elle vient plutôt du mépris de l’autorité. Nous l’avons dit plus haut : cette grande idée est chez nous plus qu’à moitié perdue. Donc, président, ministres, tous ces hommes qui passent au pouvoir, possèdent le titre, rien de plus. On les craint pour le mal qu’ils peuvent faire ; on espère en eux pour les faveurs qu’on en peut recevoir ; mais on ne leur accorde aucune estime ni confiance, et on les voit disparaître sans regret. Disons même qu’une certaine suspicion plane sur eux, car c’est vrai : on ne croit pas à leur dévouement ; tout le monde sait et publie qu’ils ne recherchent le pouvoir et qu’ils ne s’acharnent à s’y maintenir que par ambition et par intérêt, et c’est ainsi qu’un peu de mépris se mêle à l’espèce d’indifférence dont ils sont l’objet.

En somme, sous une apparence d’ordre, la France est en pleine anarchie. Les passions règnent, et non pas la loi, qui, du reste, sous un gouvernement sans religion, n’a plus aucun caractère d’obligation morale. L’envie ronge le corps politique comme le corps social : tous les Français se regardent, s’épient, se jalousent. Partout la calomnie, la diffamation, la délation, le chantage.

On se rejette sur la légalité et l’on dit : il faut une loi, et la loi doit être obéie.

 

La loi, fille de l’État, aux yeux d’une masse de gens soumis aux préjugés du laïcisme contemporain, participe en effet à sa sainteté, à son infaillibilité, à sa divinité. Dans tous les cas où la conscience blessée hésite ou crie, ils l’invoquent comme l’expression d’une volonté indiscutable et suprême : – Inclinez-vous : c’est la loi !

Quoi ! l’État me vole, me traite en paria, contre toute justice et contre toute raison ; il m’opprime dans ma liberté de penser ; il en opprime d’autres, et je devrai rester à genoux, aplati devant l’État-tyran comme un sauvage devant je ne sais quel redoutable fétiche ! Non, je suis citoyen et je suis homme ; j’ai le droit de me plaindre, de protester, de discuter, et, si c’est à ma conscience, qu’on s’attaque, d’interdire à l’État lui-même la violation de ce sanctuaire intime, mon domaine à moi seul. Ce droit, c’est une conquête du Christianisme 19 ; que les païens modernes l’abandonnent, libre à eux ; moi, je le garde.

 

C’est un abus intolérable et une risée amère que de nous imposer comme une obligation sacro-sainte le devoir d’obéir à la loi de l’État. Quand l’État, dans un peuple universellement catholique, apparaissait aux consciences comme une sorte de substitut ou de lieutenant de la Divinité, c’était possible. On lui obéissait alors « sans avoir à craindre de compromettre par cet acte de soumission les droits de la liberté humaine. C’était la loi solidement établie, possédant pour elle la stabilité, universelle et constante dans son action, toujours la même. On se soumettait à la loi comme on s’inclinait devant Dieu, par devoir, avec la certitude de trouver la justice dans la formule de la loi et, dans son application, la sécurité de la vie 20. » Mais, aujourd’hui que l’État s’érige en maître souverainement indépendant de toute loi supérieure, aujourd’hui que l’État et la loi prennent la place de Dieu, de raisons d’obéir, je n’en ai plus, sinon ce fragile et inconscient contrat social qui ne me lie que parce que je le veux bien et que je suis toujours libre de briser. Dès lors, si je n’ai aucun intérêt à obéir, je n’y puis être contraint que par la force, et l’omnipotence de l’État n’est plus que l’omnipotence de la tyrannie 21.

Cette conséquence humiliante a été saisie par d’autres que par nous. Clemenceau lui-même, – un jacobin pourtant, – a stigmatisé énergiquement l’omnipotence de 1’État, « l’État-roi », « l’État-pape », « l’État-Dieu », ce « Moloch gorgé de victimes et dégouttant de sang humain ».

Que l’État légifère donc tant qu’il voudra, mais qu’il soit équitable. L’es lois qui ne sont pas l’expression de la justice ne sont que des textes méprisables : le droit et le devoir de tout citoyen est de les mépriser.

 

L’État est nécessaire ; il faut obéir à l’État en tout ce qui est juste ; il faut respecter les représentants de l’État en tant qu’ils détiennent une portion du pouvoir public, si l’on ne peut les respecter dans leur personne : il n’y a pas de société sans gouvernement, et celui qui nie ces principes est un partisan de l’Anarchie, c’est-à-dire du désordre social, dont le premier résultat est d’aboutir à l’esclavage.

Cette doctrine est incontestable, et l’on est en droit de douter du bon sens de ceux qui la repoussent.

De là, cependant, à faire de l’État un dieu, il y a quelque distance, et c’est cette distance qu’on ne nous fera pas franchir. Nous respecterons l’État ; catholiques, nous ne l’adorerons pas.

De sa prétention à tout régenter, à tout diriger, à tout dominer, sont sorties ces longues luttes contre l’Église catholique, seule gardienne désormais de la conscience et de la dignité humaines. C’est sa tendance innée, de vouloir être maître et de ne supporter aucune frontière à ses volontés. L’Église catholique le limite ; donc elle sera l’ennemie naturelle de l’État. Il arrivera, il est vrai, qu’à certaines époques, il s’appuiera sur elle, qu’il signera avec elle des Concordats, et qu’il vivra avec elle sur le pied de l’entente et d’une apparente amitié. C’est qu’il ne peut faire autrement, et qu’il trouve dans la religion un contrefort pour sa force ou un étai pour sa faiblesse. Mais, « chassez le naturel, il revient au galop » ; la défiance subsiste sous la politique des arrangements et des protections officielles : quand il pourra renverser la gênante barrière, il la renversera sans hésitation ni scrupule. Les Hohenstaufen combattront l’influence des grands papes du moyen-âge par le fer et par le feu ; Philippe-le-Bel fera souffleter Boniface VIII ; les princes allemands embrasseront avec enthousiasme la Réforme, qui leur rend les jouissances du despotisme ; Henri VIII secouera le joug de Rome moins pour ses plaisirs de Barbe-bleue que pour le bonheur de régner sur un peuple asservi ; Louis XIV rêvera d’un schisme ; Napoléon emprisonnera deux Pontifes, dont l’un mourra dans les serres de l’aigle ; l’autoritaire Bismarck soulèvera les luttes d’un Kulturkampf, et la troisième République déchaînera contre le catholicisme français une persécution tour à tour sournoise et violente, qui a duré plus de vingt-cinq ans et qui dure encore.

C’est l’un des plus grands rôles de l’Église catholique en ce monde de forcer le pouvoir civil à ne pas sortir de sa sphère et, par les protestations de la conscience opprimée, par les résistances passives et la proclamation des droits de l’âme, de garder les peuples des malheurs de la tyrannie. Cette Église, que des esprits prévenus et par trop courts regardent comme une puissance d’oppression, est la plus grande génératrice de la liberté.

 

Plaignons les adorateurs de l’État et les ennemis de l’Église, – ils ne se distinguent pas les uns des autres ; – ce sont des hommes à tempérament d’esclaves, qui travaillent à faire de la France un pays d’esclaves, – à moins qu’ils ne soient des hommes à tempérament de despotes, qui, partageant ou se croyant appelés à partager les fonctions de l’État, trouvent une joie d’orgueil à dominer leurs concitoyens.

 

 

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IV

 

LE RÔLE DE L’ÉTAT.

 

 

 

Comment abolir, en France, cette idolâtrie de l’État, qui finit par être la religion de tout le monde, ou presque ?

Une certaine réaction s’annonce depuis trente ou quarante ans. Des protestations montent de tous côtés : aux tendances furieusement étatistes des politiciens et de la foule a répondu une littérature individualiste et même anarchiste dont les représentants sont : Godwin, Proudhon, Bakounine, Stirner, Kropotkine, Tucker et même Tolstoï 22.

Ces hommes vont trop loin, et ne font que combattre un mal par un autre.

Il n’existe qu’un seul moyen de renverser l’idole sans ébranler la société, c’est de revenir à la conception de l’État telle qu’elle ressort des principes du christianisme.

 

La justice, ce serait que l’État s’efface partout où il n’est pas utile qu’il intervienne ; ce serait qu’il laisse subsister, dans l’organisation politique du pays, à la fois indépendantes et solidaires, les trois formes naturelles aux sociétés civilisées : la forme communale, la forme provinciale, la forme nationale. Aux deux premières, la liberté la plus étendue ; à l’autre, qui représente le pouvoir central, les services nationaux intéressant la collectivité. Plus, c’est trop : la centralisation à outrance, telle qu’elle apparaît en France, fût-ce sous le régime républicain, n’est que du césarisme déguisé.

Que l’État s’occupe de l’intérêt social immédiat, qu’il soit la police qui défend les citoyens et assure leur liberté, qu’il lève les obstacles au développement matériel de la nation, que sa puissance vigilante veille aux frontières et force les peuples au respect de la nation, c’est assez ; c’est trop, quand il en fait davantage. Il n’a pas le droit de pénétrer dans le domaine de la religion et de la conscience.

D’après ces principes, le devoir de tous ceux qui ne veulent à aucun prix prendre rang parmi les idolâtres s’impose clairement : ils doivent maintenir l’État dans ses limites et, au risque d’encourir ses foudres, le braver quand il les dépasse. C’est ce que firent nos martyrs au temps des premières persécutions et depuis, et tout le monde est d’accord pour reconnaître en eux les sauveurs de la liberté et de la dignité humaines.

Soumis dans l’ordre de choses où l’État est maître légitime, mais irréductibles dans l’ordre de choses où il n’a que faire et doit rester étranger, que telle soit notre attitude.

Ainsi, nous ne serons ni des anarchistes ni des idolâtres, mais – ce à quoi il faut viser avant tout, car c’est là l’unique bien de la vie, – des hommes libres !...

 

 

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AUTRE IDOLE

 

 

I

 

LE CULTE DE LA RÉVOLUTION.

LA SUPERSTITION RÉVOLUTIONNAIRE.

 

 

 

Tocqueville a dit de la Révolution « qu’elle était devenue elle-même une sorte de religion nouvelle, religion imparfaite, il est vrai, sans Dieu, sans culte et sans autre vie, mais qui néanmoins, comme l’islamisme, a inondé la terre de ses soldats, de ses apôtres et de ses martyrs ». Et c’est un fait que peu de doctrines ont produit dans le monde une commotion aussi profonde ni laissé dans les esprits des traces plus durables. Après plus d’un siècle écoulé, son seul nom, – et beaucoup d’hommes n’en connaissent que le nom, – produit encore sur ceux qui l’entendent une impression magique. Les intellectuels de tous les pays se pénètrent des principes qu’elle a divulgués ; les révolutionnaires de tous les pays s’en réclament ; des journalistes japonais, chinois peut-être, s’en inspirent, et l’on peut dire que l’univers est travaillé par le ferment puissant qu’elle a déposé dans la masse humaine.

Point d’aboutissement d’une longue évolution d’idées, conséquence du mouvement protestant du XVIe siècle, et « queue de la Réforme », comme le disait Bismarck en son langage pittoresque 23, elle n’est en somme qu’une formidable résultante. Mais ses adorateurs veulent y voir autre chose : ce n’est plus une Révolution, c’est une Révélation ; c’est le coup de lumière qui a tiré les hommes des ténèbres, la « chiquenaude » qui a mis le monde moderne en marche, une hégire, une époque unique pleine d’on ne sait quel Dieu.

C’est en France, où on la vit pour la première fois se dresser dans son berceau sanglant, qu’elle a toujours eu et qu’elle garde ses plus fervents adorateurs. Une masse de gens, chez nous, en professent le culte ; quelques-uns en connaissance de cause, un grand nombre sans savoir exactement ce qu’elle fut ; sur la foi des politiques du sentiment, en vertu du préjugé un peu sot qu’elle a été la mère de la liberté dans les temps modernes.

Au premier rang de ces idolâtres, il faut placer les Protestants. Ceux-là se souviennent toujours de la Révocation de l’Édit de Nantes, des longs exils, en Allemagne ou en Angleterre ou sur d’autres plages lointaines, et ils bénissent la Révolution pour ce bienfait dont ils lui sont redevables : le libre retour dans la Patrie.

Il y a, ensuite, dans cette armée de thuriféraires, les politiciens, dont c’est le métier d’exploiter les idées et la gloire des grands ancêtres de 89 et des terribles années qui suivirent.

Beaucoup de littérateurs, de poètes et d’historiens viennent grossir, à chaque génération, le nombre de ses dévots. Ce qui les prend, ceux-là, c’est la fausse grandeur des héros révolutionnaires, c’est l’amour inné de la liberté et de la licence, c’est le succès presque toujours assuré aux hommes qui se réclament des doctrines de 89, c’est le tragique de ces temps troublés, poésie terrible qui les enivre comme un vin brutalement capiteux.

 

Il faut avoir lu les historiens les plus vantés de la Révolution pour se faire une idée de la ferveur de leur culte.

Pour Thiers, pour Michelet, pour Louis Blanc et pour presque tous nos historiens contemporains, petits ou grands, la Révolution est le commencement d’un nouveau monde, la reconquête et le rétablissement des droits humains primordiaux, une revanche de la raison, de la liberté et de la justice sur les « tyrannies séculaires » de l’Église et de la monarchie. Pour Joseph de Maistre et pour Carlyle, c’est un évènement proprement satanique.

Et ainsi, les historiens semblent tous s’entendre pour représenter l’histoire de la Révolution comme une histoire « extraordinaire, surnaturelle, – miraculeuse ».

Aux historiens se sont adjoints, pour la glorification de l’Idole, presque tous les poètes, bon nombre de romanciers, la plupart des publicistes, et en général les hommes de lettres qui se sont distingués dans le grand mouvement d’idées que l’on a appelé le romantisme.

« L’œuvre propre des romantiques par rapport à la Révolution, écrivait naguère M. Pierre Lasserre, ç’a été de la passionner, de la chanter, d’enflammer son esprit destructeur, mais aride, de leur lyrisme, de leur mauvaise religiosité, d’adresser aux principes désorganisateurs les hymnes dus aux idées et aux forces créatrices, de la déifier, d’en faire l’objet d’un culte et, par là, d’ôter aux générations soumises à leur influence toute liberté d’examen et de critique, toute possibilité de clairvoyance à son égard. C’est ainsi qu’ils ont embelli la diminution nationale 24. »

On ne saurait mieux dire.

 

Tous les conteurs et interprètes de la sinistre époque avaient fini par jeter un voile d’or sur les flaques rouges étalées au pied de l’échafaud. Le peuple y était pris et, ne voyant plus le sang, ne croyait qu’à la gloire. Les plus instruits partageaient cette mentalité. Des penseurs comme Victor de Broglie et Tocqueville s’unissaient avec sincérité à l’universel concert.

L’odieux se mêlait au tragique, mais on ne le voyait pas, on ne voulait pas le voir. Dès qu’il s’agissait de la Révolution, les Français tombaient en état de suggestion hypnotique 25.

Et ainsi une tradition a été créée, qui n’est qu’un tissu de légendes, d’une historicité encore moindre que celle des légendes inventées par le peuple pour glorifier certains personnages du moyen-âge 26.

Tout le XIXe siècle a longuement vibré sous l’influence de cette ardente et puissante ivresse. Le XXe, à son tour, en est grisé.

« Est-ce qu’encore aujourd’hui la confiance qu’ils refusent aux enseignements de l’Église et aux préceptes de l’Évangile, quantité de bons Français ne la mettent pas, sans hésitations ni réserves, dans la Déclaration des droits de l’homme, et dans les principes de 1789 27 ? »

Et voici qu’une véritable conjuration s’organise pour falsifier plus profondément l’histoire, en faveur de la Révolution. C’est le mot d’ordre des sectes et du gouvernement aux historiens qu’ils entretiennent à leurs gages : montrer comment en dernière analyse quatre-vingt-neuf a régénéré le monde et inauguré l’ère de la paix et du progrès ! À soutenir cette insoutenable thèse, les Aulard, les Lavisse, les Thalamas et cent autres se sont attelés. Grâce à l’enseignement public uniquement dirigé dans ce sens, les jeunes générations s’imprègnent d’erreurs et le jour vient où ces mensonges, accrédités à prix d’or, seront devenus des préjugés irréformables, contre-vérités plus sacrées que des dogmes, aux yeux d’un peuple de primaires 28.

Des écoles publiques sortent des milliers de maîtres et d’élèves qui ont sucé l’amour de la Révolution aux sèches mamelles universitaires ou académiques ; tous persuadés que cette Révolution est un bienfait sans mesure, que de son apparition date le vrai commencement du monde, et qui en sont d’autant plus convaincus qu’ils sont plus ignorants et plus bornés.

Enfin, j’y vois, – toujours dans cette même armée, – les apôtres et les partisans de la révolte, de toutes les révoltes.

 

Et remarquez que ce n’est pas en France seulement que l’on rencontre des admirateurs fervents de notre Révolution : c’est dans toute l’Europe, c’est dans tout l’univers.

Ne retrouvons-nous pas aujourd’hui les idées révolutionnaires jusque dans la vieille Chine en train de muer ? Elles déferlent là-bas, « voix de sirène aux sonorités identiques, fascinantes », voix « à laquelle il semble que tous les peuples du monde doivent prêter l’oreille, à une heure donnée de leur histoire 29. »

Pour toutes ces catégories d’individus, la Révolution est un évènement historique prodigieux, le commencement d’une autre ère. C’est depuis qu’elle a renouvelé la France que nous sommes le peuple le mieux bâti, le mieux portant, le plus heureux ; c’est depuis qu’elle a fait le tour du monde que l’Humanité peut espérer des jours meilleurs. La, Révolution, c’est l’Époque-Messie, la Révélation politique et sociale et la vraie Rédemption du monde !

Cette foule d’adeptes, d’origine, de caractère et de talents divers, communie, dans les mêmes souvenirs, dans les mêmes aspirations, et ils forment ainsi une vaste Église, généralement sans pontifes officiels, mais pleine de sacerdotes dévoués et de fidèles convaincus.

Or, comme l’a remarqué l’un de nos plus célèbres publicistes contemporains ; ce mouvement de 89, que l’on nous a représenté, que nous avons regardé nous-mêmes, en entrant dans la vie, comme une ascension, un effort vers le Progrès, une émancipation, a abouti à la dégringolade la plus complète du pays, à l’oppression la plus odieuse des individus, à la servitude la plus ignoble que le monde ait jamais connue 30...

C’est ce que nous nous proposons de montrer dans ces pages, et montrer cela, ce sera faire la preuve, d’ailleurs facile, que la Révolution n’a rien de divin.

 

 

 

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II

 

INJUSTIFIABLE ADORATION.

 

 

 

Rien de plus extraordinaire, de plus déconcertant, de plus inattendu que l’établissement, dans les masses populaires, de la Religion dont il est question ici. La Révolution ne pouvait laisser dans la mémoire des hommes qui l’ont vécue que des souvenirs d’épouvante ; elle ne peut laisser, dans l’âme de ceux qui l’étudient à distance sur les documents contemporains, que des impressions d’horreur et de dégoût. Où trouver, en effet, fût-ce chez les peuples les plus sauvages, une période historique d’une atrocité égale ? Malgré tout, presque toutes les générations qui se sont succédé depuis plus d’un siècle l’ont admirée, célébrée, adorée. Pourquoi ?

 

Il y eut quelque chose d’étonnant et de grand, sans doute, au début de ce mouvement inouï des esprits emportant tout un peuple. La France de 89 ressemble à un homme pris de vin, mais dont l’ivresse est douce et fraternelle, et qui, dans l’exaltation où il est, se montre capable de tous les dévouements. Des hommes surgissent qui ont la taille des héros : Marceau, Hoche, Desaix, Championnet ; de nobles victoires s’inscrivent sur nos drapeaux ; on se sent plein d’admiration « pour la guerre d’indépendance, pour la sortie d’un peuple assiégé défendant sa cité, ses dieux, son droit, ses tombeaux » ; aussi, pour la guerre de prosélytisme, pour cette grandiose et terrible croisade où chaque croisé « croit posséder la recette du bonheur et va propager parmi les nations la justice et la fraternité 31 ». Mais cette grandeur initiale, cette beauté de jeunesse dont cette époque monstrueuse elle-même ne fut pas dépourvue, tout cela pâlit, tout cela s’efface dans les souillures et dans le sang. La Révolution se précipite vers la Terreur et s’y noie : de ce bain où elle s’est volontairement et longuement plongée, elle est sortie toute rouge ; ses crimes se sont attachés à sa peau et rien ne l’en lavera.

Comment, encore une fois, l’horreur et le dégoût naturels qu’éprouvent pour la Révolution tout esprit sain, tout homme de sens droit, ont-ils pu se changer en une sorte d’adoration ?

 

Deux raisons expliquent cet invraisemblable phénomène : la première, c’est que, sans être parvenue, loin de là, à en établir les mœurs, la Révolution a proclamé la liberté, et a su en inspirer l’amour ; la seconde, c’est que son histoire est une espèce de sombre épopée et qu’il y a, jusque dans ses crimes, on ne sait quelle effroyable grandeur. De là vient que des écrivains, amis de la liberté et doués de plus d’imagination que de bon sens, se sont appliqués à en extraire la poésie ; en la présentant tout irisée des couleurs de leur fantaisie, ils ont réconcilié avec elle, comme on l’a dit, l’esprit public, et non seulement l’ont absoute de ses forfaits, mais sont parvenus à l’affubler d’un caractère sacro-saint. « La Révolution est un fait, ils la changent en une révélation. C’est une époque, ils en font une hégire 32. »

Autant qu’ils l’ont pu, ils ont agenouillé les esprits devant un fait historique monstrueux, et fait, d’une grande partie du peuple, une vaste tribu d’illuminés et d’idolâtres.

Le même phénomène physique s’est produit dans l’âme du peuple. Il est clair que, chez lui non plus, l’admiration qu’il voue à la Révolution ne peut venir ni de l’Histoire ni du bon sens, surtout quand l’on réfléchit à la pauvreté désespérante de résultats de cette violente secousse politique et sociale. Elle vient de ce que l’on a justement appelé « la poésie de la Révolution », des souvenirs classiques qui y furent mêlés par ces effrénés déclamateurs qu’étaient les grands ancêtres, de la sonorité des mots qu’ils jetèrent dans le peuple, des prétendues libertés qu’ils apportèrent sensément au monde, de l’épopée guerrière qui illustra du prestige de tant de victoires nos sanglantes convulsions intérieures. Ces souvenirs ont séduit les sensibilités frémissantes et généreuses, et créé en elles une sorte d’état lyrique, semblable à ce délire sacré dont les poètes en mal d’inspiration se disent saisis et qu’ils ne peuvent maîtriser.

Ainsi, peuple et écrivains ont idéalisé l’objet de leur étonnement et en ont fait une idole : divinisation que, dans la réalité, rien ne justifie.

Si, en effet, nous envisageons la Révolution en dehors de tout préjugé, nous ne tarderons pas à nous convaincre qu’elle est loin d’être aussi parfaite que le prétendent ses adorateurs, et qu’elle n’a rien de si adorable.

Elle aurait, s’il fallait en croire ses admirateurs et ses dévots, à l’instar de l’Esprit-Saint, dont il est dit, dans l’Écriture, que son souffle a tout créé et tout renouvelé, elle aurait aboli le passé, instauré un nouvel ordre de choses, créé en quelque sorte une nouvelle France et une autre humanité.

Rien de tout cela n’est exact.

 

Qu’est-ce que la Révolution ? Ce sont des hommes et des faits, les révolutionnaires et leurs actes. Or, quelque effort désespéré que l’on fasse pour excuser, ou pour expliquer ses crimes, il faut bien convenir qu’elle a commis des crimes, et que, pour la plupart, les hommes qui l’ont préparée et accomplie furent parmi les plus méprisables qui aient jamais déshonoré l’histoire.

Taine, écrivant à son ami Émile Boutmy, disait en lui parlant de son Histoire de la Révolution française qu’il était en train d’écrire : « Il me semble toujours que je vis dans une maison de fous 33. »

Pas un seul homme de bien ; pas une seule conscience droite et pure.

On admire un Danton, et il semble au premier abord que celui-là mérite la sympathie de la postérité. Il trouva des mots retentissants et magnifiques ; il parut aimer sincèrement son pays ; il sut braver la sanglante et imbécile Terreur, et, s’il ne sauva pas la France, il perdit la Révolution. Mais, en même temps, il a laissé impunis les massacres de Septembre après les avoir tolérés ; son pouvoir capitula devant le crime, et avant de renverser l’échafaud, il permit qu’on y fît monter les Girondins !

Voilà le héros le plus pur de la Révolution. Après, nous n’avons plus que Marat et Robespierre ; Marat, un maniaque exécrable, chef de la canaille scélérate et le premier des coquins qui refusèrent d’aller à la frontière, afin d’être libres de traiter Paris en ville conquise ; – Robespierre, ce pommadin gorgé de sang, qui eut la fatuité de décréter Dieu ! Dénombrer les autres, à quoi bon ? Tout le monde sait que la plupart de ces sous-ordres de la Révolution, renchérissant sur la cruauté des chefs, furent plus proches de la bête fauve que de l’homme.

 

Le grand sophisme des historiens de la Révolution, ç’a été de la considérer « en bloc » et d’englober dans une même admiration et dans un même culte les phases différentes d’un formidable mouvement d’opinion. Si vraiment un certain esprit de justice et de liberté anima la Constituante, si la Convention fut patriote 34, il faut avouer que les procédés employés pour assurer le triomphe des idées révolutionnaires furent purement abominables.

Rappelez-vous ces assassinats de la Bastille ; rappelez-vous ces têtes plantées dans le fer des piques ; ces autres têtes, innombrables, qui tombent comme une grêle sanglante dans le panier de Samson ; rappelez-vous les Montagnards dissidents, tremblants de paraître avoir peur devant Robespierre et suant des sueurs froides d’angoisse à la pensée de la guillotine.

 

On a voulu rejeter la responsabilité des crimes de la Terreur sur la nécessité où se trouvait la République de se défendre. Faux plaidoyer, vaine excuse. L’immense majorité de ceux qui furent guillotinés étaient des innocents et des inoffensifs : des femmes, des vieillards, des religieux et des prêtres.

Non, il n’y eut aucune excuse à ce délire sanglant. Les Conventionnels furent féroces comme Néron, par pusillanimité, parce qu’ils avaient peur, ou tout simplement par bas esprit de vengeance et par naturelle cruauté.

Une chose plus odieuse et plus révoltante que tout le reste est l’hypocrisie de la Révolution et des hommes qui l’ont faite ou qui y jouèrent un rôle. Tous posaient en déterminés humanitaires. Nous venons de voir à quel point et comment ils le furent !

Mais ce n’est pas tout. Il faut aussi le dire bien haut : croire qu’elle a apporté au monde une nouvelle révélation est une erreur. Elle n’a rien inventé.

 

La Révolution n’a rien inventé, sinon ce qu’elle a eu de criminel et d’atroce, et elle n’a fait rien de plus, en somme, que de hâter l’éclosion de tous les germes de progrès qui mûrissaient lentement dans le sein de la France. Après les travaux de nos grands historiens, il n’y a plus à en douter : Taine, le génial auteur de l’Ancien Régime et la Révolution, « avait indiqué, sans avoir le temps de développer sa pensée, comment, à travers des incidents sanglants et sous des apparences de cataclysme, elle avait continué et parachevé l’œuvre administrative de l’ancien régime. Ceci est aujourd’hui devenu l’évidence, et, pour quiconque, par exemple, lit sans préjugé le dernier livre de M. Vandal, après celui de M. Lavisse, il n’est pas douteux que l’organisation consulaire réalisa le rêve de Colbert et de Louvois ». Sorel a entrepris de montrer, de son côté, et il y a réussi, « que l’épisode révolutionnaire, plus dramatique et plus émouvant que tous les autres, n’était pourtant qu’un épisode dans les relations de la France avec les autres puissances européennes ; que si les passions s’étaient irritées et les ambitions enflées, c’était dans le sens de leur penchant traditionnel ; que si la crise avait peut-être été sans précédents, elle n’avait point eu ce caractère imprévu, apocalyptique, que lui prêtaient communément notre amour-propre et notre exaspération 35. »

 

Il n’est donc pas exact que la Révolution ait créé de toutes pièces une France nouvelle ; dans la réalité et à bien des points de vue, elle n’a fait que continuer la France ancienne, en chauffant et en développant les germes qui dormaient depuis longtemps dans le sein de notre peuple. Il n’y a pas plus de génération spontanée dans l’histoire que dans la nature. « Si la France, à l’intérieur, traversait un drame tout d’abord sublime, puis souillé, mais d’où sortiront tout de même des libertés, à l’extérieur, par sa diplomatie et ses armées, par la conception des limites naturelles, par la guerre d’indépendance, devenue bientôt guerre de prosélytisme, enfin guerre de conquête et de magnificence, elle suivait la politique de Richelieu et de Louis XIV, que les Constituants reçurent, en quelque sorte, de l’ancien régime, repassèrent aux Conventionnels, ceux-ci aux Directeurs, et ces derniers à Bonaparte. Et ainsi, à partir de 1789, ce n’est pas une nouvelle histoire d’une nouvelle France qui commence, mais bien la France et l’Histoire qui se continuent 36. »

Bien entendu, il n’est pas exact non plus que la Révolution ait créé une autre humanité. Son influence ne fut pas mondiale, elle ne fut qu’européenne, et encore n’a-t-elle pas pénétré partout, et, là où elle a pénétré, ne l’a-t-elle pas fait toujours bien profondément. Quant aux idées de liberté, d’égalité et de fraternité, qui constituaient son programme moral, prétendre qu’elle les a implantées dans les consciences serait une amère et bouffonne plaisanterie. De ces trois idées, elle n’a jamais connu et propagé que les mots qui les expriment ; son seul mérite est de les avoir inscrits ou gravés sur les murs ; jamais elle n’a su ni pu les faire entrer dans les cœurs 37.

 

Même au point de vue strictement politique, cette mère chérie des politiciens n’a rien trouvé de neuf.

« On a attribué à l’œuvre de la Révolution, écrit Émile Ollivier, une originalité politique qu’elle n’a point eue. Elle n’a pas inventé la souveraineté nationale, l’égalité fraternelle, le droit des nations de se constituer à leur gré en république ou en monarchie, de déposer le prince s’il sacrifie l’intérêt public à son intérêt propre. Ces théories ont été enseignées en termes lapidaires par des religieux nommés Thomas d’Aquin, Bellarmin, Suarez. Avant Rousseau, et mieux que lui, ils avaient nié qu’il y eût un droit divin des rois supérieur à celui des peuples 38, et les prétendus novateurs de 89 n’ont été que les disciples ingrats des docteurs ultramontains 39. »

 

Bien plus, les transformations qui se sont accomplies par elle, loin de pousser la société en avant, ont abouti plutôt à une régression de l’Humanité vers la barbarie.

Elle a inauguré le service obligatoire. Le service obligatoire n’est que « le retour à la horde, aux coutumes des tribus primitives, dans lesquelles, en cas de guerre, le village est abandonné, car tout le monde prend les armes ». Arrêt total de la vie sociale, suspension de toute activité dans le pays, fin de toute puissance militaire, du moins pour nous.

Elle a inauguré le suffrage universel. Le suffrage universel est l’oppression du petit nombre par le grand nombre quand il est sincère, et, quand il ne l’est pas, c’est une institution frauduleuse, et il devient, comme de nos jours, l’oppression de tous par quelques-uns 40.

Elle a inauguré la déclaration des droits de l’homme. Les « droits de l’homme » ne sont qu’un Décalogue à rebours, issu d’une pitoyable métaphysique : ils élèvent sur un piédestal l’individu aux gens de la collectivité, et, sous prétexte de le libérer de l’autorité et du dogme, on en fait un isolé et un vagabond.

Elle a inauguré « la souveraineté du Peuple ». La souveraineté du Peuple n’est qu’un leurre amer, d’abord ; et ensuite, considérée comme dogme politique, elle a un double effet : anarchique et despotique. L’individu n’a pas de respect pour le gouvernement, et le gouvernement n’a pas de respect pour l’individu... De là ces révolutions si nombreuses, cette centralisation si funeste, cette organisation à la fois apoplectique et anémique. De là tant de conséquences graves que nous sommes loin d’avoir épuisées et dont la prévision faisait dire à l’un de nos plus grands historiens : « L’avenir sera dur pour nos enfants 41. »

Répétons-le donc hardiment, au risque de scandaliser les adorateurs attardés de la sanglante idole : il n’est pas exact que la Révolution ait innové quoi que ce soit en France ; tout ce qu’elle a pensé, proclamé, accompli, est hérité. Elle met au monde le fruit du passé, dans une crise de parturition et avant terme, voilà tout. Où elle fut originale, c’est dans le crime seulement, mais il faut avouer que, dans le crime, elle a tout dépassé.

Quand on a constaté tout cela, quand on a dit tout cela, on n’a pas encore tout vu ni tout dit. Il faut encore observer et dire que la Révolution, en dehors de ses troubles, et de ses crimes, par ses idées seules et par ses idées réputées les plus justes et les meilleures, a été pour notre pays une source inépuisable de malaises et de malheurs. Malfaisante en son essence, le bien qu’elle fait ne lui appartient pas, le mal qu’elle a fait lui appartient et est immense.

La, structure qu’elle a donnée à la France « a fait de la France une puissance de second rang ; nous lui devons nos révolutions et nos dictatures ; elle nous a donné 1848, avec le suffrage universel, qui est un chancre toujours coulant, et les accidents tertiaires de 1870-1871 ; deux doigts du malade, l’Alsace et la Lorraine, sont tombés, et, si nous ne suivons pas le régime indispensable, il est à craindre que d’autres membres ne tombent encore 42. »

C’est encore la Révolution, ou, pour mieux parler, son esprit, qui fait de la France actuelle comme un vaste champ semé et encombré de toutes sortes de ruines. Dans la platitude des citoyens devant le Gouvernement, reconnaissez son idolâtrie de l’État ; dans les cruautés actuelles de l’État pour ceux qui ne pensent pas comme lui, reconnaissez sa tendance à suspecter et à égorger. Dans le souffle de révolte qui brise et brouille chez nous tous les échelons de l’échelle sociale, dans les tendances individualistes et égoïstes qui caractérisent notre époque, dans le mépris de l’autorité, de la propriété, de tous les droits, reconnaissez son amour de l’anarchie ; dans le mouvement antireligieux qui a enfanté la dernière persécution combiste et clémenciste, reconnaissez son impiété foncière. Elle est au fond de tout ce que nous avons de mauvais ; elle est au fond de tout ce qui nous arrive de fâcheux et de désastreux 43.

 

En résumé, on nous a dit que les hommes de la Révolution avaient été des Titans ; ce n’est pas vrai, ils ne furent pour la plupart que de féroces bandits.

On nous a dit que la Révolution avait été comme une autre Rédemption du monde ; ce n’est pas vrai : il n’y a rien de messianique en elle ; elle n’a sauvé personne, et les libertés illusoires qu’elle nous a fait gagner ne sont rien auprès de la paix sociale qu’elle nous a fait perdre.

Ceux qui l’ont le mieux jugée sont, semble-t-il, ceux qui l’ont le plus haïe.

On a dit : « La Révolution fut une immense expropriation exécutée par des assassins 44. »

C’est vrai.

On a dit : « Cette Révolution qui était, à ce qu’on nous racontait, comme une seconde création du monde, une nouvelle ère ouverte à l’Humanité, je ne sais quoi de prodigieux et de gigantesque, serait tout simplement une terrible chienlit d’Apaches, une descente de la Courtille bestiale, où les acteurs se barbouillent de sang au lieu de se barbouiller de lie, – des Saturnales sur un abattoir 45. »

C’est vrai.

Elle ensanglante notre passé ; elle empoisonne notre présent, et elle est, pour la vie de la France, la plus terrible des menaces de l’avenir.

 

 

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III

 

EN RÉSUMÉ, POUR FINIR.

 

 

 

En résumé, pour finir, disons que nous ne pouvons accorder à l’Idole qu’une admiration relative, mélangée, dans les profondeurs de l’âme, d’une horreur absolue.

Un penseur catholique des plus estimables a écrit : « En dépit des fautes et des crimes de la Révolution, je ne puis songer sans émotion à ce « grand mouvement de justice et d’égalité » que saluèrent avec enthousiasme des hommes comme Goethe, Schiller et Kant. La nuit du 4 août est une date mémorable dans l’histoire, à cause de la noblesse des sentiments qui rapprochèrent en cette nuit sublime des Français de toutes les classes 46. » On trouvera ce jugement équitable. La seule belle chose qui soit dans la Révolution, c’est en effet « un mouvement ». Encore « ce Mouvement » fut-il illusoire et ne mena-t-il à rien. Mais il eut de l’allure, de l’élan, de l’essor même, et parut devoir changer la face de la terre. Il était né de l’espérance et il engendrait l’espérance. Tout le monde, à ce spectacle des Français s’embrassant dans une grande salle, en pleine nuit, avant de s’étrangler et de se décapiter en plein jour, tout le monde croyait à un retour certain du paradis perdu. C’est ce qui faisait que les Goethe, les Kant, les Schiller, et généralement tous les grands hommes, race naïve, applaudissaient à tout rompre d’un bout de l’Europe à l’autre.

Des illusions généreuses, voilà tout ce que l’on peut trouver de mieux dans ce mouvement révolutionnaire, bouleversement inutile et cataclysme épouvantable. Le reste est nul ou mauvais : ses idées ne lui appartiennent pas, et ses actes, – qui, eux, lui appartiennent, – sont de pures abominations.

Nous sommes las, aujourd’hui, de ces hymnes à la Révolution, tant de fois chantés par les exploiteurs du peuple. Si nous regardons de près son œuvre, nous voyons qu’elle n’a guère fait que des ruines, et que le Progrès dont on la dit l’initiatrice n’est qu’une vaine chimère. Nous ne pouvons oublier, s’il s’agit de l’époque inoubliable où elle parut, qu’elle fut pour la France la cause des convulsions les plus terribles de son histoire, et nous ne permettons pas que 1’on couvre les taches du sang qu’elle a versé à flots sous le manteau de je ne sais quelle gloire menteuse. S’il s’agit du long siècle qui s’est écoulé depuis, nous ne pouvons oublier, non plus, qu’elle ne nous a donné que des troubles et pas un seul des biens qu’elle avait promis. Comme tant d’autres idoles, elle a fait faillite : je cherche les bienfaits dont nous lui sommes redevables, et je ne les trouve pas ; que dis-je ? je ne vois partout dans mon pays que la négation flagrante et tragiquement solennelle de ces principes qu’une incroyable naïveté a regardés longtemps comme les articles de foi d’une révélation nouvelle.

Que d’autres adorent, s’ils le veulent, la trompeuse idole. Que ceux qui cherchent la popularité et qui la paient d’odieux mensonges, que les ignorants qu’on séduit avec des mots et qui croient tout ne sachant rien, se roulant sur les genoux à ses pieds, répètent les formules vides héritées d’une époque maudite et baisent la terre qu’elle a inondée de sang ; nous, nous estimons qu’il n’existe rien de plus dommageable à notre pays que cette superstition aveugle, que cette stupide suggestion, que ce culte insensé.

Hommes et chrétiens, nous rejetons tous les principes dissolvants que la conjuration des historiens et des politiciens a voulu nous imposer gomme la source inique des progrès et du salut du monde. Libres vis-à-vis du passé qui est mort, indifférents aux formes de gouvernement qui n’ont aucune vertu par elles-mêmes, nous ne consentons pas à être les disciples des idéologues révolutionnaires. Nous ne voulons pas d’une société individualiste où tous les égoïsmes et toutes les oppressions ne peuvent manquer de fleurir à la fois ; nous voulons une société vraiment et profondément fraternelle, où le devoir règne à côté du droit, où l’amour s’impose en même temps que la justice.

 

 

 

Paul BARBIER, Les dieux de l’irréligion :

L’État-Dieu et le culte de la Révolution, 1909.

 

 

 

 

 

 

 



1 Psychologie de l’esprit français.

2 V. Godefroy Kurth, Les Origines de la Civilisation moderne, Introduction, XVIII.

3 Renan, Questions contemporaines, p. III.

4 Séailles, Ernest Renan, p. 225-226.

5 É. Faguet, Le Libéralisme.

6 « L’État, nous disent les théoriciens de la raison pure, est le « cerveau » du corps social ; il est « l’appareil nervo-moteur » qui doit diriger tous les mouvements de l’agrégat. D’autres ajoutent plus simplement : « L’État est le centre de toutes les forces économiques, morales et intellectuelles de la nation. » Aug. Béchaux, La vie économique et le mouvement social. – Correspond., 10 fév. 1907.

7 É. Faguet, loc. cit.

8 É. Faguet, loc. cit.

9 On connaît la théorie du gouvernement français devenu spoliateur pour justifier ses derniers pillages : « Le droit des collectivités, personnes artificielles, est une création artificielle du législateur, elles se forment par sa permission, elles possèdent dans la mesure consentie par lui, il les supprime par sa volonté, et, quand elles meurent, leurs biens sans maîtres lui appartiennent par déshérence. C’est en vertu de ce droit que le gouvernement a recueilli les biens de toutes les associations religieuses détruites par lui », et tous les biens du clergé. – Ét. Lamy, L’acte pontifical du 10 Août 1906.

10 « Déjà, sous le régime actuel, on compte exactement 870.589 fonctionnaires, un douzième de la population mâle et majeure. C’est le chiffre du budget de 1908. Il ne fera que croître de monopole en monopole. On arrivera ainsi successivement à un million, à deux millions de fonctionnaires. Quand l’État aura tous les monopoles, ce sera le tiers, la moitié des citoyens. Avec nos neuf cent mille fonctionnaires actuels, on sent déjà partout l’action de l’administration, la main du pouvoir. Sous le régime du monopole universel, ce sera la compression générale. Il n’y aura plus que l’immense pieuvre administrative dont les tentacules s’étendront sur tout le pays, sur tous les foyers, sur tous les individus, et enserreront irrésistiblement toutes les volontés, toutes les initiatives, toutes les libertés. » Arthur Loth, L’Univers, 1er Avril 1908.

11 Le mouvement socialiste pousse la société moderne à cette idolâtrie avec une extraordinaire vigueur. Les grands théoriciens du parti, par leurs journaux, leurs brochures de propagande, leurs livres, leurs conférences publiques, habituent les esprits, surtout les esprits jeunes, à l’idée de l’absorption par l’État de toutes les forces vives de la nation. – E. Fournière, Les Théories socialistes au XIXe siècle. – On voit là le plus parfait mépris des droits individuels et des droits de la personne humaine. On prépare le retour de la société actuelle à la Cité antique, « régime païen où l’État fut maître absolu des citoyens et de leur fortune ». Fustel de Coulanges, La Cité antique, liv. III, chap. XVII.

12 V. Paul Leroy-Beaulieu, Collectivistes et anarchistes.

13 É. Faguet, L’Encyclopédie.

14 Imbart de la Tour, Fustel de Coulanges.

15 Discours prononcé à l’association nationale républicaine, 29 juin 1893.

16 L’État n’est qu’une association laïque dont le but, tout temporel, est de protéger la vie, la propriété et la liberté des citoyens. Il n’a aucune mission ni aucun droit sur le spirituel ; il n’est pas, il ne peut pas être juge des croyances. Son attitude raisonnable et normale vis-à-vis des religions, dans les pays divisés comme le nôtre, c’est la neutralité sincère et respectueuse de toutes les convictions. Théoriquement, chaque secte, se croyant seule dans la vérité, exige le privilège de la préférence ; aucune ne peut l’obtenir, car, si l’État la lui accorde, il se prononce dans une question dont il n’est pas juge.

17 R. Allier, Les Défaillances de la volonté, p. 65.

18 Léon Daudet.

19 « La liberté que l’homme a de penser en-dehors de la pensée de l’État est, ce me semble, la grande invention du christianisme et l’affranchissement qu’il a apporté. » E. Faguet, Politiques et Moralistes, p. 59.

20 G. Contestin, L’Univers, 28 juin 1908.

21 « On est cependant en droit de demander à cette loi morale ses titres au commandement et d’en examiner la valeur. Ceux qui la promulguent ne peuvent pas lui transmettre une autorité supérieure à celle qui est la leur. Dans les questions de morale, l’homme n’est pas une autorité vis-à-vis d’un autre homme. Il doit invoquer à l’appui de ses prescriptions une loi d’un ordre plus élevé, la mettre en lumière et en préciser les applications.

« S’il en est ainsi, la loi qui voudrait s’imposer par la seule volonté des législateurs manque de stabilité et reste vouée aux aventures. Elle surgit des circonstances d’un jour, d’une combinaison politique et trop souvent d’un sentiment de jalousie ou de haine. Le lendemain, d’autres hommes, avec le même droit de force, pour des motifs analogues, modifieront les lois de la veille, les feront disparaître afin de les remplacer par d’autres lois qui étendront l’œuvre de destruction. N’attendez pas autre chose de l’homme fantaisiste par nature et que la passion pousse au changement. » G. Contestin, Ibid.

22 V. Paul Eltzbacher, l’Anarchisme, traduit d’Otto Karmin ; – Victor Basch, 1’Individualisme anarchiste, 1904.

23 Jules Ferry a écrit : « La Religion réformée est la sœur aînée de la Révolution française, car la Réforme a porté la révolution dans l’Église comme nos pères de 89 l’ont portée dans l’État. » – On trouvera dans le journal Le Signal ce mot de M. Tarrou : « C’est du XVIe siècle, du siècle de la Bible, qu’est sortie la société moderne. »

24 Pierre Lasserre, Romantisme français.

25 « À l’époque où nous sommes entrés dans la vie, raconte Drumont, les crimes de la Révolution étaient aussi connus qu’aujourd’hui, mais nous n’en avions pas la même impression.

« C’est là un fait positif. Un mot suffisait à tout, excusait tout, justifiait tout.

« Sans doute, on avait versé des flots de sang innocent, mais c’était pour défendre la Patrie.

« La Patrie ! Il fallait sauver la Patrie menacée ! Évidemment, on ne s’expliquait pas très bien quels services avait pu rendre à la défense de la Patrie le supplice de saints vieillards de quatre-vingt-dix ans comme l’abbé de Fénelon qui recueillait les petits ramoneurs qui vinrent s’agenouiller autour de l’échafaud le jour de son exécution.

« N’importe ! les historiens de la bourgeoise qui créèrent la légende de la Révolution avaient réponse à tout. Ils avaient tellement aboli dans les intelligences la notion du sens moral et la faculté de raisonner, qu’ils étaient parvenus à installer dans les cerveaux une conception spéciale des évènements.

« Le pays était affolé par l’idée que la Patrie était en danger ; il était en proie à une sorte de transport patriotique, de frénésie civique ; il égorgeait au hasard, et c’était par hasard aussi que ceux qui égorgeaient s’enrichissaient des dépouilles des morts.

« La Patrie était devenue une espèce de génie de la destruction, une sorte de Siva coiffé du casque de Bellone, une Gorgone chantant la Marseillaise.

« Joseph Lebon avait fait dresser l’autel de la Patrie en face de la guillotine, et les braves gens auxquels on allait couper le cou étaient obligés de s’incliner avant de mourir devant l’implacable déesse qui réclamait des sacrifices humains.

« C’est Lebon qui se mit au balcon et fit signe au bourreau d’attendre pour faire tomber le couteau sur un chevalier de Saint-Louis septuagénaire déjà attaché sur la planche. Le proconsul venait de recevoir le Moniteur, annonçant une nouvelle victoire de la République. Il voulait que « l’infâme suppôt des tyrans puisse aller raconter aux enfers le triomphe des sans-culottes ». É. Drumont, Libre Parole, 12 sept. 1907.

26 V. la remarquable étude de M. Augustin Cochin, La Crise de l’histoire révolutionnaire, Correspondant, 25 mars et 10 avril 1909.

27 Brunetière, Le besoin de croire.

28 « Grâce aux travaux de Fustel de Coulanges, de Taine et de nombre d’autres, dont plusieurs non-catholiques, un courant de sympathie tendait à se généraliser ; les yeux commençaient à se dessiller ; les origines de la France contemporaine apparaissaient sous leur véritable jour. L’affaire Dreyfus gâta tout. Dès ce moment, Juifs, Francs-Maçons, Huguenots, s’entendirent pour discréditer Fustel, Taine, tous les historiens de l’ancienne école qui avaient l’âme droite et le souci de la vérité historique, et, d’un commun accord, ils s’efforcèrent de réhabiliter la Révolution et les droits de l’homme.

« Leur arsenal d’étude et de propagande est des mieux montés et des mieux subsidiés : la Société d’Histoire du Protestantisme est fortement constituée ; la Société d’Histoire de la Révolution, dont M. Aulard est le directeur, est bien assise et hautement protégée ; la Revue Historique, que le ministère distribue généreusement aux bibliothèques, a ses jours assurés. Les Protestants marquent une prédilection pour les chaires d’histoire des universités ; les Juifs, dérogeant à leur passion pour les 30 deniers, affectionnent l’antiquité orientale, et sociétés, revues et chaires sont, en fin de compte, toutes animées d’une même impulsion donnée par les Loges. Cette impulsion est nettement anticléricale. Non pas que les historiens de la secte créent les faits : il leur suffit simplement de les interpréter...

« Les revues d’histoire les plus adaptées à cette communication scientifique de l’esprit collectiviste sont sans contredit la Revue de Synthèse historique et la Revue d’Histoire moderne. Cette dernière est la plus dangereuse... On y trouve les renseignements les plus sûrs, et forcément il faut s’adresser à elle ; de telle sorte que ses collaborateurs finiront toujours par exercer une influence prépondérante, non pas uniquement par l’idée, mais par la vie.

« Sociétés et revues ont entrepris l’étude approfondie de la Révolution, naturellement à la lumière du socialisme collectiviste. Depuis 1903, une commission a été chargée par le gouvernement de rechercher et de publier les documents d’archives relatifs à la vie économique de la Révolution française. Les membres de cette commission sont au nombre de 39 ; le président est le socialiste Jaurès, et tous les membres, sans aucune exception, sont manifestement animés du même esprit que leur chef. Ils s’appellent Aulard, Barthou, Bloch, Seignobos, Bayet, etc. Un crédit de 50.000 fr. est assuré par un vote de la Chambre à cette commission d’études historiques concernant la Révolution. L’histoire nationale est donc bien en passe de devenir la proie du socialisme collectiviste. C’est là un très grand danger.

« D’ici peu de temps les Loges auront ainsi monopolisé la production historique et bientôt elles se croiront en mesure d’entonner le chant du triomphe et de clamer au peuple français que son passé tout entier n’est en dernière analyse que le prélude qui finit à l’apothéose magnifique et salutaire de la grande Révolution de 89. Le peuple aura donc l’illusion d’être resté dans la voie droite, d’être resté, somme toute, fidèle à son passé, et fatalement il sera reconnaissant à la Révolution d’avoir inauguré pour lui l’ère du bonheur collectiviste. N’oublions pas que l’enseignement est aux mains de l’État et que les enseignements des Jaurès, Aulard et autres seront bientôt vulgarisés par les professeurs des universités, des lycées, et enfin par les instituteurs de village. L’histoire de l’humanité sera pour le Français de demain l’histoire du Socialisme.

... C’est ainsi d’ailleurs que Maçons, Juifs et Huguenots de toutes nuances espèrent refaire l’unité morale chère à Combes... »

Louis Antheunis : « À propos d’une récente étude historique », dans la Revue d’Apologétique (de Bruxelles), 16 août 1907. – V. aussi : « Veillons sur notre histoire », par Dom J. M. Besse, O. S. B. – La Fin d’une légende : Taine et M. Aulard, par M. Gustave Gautherot.

29 Avesnes, Quelques opinions chinoises contemporaines, Corresp., 10 déc. 1907.

30 É. Drumont, Libre Parole.

31 Albert Sorel, L’Europe et la Révolution.

32 René Doumic, loc. cit. – Cf. Pierre Lasserre, Le romantisme français.

33 Il insiste en maints endroits :

« Sans hésiter, je définis le gouvernement de l’Assemblée constituante le règne de l’imprévoyance, de la peur, des phrases et de la niaiserie... Jamais nous ne retrouverons une aristocratie et un clergé aussi bien disposés, et nous pataugeons dans les fondrières de la mauvaise route où, par sottise et envie égalitaire, nos ancêtres nous ont fourvoyés... »

« La Législative, puis la Convention, c’est, en vertu du système inventé par la Constituante, une sélection de fous furieux et effrayés... »

« La Révolution a été d’abord une jacquerie rurale, puis une dictature de canaille urbaine. » – Taine, Sa vie et sa corresp., t. VI.

34 « Patriotisme d’ailleurs facile et universel à cette époque. Car la bourgeoisie défendait les libertés conquises et les paysans se battaient pour leur propriété nouvelle : ce qui me fait dire, en passant, que notre patriotisme d’aujourd’hui est supérieur à celui de nos pères... » Henry Fouquier, Figaro, 24 sept. 1888.

35 De Lanzac de Laborie, Albert Sorel et son œuvre, Corresp., 10 Déc. 1907.

36 Maurice Donnay, Discours à 1’Académie, Déc. 1907.

37 Ces mots ont, du reste, dans le langage révolutionnaire, un tout autre sens que leur sens obvie et traditionnel. – V. Gustave Gautherot, loc. cit.

38 Saint Thomas : « Dominia et principatus politicos non esse de jure divino sed de jure humano. » (II-2, Question X, art. 10 ; question XII, art. 2.) – Suarez : « Nullum regem vel monarchum habere vel habuisse immédiate a Deo vel divina institutione politicum principatum, sed mediante humana voluntate et institutione, hoc est egregium theologiæ axioma. » (Defensio, lib. III, Cap. II-§ 10.) – Voir également Bellarmin, De Romano Pontifice, lib. I, cap. III-IX, et De laïcis, lib. III, cap. IV.

39 É. Ollivier, Pour le Concordat.

40 É. Drumont, loc. cit.

41 H. Taine, Sa vie et sa corresp., t. VI.

« Les principes de 89, ce sont ceux du Contrat Social : par conséquent ils sont faux, malfaisants... D’autant plus que la conception dure encore, et que la structure de la France, telle qu’elle a été faite de 1800 à 1810 par le Consulat et l’Empire, n’a pas changé. »

42 H. Taine, Lettres de H. Taine sur la Révolution. – « Sous le nom de Souveraineté du peuple, nous avons eu la centralisation excessive, l’ingérence de l’État dans la vie privée, la bureaucratie universelle avec toutes ses conséquences. Centralisation et suffrage universel, ces traits de la France contemporaine lui font une organisation imparfaite, à la fois apoplectique et anémique ; à mon sens, la Constitution de l’Angleterre, celle de l’Allemagne, de la Belgique, de la Hollande et même de l’Italie valent mieux, et voilà comment l’histoire effective vient confirmer le jugement que l’analyse psychologique portait sur la théorie politique de Rousseau, de la Constituante et des Jacobins. » Ibid.

43 Carlyle a trouvé le mot juste, quand il a appelé la Révolution « l’anarchie constituée ».

44 É. Drumont, Libre Parole, 12 sept. 1907.

45 É. Drumont, ibid.

46 Albert Sueur, Intellectualisme et Catholicisme.

 

 

 

 

 

 

 

 

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