Les Dieux de l’Irréligion :
La Raison et la Nature
par
Paul BARBIER
1909
Nous continuons, dans cet opuscule, la série de nos études sur les Idoles des temps présents.
Celles que nous rencontrons, après la Science et le Progrès, dont il a été parlé dans un précédent ouvrage, sont la Raison et la Nature.
Deus grands mots dont on abuse, car il est remarquable que nos contemporains non-chrétiens n’adorent guère que des mots.
Nous essaierons, ces mots, de les vider de leur contenu, à supposer qu’ils contiennent quelque chose, et nous verrons s’ils méritent les prosternements d’une génération qui, ne voulant plus du Dieu des Écritures et de l’Évangile, ne sait plus, littéralement, à quel Dieu se vouer.
La Déesse Raison.
La Raison – avec une majuscule – a naturellement son autel dans le moderne panthéon de la libre-pensée. Elle est même considérée comme la Déesse-Mère, la Maia primitive et féconde des temps nouveaux. Flambeau du monde, juge universel des choses, génératrice de toute vérité, elle prime la Science elle-même, qui n’est que sa fille et sa servante. La science ne travaille que sous ses ordres et à ses lumières : c’est la Raison qui l’éclaire et la dirige.
On connaît l’origine de ce culte à la fois prétentieux et puéril.
Au XVIe siècle, la Réforme, avec et par Luther, substitua au principe d’autorité, base nécessaire de la foi religieuse et sociale, le principe d’examen, « c’est-à-dire que l’on mit la raison humaine à la place de la raison divine, ou l’homme à la place de Dieu [1] ». Révolution mère des révolutions futures ; premier pas vers l’idolâtrie qui allait venir.
Pendant deux cents ans, le mauvais ferment couva dans les cerveaux. Parut le XVIIIe siècle. On sait par quoi ce siècle se distingue. Amoureux des connaissances, mais mal outillé pour les conquérir, plus raisonneur que chercheur, à la fois tranchant et léger dans ses jugements, volontiers athée, sensualiste et matérialiste, il combattit la Religion avec des armes légères comme lui-même. Il bouscula furieusement les croyances anciennes, en détacha peu à peu une société frivole et en vint à ne plus savoir au juste ni s’il y avait un Dieu, ni quel nom il convenait de lui donner.
Obéissant, malgré sa manie de négations, à l’instructif et impérieux besoin de croire, il garda l’idée d’une Puissance suprême et il l’appela la Raison.
Les Philosophes encyclopédistes furent les premiers propagateurs de ce culte nouveau. Toutefois, la Divinité de leur invention, qu’ils prônaient dans leurs écrits impies et libertins, ne fut jamais pour eux qu’une Puissance abstraite, disons-le en leur honneur.
À ce deuxième stade un troisième succéda : les sectaires révolutionnaires et le peuple des sans-culottes fanatisés en firent une déité concrète et la dressèrent sur les autels, sous les traits d’une prostituée. Symbole monstrueux et admirable de ce que devient la première des facultés humaines, quand la religion n’est plus là pour la régler et la soutenir.
C’est l’époque où la Raison, absente d’une Société presque universellement folle, triomphe officiellement dans notre pays. Elle-même n’est nulle part, mais son nom est sur toutes les lèvres.
Écoutez ces voix qui s’élèvent, ces chœurs puissants que les instruments de musique accompagnent. Le peuple célèbre la Raison sur les places publiques.
Au théâtre, les acteurs et les actrices, revêtus de chlamydes ou de toges éclatantes, déclament sur les planches les hymnes enthousiastes que des énergumènes hurlent dans les rues, en y mêlant les couplets sinistres de la Carmagnole et du Ça ira.
Marie-Joseph Chénier, rimeur encyclopédique et barde de la Révolution dont il épousa toutes les idées, chante avec un lyrisme un peu froid :
C’est le bon sens, la raison qui fait tout,
Vertu, génie, esprit, talent et goût.
Qu’est-ce vertu ? raison mise en pratique ;
Talent ? raison produite avec éclat ;
Esprit ? raison qui finement s’exprime ;
Le goût n’est rien qu’un bon sens délicat ;
Et le génie est la raison sublime [2].
Ô vous qui recherchez les principes des choses,
Les sublimes effets et les sublimes causes,
Le calcul infini qui forma l’univers,
Et l’espace, et le vide, et les mondes divers,
De ce tout merveilleux l’éternelle harmonie ;
Sachez vous méfier de l’aveugle Génie,
Adorez la Raison et consultez sa voix [3].
Ainsi chantent les poètes, et la nation entière répète leurs couplets grandiloquents.
On ne peut, cependant, toujours chanter : il faut vivre ; on vivra, – on le prétendra, du moins, – selon les plus pures maximes de cette divine maîtresse des hommes et du monde.
Comme, alors, il n’est pas de « massacreur » qui ne soit « sensible », il n’est pas de « monstre » qui ne soit raisonnable.
Rien que de grandes âmes, que de belles âmes, que des âmes « éclairées ».
Tout ce que font les hommes de cette époque, ils le font par Raison, pour obéir à la Raison, au nom de la Raison. C’est au nom de la Raison qu’ils renversent l’ancien régime ; c’est au nom de la Raison qu’ils instaurent le régime nouveau ; c’est au nom de la Raison qu’ils légifèrent ; c’est au nom de la Raison qu’ils proscrivent et qu’ils guillotinent [4].
L’Europe presque entière, à cette folle époque, partage l’enthousiasme déclamatoire et sentimental qui jette la France au pied de l’Idole. L’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie saluent avec transport l’avènement de la liberté, le règne de l’égalité, le doux rêve de la fraternité, l’aurore radieuse qui voit monter dans sa gloire la Raison triomphante.
Vite devenus plus sages, ces peuples sont revenus peu à peu au bon sens ; il n’en fut pas de même chez nous.
Depuis les temps lointains de l’aberration révolutionnaire, l’Idole a conservé des adorateurs dans notre pays, et, à cette heure, en ce début troublé du vingtième siècle, elle en a encore.
Il s’agit de montrer ici l’idée qu’ils s’en font et la folie du culte qui les prosterne à ses pieds.
Le culte actuel de la Déesse Raison.
Prêtons d’abord l’oreille aux discours de nos modernes adorateurs de la Raison.
Ils sont de deux catégories, les savants et les non-savants : savants proprement dits, philosophes et critiques, les premiers crèvent d’orgueil et s’adorent eux-mêmes dans leur science et dans leur pensée ; les seconds les imitent, si vide que soit leur cerveau, par psittacisme ou snobisme.
Contentons-nous, pour montrer la ferveur du culte dont il s’agit, de quelques citations empruntées aux écrivains les plus célèbres de la première catégorie.
Voici Renan. Il adore l’Idole, – je parle du Renan des Études d’histoire religieuse. À la vérité, il enveloppe sa pensée de vagues et comme de fins nuages. C’est sa manière délicate et perfide, – car on peut dire que cet homme aura été, parmi nos écrivains, le moins Français, parce qu’il est le moins franc. Mais sa pensée devient nette pour qui la presse. Dieu, pour lui, c’est le mobile secret et intérieur de toutes les hautes aspirations humaines ; c’est le type le plus élevé de la science et de l’art. C’est l’esprit de l’homme, réfléchi dans ce qu’il a de plus grand ; c’est le cœur de l’homme réfléchi dans ce qu’il a de plus pur ; c’est la catégorie de l’idéal, le résumé de nos besoins suprasensibles ; pour ne pas se payer de grands mots sonores et flottants, Dieu, c’est l’Idéal placé dans la raison de l’homme, ou plus simplement la Raison elle-même [5].
Si le langage est confus, l’idée, on en conviendra, est assez claire : il n’est pas d’autre Dieu que la « Raison humaine ».
Sans doute, Renan est trop délicat pour offrir à cette Raison humaine qui, pour lui, se confond avec Dieu, un encens grossier. Il est, du reste, de ceux qui sourient à l’évocation des choses les plus saintes, et il serait capable, s’il lui voyait des fidèles trop empressés, de sourire de la Divinité qu’il s’est créée lui-même !
Il est d’autres rationalistes, par exemple, qui ne connaissent pas ces raffinements. « La Raison, oui, disent-ils, voilà le culte cherché, celui qu’il faut substituer à la religion ancienne. » Et tel est leur désir de voir leur espoir se réaliser, qu’ils croient cette substitution déjà plus qu’à moitié faite.
Un inconnu, qui signait « un universitaire », écrivait, vers septembre 1900, dans la Petite République : « Déjà, sur les ruines de l’Église, nous voyons s’épanouir la fleur d’une religion neuve. Affranchis du joug chrétien, nous en sommes venus à concevoir et à espérer qu’un peu du ciel si longtemps promis finira quelque jour par descendre sur la terre. Les philosophes nous le répètent : la seule divinité qui nous soit accessible, intelligible et bienfaitrice, c’est en nous qu’il faut la découvrir, et c’est la déesse Raison. N’est-ce pas vraiment la Raison qui nous créa ? Pétrissant, informant la matière primitive, de l’anthropoïde elle a fait l’homme ; c’est grâce à elle que l’animal humain, après avoir asservi et discipliné les forces de la nature, sera demain le maître du monde.
« C’est la Raison qui nous guide vers la cité future ; c’est elle qui nous propose un idéal de bonheur par la justice ; c’est elle qui nous permettra de le réaliser, achevant son œuvre divine. Et tandis que l’humanité, dans cette merveilleuse ascension vers la lumière, prend peu à peu conscience de sa force sublime, voici qu’à la religion du Dieu qui s’est fait homme se substitue insensiblement la religion de l’homme qui se fait Dieu [6]. »
C’est donc la Raison humaine que l’homme doit adorer, ce qui serait un joli euphémisme pour dire que l’homme doit s’adorer lui-même, si le philosophe ne l’entendait pas autrement. Mais il l’entend autrement. Dans l’humanité, il y a la masse des ignorants et des sots : ceux-là n’ont rien d’adorable. Seulement, à côté, ou plutôt au-dessus, il y a les savants, et ceux-là sont les dieux et la Raison incarnée. Voilà les êtres privilégiés à qui appartient l’empire du monde ; ils doivent régner, fût-ce par le fer et par le feu. Qu’ils soient tyrans, c’est leur droit : la foule anonyme et amorphe n’a d’autre droit, elle, que de leur servir de piédestal [7].
À cet esclavage, la foule consent.
Les non-savants, en effet, partagent l’adoration des savants pour la Raison auguste et souveraine. Paysans illettrés, bornés et butés, ouvriers à la tête farcie de lambeaux d’articles anticléricaux, jeunes sous-maîtres à la cervelle imprégnée des leçons de l’École, journalistes à court d’idées, sous-secrétaires d’État en tournée dans la province, tous ne prononcent le nom sacré qu’avec un certain accent de dévotion mystique. – « Je n’obéis qu’à ma raison ; la lumière de ma raison pour me conduire, c’est assez. » – « Enfants, suivez votre raison, et vous ne vous égarerez jamais ! » – « Arrière, les vieux dogmes oppresseurs de la pensée ; arrière les morales surannées dont le joug pesait sur la conscience : que le peuple républicain ne reconnaisse plus d’autres vérités que celles qui sont filles de la Raison, et de même qu’il n’ait plus d’autre guide dans la vie que cette Raison divine qui suffit à tout. » – « Ne croyons à rien, sinon à la Science et à la Raison : il n’est pas d’autre force plus haute dans la Nature. Vénérons, au-dessus de tout au monde, les hommes de la Science et de la Raison : il n’en est point sur cette terre qui les dépasse en utilité et en grandeur ! » Ainsi parle le peuple des non-savants, en s’inclinant profondément et dévotement devant nos mandarins divinisés.
De fait, cette forme de l’idolâtrie dont nous parlons s’est imposée aux esprits pendant une bonne moitié du XIXe siècle. Tous les hommages allaient au Penseur et au Savant, substantifs qu’on écrivait toujours avec de grandes lettres ; on s’inclinait aussi bas que possible devant eux ; on les vénérait comme les tabernacles vivants de la Déesse. Il a fallu que se levât le vent d’irrespect qui souffle à cette heure, pour que « Penseurs » et « Savants » réintégrassent l’humanité [8]. Mais si ces prêtres de l’Idole ont perdu en partie leur prestige, l’Idole elle-même n’a pas perdu le sien ; au contraire : elle a revu les beaux jours où toute une foule l’acclamait, avec une ferveur enivrée.
Les adorateurs contemporains de la Déesse Raison ne se sont pas contentés, en effet, de répandre des fleurs et des dithyrambes en son honneur, dans leurs journaux et dans leurs livres ; ils ont prétendu relever le vieil autel révolutionnaire renversé depuis plus d’un siècle, et restaurer le culte inepte dont le premier symbole fut une prostituée.
Un beau jour de l’an de grâce 1903, Charbonnel, le prêtre apostat, déclara solennellement qu’il y aurait désormais « des dimanches et des fêtes de la Raison ». Lui-même serait l’officiant.
Et de fait, une cérémonie eut lieu, au mois de novembre, si mes souvenirs sont fidèles. Et l’on vit, – sans étonnement, car son sectarisme était universellement connu, – l’illustre savant Berthelot, l’ami de Renan, présider cette mascarade aussi grotesque qu’impie, accompagné d’un directeur de l’enseignement primaire et d’un groupe de représentants du peuple.
Triste manifestation dont le public n’eut pas le courage de rire : il est des excès où la bêtise humaine ne peut plus ni faire rire ni faire pleurer [9]...
À cette manifestation déjà ridicule en ont succédé d’autres plus ridicules encore. Quand la loi de janvier 1907 eut spolié l’Église de ses temples, devenus, contre toute justice, propriété des communes, des maires de village consacrèrent à la Raison maints sanctuaires désaffectés.
Sûrement, dans ces années où l’anticléricalisme français subit sa crise la plus aiguë, un bon nombre de nos obscurs édiles rêvèrent des consécrations semblables ; ils n’osèrent pas mettre à exécution leur projet, sentant bien qu’ils ne seraient pas suivis par la masse du peuple ; mais plusieurs ne s’en sont pas encore consolés.
Au surplus, le culte réinauguré par Charbonnel n’a pas eu plus de succès que le fameux Congrès des Religions sur lequel l’ambitieux défroqué avait eu l’idée, jadis, d’édifier le monument de sa propre gloire. Les « dimanches de la Raison », dont il était l’inventeur, ont rejoint dans l’oubli les Calendes grecques, et l’on n’a pas entendu dire que l’autel de la Raison, démoli après la solennité de 1903, ait été relevé par qui que ce soit.
Malgré tout, et bien qu’il n’ait jamais pu s’imposer à la foule, le culte de la Raison subsiste. Il n’a ni cathédrales, ni églises, ni chapelles, mais il s’en passe, car il a autant de temples qu’il existe d’âmes orgueilleuses.
Essayons de nous rendre compte de la solidité de ce concept religieux ; nous constaterons du même coup la valeur de la religion que l’on a prétendu en faire sortir.
L’idée qu’ils se font de la Déesse Raison.
Si l’on considère les adorateurs de la Raison comme philosophes, on les appelle « les rationalistes » ; si on les considère comme sectaires, on les appelle « les libres-penseurs ».
Les premiers sont les fils du XVIIIe siècle : « Ils ont hérité de son esprit ; comme lui, ils croient à la souveraineté des idées et à la puissance des mots. Les rationalistes continuent ceux que Napoléon appelait les idéologues. Ils réduisent tout à des formules et se figurent tenir le monde dans une poignée d’abstractions. Leur foi en la Raison raisonnante les condamne à rester toujours dans les régions supérieures des idées, les empêche de descendre dans les dessous profonds de l’âme humaine, où plongent obscurément les racines des instincts et des inclinations. Et ainsi ils sont portés à méconnaître certaines tendances fondamentales de notre nature. Ils haussent dédaigneusement les épaules quand on leur cite le mot de Pascal : « Le cœur a ses raisons que la Raison ne connaît pas. » Et ils aiment mieux rappeler un autre mot de lui : « La Raison nous commande bien plus impérieusement qu’un maître, car en désobéissant à l’un, on est malheureux ; en désobéissant à l’autre, on est un sot. »
« Nos rationalistes veulent rompre avec le passé ; ils ont l’esprit laïque ; ils n’admettent pas la croyance à côté de la connaissance : tout ce qui est supra-rationnel, mystique, sentimental est rejeté par eux. Tandis que Kant séparait la science et la foi, que Leibnitz s’efforçait de les unir, eux, ils se contentent de supprimer le second terme. Au reste, ils proclament volontiers que les croyances religieuses sont mortes dans les âmes ou qu’elles disparaîtront progressivement devant les exigences de la conscience moderne [10]. »
Tels sont les rationalistes.
En résumé, ces philosophes mutilent l’âme humaine, en ne lui reconnaissant qu’une seule faculté, alors qu’elle en possède plusieurs. La Raison seule, à leurs yeux, existe et subsistera.
Quant aux « libres-penseurs », qui sont le vulgum pecus des adorateurs de l’Idole, ce sont généralement de vulgaires imbéciles, et l’on a déjà vu, dans une autre étude, ce qu’il en faut penser [11].
Les premiers sont généralement plus instruits que les seconds, mais les uns et les autres sont également bornés.
Quelle idée de tels hommes se font-ils de cette raison pour laquelle ils professent un culte si fervent ?
Bien entendu que, lorsqu’ils disent avec emphase : « La Raison », ceux que nous appelons ses adorateurs ne mêlent à leur concept de ladite Raison aucune idée métaphysique. Les philosophes spiritualistes, méditant sur la cause des causes, source des êtres, ordonnatrice de l’Univers, et la trouvant souverainement intelligente et sage, l’ont nommée tour à tour la Raison suprême des choses et la Raison universelle [12]. Il y a dans ces deux expressions la marque d’un bel élan de l’esprit et une généralisation puissante des attributs divins.
Rien de semblable chez nos idolâtres. Ce qu’ils adorent, ce n’est pas la Raison absolue et éternelle, c’est le mince et pâle reflet qu’elle a déposé elle-même dans le cerveau de l’homme. Non pas même la raison dans ses manifestations les plus hautes, la raison de l’élite et du génie ; mais la raison telle quelle, la raison de n’importe qui, la mienne, la nôtre, celle de M. Homais, la raison de tout le monde. Il paraît que cette raison-là possède des qualités merveilleuses et divines, qu’elle est la norme et la règle, et qu’il est impie de se dérober à ses décisions.
La Raison, d’après eux, est apte, non seulement à tout comprendre, mais encore à tout reconstruire et même à tout créer. Armé de cette lumière et de cette force, il n’est rien que l’homme ne puisse tenter et réaliser : la Raison est toute-puissante.
Cette Raison est infaillible : ce qu’elle dit n’a pas besoin d’être démontré [13], car ce qu’elle dit est une émanation de la vérité elle-même. C’est un axiome que « La Raison ne peut pas ne pas avoir raison ».
Tout doit être soumis à son examen : ce qu’elle condamne devient « le faux » ; ce qu’elle approuve constitue l’unique « vérité ». La Raison se confond avec la Vérité absolue.
Dans l’ordre de la foi, la Raison est juge. Traditions, éducation, autorité, il faut rejeter tout cela, et en appeler à la Raison de ce qu’on nous a appris dans notre enfance [14].
Dans l’ordre de la morale, la Raison est encore la lumière unique. « La Raison, seule, répètent, après Rousseau, nos rationalistes et nos libres-penseurs, nous apprend à connaître le bien et le mal [15]... »
Toute-puissante et infaillible, elle est donc souveraine : il n’y a rien ni personne au-dessus d’elle.
Telle est la Raison aux yeux de ses adorateurs : ils lui prêtent tous les attributs de Dieu ; en toute vérité, ils en font une déesse, ou plutôt la Déesse, de qui tout relève en ce monde.
On comprend maintenant pourquoi, aux yeux des philosophes tels que Renan, qui regarde la Religion comme une catégorie nécessaire, il y a antinomie irréconciliable, éternelle, entre la Raison et la Religion. Avec l’idée qu’ils se font de la Raison humaine, jamais ces hommes ne pourront admettre que la Révélation prime la Raison, que le Mystère se substitue dans la pensée et dans la vie aux « idées claires », que le Dogme indiscutable se dérobe à la critique.
Se sentant en possession de la Raison infaillible et souveraine, ils sont gonflés d’une espèce d’orgueil divin, orgueil qui leur donne l’illusion qu’ils participent à l’infaillibilité et à la souveraineté de l’Idole et les roidit contre tout ce qui n’émane pas d’elle.
État d’âme et d’esprit de toutes façons misérable, nous allons le voir.
Pauvre Déesse.
Il est dangereux, et il peut être injuste, de dire du mal de la Raison, car si elle n’est pas notre seul guide sur les routes d’ici-bas, sa petite lumière intérieure qui brille au fond de nous comme une lampe parfois vacillante et parfois voilée, mais jamais éreinte, n’en est pas moins la plus habituelle clarté dont s’illuminent nos ténèbres. Et pourtant, il faut le dire ; elle ne possède pas, bien loin de là, l’espèce d’infaillibilité que la superstition laïque lui attribue.
D’abord, la Raison à l’état pur est une abstraction ou un mythe. Toutes sortes d’éléments se mêlent à elle et si « elle, est faite, pour une part, d’elle-même », pour l’autre part, elle est faite « de tout ce que l’éducation, le milieu, la culture, le cœur, le bon ou le mauvais vouloir y ajoutent ou en retranchent ». De là une diversité inouïe, autant de façons de juger que de cerveaux, et, à côté « des raisons raisonnables, – des raisons qui déraisonnent [16] ».
La raison, très habile à critiquer, à disséquer et à détruire, est très maladroite dès qu’il s’agit de fonder et d’organiser. Les ruines qu’elle a faites sont nombreuses, nous apprend l’histoire ; on chercherait en vain les créations durables issues de ses efforts. Il semble même que tout ce qui se fait de grand et de vivant dans le monde se fait en dehors d’elle, et souvent malgré elle. Pendant qu’elle rêve, avec Platon, avec Fourier et les anarchistes, une société « conforme à la raison » et parfaitement inhabitable, la société se constitue elle-même et se perpétue sans le concours ni le secours de la Raison. Pendant que nos rationalistes s’appliquent à montrer que les religions sont contraires à la Raison, les religions subsistent, affirmant par leur existence que les religions ont une raison d’être que la Raison ne comprend pas. Dans la morale, ses tentatives infructueuses de l’heure présente, ses tâtonnements grotesques et toujours déçus pour établir une loi obligatoire ne relevant que d’elle seule, prouvent encore son impuissance. De même dans l’art, où l’inspiration la domine et la déroute. De même dans la science, « où l’on pourrait montrer, dit Brunetière, que la découverte est, généralement, une victoire de l’expérience sur les présuppositions de la Raison » [17].
Puis, pour la bousculer et la renverser, il y a en nous, à côté d’elle, une puissance étrange qui surgit, au moment où on y pense le moins, des profondeurs de l’être, je veux dire le sentiment ou la Passion, – force pareille aux forces de la nature, dont le caractère est d’être éternelle et invincible. Comment donc la Raison triompherait-elle toujours et partout ? Idéalement, je l’admire ; pratiquement, je la trouve faible et souvent inutile. Aux heures où mon cœur ou ma chair se troublent et me troublent, je l’appelle ; elle ne répond pas : où est-elle ? Je ne sais ; une bouche invisible a soufflé cette lumière. Ou si elle parle, sa voix a perdu ses sonorités victorieuses ; ce n’est qu’un bégaiement confus, sourde rumeur, protestation lointaine qui ne peut, sans prise sur ma volonté, ni l’exciter ni la retenir. Il n’est pas d’homme qui n’ait senti, en de certaines heures mauvaises, cette surprenante impuissance. La Raison, la fière Raison, à ces heures-là, n’est rien de plus qu’un pâle rayon de soleil dans les nuées convulsées par l’orage ; il n’empêche ni l’éclair, ni le tonnerre, ni l’écroulement des célestes cataractes.
Sans aller jusqu’à dire qu’une raison libre est une pure chimère, il faut convenir qu’il est des cas nombreux où elle est absente ou entravée.
Il y a plus : non seulement la passion trouble la Raison, mais il arrive qu’elle la renverse, qu’elle la retourne, qu’elle la met en opposition avec l’évidence même. C’est quand l’homme est vaincu dans le combat de la chair contre l’esprit : les sens, alors, pèsent si lourdement sur la Raison qu’ils l’écrasent en quelque sorte. Privée de ses ailes ou prisonnière, elle ne peut plus s’élever aux vérités supérieures, et elle les nie. Cet état d’esprit est celui d’un grand nombre de libres-penseurs et de sectaires contemporains.
Dans l’ordre de la foi et de la morale, elle est inapte ou insuffisante, car, d’une part, la foi la dépasse, et de l’autre, critique comme elle est, elle est plus propre à la détruire qu’à la fonder. De fait, dans le monde où l’on se réclame de son autorité, la raison rejette la foi sans raison, et la morale, dépouillée de ses principes traditionnels et privée de ses assises, croule misérablement dans l’amoralisme ou l’immoralité.
Même dans cet ordre exclusivement intellectuel où l’on veut qu’elle soit reine, elle est plus serve qu’on ne le croit : ceux qui s’imaginent penser librement et parler au nom de la seule Raison, le plus souvent « obéissent aux suggestions obscures de leurs préférences personnelles », ou « subissent la pression d’habitudes mentales et de tendances qu’ils ne démêlent pas [18] ». Et que de causes d’erreur en dehors de ces influences insoupçonnées ! Précipitation du jugement, déformation de l’idée par l’imagination qui l’altère en la colorant, généralisations hâtives, confusion du genre et de l’espèce, inaptitude au distinguo classique, dont se gaussent les imbéciles et qui est le plus nécessaire et le plus délicat instrument, l’instrument de précision par excellence de la pensée ; à chaque pas, l’esprit rencontre un piège où il risque de choir, et la déesse Raison avec lui.
Enfin, socialement parlant, la Raison est d’une flagrante insuffisance, à telles enseignes qu’un peuple qui n’aurait que la Raison pour guide périrait infailliblement. Lamennais en a fait la remarque, et cette remarque est profonde et de grande portée. « Un des caractères de la Religion, écrit-il, est de ne jamais raisonner avec les hommes. Elle dit aux Sociétés, comme à chacun de leurs membres : “Faites cela, et vous vivrez.” Rien de plus admirable que cette méthode ; mais elle ne convient qu’à Dieu. La Vérité suprême seule a le droit de prescrire avec autorité des croyances, et la souveraine justice, le droit d’imposer des lois qui obligent sans examen. Et comme les peuples ne vivent que de croyances, et que l’ordre ne se maintient qu’à l’aide des lois, il s’ensuit qu’aucune société ne peut subsister sans un pouvoir divin, sous lequel ploient tous les esprits et toutes les volontés. Réduit, pour unique moyen de conservation, à sa faculté de raisonner, l’homme périrait dans un temps très court ; il en est de même des nations. Le raisonnement s’égare et chancelle, dès que l’autorité cesse de le soutenir. Les passions alors en disposent, et lui prêtent leur force toute destructive [19]. » Remarque profonde, je le répète : celui-là ne manquera pas d’en voir la justesse qui regardera vivre et dépérir notre malheureuse France sans Dieu. Ses gouvernants ont proscrit la Religion et ne prétendent user que de la Raison seule. Que font-ils ? Ils provoquent, activent et consomment sa décadence !...
Il existe une Raison générale, immanente et sûre d’elle-même, qui dirige en dessous et le monde et la vie. C’est la Raison divine, Dieu même, qui conduit tout secrètement à ses desseins. Mais la petite Raison individuelle, pour laquelle on réclame à grand fracas l’autorité absolue et qu’on divinise, cette raison-là est toujours « courte par quelque endroit ». Faculté maîtresse de la vie, elle serait sans doute un guide d’une sûreté suffisante si nous en faisions toujours un bon usage. Il dépend un peu de nous de bien ou de mal raisonner : il suffirait d’écarter les causes d’erreur et de la consulter avec une attention loyale. Mais c’est justement cet effort qui est généralement au-dessus de notre volonté et de notre pouvoir. Et il suit de là qu’elle se fait la plupart du temps la servante des instincts qui l’aveuglent, des passions qui la troublent, et des nombreux sophismes qui naissent des obscurs accouplements des passions et des instincts.
Cette Raison, présent de Dieu, nous est nécessaire pour nous conduire dans la vie. Elle est l’outil de nos progrès, un merveilleux mécanisme intérieur, d’une complexité prodigieuse, et, quand on sait le manier, d’une précision surprenante. Les plus délicates machines inventées par nos ingénieurs modernes, à côté de cette Raison de l’homme, ne sont que des jouets d’enfants. Elle débrouille le chaos de nos impressions, elle juge, elle prévoit, elle nous sauve de l’incohérence et de l’absurde, quand nous avons la sagesse de l’entendre. Allumée en nous et projetant ses rayons hors de nous, elle est le flambeau que nous portons avec nous, comme les lucioles qui brillent le soir dans nos jardins, et qui nous aide à marcher dans les ténèbres où nous sommes plongés sans trop de heurts ni de meurtrissures. Grâce à ses lueurs, nous voyons bien des choses en nous, à côté de nous, au-dessus de nous. Mais il est absurde de la dire infaillible. Et, en effet, « par la seule raison, tout se justifie et tout se détruit, puisque tout se discute, depuis que le monde est monde, avec des arguments de force pareille [20] ».
Nos plus fameux philosophes du XIXe siècle n’ont pas fait sortir la lumière de cet antique chaos. La Raison humaine, ils l’ont exaltée et divinisée à leur tour. Jamais, malgré tout, ils n’ont pu « rien établir avec certitude et accord sur les vérités fondamentales ». Les uns sont matérialistes comme Auguste Comte et Taine ; d’autres flottent comme Renan, doutent et disent avec Herbert Spencer que « le principe et la fin des choses sont inconnaissables ». Et voici que l’un de nos contemporains constate la faillite actuelle de l’orgueilleuse Raison : « Tout est remis en question, écrit Alfred Fouillée, aucun principe ne paraît encore solidement établi, ou du moins à lui seul suffisant... Le devoir même sous la forme de l’impératif catégorique (fais ce que dois !) ne serait-il pas un dernier dogme qui s’ébranle, après que tout ce qu’il soutenait s’est écroulé [21] ? »
Qu’elle soit faible et infirme, c’est l’avis unanime de tous les philosophes dignes de ce nom. Platon ne voit en elle qu’un « petit fragment » de l’intelligence infinie. Aristote la regarde comme incapable de saisir le vrai fortement, « car, dit-il, de même que certains oiseaux ne peuvent supporter l’éclat du soleil, notre esprit s’éblouit à la lumière de la vérité [22] ». Cicéron s’épouvante d’être « comme englouti dans une prodigieuse ignorance du vrai [23] » ; et rien ne serait plus facile que de trouver, dans nos écrivains et penseurs modernes, mêlé sans doute à beaucoup de superbe, l’écho d’une désillusion que tous les sages antiques ont partagée.
Que faire pour l’arracher tout ensemble à son orgueil et à ses erreurs ?
Dernière question à élucider.
Conclusion.
Pour échapper à la puérile idolâtrie dont nous venons de signaler les caractères, le moyen est simple.
Il faut « dompter cette Raison altière, en la forçant de plier sous une autorité si haute et si éclatante, qu’elle n’en puisse méconnaître les droits. Il faut la convaincre qu’il existe une Raison supérieure, immuable règle du vrai, à laquelle elle doit se soumettre, comme au suprême monarque de toutes les intelligences : il faut en un mot que, reconnaissant la souveraineté de Dieu, elle s’élève jusqu’à une obéissance absolue, qui, la retenant à sa place, d’où elle ne sort jamais que pour s’égarer, l’empêche de se ravir à elle-même la possession de la vérité. Or, voilà ce que le christianisme fit admirablement. Il s’annonça d’abord avec tous les caractères extérieurs de divinité ; et quand il eut prouvé son origine céleste, il bannit tous les doutes, en ne laissant indécise aucune vérité nécessaire, et contraignit la raison humaine à se prosterner devant la raison divine, et à écouter en silence, avec un plein assentiment, les sublimes leçons qu’elle lui dictait [24]. »
Hélas ! je crains bien que cette Raison qu’on adore soit, pour la plupart de ceux qui lui rendent un culte si fervent, la Déesse inconnue. Condorcet écrivait, il y a un peu plus de cent ans, qu’il avait trouvé le secret « de rendre la justesse d’esprit une qualité presque universelle, de faire en sorte que l’état habituel de l’homme, dans un peuple entier, soit d’être conduit par la vérité ». C’était, disait-il, l’infaillible aboutissement « des travaux du génie et du progrès des lumières [25] ». Il faut croire que le célèbre encyclopédiste a emporté son secret dans la tombe, car sa haute espérance ne s’est guère réalisée ! Le génie a travaillé ; on nous affirme que l’ère du progrès des lumières est depuis longtemps ouverte, et nous cherchons vainement dans notre société la Raison absente. C’est bien plutôt la Folie qui tient le sceptre.
Notre temps a tout espéré, tous les progrès, tous les changements utiles, tous les bonheurs, de l’excellence de notre nature et du libre jeu des institutions humaines issues de la Raison. Déception amère.
Presque tout le mal qui s’est fait depuis cent cinquante ans, s’est fait en France au nom de cette Idole. C’est en son nom que l’on a troublé et renversé les institutions fondamentales du pays : la Monarchie tempérée, qu’une République infidèle à ses promesses commence à nous faire regretter ; la famille, qui se disloque par la multiplicité des divorces et la lente marche des sexes vers l’union libre ; la Patrie, à laquelle tant de nos contemporains ne croient plus ; c’est en son nom que l’on a délaissé, puis persécuté la Religion nationale, enlevant aux esprits leur lumière, aux volontés leur force, aux âmes leur idéal, et transformant un glorieux peuple en un assemblage hybride et contradictoire d’hommes sans foi et sans loi, qui ont du sang chrétien dans les veines, des idées païennes dans leur intelligence, et dans leur vie des mœurs de demi-sauvages. C’est en son nom, au nom de la Raison, c’est-à-dire de l’esprit critique et du libre examen, que, peu à peu, la pensée de nos contemporains s’est faite indépendante, qu’elle a rejeté systématiquement et avec mépris les vieilles règles morales, et livré la société au sens personnel, au caprice, à l’anarchie.
C’est en son nom qu’on a vidé le Ciel et tué l’espérance, et quand elle s’était offerte à nous consoler, voici qu’elle nous abandonne. Tant que vous êtes heureux, en effet, la Raison vous suffit. Mais vienne la faillite du bonheur, que l’injustice, ou plus simplement la maladie, vous frappe et vous accable : elle n’est plus là. Vous avez beau l’appeler ; elle ne vous répond pas, car elle n’y comprend rien et n’a rien à vous dire. Seuls, à ces moments de ténèbres, brillent les flambeaux célestes ; seule, quand la Raison se tait, la Foi parle encore, car c’est elle seule qui donne la clef des douloureux mystères de la vie et la consolation dont l’homme a besoin pour ne pas se jeter la tête contre les murs et en finir par le crime !
Tous les maux dont la France a souffert depuis cent ans et plus, tous les maux dont elle souffre et se meurt aujourd’hui ont comme cause principale le crédit accordé par les Français à la Déesse que la Révolution, sous les voûtes de Notre-Dame, figura sous les traits d’une prostituée.
« La Raison prenait réellement possession de la France. Elle se substituait à l’Église, à la mère indulgente et sévère à la fois qui avait fait de la France la première nation du monde.
« C’est la Raison qui, par des raisonnements spécieux en apparence, par des raisonnements qui se tenaient, nous a conduits à toutes les démences, à toutes les incohérences, à toutes les extravagances au milieu desquelles la France se débat.
« Divorce, service obligatoire pour tous, suffrage universel, tout cela peut se défendre comme thèse ; c’est même, nous le répétons, assez difficile à combattre comme thèse. Somme toute, la famille est en train de disparaître : l’armée n’existe plus que de nom et la puissance militaire de la France n’est plus qu’un souvenir. Le pays est en proie à la plus effroyable anarchie qui se puisse imaginer, et les droits des citoyens sont livrés à une poignée de parlementaires avides et corrompus qui ne pensent qu’à augmenter leur indemnité et à se remplir les poches.
« Cette déesse Raison que l’on intronisait à Notre-Dame, c’était Siva, l’implacable déesse de la Destruction [26]... »
Concluons donc, avec le sens commun et le bon sens, qui s’accordent ici avec les données les plus sûres de la philosophie : la Raison, au sens où l’entendent les plus obtus de nos contemporains, est une Idole, et il n’y a que des sots pour brûler de l’encens devant ses autels. Nous, élevons plus haut nos regards et nos cœurs : rejetons une abstraction vaine, et adorons le Dieu vrai et unique, source des êtres et souverain Seigneur des hommes et des mondes.
AUTRE IDOLE :
LA NATURE
Autre idole : la Nature.
Au nombre des idoles adorées par les non-chrétiens de ce temps, il n’est que juste de donner aussi une place à la Nature, cette déité vénérée dans tous les temps par les âmes païennes.
Ce nom de « Nature », appelé à une si grande fortune, ne signifie rien de plus que « l’ensemble des choses qui existent ». Mais un grand-prêtre se l’est approprié, il en a fait le vase immense où son génie a enfermé toutes les forces du monde, et depuis lors, on ne peut plus l’entendre prononcer ni même le voir écrit, sans éprouver un frisson d’âme, comme devant quelque chose d’auguste ou de formidable.
Qu’est-ce au juste que la Nature ? Ni Lucrèce, ni d’autres ne vous le diront. Il n’importe. L’impuissance où l’on est de la définir ajoute à son prestige, et il n’est peut-être pas de vocable plus usuel que ce mot entendu de tous et que personne ne comprend.
La Renaissance, au XVIe siècle, remit en honneur le vieux concept dès longtemps oublié. On reprit le mot vague par lequel les philosophes d’avant le Christianisme avaient désigné l’ensemble des forces du monde, et ce mot, à son tour, reprit aussitôt le lustre et le prestige d’un mot divin. L’univers redevenait un dieu et il se retrouvait quelque chose de sacré dans les désirs, les fantaisies et les frénésies tumultueuses de l’instinct.
Le sage XVIIe siècle se dressa en réaction contre ce naturalisme confusément panthéistique. Il lui opposa toutes les disciplines, religieuse, morale, sociale, esthétique même. Il ramena les esprits à l’idée nette d’un Dieu personnel, maître des cœurs, maître des vies, maître du monde.
Ce bel équilibre ne devait pas durer longtemps.
Le XVIIIe siècle réagit à son tour : il attaque la religion, il discrédite la tradition, il substitue la notion du droit à celle du devoir, il détruit le fondement de la morale, il ruine toutes les disciplines et renverse toutes les barrières. La Nature réapparaît dans les livres des philosophes et des encyclopédistes avec une auréole toute neuve. Jean-Jacques Rousseau s’en constitue l’apôtre, le thuriféraire et le prêtre, et cette fois, un culte s’organise. Avec Jean-Jacques, messie de la nouvelle révélation, les intellectuels du temps admirent la Nature, adorent la Nature ; on renie la civilisation chrétienne pour revenir à « l’état de nature ». Cet « état de nature » est souverainement bon et parfaitement heureux : le vivre, c’est vivre dans le bonheur et réaliser la bonté sans mélange. Les âmes reviennent à l’innocence, car la Nature est la pureté même ; le vice disparaîtra de la surface de la terre, car la Nature ne connaît que la vertu ; il existera parmi les hommes une harmonie divine. Aussi, faut-il tout détruire de ce qui n’est pas selon la Nature.
À quoi pouvaient bien conduire ces théories insensées ? Au triomphe social des forces instinctives et des énergies inférieures ; et c’est ce qui arriva. L’idéal nouveau étant essentiellement révolutionnaire et anarchique, il fallait s’attendre à une révolution dans l’anarchie.
On sait que cette révolution éclata, – ce fut la grande Révolution, – et que l’état de nature s’y révéla comme un état diabolique et infernal, un état, non de bonté et de vertu, selon le rêve chimérique d’un philosophe aussi fou que génial, mais de vice et de méchanceté basse et cruelle, où les citoyens se haïssent et se guillotinent.
Alors qu’elle pataugeait dans le crime et dans le sang, la Révolution française aurait dû s’apercevoir de la fausseté de ses aspirations initiales et maudire cette Nature, qui devait conduire la Nation à la félicité et qui l’avait transformée en un champ clos plein d’horreurs, en un charnier plein de tueries.
Point du tout.
La Révolution française, qui ne s’épargna l’amer ridicule d’aucune folie, à côté de l’autel de la Raison, dressa l’autel de la Nature. On sait que, le 10 août 1793, Hérault de Séchelles en célébra le culte, publiquement, sur la place de la Bastille.
Une estampe que possède la Bibliothèque nationale nous permet d’assister, à cent années et plus d’intervalle, à cette fête démagogique. « Étrange fête, écrit Taine ; c’est une sorte d’opéra que les autorités publiques jouent dans la rue, avec des chars de triomphe, des encensoirs, des autels, une arche d’alliance, des urnes mortuaires et le reste des oripeaux classiques [27]. »
La Révolution passée, on abandonna ces sortes de cérémonies déclamatoires, mais les disciples des Encyclopédistes n’en continuèrent pas moins à rendre à l’Idole un culte secret.
Rationalistes et critiques n’ont pas d’autre religion. Écoutez l’un des plus fameux, épanchant sa dévotion vers le milieu du XIXe siècle :
« En face de l’Univers, s’écriait le docteur Strauss, nous restons dépendants à bien des égards. Il a droit à notre vénération par ses infinités, sa majesté, sa beauté. Il est la source éternelle, le laboratoire mystérieux du rationnel et du bien. » « Nous réclamons pour l’Univers, ajoute-t-il textuellement, la même piété que celle dont les hommes pieux du vieux style se sentaient animés pour leur Dieu ! »
Vous trouverez des centaines de pages de ce ton dans toute la littérature moderne et plus particulièrement dans la française.
« Les antiques temples païens de Rome ont fait place à des autels consacrés à un culte plus pur. Aux églises de pierre du moyen-âge succèdent aujourd’hui les aspirations de la pensée, qui s’élèvent au-dessus des voûtes matérielles, au-dessus même du firmament étoilé, et prennent librement leur essor à travers les espaces infinis : la grande et divine Nature forme elle-même le nouveau Temple, et l’Esprit créateur s’y manifeste lui-même dans son insondable puissance [28]. »
Des hommes distingués, croyants même, cèdent à la mode d’invoquer la Nature par snobisme ou respect humain.
Dans un journal qui eut de la vogue et une légitime autorité, un rédacteur, écrivant la nécrologie de quelque digne citoyen, disait que le défunt avait été « abondamment favorisé des dons de Dieu ». Lisant l’épreuve, le directeur fit une moue embarrassée ; il interrogea du regard son subordonné et puis, pour se donner du courage, prit le parti de réfléchir tout haut : – « Les dons de Dieu..., oui... bien... les dons de Dieu... sans doute... Cependant, si nous disions... hum !... hum !... Voyons... Les dons... Les dons... de... la Nature... Hein ? N’est-ce pas ?... Les dons de la Nature,... oui... » ; et de sa plume directoriale, lui, spiritualiste et qui, dans les grandes occasions, se déclarait chrétien, il biffa Dieu, le remplaçant par dame ou demoiselle Nature, si chère à la pensée moderne. Dieu, « un mot un peu lourd », murmurait Renan. Le directeur en question n’osait pas aller à l’encontre de la sentence qu’avait rendue l’un des interprètes de la pensée moderne. Il laïcisait, lui aussi, tout comme un autre, et décernait à l’homme la pleine souveraineté ; car la Nature (c’est encore un dogme contemporain) est tout entière conquise par l’homme [29].
Voici, à notre connaissance, la dernière hymne un peu étendue que l’on ait de notre temps adressée à la Nature. Elle date de juin 1907, et fut récitée, comme prélude d’ouverture, pour l’inauguration du Théâtre aux Champs, à Aulnay-sous-Bois :
Salut à toi, nature aux calmes agréments.
Nous venons, attirés par tes attraits charmants,
Ta force grandiose et ta grâce touchante,
Par ton sol florissant et ton oiseau qui chante,
Tes acacias blancs, tes saules argentés
Qui sont comme un frisson virginal des étés,
Par ton clair verdoiement où ta rivière fraîche
S’offre ainsi qu’une bouche et fuit comme une flèche,
Par tes hauts peupliers qui guettent l’horizon,
Par tes coteaux légers des fleurs de la saison,
Nous venons te prier, nature hospitalière,
D’être la spacieuse et splendide volière
Où se divertira l’essor de nos désirs,
De laisser en ton sein s’ébattre nos plaisirs,
Pour un heureux moment, ingénus et rustiques,
Comme étaient ceux des dieux et des hommes antiques.
Ô nature, suave aux esprits innocents,
Nous venons nous mêler à tes moissons ; consens
À nous bien agréer, nous les guerriers des villes,
Dans la vivante paix de tes douceurs tranquilles.
Nature au front d’azur, prête-nous ton décor,
Ton tapis chatoyant d’herbe et de boutons d’or,
Ta robe de soleil, flottante et scintillante,
Ton ombre délicate et ta clarté vaillante,
Ton chêne aux bras puissants, ton cèdre caresseur,
Ce que tes doux ruisseaux ont gardé de blancheur,
Et ton souffle surtout qui rit et qui soupire
À voir tout s’animer du songe qu’il inspire.
Nous trouverons en nous, pour plaire à ta beauté,
Les primitifs accents de la simplicité,
Nature ; et si tu veux être accueillante et bonne
À notre jeune vœu qui te cherche et se donne,
Tu croiras dans les chants modulés de nos voix,
Ainsi qu’en les forêts attiques d’autrefois,
Entendre s’opposer l’une à l’autre la flûte
Dans une harmonieuse et mémorable lutte
Où tu reconnaîtras l’âme de tes roseaux
Parmi le grand concert éveillé des oiseaux.
Vois, nous avons pour toi l’amour qu’avait Virgile,
Voici le bouvier fort, le chevrier agile,
Assis sous un laurier, échangeant un présent ;
Et, près de la génisse et du taureau pesant,
Sous le soleil de juin que le solstice attise,
Le bélier rancunier qui broute le cytise
Et la chèvre ou l’agneau que le poète-enfant
Saura gagner pour prix de son chant triomphant.
Oui, nous sommes ainsi vraiment, pour que tu croies,
Voyant dans nos yeux vifs les juvéniles joies
Dont brillaient les regards des beaux adolescents
Et des vierges aux pas rythmés et languissants
Qu’évoqua Théocrite aux jeux de mélodie,
Que te sont revenus les bergers d’Arcadie,
Ménalque, Lycidas, Thyrcis et Corydon,
Alternant les propos d’un aimable abandon,
Et qu’en ce jour d’été, radieux et durable,
Apollon nous choisit et nous est favorable.
Puis, quand l’instant viendra du jour à son déclin,
Lorsque le ciel léger couvert d’or et de lin
S’éteindra doucement comme un huis se referme,
À l’heure où les enfants retournent vers la ferme,
Où le front près du sol, inquiets de repos,
Balancés sur leurs pas avivés, les troupeaux
Se rassemblent devant le geste lent du pâtre,
Où la vigne se serre en un amas bleuâtre,
Où l’arbre brode au ciel d’immobiles festons,
Quand l’air lui-même attend, nous te le promettons,
Nous éteindrons tout bruit et nous saurons te rendre
Au grand apprêt de l’ombre, à l’immensité tendre
De ton silence épars, auguste, originel,
Par qui le monde est joint au mystère du ciel.
Et tu ne percevras que l’arrêt sur la route
De nos pas retenus, de nos cœurs à l’écoute,
Cependant qu’à l’abri du chaume basané
S’est clos le vol aigu de la belle Procné,
Et qu’endormie enfin et brûlante de rêve,
Sous l’influence de Cynthia qui se lève,
Livrant tout ton secret de ton centre à ton sol,
Tu n’es plus qu’une voix, la voix du rossignol [30].
On voit ce que tous ces thuriféraires de la Nature attendent de nous : ils veulent nous courber devant cet immense Univers que l’Antiquité avait regardé comme l’œuvre de Dieu, mais en qui, décidément, nous devons saluer Dieu lui-même, s’il faut en croire nos dévots panthéistes modernes.
Beaucoup de savants de notre temps, soit qu’ils aient honte de prononcer ou d’écrire le nom de Dieu, soit qu’ils ne se rendent pas un compte exact du vide de la locution qu’ils emploient, remplacent le nom sacré par celui de la Nature. Ils disent : la Nature, partout où il faudrait dire Dieu.
En cédant à une pareille habitude, nos savants, comme nos philosophes, semblent vouloir, eux aussi, diviniser la Nature.
Et ainsi, la Nature semble être le dieu de presque tous nos écrivains, depuis le XVIIIe siècle. Philosophes, poètes et savants s’adressent à elle, comme à une personne ; ils la remercient d’être une consolatrice ; ils la maudissent de son indifférence ou de sa cruauté. Lyriques ou simplement éloquents, il existe, à son adresse, une multitude d’aphorismes, et le nombre des épiphonèmes où on la célèbre est incalculable. Elle est la Cause, elle est l’Effet, elle est le mot de l’universelle énigme et la clef des choses...
Mais, pour la mieux connaître, consultons ceux qui l’adorent et voyons la folie de ces modernes idolâtres...
Folle idolâtrie.
La Nature ! ce mot ne représente le plus souvent aucune idée précise [31]. Pour beaucoup d’hommes, il n’est qu’un groupe de syllabes privilégiées, – comme il en existe un certain nombre dans la langue, – qui, par le vague de la pensée qu’elles expriment ou la beauté de leur son, ont revêtu un caractère sacré. On dit : la Nature, comme on dit : le Progrès ou la Science ; on ne comprend pas, ou guère ; mais il n’importe : il y a du mystère et de la puissance enfermés dans l’harmonieux vocable ; cela suffit : on est charmé.
Et, en effet, « interrogez, non pas un ignorant ou un badaud, mais un homme assez cultivé, un écrivain, un professeur, voire tel ou tel maître. Demandez-lui quelle est l’idée que nous devons nous former de la Nature. Vous avez sept ou huit chances sur dix pour l’entendre répondre, d’un air dédaigneux, convaincu et néanmoins embarrassé : « Rien n’est plus clair, voyons ! La Nature, c’est nous, c’est tout ce qui nous entoure, c’est le milieu auquel nous appartenons. Inutile de poser une pareille question [32]. » – Il répondra cela sans aucun doute, mais cela, qui paraît clair, ne l’est pas, ou si vous l’aimez mieux : c’est du clair-obscur, jeu de la lumière et de l’ombre, où l’œil de l’esprit plonge et ne distingue rien.
Qu’est-ce donc, encore une fois, que cette Nature que les philosophes du XVIIIe siècle, quelques-uns parmi ceux du XIXe, et presque tous les abrutisseurs contemporains de la pensée humaine, libres-penseurs, francs-maçons, anticléricaux de tout poil, ont tant de fois opposée à Dieu ? N’est-ce qu’un pseudonyme de l’Être suprême que l’on n’ose pas nommer ? Est-ce une force indépendante et distincte de Lui ? Voilà ce qu’il serait pourtant utile de savoir.
La Nature est le nom que donnent les matérialistes, conscients ou inconscients, soit à l’univers, soit aux tendances innées de l’être humain.
Dans le premier sens, la Nature est le monde lui-même, conduit par une sorte de fatalité, sans plan tracé d’avance, à l’exclusion de toute loi intentionnelle. C’est la matière avec ses énergies latentes, source de la vie et de la pensée et de leurs innombrables et incompréhensibles transformations. La Nature est inconsciente, et s’il se manifeste en elle une certaine harmonie, cette harmonie est le résultat des causes mécaniques mises fortuitement en équilibre. La Nature, c’est l’ensemble des choses venant on ne sait d’où, allant on ne sait où, sous l’impulsion d’une force aveugle, à jamais inconnue.
Dans le second sens, la Nature est, pour les mêmes hommes, l’ensemble des besoins et des instincts de la vie animale, et c’est ici l’aspect moral ou immoral du système. Dans ce sens, on dit qu’il faut obéir à la Nature, accepter ses suggestions, suivre ses impulsions, traduire en actes ses impérieuses volontés.
Voilà expliqué avec quelque netteté, du moins je le pense, quels sens donnent au mot Nature les idolâtres, dont il est question dans ces pages ; voilà les deux concepts qu’ils adorent ensemble ou tour à tour ; voilà quelle idée ils se font de l’idole dont ils dressent l’autel en face de l’autel de Dieu.
Est-elle vraiment adorable, cette idole, et ces gens qui nous méprisent si fort, nous les chrétiens, parce que nous nous prosternons devant l’invisible et auguste Trinité, ont-ils raison de se prosterner devant l’Univers et devant eux-mêmes, puisque l’univers et l’homme, à leurs yeux, constituent justement l’adorable Nature ?
Poser la question est déjà l’avoir résolue ; insistons quelque peu cependant.
En vérité, c’est bien l’une des excentricités les plus comiques du précédent siècle et de celui-ci, plus fertile encore peut-être en joyeux paradoxes, que cette idolâtrie de la Nature.
Il est remarquable d’abord que ce culte de la Nature ne possède, pour s’exprimer, que des termes d’un vague désespérant. L’Univers, avec un grand U, est son temple ; l’Infini, avec un grand I, est l’objet qu’il faut contempler et adorer.
Tout cela ne laisse pas que d’être très beau ; niais, outre que l’Univers, s’il est un temple, peut en même temps être tout autre chose, l’Infini, qu’est-ce que c’est ? L’espace illimité, sans doute, l’immensité sans bornes ni rives et peuplée de mondes ? Soit. Mais si cette immensité n’a ni pensée, ni cœur, ni âme, si elle ne nous voit ni ne nous entend, quel charme peut-il y avoir, pour une créature comme nous, à la contempler ? Ce ne peut être qu’un amusement semblable à celui que nous prenons à regarder les plaines sans fin de l’Océan, amusement de rêveur ou de poète ; mais, sûrement, nous aurions bien tort de nous tourmenter pour cette chose inexplorée et presque inconnue, qui nous est si cons piètement étrangère !
Bien malin, au surplus, serait celui qui trouverait ici quoi que ce soit de divin et d’adorable.
Si l’on considère la Nature en tant qu’elle est le monde physique, l’ensemble des choses et le faisceau des lois qui les gouvernent, nous voilà en présence de la matière aux mille formes, poussière d’atomes et poussière de soleils. L’organisme est prodigieux : il nous impressionne terriblement par ses dimensions démesurées ; il nous étonne par la perfection et le fini des détails qui le composent. Mais c’est en vain que nous y cherchons l’être divin devant lequel on veut nous forcer à courber le front : il n’y a ici qu’une grandiose machine, et rien de plus, une machine sans aucune espèce de pensées, sans aucune espèce de sentiments, indifférente à toute vie et à toute mort, au point qu’elle ignore la pitié et la justice, sinistrement aride et follement féconde, mais tellement avare dans sa fécondité même qu’elle ne donne à l’homme que ce que l’homme lui arrache de force.
Les poètes l’animent et nous donnent l’illusion qu’elle est vivante et intelligente. Ils parlent des voix et des harmonies de la Nature, murmure de la forêt, chanson du vent ou des vagues, chanson des oiseaux, hymne des pins aigus sur les pentes ou sur les cimes, gazouillement des ruisseaux dans les vallées. Ils vont parfois jusqu’à lui supposer une âme et à la croire capable de penser et de s’émouvoir.
Vaines imaginations de vains semeurs d’illusions. Dans la réalité, ni elle ne vit, ni elle ne pense, ni elle ne s’émeut.
Aller plus au fond, c’est voir de plus près encore l’inanité de l’idole.
Quelques arguments à l’appui de ce dire.
Il n’y a pas un doute à émettre là-dessus : la Nature a commencé.
Dites, avec Laplace, si vous voulez, que le monde fut d’abord une nébuleuse démesurée, flottant dans les vides de l’espace ; dites encore, avec tous les demi-savants de notre époque, que « cette nébuleuse provenait de combinaisons innombrables et successives gouvernées par l’évolution » ; on pourra toujours vous répondre qu’au fond vous n’en savez rien, que vos explications ne sont que des hypothèses, et qu’il faut bien, enfin, que la fabuleuse multitude des atomes soit sortie de quelque part. Or, si la Nature a commencé, elle n’est donc ni infinie ni éternelle, et sa divinité prétendue n’est donc qu’une usurpation, à moins que ce ne soit une farce puérile.
Songez, au surplus, que la Nature est agitée d’un mouvement éternel, et que le mouvement ne se crée pas lui-même. Il a fallu, à une heure quelconque de la durée commençante, l’intervention d’une force initiale, cette « chiquenaude » dont parle le philosophe. Force prodigieuse, chiquenaude toute-puissante, car les forces en mouvement dans la nature, – ces forces cosmiques dont quelques-unes sont connues des savants et dont les autres ne sont que soupçonnées, – après des milliers de siècles, ne sont pas épuisées encore. On ne saurait donc expliquer la présence des forces emmagasinées dans le monde sans recourir à l’existence d’un premier Moteur, et de ce coup encore la Nature recule devant Dieu et se place au second plan.
Notez, en sus, que la Nature « est immorale, foncièrement immorale, j’oserai dire immorale à ce point, que toute morale n’est, en un sens et surtout à son origine, dans son premier principe, qu’une réaction contre les leçons et les conseils que la Nature nous donne [33] ». Il y en a qui protestent : « Les plaines célestes ne sont pas immorales, disent-ils, et n’enseignent aucune immoralité. L’ordre immense de l’univers ne donne aucunement le spectacle de l’injustice... La Nature végétale n’offre que le spectacle d’un sommeil doux, pacifique et plein de mansuétude. Une forêt n’est immorale que par les bêtes qui s’y entre-tuent. En elle-même, elle est plutôt sereine, majestueuse, douce, et elle verse des pensées de paix avec ses ombres [34]. » Bien dit ; moins bien observé, car si l’on va au fond des choses, on verra que les mêmes lois ont leur accomplissement dans tous les ordres, que la Nature ne connaît guère que la force aveugle, que dans les plaines célestes les astres monstrueux obligent les autres à marcher à leur suite, que dans la forêt où les végétaux semblent dormir d’un demi-sommeil « doux, pacifique et plein de mansuétude », arbres et plantes, plus silencieusement mais aussi effectivement, s’entre-tuent comme les bêtes, et qu’enfin les ombres qui vont censément nous verser la paix, s’oublient quelquefois, sans avertir, jusqu’à nous verser une fluxion de poitrine avec le bienfait de leur idyllique fraîcheur.
Mais, qu’on laisse de côté certains des aspects où elle semble innocente, où elle l’est peut-être, elle apparaîtra telle que nous le disons plus haut.
Elle laisse périr une génération d’hommes avec la même impassibilité qu’elle condamne à mort le surcroît des insectes dont elle n’a que faire. Elle est la mère aveugle et sans âme qui produit pour détruire.
Et ici, la question se pose vraiment :
« Est-il possible de s’imaginer que l’homme va se sentir animé de sentiments respectueux pour cette substance ou cette mécanique aveugle qui lui fait à tour de rôle du bien et du mal sans le vouloir ni le savoir ? Pour le théiste, la piété est un devoir, car son Dieu est vivant, conscient, et se révèle à lui comme saint et juste. Il ne peut être question de devoirs qu’entre des êtres semblables, nous ne disons pas égaux. Nous avons des devoirs envers les animaux parce qu’ils nous ressemblent par la sensibilité physique et la capacité de souffrir ; nous n’en avons pas envers le sol que nous labourons, bien qu’il nous fournisse nos aliments. Nous avons des devoirs envers Dieu, malgré la différence immense qui sépare notre infirmité de sa perfection, parce que nous sommes avec Dieu dans un rapport d’esprit à esprit, parce qu’il est l’idéal réel vers lequel nous aspirons, mais nous n’en avons pas envers l’Océan, quelque majestueux qu’il nous paraisse. Si la mer était une personne, si ses colères et ses apaisements étaient autre chose que des figures poétiques, si c’était avec sa permission consciente et dotés par elle des moyens d’y parvenir que nous entreprissions de voguer à sa surface, de sonder ses abîmes, d’étudier ses courants, ses marées, ses tempêtes, nous ressentirions des mouvements de crainte et de reconnaissance pour une personnalité aussi importante, à qui nous devrions tant, et dont le courroux serait si redoutable ; mais évidemment, partout ailleurs que dans les chants des poètes, il ne saurait être question d’obligation morale vis-à-vis de cette énorme masse d’eau [35]. »
Diviniser la Nature, comprise en ce sens qu’elle est le monde, le grand Tout, l’ensemble des choses, est donc, pour le dire sans ambages, une pure sottise. On ne peut donner le sublime attribut de la divinité à ce qui n’existe pas en soi, à ce qui ne sent pas, à ce qui ne pense pas, à ce qui n’a tout au plus qu’une misérable vie physique qu’aucun rayon de l’esprit n’éclaire.
Cette constatation a été faite des milliers de fois, non sans grand avantage et quelque profit pour la vérité religieuse. Disons-le : plus d’une fois, elle a été le point de départ de conversions éclatantes. N’est-ce pas elle qui, dernièrement, a jeté le trouble dans l’âme du poète socialiste Adolphe Retté.
Lisez le premier chapitre, très court du reste, de son curieux livre Du Diable à Dieu.
« C’est à Fontainebleau, dans une petite salle, au fond de la cour d’un café. Trois ou quatre papillons de gaz tremblotent d’une façon parcimonieuse. Des bancs sans dossier s’alignent depuis la porte d’entrée jusqu’à trois pas d’une table derrière laquelle, assis sur une chaise de paille, je pérore.
« L’auditoire comprend des ouvriers de Fontainebleau et d’Avon : des jeunes et des vieux, quelques petits commerçants dont les affaires périclitent, un commis-voyageur en collectivisme, venu de Paris, en tout une trentaine d’assistants. »
Le poète fait applaudir ce qu’il appelle des « balivernes redondantes », et le voilà dehors.
« À la sortie, continue-t-il, je fus hélé par quatre convaincus qui éprouvaient le besoin d’absorber un supplément de fariboles. C’étaient : un jardinier, un chaisier, un menuisier et un mastroquet enclin à aider valeureusement sa clientèle pour la mise à sac de ses futailles.
« Le jardinier me dit :
– « Venez donc prendre un bock, citoyen ; nous voudrions vous poser quelques questions sur un sujet qui nous tracasse depuis longtemps. Il n’y a que vous qui puissiez nous débrouiller cela.
« J’acquiesce ; nous entrons au café...
« Le jardinier, – homme d’une intelligence assez développée, – me met aussitôt sur la sellette : – Voyez-vous, citoyen, me dit-il, nous savons qu’il n’y a pas de bon Dieu, c’est une chose entendue. Mais enfin, puisque le monde n’a été créé par personne, nous voudrions bien savoir comment tout a commencé. La science doit être au courant de cela ; et vous allez nous expliquer nettement ce qu’elle dit de croire là-dessus.
« Cette mise en demeure me remua singulièrement. Car, que leur répondre ? Ils étaient là qui attendaient, les oreilles ouvertes toutes grandes et les yeux pleins d’espoir, que je leur départisse les articles du Credo scientifique. Ces faces attentives, penchées vers moi, me gênaient. Je me sentais travaillé de scrupules graves.
« Allais-je leur expliquer que les savants honnêtes se récusent touchant le problème des origines ? Que quelques-uns se bornent à formuler de vagues hypothèses ? Que les charlatans du déterminisme simpliste lancent, comme des bolides, des affirmations aussi catégoriques que peu satisfaisantes ?
« Bien que fort infatué de matérialisme, je ne pouvais pas leur présenter comme des certitudes les fragiles théories sur lesquelles la science élève ses châteaux de cartes. C’était, du reste, cette question du commencement de tout, un point ténébreux à l’horizon de mon orgueil. Je n’aimais pas à l’envisager et je l’écartais bien vite dès qu’il me venait à l’esprit.
« Si j’avais été un politicien ou l’un de ces vulgarisateurs qui farcissent de notions hétéroclites la cervelle des prolétaires, je n’aurais pas hésité à leur servir quelque amphigouri où le fracas des mots aurait dissimulé plus ou moins le néant des idées. Mais, au détriment de ma réussite dans le socialisme, je n’ai jamais su affirmer ce que je ne connais pas. Pourtant, le peuple étant très friand de faconde, il m’eût été facile de satisfaire mes interlocuteurs ; seulement voilà : tant de bonne foi chez ces pauvres gens me touchait ; je m’en serais voulu à mort si je les avais trompés.
« Je restais là, tête basse, en silence.
– « Eh bien ? reprit le jardinier, impatient d’ouïr mes révélations.
– « Eh bien, dis-je, poussé par la vérité, la Science ne peut pas expliquer comment le monde a commencé.
« À cette déclaration, de l’ébahissement, du désappointement, un vrai chagrin se peignirent sur les visages. C’était peut-être un peu comique, mais surtout fort attendrissant, car le peuple a soif de certitudes.
– « Nom d’une pipe, cria le menuisier, dans tous les journaux et les brochures que nous lisons, on nous rabâche que la Science explique tout, donne la raison de tout ; en dehors d’elle il n’y a que des blagues inventées par les prêtres, d’accord avec les riches, pour exploiter les travailleurs. Vous-même, tout à l’heure, vous venez de nous dire que la Science était la seule chose à quoi un homme libre devait croire. Et maintenant voilà que nous vous demandons la chose la plus importante, le comment nous existons, quoi, et vous nous répondez que personne n’en sait rien... quel déchet !
« Les autres approuvèrent ce discours avec énergie. Ils me sommèrent, de nouveau, de leur fournir une solution, tellement il leur semblait ridicule, anormal, monstrueux que leur chère Science, la déesse dont on leur vante sans répit l’infaillibilité, fût en défaut sur un point qu’ils tenaient – fort judicieusement – pour essentiel.
« Moi, je n’étais pas fier et je ne savais trop comment me sortir de l’impasse où je m’étais fourvoyé. Pour faire diversion, j’eus recours aux hypothèses. Je leur déballai le bagage habituel : l’évolution indiquée par Lamarck, développée, en conjectures séduisantes, par Darwin, la monère de Heckel, les racontars sur la force et la matière de Buchner, les syllogismes déterministes. Je crois aussi me rappeler que je fis une incursion chez Diderot. Ils m’écoutaient avec dévotion, quoique le fumet de ces viandes creuses ne leur caressât guère les méninges. Néanmoins je dus en revenir, bon gré, mal gré, à cette constatation, que la Science se déclarait impuissante à expliquer l’énigme de l’univers.
« Mes partenaires étaient fort déconfits... Je pris congé sur des poignées de mains fort molles... Je me sentais profondément troublé, mal à l’aise, et j’éprouvais le besoin de réfléchir, seul à seul, avec ma conscience.
« Gagnant la forêt, je suivis le sentier qui serpente à travers la futaie des Fosses-Rouges. Il était environ dix heures du soir. La nuit de juin régnait, toute tiède, toute bleue, tout embaumée, sous les arbres. De légers souffles chuchotaient dans les feuillages. Aux interstices des hautes frondaisons, je voyais scintiller les étoiles. Le rossignol chantait.
« Je ne goûtai pas, comme d’habitude, le charme de l’ombre et du silence. Mon cœur pesait très lourd dans ma poitrine, j’avais presque envie de pleurer ; un remords, qui m’était insolite, s’agitait en moi.
« Quoi, me dis-je, tu viens d’exalter ces hommes simples et pleins de bonne volonté au nom de la Science. Tu leur as promis le paradis terrestre pour après-demain, et quand ils t’ont demandé sur quel granit asseoir l’édifice que tu leur proposes de construire, tu as été obligé de rester coi. Inculquer à des ignorants une doctrine qui manque de premiers principes, ce n’est tout de même pas très loyal. Et il n’y a pas à tergiverser : probablement que jamais tu ne seras fichu de tourner cette difficulté... Entasse Darwin sur Haeckel, Lamarck sur Geoffroy Saint-Hilaire, étaie le transformisme avec le monisme, toutes ces maçonneries chancellent sur du sable mouvant. Tu dois l’avouer : cet océan ténébreux, le mystère du monde, ne cesse de démolir tes constructions...
« J’errais sous les ramures. Malgré moi, j’implorais de je ne savais qui une réponse à cette question des origines que je croyais avoir si délibérément écartée de mes pensées. Je levais les yeux vers le ciel sombre, fourmillant d’étoiles, et il me semblait voir s’y dessiner le sourire formidable d’un sphinx.
« Rien, rien, rien, ne m’éclairait. Tout était taciturne. Et les noirs halliers répandaient dans mon âme leur vaste obscurité.
« Bah ! finis-je par m’écrier, j’ai la tête fatiguée. Je suis las d’avoir discouru pendant deux heures. Demain, mon cerveau se raffermira. Rentrons nous coucher.
« J’allai donc me mettre au lit. Mais mon scrupule ne me lâchait pas. Je me tournais et me retournais, ressassant des arguments qui sitôt formulés s’effritaient. De la nuit, je ne pus fermer l’œil. Par instant, cette idée me traversait le cerveau comme une flèche : si, pourtant, Dieu existait ? Mais tout de suite, j’entendais s’élever en moi un énorme ricanement. – Néanmoins, l’idée revenait. De sorte que quand je m’assoupis, à l’aube, ce fut en me répétant : oui, pourtant, si Dieu existait ? [36]... »
Se poser cette question, en face de la Nature inexplicable sans Dieu, c’était déjà pressentir la lumière, pour mieux dire, c’était aller au-devant d’elle. Le poète socialiste et athée, plein de bonne volonté et de loyauté, étudia, réfléchit, et finit par se laisser investir par la Grâce.
Dans son Dictionnaire philosophique, Voltaire imagine un dialogue entre un penseur et la Nature : « Ma chère mère, dis-moi un peu pourquoi tu existes ; pourquoi il y a quelque chose ?... » Et la chère mère, ainsi interpellée, répond : « Je n’en sais rien... va interroger celui qui m’a faite. »
Il n’y a pas d’autre réponse à la question posée. La Nature ne sait pas d’où elle vient et ignore même ce qu’elle est. « Pourquoi elle existe », « pourquoi il y a quelque chose », Dieu seul le sait, parce que lui seul est la source de l’être, la Cause intelligente, et la raison dernière de tout.
C’est ainsi que la Nature ne peut s’expliquer elle-même, qu’elle nous force à lever les yeux au-dessus d’elle, et à voir Dieu derrière le voile épais et brillant qu’elle tend devant nos curiosités. C’est ainsi qu’au même moment où l’on voudrait la faire adorer, elle confesse son néant et prouve l’existence de son créateur.
Nous avons vu plus haut que l’on donne à ce mot la Nature une autre signification que celle que nous venons d’approfondir. Elle n’est plus le monde immense, au sein duquel notre globe n’est qu’un atome virevoltant dans un rayon de soleil, la machine infinie et formidable qui crée incessamment la vie et qui tourne et fonctionne sans fin sous l’empire éternel de ses lois immuables. La Nature, en ce sens, est tout simplement la nature humaine, notre nature.
C’est la Nature, entendue en ce sens, que Rousseau, – folie ou cynisme, – a osé déclarer bonne, qu’il a saluée et chantée comme la génératrice de tout bien et la mère auguste de la vertu.
Que si, maintenant, nous considérons la nature, en ce dernier sens, c’est-à-dire comme l’ensemble des instincts puissants qui dorment, vite réveillés, au fond du cœur et de la chair de l’homme, il n’est pas besoin de le dire : elle nous apparaît moins divine encore.
C’est une vérité si évidente que la nature humaine est mauvaise, corrompue, et de tout point misérable, que ses infirmités foncières, innombrables et lamentables, sont devenues le lieu commun le plus communément exploité par les moralistes. Notre corps, nous disent-ils, dans sa structure intime, est délicat à faire peur, tant est facile la rupture des vaisseaux qui distribuent la vie dans ses organes ; dans toute sa constitution, il est si fragile qu’il est à la merci du moindre choc, plus précieux qu’un vase de Sèvres, plus cassable aussi ; et tant qu’il existe, il faut mille soins pour le conserver en vigueur et santé, et encore n’y parvient-on pas. La maladie, sous forme de microbes ou de poisons mortels, se cache jusque dans les aliments dont il se nourrit et jusque dans l’air qu’il respire, et s’il ne meurt pas de fièvre ou de consomption, tôt ou tard il dépérit et finit par périr d’usure. Mêmes tares dans notre nature morale : un goût du mal qui nous y conduit infailliblement, presque malgré nous ; une volonté faible, incapable de se maintenir dans la direction et d’atteindre le but ; un cœur malade qui s’attache à tout et qui souffre de tout ; une sensibilité qui nous prédispose à toutes les révoltes comme à toutes les défaillances ; une aptitude à souffrir que toutes les larmes et toute la vie n’épuisent pas. Notre état est tel, à ce point de vue, qu’on a pu se demander, et qu’on se demande encore, si la vie vaut la peine de vivre. Enfin, l’infortune de notre nature se consomme dans la misère d’une intelligence qui se trouve arrêtée dans toutes les directions qu’elle prend par le mur noir du mystère inévitable, qui ne saisit que des formes et de hasardeux rapports entre les idées ou les choses, et qui, même alors qu’elle jouit de la pleine certitude, ne connaît la vérité que pour le désir qu’elle en a.
Bossuet, Pascal et Schopenhauer se rencontrent ici dans un même sentiment de stupéfaction douloureuse en face du spectacle de tant de grandeur et de faiblesse, d’orgueil et de sensualité, d’agitation et d’impuissance. C’est cela la nature de l’homme. Quel homme sensé pourra penser un seul instant qu’elle est divine et adorable ?
Pour montrer l’absurdité d’une telle religion, il suffit, du reste, de montrer à quelles monstrueuses conséquences elle aboutit. Or, le voici, cet aboutissement :
Si le monde est Dieu, l’homme n’a pas d’autre fin que le monde en lui-même. Le monde et lui sont tout, et si le monde et lui sont tout, devant le néant du reste, il doit tout faire pour être heureux dans le monde. Dogme unique, d’où découle une morale abominable, d’où découleront, à supposer que le culte de la Nature vienne à triompher, des lois, des institutions, des gouvernements, une société atroces. Car, dans cette religion, l’homme rapporte tout à lui, et c’est l’égoïsme, racine profonde de tous les vices et de tous les crimes ; il suspecte ce qui le menace ou même seulement l’approche, et c’est la méfiance, l’aversion, la répulsion, la lutte pour la vie ou pour le bonheur, la Guerre : s’il a besoin, pour être heureux, des services du faible, il a le droit de l’asservir ; c’est l’oppression ; si les plaisirs licites ne l’assouvissent pas, il peut recourir à la débauche : c’est la corruption...
Voyez-vous, maintenant, l’aboutissement fatal de la divinisation de la Nature ? Reconnaissez-vous Celui qui vient derrière cette déesse chantée par nos philosophes et par nos poètes ? Celui-là porte un nom à faire frémir d’épouvante tout homme qui n’est pas un ignorant : il s’appelle le Paganisme, et il signifie : Boue et Sang !
Un dernier mot
Arrêtons ici l’effort que nous venons de consacrer à la démolition d’une Déesse et de ses vains autels. Il était utile de montrer l’inanité de ce culte de la Nature, dont le matérialisme contemporain se flatterait volontiers de faire le culte universel et seul reconnu. Il serait superflu d’insister, car il est plus clair que le jour, aux yeux de tout homme doué de réflexion, que la Nature, quel que soit l’aspect sous lequel on l’envisage, n’a rien de divin, ni, partant, d’adorable.
Au sens raisonnable, elle n’est que l’ensemble des choses, considérée comme un système de lois établies par Dieu, – une abstraction, en somme, rien de plus.
Au sens matérialiste et panthéiste, elle n’est plus une abstraction ; elle est une Idole qui s’identifie avec le monde.
Sa masse, énorme au-dessus de toute imagination, en impose à l’esprit humain qu’étonne et confond une si prodigieuse grandeur. Le vieil instinct païen, qui sommeille au fond d’un si grand nombre d’âmes, s’éveille : comme les anciens divinisèrent les vastes forêts, les montagnes hautaines, la mer immense, le ciel bleu, concave, peuplé d’étoiles et sans limites, les hommes d’aujourd’hui, affaiblis dans leur raison par la perte plus ou moins complète de la foi, au spectacle de ce monde que la science leur montre toujours plus incommensurable et toujours plus riche de forces et de formes, éprouvent la tentation de courber les genoux devant cet infini de l’Univers qui les écrase. Mais la réflexion a tôt fait de chasser et de dissiper en fumée ce fantôme menteur. Elle nous dit, en effet, que la Nature, en somme, n’est qu’un mot commode pour exprimer l’ensemble des choses matérielles, que la matière qui la compose n’est qu’un composé d’atomes, et que, par-delà les phénomènes, il faut une Réalité éternelle, une Puissance indépendante, Cause sans cause qui existe par soi. Cette Cause explique tout ; rien ne s’explique sans elle.
Ce que l’on veut, en somme, en restaurant ce culte renouvelé des Grecs et des Romains, c’est nous ramener au Panthéisme, vieux système qui se résume en deux formules, celle-ci : « Dieu, c’est le monde », et cette autre : « Dieu, c’est l’homme. »
Eh bien, non, nous ne reviendrons pas à ces aberrations des philosophies périmées et des religions condamnées et mortes.
– « Monsieur, vous me donnez l’envie de marcher à quatre pattes », écrivait Voltaire à Rousseau, panégyriste et grand prêtre de la Nature. Une telle envie ne sera pas la nôtre : féroces ou non, il n’y a, pour marcher ainsi, que le troupeau des bêtes...
L’homme n’est pas homme parce qu’il vit selon la nature ; il n’est vraiment homme qu’autant qu’il se distingue de la nature, qu’il s’en sépare et qu’il s’élève au-dessus d’elle [37].
Les combats qu’il livre contre elle créent sa dignité, et la civilisation n’est que le fruit des victoires qu’il a remportées dans ces combats.
Paul BARBIER, Les dieux de l’irréligion :
La Raison et la Nature, P. Lethielleux, 1909
[1] Lamennais. Essai sur l’Indifférence.
[2] M.-J. Chénier, La Raison.
[3] M.-J. Chénier, Épître à M. Le Brun.
[4] Le savant allemand G. Forster a écrit, à propos des excès de la Révolution : « La tyrannie de la raison est la plus terrible des tyrannies. Plus l’instrument est admirable, plus est funeste le mauvais usage qu’on en fait. Ni du feu, ni de l’eau ne viendra autant de mal que de la raison contemptrice du sentiment. » Cahiers de la Quinzaine.
[5] V. Caro, L’idée de Dieu ; l’École critique.
[6] L’Univers. 28 septembre 1900.
[7] Renan, V. Dialogues philosophiques.
[8] Jean-Jacques semble avoir protesté le premier contre l’autorité exagérée accordée aux représentants de la science et de la raison. V. Le Rêve du Bonheur, par Marius Ary-Leblond, Merc. de France, 1er juin 1908.
[9] M. P. de Léoni écrivait dans l’Autorité :
« La fête de la Raison au Trocadéro ne fut en réalité qu’une cérémonie d’irréligion, quelque chose comme des vêpres sacrilèges. Et, pour que la parodie fût complète, Charbonnel avait appliqué l’orgue à son office.
« L’orgue du Trocadéro, chef-d’œuvre de Cavaillé-Coll, est, on le sait, construit sur le modèle d’un orgue de cathédrale. Pour se donner davantage encore l’illusion d’une cérémonie religieuse, Charbonnel fit accompagner par l’orgue ses cantiques à lui, l’Internationale et autres morceaux de sa liturgie.
« La tribune prit des airs de chaire conviant des prédicateurs de libre-pensée à évangéliser l’assistance.
« Il ne manqua, en somme, à Charbonnel qu’un costume de Pontife ; mais sûrement il doit penser à pourvoir son clergé de costumes sacerdotaux, tant sa préoccupation est manifeste de plagier la religion qu’il a servie.
« C’est donc en réalité un cléricalisme rouge, un cléricalisme de sectaire qui cherche à se substituer au cléricalisme catholique.
« C’est l’Église rouge qui se dresse devant le culte officiel de la France.
« Et cette nouvelle Église ne se manifeste que par des menaces de pillages, de violences, de meurtres et d’incendies, glorifiant ses fidèles d’être d’indomptables Apaches.
« Voici d’ailleurs dans quels termes le Belge Furnemont a pu définir, dans son sermon, le rôle de cette Église militante :
« “Nous emmènerons encore à Rome, derrière nos savants, nos chefs d’État et nos hommes politiques, l’armée innombrable des délégués de la Libre-Pensée, venus de tous les coins du monde pour affirmer, en face du Vatican, que l’Église a oublié une période de son histoire. On nous a parlé de l’Église expectante, on nous a parlé de l’Église militante, on nous a parlé de l’Église triomphante ; eh bien ! nous irons à Rome parler de l’Église décadente. (Applaudissements.)
« “Dans cette ville qui vit jadis grandir, qui voit diminuer et qui verra s’éteindre la puissance de l’Église romaine, nous irons affirmer la libre-pensée internationale dirigée par la science et en marche vers la raison et vers la justice sociale.” »
« On le voit, c’est toujours le même système, qui consiste à troquer la religion catholique contre un culte d’irréligion.
« Ces cléricaux rouges n’admettent même pas la libre-pensée.
« Ils organisent le culte de l’irréligion avec ses pontifes, ses prêtres et son Église, et ils entendent que leurs fidèles s’adonnent dévotement aux pratiques et aux offices de ce culte, à ses dogmes et à ses commandements.
« Pour détruire ce qu’ils appellent le fanatisme catholique, ils créent un autre fanatisme.
« Et c’est sous l’invocation de la raison que Charbonnel place son Église. Son évêque est tout choisi : c’est celui de Charenton. »
[10] Albert Sueur, Intellectualisme et Catholicisme.
[11] Paul Barbier. La libre pensée et les libres-penseurs. (Nouvelle collection apologétique, 30.)
[12] C’est en ce sens que Fénelon a écrit, dans son Traité de l’Existence de Dieu : « Raison, Raison, n’es-tu pas le Dieu que je cherche ? » C’est dans le même sens que les plus grands, parmi les philosophes grecs, firent de la raison le principe de l’homme et de l’univers. Ils la qualifiaient de divine, parce qu’ils y voyaient une émanation de la pensée en soi, autrement dit de la raison parfaite.
[13] « Les principes de 1789 sont une émanation directe de la Raison ; ils sont la vérité elle-même et, par suite, ils n’ont pas besoin d’être démontrés. » Mironneau, le Volume, 30 oct. 1903.
[14] J.-J. Rousseau, Émile.
[15] J.-J. Rousseau, Émile.
[16] Cl.-Ch. Charaux, Pensées et Portraits.
[17] Les Bases de la Croyance.
[18] G. Casols. Les idées de M. Maurice Barrès.
[19] Lamennais, Essai, t. I.
[20] P. Bourget. L’Étape, p. 459.
[21] Alfred Fouillée, Les Systèmes de la morale contemporaine.
[22] Aristote. Métaphysiq., l. II, c. I.
[23] Cicer. De Consol. apud Lactant. Divin. inst., l. III, c. IV.
[24] Lamennais, Essai, t. I, p. 53-54.
[25] Esquisse d’un tableau des progrès de l’esprit humain.
[26] Édouard Drumont, La Libre Parole.
[27] Sans doute pour suivre les préceptes de la Nature qui se montre impitoyable souvent, le grand-prêtre du nouveau culte, quelques jours après la fête, se montre sous le jour d’un homme sans cœur et sans pitié. Il apprend que « son grand-oncle, M. Magnen de la Balue, âgé de quatre-vingts ans, avait été incarcéré à la Force. Nicolas Berryer, qui était lié avec la famille, supplie le président de l’Assemblée, membre du Comité de Salut public, d’intervenir. Hérault répond “qu’il se compromettrait lui-même en sollicitant pour son oncle ; qu’il ne sauverait pas celui-ci pour lequel il ne pouvait rien ». Berryer demeura confondu d’une telle impassibilité. – Un épicurien sous la Terreur, Hérault de Séchelles (1759-1794), par Em. Dard.
[28] C. Flammarion, Récits de l’Infini, p. VII-VIII.
[29] E. Tavernier, l’Univers, 18 avril 1908.
[30] Mme Catulle Mendès, juin 1907. – Avez-vous jamais lu un vers aussi atrocement cacophonique que l’avant-dernier vers de ce morceau dédié à l’harmonieuse Nature ?
[31] Buffon a écrit : « La Nature est le système des lois établies par le Créateur pour l’existence des choses et pour la succession des êtres. La Nature n’est point une chose, car cette chose serait tout ; la Nature n’est point un être, car cet être serait Dieu. Mais on peut la considérer comme une puissance vive, immense, qui embrasse tout, qui anime tout, et qui, subordonnée à celle du premier Être n’a commencé d’agir que par son ordre, et n’agit encore que par son concours et son consentement. »
Cette définition est spiritualiste, et c’est bien en ce sens qu’il faut entendre ce mot de « Nature », qui maintient depuis si longtemps la pensée des hommes dans l’équivoque. Pour les matérialistes, la Nature, c’est le Grand Pan, tout... – V. Stuart Mill, ch. III.
[32] Eug. Tavernier, À propos de l’Athéisme.
[33] F. Brunetière, Discours de combat, l’Art et la Morale.
[34] C’est contre M. Brunetière que M. Faguet écrivit ces lignes.
[35] Jules Fleury, Le Docteur Strauss, 1873.
[36] Adolphe Retté, Du Diable à Dieu.
[37] Par exemple, il est naturel que la loi du plus fort ou du plus habile règne souverainement dans le monde animal, mais, précisément, cela n’est pas humain.
Il est naturel que le chacal ou l’hyène, l’aigle ou le vautour, pressés par la faim, obéissent à l’impulsion de leur ventre ou de leur férocité mais, précisément, cela n’est pas humain.
Il est naturel qu’entre deux brutes acharnées sur la même proie, ce soit la brutalité qui décide, et non pas la justice, encore moins la pitié ; mais, précisément, cela n’est pas humain.
Il est naturel que chaque génération, parmi les animaux, demeurant étrangère à celle qui l’a précédée, soit également étrangère à celle qui suivra, en d’autres termes, qu’il n’y ait pas entre elles des liens de famille comme ceux qui rattachent les enfants à leurs pères et les pères à leurs enfants ; mais, précisément, cela n’est pas humain. »
Nous pourrions ainsi multiplier les exemples et montrer que la perfection de l’homme ne consiste pas à suivre les lois de la nature physique, mais au contraire à les dominer. Toute la civilisation est proprement une conquête de l’homme sur la nature, et, retourner à la nature serait, à vrai dire, retourner à l’animalité.