Lettres portugaises

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jules Amédée BARBEY D’AUREVILLY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il est des réputations qui finissent par prendre, au bout d’un certain temps, la solidité de la gloire, et qu’il est difficile d’entamer. En France, surtout, c’est presque impossible... Le courage contre tout le monde n’est pas connu dans ce pays... Or, tout le monde a, pour une raison ou pour une autre, contribué de sa propre badauderie à ces réputations qui semblent être des préjugés venus en pleine terre, mais cultivés en pot par des gens d’esprit, et même par des connaisseurs, comme des capucines par des grisettes. Si nous voulions donner la preuve de ce que nous disons là, nous trouverions peut-être plus d’un grand exemple à l’appui de notre opinion. Mais qu’on se rassure ! nous ne voulons pas faire de scandale. Nous nous contenterons de vous parler de ces fameuses lettres d’une religieuse portugaise, publiées, sous le titre de Lettres portugaises, conformément à l’édition de 1669 de Barbin.

Ces lettres – on le sait – ont position officielle de chef-d’œuvre. C’est là un fait acquis. Dès qu’on parle de l’expression enflammée d’une passion vraie, il est de bonne rhétorique de citer les Lettres portugaises, et les esprits les plus forts d’appréciation comme les plus faibles, les esprits qu’on bride le plus et les esprits qu’on bride le moins, ou qui sans bruit vont sur la foi d’autrui, reprennent alors la phrase d’admiration qui traîne partout et y ajoutent leur petite arabesque... Écoutez tous ceux qui ont dit leur mot sur les lettres de la religieuse portugaise, depuis madame de Sévigné, la Célimène de la maternité... – et qui ne sait pas plus que l’autre Célimène ce que c’est qu’une passion trahie, ce que c’est que cette morsure de l’Amour, qui s’en va après l’avoir faite, – jusqu’à Stendhal, le Dupuytren du cœur, et qui n’aurait pas dû se tromper sur les tressaillements de ses fibres, et vous entendrez de tous côtés le même langage : une symphonie de pâmoisons. Les lettres de la Religieuse portugaise ! Mais c’est un livre sorti tout saignant des entrailles ! Ce n’est pas même un livre, ce sont des pages inspirées, arrachées à l’âme comme ses cris et ses larmes, et dans lesquelles l’Amour, sans le savoir, a produit ce que l’Art, qui le sait, produit dans les œuvres des hommes de génie ! Telle est la tradition littéraire. Touchez-y donc, si vous l’oser ! Et cependant ce petit livre vanté par tout le monde, ce chef-d’œuvre d’éloquence et de passion sincère, nous venons de le relire dans la nouvelle édition qu’on nous en donne, et il nous a été impossible d’y trouver tout ce qu’on s’obstine à y chercher et à y voir. À cet égard, la déception a été encore une fois si complète, que nous nous sommes demandé pourquoi cette incroyable renommée faite à quelques lettres d’une recluse dont la passion est, après tout, moins grande que le crime, pour qui lit ce qui nous en reste sans faiblesse et sans parti pris ?

Pourquoi ? Ah ! pourquoi... Faites dire ses petits secrets à la Gloire, et vous aurez éclairé le côté le plus profond de la Critique. Vous expliquerez ce qui est plus difficile à comprendre que les mystérieux procédés du talent, ses richesses ou ses indigences. Oui ! pourquoi la réputation des Lettres portugaises ressemble-t-elle à tant d’autres réputations que le talent – il faut bien le dire ! – n’a pas faites, mais qui, au contraire, ont fait voir le talent où il n’était pas ? Qui donc était intéressé à ce succès ? Qui le décida dès l’origine ? Car ces lettres ne l’attendirent pas. On les lut d’abord sous le manteau et manuscrites, avec les frémissements d’une curiosité infinie. On les lut comme on lisait celles de madame de Sévigné, – comme on lut aussi ces autres Petites Lettres de Louis Montalte, ce pseudonyme bientôt mis en pièces par le puissant nom de Pascal, qui passa brusquement à travers ! Pour les lettres de madame de Sévigné, quoi d’étonnant à leur électrique popularité ? C’étaient les seules gazettes du temps. Tout le monde y cherchait son nom, et de plus elles étaient écrites avec toutes les grâces d’un talent qui a la légèreté des dentelles que portaient nos grand-mères, et qui, comme les dentelles, semblent avoir gagné en vieillissant. Pour celles de Pascal, la Haine se chargeait de leur gloire, et elle leur en coulait une dans un tel bronze qu’aujourd’hui même nous ne conseillerions point à la Critique, si elle ne voulait pas se voir jeter dans sa propre fournaise, de toucher à ce livre accepté comme un chef-d’œuvre, quoiqu’il soit vrai pourtant de dire que le comique en a vieilli et qu’on n’y trouve jamais que la même ironie, ramenée et répétée... le croira-t-on ? dans ces dix-huit lettres dix-huit fois ! Depuis Pascal et madame de Sévigné, il fut encore des succès faciles et des livres dont on peut expliquer la tranquille possession d’état parmi les œuvres qu’on ne discute plus, sans avoir recours au phénomène du génie. Ainsi, par exemple, au XVIIIe siècle, le roman sans couleur, sans profondeur et sans idéal, de l’abbé Prévost, dont le héros est un escroc et l’héroïne une fille de joie, n’a-t-il pas été vanté comma un modèle littéraire par l’immoralité reconnaissante d’une époque abominablement dégradée ? Ainsi, plus tard, au XIXe siècle, n’avons-nous pas vu l’étrange fortune de ce petit roman d’Adolphe, si horriblement sec de fond et de forme, et dont personne n’eût parlé peut-être si l’auteur, plus roué qu’on ne croit, n’eût intéressé la fatuité humaine à la réussite de son ouvrage ; car tout homme, en disant que ce livre est vrai, ne semble-t-il pas révéler qu’il a connu le friand tourment d’une Ellénore ? Mais la Religieuse portugaise, si ses lettres ne valent pas le bien qu’on en dit... comment expliquer son succès, tout à la fois instantané et durable ?...

Elle n’était pas, elle, comme madame de Sévigné, une mondaine du XVIIe siècle. Elle vivait au loin, dans son pays, au fond du cloître qu’elle avait souillé, et à peine si ceux qui lisaient ses lettres en France savaient son nom étranger. Son séducteur, raconte l’histoire, ne reportait pas sur son front voilé l’éclat de ces facultés sataniques qui distinguent parfois les séducteurs. Ce n’était ni don Juan, ni Lovelace, ni Valmont, pas même Richelieu. À en croire les Mémoires de Saint-Simon et de Duclos, c’était même un assez pauvre homme, officier général, il est vrai, mais qui n’avait pour toute poésie (car c’en est une !) que sa noble casaque de soldat. Dans tout cela, peu de causes de bruit ; et, d’ailleurs, tout ce qui n’intéresse qu’une société périt avec elle. Si donc le talent n’explique rien et n’existe pas réellement dans les lettres de la Religieuse portugaise, le piquant problème que nous signalions plus haut à la Critique n’est-il pas le seul qui lui reste aujourd’hui à poser ?...

C’est le seul, en effet. Nous prenons sur nous de le dire, de talent, dans ces Lettres portugaises que réimpriment les bibliothèques dites choisies, il n’y en a pas. Le sentiment qui remplit ces lettres est de tous les sentiments le plus vulgaire. L’âme qui s’y agite et y respire peut attendrir l’âme qui lui ressemble, une âme du même niveau moral ; mais elle n’y contracte jamais cette supériorité de passion et cette profondeur exaltée qui constitue cette chose à part que l’on appelle le talent. Dès les premiers mots de cette larmoyante élégie, soupirée lâchement aux pieds d’un homme et où le tonnerre du grand nom du Dieu qu’on outrage ne retentit pas une seule fois, l’imagination est cruellement trompée. Dans ces pages qu’on dirait écrites par quelque plaintive Aïssé du XVIIIe siècle, et non par une fille des sanctuaires fermés du Seigneur, on cherche en vain la Portugaise, la femme de ce pays où le soleil et la Dévotion font bouillir ces têtes virginales sous leurs frais et chastes bandeaux de lin, et les préparent aux incendies intérieurs et aux ravissements de l’extase. On parle de passion sincère ! Mais la passion d’une religieuse pour un homme, si elle est possible, doit être quelque chose de terrible, d’inouï, de tragique à faire pâlir Phèdre, et le livre qui l’exprime, s’il est éloquent comme vous le prétendez, doit porter un caractère de désordre, de fatalité, de folie, de douleur à la fois abjecte et sublime, auquel, dans l’histoire des littératures, il n’y a rien à comparer. Pensez-y donc ! une religieuse ! une épouse de Jésus-Christ ! nourrie jusque-là du pain eucharistique, et tombée des hauteurs de la Pureté et de la Grâce dans les fanges de la passion humaine, et demandez-vous ce que doivent être l’amour et sa faute, pour une pareille femme, sinon le plus grand des crimes, le plus affreux des adultères, l’infidélité à Dieu même, le sacrilège dans la trahison ! Même avant d’avoir lu une ligne de ces lettres, où l’enfer doit brûler par avance, ne vous attendez-vous pas à des luttes sans fin entre l’amour, le remords, l’épouvante ? N’entrevoyez-vous pas déjà les épreuves du plus pathétique des martyres ? Ne rêvez-vous pas des déchirements, des blasphèmes, des revanches contre la prière abandonnée, et à travers tout cela l’idée, qui offusque tout dans une âme perdue, de la damnation éternelle ? Eh bien, le livre où vous croyez trouver ces choses, il est là, dans vos mains, et vous n’y voyez rien de plus qu’une femme qui pleure en se regardant pleurer, comme dans toutes les romances ! Et nous disons romances, et non pas romans ; car le romancier le plus vulgaire, avec ce sujet d’une religieuse séduite et abandonnée, apostate de Dieu par amour d’un homme, aurait mis certainement plus de sang du cœur dans les larmes qu’il eût fait verser à sa chimère qu’il n’en passa jamais sur les joues de cette religieuse, qu’on nous donne comme une réalité.

Car voilà le mot qu’un tel livre nous oblige d’écrire ! Exista-t-elle ? Cette religieuse, dont tout le monde parle et qu’on vante, est-ce vraiment une réalité ? Est-ce une vraie femme ? une vraie religieuse ? Et les lettres qu’on lui attribue sont-elles bien écrites de sa main ? Si elles sont d’elle, en effet, on ne saurait trop admirer le mot qu’on s’est donné (et qu’on s’est tenu) de les traiter imperturbablement de chef-d’œuvre en fait d’expression passionnée. Pour nous, qui venons de nous en assurer encore, c’est du Crébillon fils tout au plus, auquel il manque des cantharides, et qu’on a détrempé dans le Lait des Sultanes du nauséabond Dorat. Nous portons le défi à la critique la plus amoureuse de la Religieuse portugaise de citer une seule phrase de ces lettres où la passion vraie, la passion presque sainte de vérité, même quand elle est coupable, halète et frissonne ! Il n’y en a pas. Lorsque cette pauvre madame de Sévigné, cette prude dont Bussy se moquait, parlait de la tendresse des Lettres portugaises, elle n’était pas fort difficile. Elle trahissait sa faible intelligence des choses du cœur. Certes ! Chateaubriand, cet artiste surfait, ce Lucain en prose de notre décadence, a trouvé rarement sous sa plume à effet des pages sincères, mais la lettre d’Amélie dans René, cette lettre criée à moitié par l’amour, à moitié étouffée par la pudeur et par la peur du crime, est bien supérieure en passion profonde à toute la correspondance de cette autre religieuse, qui ne se cache plus, qui ne rougit plus, et qui, à chaque page, reboit froidement sa honte en recommençant ses aveux.

Cette absence radicale de talent, qui implique celle de l’âme, quoi qu’on en dise, est, à ce qu’il nous semble, le meilleur argument à dresser contre la réalité des Lettres portugaises et l’existence de leur auteur. Qu’on insiste tant qu’on voudra sur leur authenticité historique ! Nous n’y croyons pas. Ces lettres d’une religieuse qui n’a pas un remords, – qui n’a pas un scrupule, – qui, nous le répétons, ne parle pas une seule fois de Dieu dans sa chute, – qui n’a pas même sur son front le signe de la Bête dont Dieu marque ses réprouvés, ce coup de marteau donné à l’arbre qui doit être coupé pour l’enfer ; – ces lettres à mignardises éplorées et à obscénités hypocrites sont apocryphes en nature humaine, et nous n’hésitons pas à le déclarer ! Non ! tout cela n’est pas vrai. Quelqu’un a menti ! Nous ne savons pas le nom du menteur, mais qu’importe ! Nous n’en tenons pas moins pour certain que la femme qui écrivit de pareilles lettres n’appuya jamais son sein bouleversé contre les marches d’un autel. Madame de Sévigné s’y est trompée, mais la pauvre sœur Louise de la Miséricorde, interrogée, aurait répondu, du fond de ses Carmélites de Chaillot, que les passions qui souffrent ont d’autres accents dans les maisons du Seigneur... Madame de Sévigné, le XVIIIe siècle, Saint-Simon, et plus tard Duclos, toute la terre enfin, ont été dupes de quelque mystification inconnue. Le fat qui montre des lettres de femmes, dans l’intérêt de son amour-propre, n’est-il pas capable de les altérer ?... D’ailleurs, ces lettres out-elles eu besoin d’être altérées ? Nous avons nié la religieuse ; un autre que nous a nié la femme... un autre qui se connaissait aux passions et à leur langage : « Je parierais que les lettres de la religieuse portugaise sont d’un homme ! » écrivait Rousseau à d’Alembert.

Et si cela est, si l’intuition de Rousseau est juste, est-il alors bien difficile de comprendre la renommée faite au livre de cette soi-disant religieuse, et le problème que nous avons posé au commencement de ce chapitre ne se résout-il pas tout seul ? Est-il bien difficile de comprendre alors l’amour très vif du XVIIIe siècle, de tous ceux qui ont du XVIIIe siècle sous la peau, pour cette chétive production du XVIIe, cette Religieuse portugaise qui précède (est-ce innocemment ?) dans le temps une autre Religieuse, plis complète en désordre, en impiétés, en horreurs de toutes sortes, l’épouvantable Religieuse de Diderot, qui, du moins, est un affreux chef-d’œuvre, et pour laquelle le talent de l’exécution a dû se montrer au moins l’égal de la scélératesse de la pensée ? Que cette Religieuse portugaise, trois étoiles d’un Francaleu quelconque, fut une fille perdue par son propre cœur ou qu’elle ne fût qu’une vocation forcée, il importait peu au XVIIIe siècle ! Où qu’on la prît, la thèse était bonne à soutenir, et c’était un joli prélude, quoique lointain, aux Victimes cloîtrées, la fin de toute cette littérature dirigée contre les plus belles et les plus saintes institutions ! Les ennemis de l’Église jouaient alors contre elle leur grande partie, et tout leur était bon pour la gagner. Là est le secret, sans nul doute, de leur admiration posthume pour une production misérable sur laquelle le flot du temps n’aurait pas dû impunément passer. Seulement, puisque aujourd’hui on la réimprime, comme on réimprimait hier aussi les Lettres d’Héloïse et d’Abailard, – une production du même ordre pour la fétidité de l’inspiration et la nullité du talent, – il faut bien que la Critique littéraire, indignée d’un tel choix de publications, y fasse barre avec son mépris !

 

 

 

 

Jules Amédée BARBEY D’AUREVILLY,

Femmes et moralistes, 1906.

 

Paru d’abord dans la revue Pays du 1er février 1854.

 

 

 

 

 

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