Les propagateurs de l’irréligion

 

ROMANS ET ROMANCIERS

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul BARBIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les Politiciens, les Pédagogues, les Savants et les Demi-savants, touchés de la grâce du diable et ravalés au niveau intellectuel des francs-maçons et des libres-penseurs, autant d’agents de l’immoralité, autant de propagateurs de l’irréligion.

Ces types d’apôtres à rebours ne sont pas les seuls.

 

La Religion rencontre encore de redoutables ennemis dans la littérature et les littérateurs. Difficilement ceux qui écrivent acceptent son joug ; car il est également difficile d’avoir de l’esprit et du succès en respectant les dogmes et la morale qu’elle prêche. En revanche, il est aisé d’en imposer à la foule ignorante par le blasphème, par la raillerie des choses les plus saintes, plus aisé mille fois encore de la séduire par la peinture des passions troublantes et des crimes alléchants. Un Voltaire catholique n’aurait peut-être pas valu ce Nonotte dont un Voltaire incrédule a tant ri et fait rire, et la plupart de nos littérateurs contemporains, sans cette double et bienheureuse corde de l’impiété et de l’immoralité, devraient bien vite briser leur plume et fermer boutique. Mais ils ne veulent pas briser leur plume, ils ne veulent pas fermer boutique ; ils veulent vivre de leur talent, et ils continuent à écrire, à la fois démoralisés et démoralisateurs.

 

– « Si j’avais dans ma main toutes les vérités du monde, je me garderais bien de l’ouvrir », dit le vieux Fontenelle.

Le vieux Fontenelle avait tort, il eût pu ouvrir sa main toute grande, car la vérité ne peut être funeste. Seule, l’erreur enfante le mal et le malheur.

Aujourd’hui ceux qui écrivent, dans leur hâte de produire et de réaliser les profits espérés, étudient à peine et sèment l’erreur à poignée. Que les idées qu’ils jettent au vent « se transforment en faits effrayants, qu’elles se ruent dans tous les pays comme une bacchanale effrénée, qu’elles brisent avec leur thyrse les fleurs les plus innocentes de la vie », qu’elles fassent irruption dans les hôpitaux et arrachent de son lit le malade et le moribond, qu’elles enlèvent aux foules les croyances consolatrices, qu’elles allument au cœur des peuples le feu des convoitises insatiables et des haines inextinguibles, périssent la vérité et la justice, périssent la patrie et l’univers même, – que leur importe ? – ils auront des rentes et l’on parlera d’eux.

Et voilà comme quoi la littérature, qui peut être la plus noble des professions, devient le plus vil de tous les métiers.

 

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait pas, parmi les littérateurs, des esprits élevés, préoccupés d’art, et pour qui un livre est une œuvre et non pas une affaire. Certains parmi eux possèdent de rares qualités littéraires : l’esprit d’observation, la verve primesautière, l’humour, un certain atticisme. Ici, vous rencontrez une page vibrante, une peinture vigoureuse et sobre, une explosion superflue de passion ; là, de l’originalité, de la couleur, de surprenantes finesses de plume, l’art de la composition et le fini du détail, parfois même la pureté et la grandeur, preuve incontestable que vous avez affaire à un écrivain de race.

Par malheur, le bon et le beau, surtout dans ces romans qui forment toute la littérature actuelle, sont bien mélangés.

 

Le roman d’aujourd’hui est l’ancien poème épique ravalé au niveau de la médiocrité moderne. Le héros, demi-dieu jadis, est maintenant un monsieur quelconque, et les déesses du vieil Homère sont remplacées par des femmes et des jeunes filles du monde, du demi-monde et de n’importe quel monde. Il ne s’agit plus de raconter les évènements qui ont remué des nations ou de mettre en jeu les puissances souveraines qui mènent l’humanité ; on se contente d’inventions moins grandioses et de moyens d’action plus modestes. Comme fatalement toute œuvre d’art est une imitation, on imite simplement la vie et les hommes, tels que notre époque les fait évoluer sous nos yeux. Les trois éléments découverts par Aristote dans l’épopée se retrouvent ici : la fable, les mœurs et les pensées. Seulement, la fable est un arrangement de faits et d’actions, de péripéties et d’incidents d’aujourd’hui ; les mœurs et les caractères sont plus ou moins les mœurs et les caractères d’aujourd’hui ; et les pensées enfin, un peu les pensées de tout le monde. Le tout, écrit en prose, bonne ou mauvaise, plus souvent mauvaise que bonne.

 

Quel invraisemblable amas de contes et d’histoires plus ou moins vraisemblables, depuis l’Atala de Chateaubriand jusqu’aux Compagnons de la Truffe du prolixe et graveleux Paul de Kock, et des Jésuites d’Eugène Sue aux millions de romans qui paraissent chez nous chaque année ! Et quel choix, impossible à faire, parmi ces écrivains trop féconds qui, pour la plupart, ne sortent de l’ombre que pour y rentrer aussitôt, remplacés par quelques auteurs plus audacieux qui périront à leur tour ! Depuis 1870, en particulier, la production a fait place à la surproduction et nous sommes envahis ! Trente-huit ans d’une époque sans gloire ont enfanté cette littérature amère et morose, déprimante et le plus souvent stupidement basse où la belle humeur, l’harmonie, la clarté, toutes les qualités de notre race n’apparaissent plus que de loin en loin. Et, comme si notre vieux génie s’était cassé les ailes, elle est allée prendre un bain de glace en Norvège et se barbouiller de samovar en Russie !

 

Écrire l’histoire du Roman depuis un siècle serait une tâche difficile et longue. Plusieurs, du reste, l’ont entreprise avec plus ou moins de bonheur, et ceux qui la voudraient connaître n’ont qu’à se reporter aux ouvrages où des lettrés traitent cet important sujet littéraire. Le but poursuivi ici est moins ambitieux : nous ne voulons envisager le roman qu’aux seuls points de vu e des idées, des passions et des mœurs. En étudiant les idées qu’il répand ou combat, les passions qu’il glorifie ou qu’il excite, les mœurs qu’il contribue à accréditer, nous constaterons sa puissante influence sur nos contemporains, et nous verrons que cette influence est, prise en général, aussi contraire à la morale qu’à la religion. On sait, au surplus, que les deux choses se tiennent.

 

Trois paragraphes suffiront à cette démonstration d’ailleurs facile :

Nous examinerons d’abord le roman en lui-même ;

Nous dirons quelques mots du roman-feuilleton tant à la mode ;

Nous montrerons l’impression que ce genre de littérature produit sur les âmes en notre temps.

Si de ce modeste travail ressortent quelques conclusions intéressantes, ce sera par quoi nous finirons.

 

 

 

 

 

 

I

 

LES ROMANS ET LES ROMANCIERS À L’HEURE ACTUELLE.

 

 

Nous avons en France, chacun le sait, des romanciers à revendre. Je doute que l’Angleterre elle-même, où tant de misses et de ladies, extraordinairement et également fécondes, font concurrence aux hommes en se livrant à la littérature d’imagination avec une ferveur obstinée, puisse rivaliser avec nous quant au nombre de ces producteurs toujours en mal d’inventions, d’intrigues et d’aventures 1. Supposez que l’on bâtisse une tour avec toutes les œuvres parues depuis 1800 chez nos éditeurs de Paris et de la Province, en ne prenant même qu’un seul exemplaire de chacune d’elles, je gage que le faîte en dépasserait la lanterne de la tour Eiffel. Ce qui prouve, à l’évidence, que notre race n’est pas aussi dépourvue qu’on le dit quelquefois de cette faculté précieuse et dangereuse, appelée jadis par Thérèse d’Avila « la folle du logis ».

Convenons-en toutefois : dans ce gigantesque tas de, livres, il en est beaucoup qui n’ont jamais été lus que par le correcteur d’imprimerie et par l’auteur lui-même. Et ce qu’il est nécessaire d’ajouter, – nécessaire et aussi un peu mélancolique, – c’est que ce ne sont pas toujours les plus médiocres. Mais le vieil Horace nous a dès longtemps avertis : habent sua fata libelli ; il y a des auteurs qui ont de l’étoile, et d’autres qui n’en ont pas, et certains ouvrages, comme certains enfants, sans qu’on sache trop pourquoi, suivent le destin de leur père.

C’est ainsi que, tandis que de bons romanciers et de bons romans sont demeurés irrémédiablement obscurs, d’autres romanciers et d’autres romans se sont fait une place de choix dans l’opinion, dans les bibliothèques et dans la gloire.

Hommes ou livres, ceux qui ont le mieux réussi sont, en général, ceux qui ont, avec le plus de vigueur, peint la société telle qu’elle est ou que le public s’imagine qu’elle est, créé des types, vrais ou faux, peu importe, exploité les passions éternelles, surtout les plus fortes et les plus basses. Il est arrivé pourtant, – et cela arrive encore même aujourd’hui – que des écrivains plus discrets, plus vrais et plus fidèles, ont conquis une juste renommée, mais leur renommée ne dépasse guère le centre étroit d’une élite ; et, après tout, peut-être ce bruit, léger comme le frémissement des abeilles ailées en quête de miel, est-elle la vraie gloire, l’autre – celle que Victor Hugo appelait la gloire en gros sous – étant généralement donnée par la populace à la canaille des esprits.

 

Il y a, dans tout romancier moderne digne de ce nom, un poète, un historien des mœurs, un philosophe et, à quelque degré, un savant. Il doit faire valoir son récit par la beauté des images, par la justesse et l’éloquence des symboles, par l’harmonie des rythmes ; observer la vie et la peindre avec exactitude et pittoresque, s’approprier les idées et les répandre ; connaître le progrès et les découvertes de la science qui joue un si grand rôle dans la société moderne. C’est à ces multiples conditions qu’il est complet et qu’il a des chances d’exercer quelque action sur son temps. Malheureusement, il est très rare que le romancier soit tout cela à la fois, ou même qu’il soit seulement quelque chose de tout cela. Le plus souvent, en lui, le poète est nul, et il est, au surplus, dépourvu de tout style personnel, d’idées, de visées morales, d’exactitude scientifique ou autre. Son rôle se réduit à intéresser le peuple par les moyens les plus vulgaires, en excitant ses passions, en abaissant ses sentiments, en amollissant son âme, en repaissant son esprit d’aliments grossiers et empoisonnés.

 

On ne s’attend pas, j’en ai averti mes lecteurs, à trouver ici une histoire, même succincte, du roman français depuis cent ans et un peu plus. Comment embrasser une si longue période du plus prolifique de tous les genres ? Il faudrait parler de ce prodigieux Châteaubriand qui résume toute la littérature à venir ; de Madame de Staël et de toutes les belles dames qui, à son exemple, couchèrent sur le papier leur vie sentimentale et leurs rêves attendris. Vous réapparaîtriez, avec de vieux volumes aux pages un peu flétries en vos petites mains, vous, Madame Cottin, mère de Malvina ; vous, Madame de Souza, mère d’Adèle de Sénanges ; vous, madame de Duras, mère d’Ourika ; vous, madame de Krüdener, mère de Valérie. Benjamin Constant suivrait ces muses surannées avec son Adolphe navré et navrant. On verrait alors s’allonger un long et bariolé cortège d’auteurs de génie très inégal, où défileraient Stendhal et Lamartine, George Sand et Musset, Victor Hugo et Balzac, Mérimée et O. Feuillet, Champfleury, Henri Monnier, Feydeau ; et derrière, pêle-mêle, Zola et les Goncourt, Alphonse Daudet et Hector Malot, Charles de Bernard, Barbey d’Aurevilly, Ferdinand Fabre, André Lemoyne, Achard, Murger, Sue, Paul de Kock, Gustave Droz, Paul Féval, Huysmans, Souvestre, Erkmann-Chatrian, Ponson du Terrail fraternisant avec ce bon géant d’Alexandre Dumas ; et enfin, à la queue de cette procession immense, les dix ou vingt mille feuilletonistes dont la presse plus ou moins compacte garnit le rez-de-chaussée de nos grands et de nos petits journaux.

Bien entendu, nos romanciers contemporains auraient une belle place dans le cortège. Édouard Rod et les Margueritte, Paul Adam lui-même, occuperaient un rang distingué, et quant aux deux maîtres hors de pair, Paul Bourget et René Bazin, ils marcheraient parmi les tout premiers, couronnés de fleurs comme des poètes.

Nous admirerions au passage ceux qui méritent d’être admirés : les évocateurs comme Flaubert, les divinateurs et les peintres puissants de la réalité comme Balzac. Mais quel déchet dans ce nombre presque infini et toujours grandissant d’infatigables conteurs ! Combien d’ouvriers médiocres à côté de quelques rares artistes ! Et pour quelques bons livres, quel tas effrayant de livres mauvais et de mauvais livres !

 

Ce qui, a toujours manqué au roman français, depuis qu’il existe, ce qui lui manque surtout aujourd’hui, c’est le sens moral.

Faut-il, pour porter un tel jugement, avoir lu tous les ouvrages se rapportant au genre romanesque et parus depuis cent ans ? Outre que l’entreprise est au-dessus des forces humaines, un tel effort n’est nullement nécessaire. Il suffit de connaître les principaux, et d’avoir cédé de temps à autre aux invitations de la curiosité ou du hasard. On finira par constater que le roman s’est fait le véhicule des plus mauvaises idées et des pires tendances modernes.

 

Le roman d’aujourd’hui nous apparaît tout d’abord comme fortement imprégné de pessimisme et de scepticisme : quand il ne peint pas les hommes et la vie sous les plus attristantes couleurs, il promène sa raillerie légère sur tout, et provoque l’indulgence pour les plus honteuses défaillances de la conscience et du cœur. Sa doctrine consiste alors en ceci : « Le monde et la vie sont un système auquel il est à jamais impossible de rien comprendre. Existe-t-il une cause initiale ? Existe-t-il une loi directrice ? Existe-t-il un but final où s’acheminent les êtres et les choses ? Nul ne peut le dire. Dans ces conditions, rien d’autre à faire que prendre la vie gaîment comme un spectacle curieux à voir, en tirant de tous les phénomènes qui passent toutes les satisfactions personnelles qu’ils sont susceptibles de nous offrir. » C’est le vieil épicurisme d’Horace et des lettres païennes, à peine rhabillé par Renan, Anatole France, Jules Lemaître et Maurice Barrès. Un de ces écrivains, Jules Lemaître, est sorti dans ces derniers temps de la phalange des dilettantes, et, comme patriote au moins, a montré, en se jetant bravement dans l’action, qu’il était tout autre chose qu’un vain spectateur des vains spectacles du monde. Barrès, de même. Le dilettantisme littéraire n’en poursuit pas moins sa carrière ; et son influence délétère subsiste, détournant les esprits de la vérité qui, dans cette théorie, n’existe pas ; affaiblissant les volontés parce qu’on ne peut distinguer le bien du mal, et qu’il est absurde de lutter contre les évènements qui ne sont qu’une série fatale de phénomènes nés du hasard ; démoralisant les consciences qui sont entraînées au plus grossier matérialisme.

 

Si elle n’est sceptique et dilettante, notre littérature est naturaliste ou psychologique, et c’est pis encore.

Naturalistes ou psychologues, nos romanciers, – puisqu’il s’agit d’eux surtout, – parent volontiers leurs romans du nom d’études. Cet écrivain s’applique à reproduire la vie brutale, brutalement ; cet autre observe le cœur humain, à la loupe, et en sonde les plus cachés replis, comme l’horloger, un verre grossissant sur l’œil, examine le mécanisme détraqué d’une montre, et cherche le grain de poussière qui en pervertit le mouvement. Mais, – et c’est là sans doute un héritage du défunt romantisme 2 – les sujets d’étude qu’ils offrent l’un et l’autre à notre curiosité sont presque toujours des phénomènes de l’ordre des monstres, c’est-à-dire des malades, des déments, des brutes, des écervelés, des passionnés, des calculateurs et des bandits, coupables de fraude, d’adultère et de toutes sortes de forfaits, princes rastaquouères, coureurs de dots, barons vicieux et sordides, flirteuses coquettes et coquines, et à côté, en contraste, des benêts honnêtes et de braves gens qui sont des sots. Stupres et hontes, délires de frénésie sensuelle, jeux farouches de l’or et de la bestialité, toutes les choses vilaines ou mauvaises de ce triste monde, voilà où ils se plaisent 3.

À l’exception d’un René Bazin et de quelques autres, il n’en est pas un seul peut-être, parmi les maîtres les plus renommés du roman contemporain, qui ait su mettre au jour « une créature saine et franche, vivant de sa vie suivant les lois éternelles de la chair et de l’esprit, simplement humaine dans ses vertus, et donnant, à ceux qui s’intéressent au drame de sa destinée, cette impression nécessaire qu’il s’agit d’un être vraiment fait à notre image, en qui pleure ou sourit, jouit ou souffre, palpite ou s’ébat notre propre humanité. Les hommes de l’un sont des alcooliques, des érotomanes, des impulsifs ou simplement des porcs, –n’ayant à traduire et à satisfaire que des appétits de bêtes ; les femmes de l’autre, pour être plus propres, n’en sont pas plus vraies. Ce sont de délicieuses perruches qui ont une boîte à musique à la place du cœur. L’auteur en tire une psychologie subtile, raffinée ou maladive qu’on finit par s’assimiler, comme on prend de la morphine ou de l’éther. Mais c’est toujours artificiel et malsain 4. » À en croire ces intrépides conteurs, en effet, notre pauvre monde serait définitivement pourri ; l’honneur, la foi, les liens de la famille, le respect des autres et de soi-même, toutes ces vieilles choses saines ne seraient plus considérées que comme des niaiseries surannées, bonnes tout au plus pour les naïfs et les imbéciles.

Ils contemplent et nous forcent à contempler la vie dans « ses immondices et ses verrues », comme disait Montaigne.

Oui, je sais, ce qu’ils veulent peindre, ce sont les hommes et les mœurs d’aujourd’hui, et ils sont bien obligés de brosser des tableaux fangeux puisque la société est corrompue, et de faire de la psychologie morbide puisque la société est malade. Nous n’avons plus la vaillante santé de nos pères, ni leur solide équilibre, ni leur belle et noble simplicité. Pour nous reproduire tels que nous sommes, il nous faut des écrivains raffinés ou brutaux ! – Je réponds que, si perverti que soit notre peuple après tant d’années de guerre à la religion, il ne l’est pas tant peut-être qu’on voudrait nous le faire croire. Il y a encore des âmes droites et grandes, j’imagine. Pourquoi alors ne nous montrer jamais que des âmes viles et compliquées ? Au surplus, ces romans naturalistes ou psychologiques ne sont autre chose que de la photographie, et c’est là un art bien inférieur ! Tenez, je préfère encore à tous ces plats documents humains les types invraisemblables d’un Alexandre Dumas. Oui, rendez-moi les Trois Mousquetaires : d’Artagnan l’intrépide, Porthos le fort, Aramis le subtil. Au moins ces personnages ont de la taille et du biceps, un cœur chaud et une âme généreuse, et, par-dessus le marché, ils sont gais. Vos héros tristes m’assomment, et vos femmes perverses m’écœurent. J’aime mieux ces épopées enfantines, où se remuent des paladins plus grands et plus beaux que nature, que vos copies serviles d’âmes détraquées et déshonorées !

 

D’autres romans par d’autres voies, arrivent aux mêmes effets démoralisateurs.

 

Voici le roman historique, par exemple. En soi, il est indifférent aux mœurs comme à la religion. À l’aide d’une fiction quelconque que vous mêlez habilement à quelque évènement connu, vous reconstituez quelque lointaine époque. Qui dira que cela ne peut pas se faire le plus honnêtement du monde ? Oui, mais quelle platitude, digne d’un manuel ou d’un Guide Joanne, si ce ragoût réchauffé n’est relevé de quelque épice ! Fiez-vous à l’auteur. Il ressuscitera l’austère XVIIe siècle, seulement il aura soin d’y donner la première place aux sacripants qu’on appelait alors les Libertins, il rapportera pêle-mêle leurs propos les plus débordés, l’intérêt, du même coup, grandira, et l’irréligion marchera de pair avec l’immoralité 5.

Un genre à noter encore, c’est le roman religieux à relent plus ou moins sacrilège. Par exemple, on emprunte son sujet à l’histoire de l’Église et l’on remplace habilement les personnages historiques par des figures de monstres. Ou bien l’on choisit quelque joli chapitre de la Légende dorée, on jette dans cette source limpide deux onces d’impiété et trois grains de luxure. Pour peu que l’on ait une plume adroite et fine, Jacques de Voragine est facilement démarqué, et nous avons alors maints chapitres d’Anatole France 6.

Prenez maintenant le roman de mœurs à visées philosophiques. L’affabulation ou l’histoire sera ce qu’elle sera. Mais les visées philosophiques, quelles seront-elles ? ne le devinez-vous pas ? On nous démontrera qu’il y a danger à contrarier la nature, et que la nature finit toujours par reprendre ses droits. Le libre arbitre est battu en brèche, et la conclusion sera qu’il faut céder du premier coup à ses instincts 7.

Passez au roman social, qui a pour but de préconiser telle ou telle conception de la vie. C’est là que l’on trouve, mêlées de quelque intrigue, ce qu’on appelle les idées modernes sur l’armée, sur la patrie, sur la famille, sur l’organisation politique, sur la Cité future, cette La Mecque lointaine, vague comme un mirage du désert, vers laquelle tant d’esprits de notre temps marchent avec une obstinée confiance, sans se désespérer de n’arriver jamais. Vous trouverez le modèle du genre dans ce que Zola a osé appeler sacrilègement ses quatre Évangiles, et qui sont bien le quadruple témoignage de la plus prétentieuse bêtise qui soit. Le scatologue, ayant un peu secoué ses ordures, tend à prouver que tout sera parfait et parfaitement heureux, – individu, famille et société, – quand le Progrès humain aura enfin vaincu et refoulé à jamais l’Église catholique, institution monstrueuse, et génératrice de monstres. Il a couvert près de trois mille pages de ces contre-vérités à soulever le cœur, dont usent seulement les plus pauvres cuistres de la libre-pensée !

Le roman exotique est encore un fruit de la littérature contemporaine. Pierre Loti en est le maître incontesté. Marin, académicien, voyageur, toujours parti vers les terres lointaines, il choisit ses héros et ses héroïnes dans toutes les races. C’est un poète en prose, délicat, nuancé, d’une sensibilité exquise, mais en même temps, c’est un écrivain sensuel et sceptique : il multiplie à plaisir les peintures troublantes et proclame à tout bout de champ la vanité des religions et le néant des symboles 8. Il met son âme dans ses livres : oui, certes, mais l’impression n’en est que plus funeste à la morale et à la foi, car cette âme est une âme malade, malsaine et dévastée. Il avoue qu’il ne croit à rien, avec l’air d’en être un peu fier. Il proclame « l’inexistence des divinités que les hommes prient », et n’en paraît point trop malheureux. À moins qu’il ne soit pris tout à coup d’un accès de mélancolie romantique. Alors, d’un ton d’aveugle qui a perdu son bâton, il vous parle des « vieux espoirs morts », des regrets que suscite en lui la « fin » d’une religion qui lui était chère et douce. Le Christianisme n’est qu’une illusion et qu’un leurre, le plus beau, le plus consolant des leurres, mais un leurre tout de même. À la fois, on insulte et on adore Jésus-Christ et la religion dont il est le fondateur. On vante les religions étrangères, et après avoir proclamé que le christianisme est « incomparable » et qu’« il n’y a jamais eu que cela », on déclare qu’on lui préfère ces cultes vagues et grossiers qui sont tout aussi incompréhensibles, il est vrai, mais qui ne manquent pas d’un certain pittoresque, inédit et qui, surtout, sont moins exigeants et plus coulants aux mauvaises mœurs. C’est le panthéisme qui les séduit avec sa morale facile, tous ces chantres de l’exotisme. Vive une religion qui permet de faire tout ce que l’on veut ! Après tout, c’est celle-là, sans doute, qui est la vraie 9 !...

Et toujours, quel que soit le genre adopté par l’auteur, ces héros et ces héroïnes dont nous parlions plus haut et qui sont bien les enfants chéris de nos romanciers modernes : toujours ces types dégradés et flétris, types de truandes et de filles perdues, de pères indifférents ou coupables, de maris complaisants, de mères faciles, de fillettes dont les confidences feraient rougir des carabiniers. Pour un ange, des milliers de diables cornus ! Et toujours aussi, la même prédication, ressassant les mêmes idées dans les mêmes termes et avec le secours des mêmes images ; toujours l’amour, l’amour libre autant que possible, avec le bonheur dans l’adultère et jusque dans l’inceste. Sous prétexte de dévoiler les plaies sociales, on effarouche les pudeurs les moins sensitives ; on parvient à souiller encore plus les âmes déjà souillées ; on porte au mal toute une génération par désespoir ou par dégoût du bien. L’humanité apparaît trop bête, trop ridicule, trop hypocrite, trop égoïste, trop dure, trop basse, trop vicieuse. Selon le mot d’un avocat illustre : « Dans cet interminable défilé de scélérats et de filles perdues, il vous prend un désir furieux de rencontrer un honnête homme, surtout une honnête femme 10. »

Allez au fond, vous verrez ceci : le roman, comme presque toute la littérature contemporaine, tend à la glorification de la chair et de l’acte sexuel. Tout roule autour de ce sujet scabreux ; tout l’évoque, l’appelle et y conduit. Il semble, à lire tant de honteuses pages, qu’il n’existe rien d’autre dans la vie, et que la fin la plus haute que puisse se proposer une créature humaine est la satisfaction du plus animal de nos instincts. Qu’importent l’âme, la pensée, l’action féconde, la vertu ? Un besoin physiologique absorbe l’être entier, et le harcelle en dedans jusqu’à ce qu’il l’ait terrassé. Voilà le thème auquel le lecteur s’intéresse par-dessus tout, et que l’écrivain s’applique à développer avec le plus d’adresse possible. Il pique l’attention, prodigue les détails ou les ménage ; suspend, reprend le récit, soulève des voiles qu’il laisse retomber aussitôt, – ou, sans plus de façon, raconte la chose tout net, comme le ferait un gars de ferme absolument dénué de rhétorique.

Souvent, il est vrai, pour idéaliser un peu ces grossières imaginations, on leur donne pour décor les plus beaux coins de nature, des châteaux merveilleux, tout le luxe et tous les raffinements de l’élégance moderne. Une petite sensation très banale s’embellit du pittoresque ou s’ennoblit de la magnificence de ce qui l’entoure. On y ajoute toutes les recherches et toutes les subtilités de la forme ou du style. Mais, malgré tant d’efforts pour cacher l’ordure en la couvrant de fleurs, l’ordure reste et l’âme entière du lecteur en est empestée.

 

Voilà le mal et voilà le malheur : nos romanciers ne cherchent pas à susciter en nous des émotions ; ils veulent produire en nous des sensations. Et comme le sens lubrique est le plus facile à émouvoir, ils s’adressent à celui-là. De là, ces peintures obscènes qu’ils accrochent à presque chaque page, descriptions minutieuses d’attitudes, de postures et de gestes. Un petit mot discret, dans les romans d’autrefois, indiquait la vertueuse réprobation de l’auteur. Aujourd’hui, point : l’auteur au contraire approuve et s’extasie.

 

Toutes les épithètes laudatives, les dactyles allègres, sont pour le vice, et les lourds spondées pour la vertu : autant l’un est gracieux, élégant, autant l’autre est austère, rigide, pédantesque 11. Nos romanciers savent peindre les passions, les bassesses du cœur, les égarements de la chair ; mais s’agit-il de peindre un homme vertueux, ou plus simplement un honnête homme, les voilà désarçonnés ! On dirait qu’ils n’en ont jamais vu, et qu’ils ne savent pas ce que c’est !

 

Franchement, si les étrangers jugent notre pays d’après les romans qu’il produit, ils doivent nous avoir en piètre estime 12. Un patriote allemand du commencement du XIXe siècle proscrivait les modes des Français et leur langue, qu’il appelait une langue corruptrice. « Malheur au père qui fait apprendre la langue française à sa fille, s’écriait-il ; c’est comme s’il lui apprenait la prostitution 13 ! » Que dirait-il de notre littérature, et quels anathèmes lancerait-il contre nos romanciers et contre nos romans ?

 

Et cependant, il n’y a pas que les livres risqués ou obscènes qui soient de mauvais livres : il ne faut pas mesurer uniquement l’immoralité d’un ouvrage à la grossièreté des mots ou à la nudité des scènes. Tel écrivain se croit un Moraliste qui est un démoralisateur. Ses écrits paraissent chastes ; il répugne aux termes brutaux et aux descriptions cyniques : il a la pudeur du style. Mais regardez-y de près : l’immoralité moins évidente est plus profonde. « Elle n’excite pas les sens, elle les paralyse ; elle tue les élans trop spontanés du cœur au profit des réflexions tristes. » Elle fait lever le doute dans l’esprit raisonneur ; elle détruit l’énergie et la volonté ; elle éteint dans la conscience le discernement du bien et du mal. Tels sont, avec nos romans d’analyse, ces œuvres importées d’Angleterre, d’Allemagne, de Suède et de Russie, dans lesquelles des auteurs trop vantés nous soufflent leurs idées mornes et leurs théories inquiétantes. Il semble qu’ils nous inoculent je ne sais quels poisons exotiques.

Deux auteurs très symptomatiques à cet égard sont Tolstoï et Gabriel d’Annunzio.

 

D’Annunzio est un romancier sensuel au delà de toute expression, mais ce n’est pas par cette tare, qu’il partage d’ailleurs avec un trop grand nombre de ses confrères de toutes nations, qu’il est le plus dangereux. Ce qui le rend plus nuisible encore, c’est l’âme nietzschéenne dont il a prétendu animer ses ouvrages, – âme d’égoïsme dur et d’implacable férocité. Ses ouvrages attestent un talent d’un éclat et d’une force peu communs. S’il compose assez mal, jamais il ne languit ni ne fait languir. Il est de ces écrivains qui emportent leurs lecteurs, comme l’aigle un agneau volé dans la plaine. Mais quelle conception de la vie et quels personnages ! Tullio Hermil de l’Intrus, Georges Aurispa du Triomphe de la mort, Sperelli de l’Enfant de Volupté, Stelio Effrena de Feu ne sont qu’un seul et même homme, l’homme d’un seul idéal. Cet homme est un brillant toqué, qui ne reconnaît aucune loi divine ni humaine, dont l’idéal est le plaisir de la chair, la gloire et la beauté. Ne parlons pas des femmes qui passent dans ces livres pleins de fièvre : il n’y a en français qu’un seul nom qui puisse leur être appliqué et il n’est pas permis de l’écrire...

 

Tolstoï, le grand romancier russe, est plus chaste que d’Annunzio ; il y a, dans son œuvre considérable, de la beauté, de la morale et parfois une grandeur véritablement épique. Lisez la Puissance des Ténèbres, lisez Résurrection. Dans le fouillis des épisodes et des personnages, quelque chose brille, qui est proprement le sublime. Mais que de crimes, et quelles scènes horribles et terrifiantes ! Quelle décourageante révélation des forces du mal ! Quel mépris des autorités sociales pourtant nécessaires ! Et finalement, combien immorale est la morale de ce vieil écrivain que tant de gens regardent comme un prophète ! Il prêche la religion et il la démolit ; il s’attendrit en une pitié bête, qui ne va qu’aux coquins et aux gourgandines.

 

Romanciers français, romanciers étrangers traduits dans notre langue, comme par une entente facile, marchent ainsi dans le même sens, donnant tous à qui mieux mieux la même déplorable idée de l’humanité et de la vie. Vous trouverez dans leurs œuvres mille démons pour un ange, mille monstres, mâles ou femelles, pour une franche créature, simplement et bonnement humaine. À les en croire, nous serions plongés dans un enfer anticipé, ou pour le moins enfermés avec des malades et des fous dans un hôpital ou une maison d’aliénés !

Il y a un tel mélange du bien et du mal parmi les hommes qu’à la rigueur toute peinture de l’humanité peut être considérée comme vraie, même lorsqu’elle ne reproduit que des vices et des malpropretés. Mais ce qui n’est pas vrai, c’est que cette peinture poussée au noir soit la réelle image du monde.

 

N’on, mille fois non, bien qu’elle ait laissé certains respects s’amoindrir singulièrement, notre société d’aujourd’hui n’est pas exclusivement une sentine. Les écrivains qui se livrent à ces peintures paradoxales ne la représentent pas telle qu’elle est, mais telle qu’ils sont contraints de la représenter pour satisfaire le public, assez restreint, des lecteurs en proie aux curiosités malsaines. De même que le gourmand, dont l’estomac épuisé s’est accoutumé aux épices, doit à la fin, pour le stimuler, lui donner du piment rouge ; de même que les blondes et suaves ladies, pour lesquelles le cognac n’a plus de saveur, passent à l’eau de Cologne et à l’éther 14, de même ces lecteurs exigent de l’écrivain qu’il leur serve, à chaque nouveau volume, un régal de plus haut goût. Et voilà pourquoi tel romancier explore avec hardiesse certains coins du monde élégant, empressé à nous en révéler les mystères, les inquiétudes et les corruptions, pendant que tel autre s’applique à dramatiser les plus sales vices de la canaille.

 

 

 

 

 

 

II

 

LES ROMANS-FEUILLETONS.

 

 

Malgré leurs titres suggestifs et tentateurs, malgré les rares qualités d’imagination, de composition et de style dont il arrive qu’ils témoignent, malgré tant d’idées troublantes, tant de scènes offensantes, tant de décolleté, tant de nudités, tant d’impudicités, etc., le roman à forme littéraire ne fait pas prime sur le marché : il n’a guère pour lecteur que le public très restreint des riches et des esprits plus ou moins cultivés.

Le roman à succès, c’est le roman-feuilleton.

 

Le roman-feuilleton, lui, s’adresse à la masse ignorante et grossière. Sa trivialité est son plus vif attrait. Curieux de scandales de toutes sortes, le public glouton se jette dessus, et le dévore comme une proie. Il n’y trouve pas les émotions artistiques qu’il est d’ailleurs incapable de sentir ; il y trouve ce qu’il y cherche dans son besoin d’être fortement remué, je veux dire la sensation brutale et quasi physique. Ô feuilleton, ô toujours désiré, ô messie quotidien d’un peuple sans foi ! Il est guetté, chaque matin, avec une sorte de fièvre par ses lecteurs et surtout par ses lectrices. Il y eut un jour où toute la France s’émut en apprenant cette nouvelle : « Féringhea a parlé. » Qui ça, Féringhea ? C’était le héros d’un roman-feuilleton ! De même, quand Dumas publiait les Trois Mousquetaires et la Dame de Montsoreau, des centaines de personnes, impatientes de connaître la suite du récit, attendaient les journaux aux relais des diligences sur les routes ! Nous n’en sommes plus là. De ces productions, il y en a trop, et au surplus, nous savons d’avance, pour la plupart, ce qui arrivera : « L’enfant volé sera retrouvé à la fin de la pièce, et les millions subtilisés par un traître vont pleuvoir sur la tête de l’enfant devenu grand, ce qui lui permettra d’épouser l’ange de ses rêves ! » Ils sont une multitude encore, cependant, parmi nos contemporains, à qui les aventures imaginaires sont aussi nécessaires que le pain. C’est une sorte de boulimie. Et croyez qu’il n’y a pas que des portières dans le nombre de ces affamés. À la campagne, dans les petites villes, j’ai vu des matrones respectables et des jeunes filles, aussi charmantes que spirituelles, s’en repaître avidement et longuement.

L’invasion des romans-feuilletons a été le signal d’une déchéance lamentable : la littérature y a tout perdu, et la morale, certes, n’y a rien gagné. C’est là surtout que vous trouverez le drame éternel de l’adultère parisien et l’exploitation des plus dégradantes vilenies mondaines.

Dans le roman proprement dit, préoccupé d’étude psychologique et soucieux de l’art, vous avez cette bonne fortune, du moins, de rencontrer quelquefois la poésie. L’âme humaine s’y révèle çà et là dans toute sa grandeur, et l’âme profonde des choses s’y trahit en maints endroits par son charme pénétrant et mystérieux. Celui-ci vous transporte sur les bords de la Mer ou vous promène sur la lande bretonne, et ressuscite les antiques légendes incrustées au cœur de la vieille Armorique, comme les chênes dans son sol de granit. Celui-là vous transporte au milieu des populations rustiques, et cette vie simple et saine, ce travail acharné, cette lutte opiniâtre contre la terre pour la conquête du blé, tous ces détails d’une rude et libre existence sont comme autant de bouffées d’air salubre. Ici, tout roule sur la banalité d’un fait divers ou sur un crime quelconque rapporté par la Gazette des Tribunaux. Les héros sont des truands, des malandrins et autres tristes compagnons de la pègre parisienne. De cet accident vulgaire de la vie de tous les jours, un gaillard sans pensée ni style tire cinq cents pages de prose hachée comme au couteau ; cela s’étalera pendant des semaines et des semaines au rez-de-chaussée d’un journal, et le peuple en fera sa quotidienne pâture. Rien qui puisse élever l’âme, réconforter la conscience, rehausser les esprits au-dessus des bassesses du monde, faire naître une aspiration vers l’idéal. La morne histoire du crime se développe interminablement, impitoyablement, ou pitoyablement, comme vous voudrez, et il n’importe. Les ignorants et les simples, dont nul n’a voulu faire l’éducation littéraire, se plaisent à cet insipide enchevêtrement de monotones aventures.

Si ce ne sont pas les crimes des bandits que l’on exploite, ce sont les hauts faits scandaleux du grand monde : – l’héritier de la comtesse soustrait par le baron au méchant duc, en l’absence de la servante dévouée ; la scélérate grande dame qui empoisonne une fille du peuple ; – fantasmagories toujours niaises, dit Séverine, lorsqu’elles ne sont pas coupables. Concierges, modestes négociantes, petites rentières, petites ouvrières, modistes, femmes d’employés, absorbent ces billevesées quotidiennes, comme elles avalent chaque matin leur café au lait.

 

Les illustrations, dans le roman-feuilleton, sont innombrables : ils sont des milliers, qui passent pour de grands écrivains, auprès de millions de pauvres d’esprit, que leur prose fait rêver, pleurer, se moucher, indigne et réjouit tour à tour, enlève à la réalité et à l’idéal lui-même, pour les jeter dans le chimérique et dans l’absurde.

 

Un de ces romanciers, extraordinairement médiocres et extraordinairement célèbres, est Eugène Sue, le bourgeois aristocrate qui écrivit pour le peuple, avec une plume d’or, les plus répugnantes malpropretés.

Voulez-vous le connaître ?

Pour savoir exactement ce qu’il vaut, il n’est rien de mieux ni de plus sûr que de s’adresser à ses admirateurs. Voici ce qu’écrivait un rédacteur de l’Action le 11 janvier 1905 15, à la veille du centenaire du grand homme :

« Eugène Sue est immortel dans le souvenir du peuple, car il fut un éducateur populaire dans toute l’acception du mot. Nul n’osa plus que lui, à une époque où l’Éteignoir absorbait les rayons de la pensée humaine, affronter la secte hideuse des jésuites, dénoncer les crimes sacristains et s’offrir en holocauste à la libération intellectuelle des masses. Il voulait extirper l’ivraie religieuse du cerveau de l’ouvrier et, dans ses romans, il s’efforça de mettre à nu l’esprit de lucre et de corruption des pieds-bénits.

« Les pontifes, les pédants et les cuistres prétendent qu’Eugène Sue fut un écrivain médiocre. Ils accusent son style d’être ampoulé et amphigourique ; ils plaisantent le sentimentalisme gracieux qu’il versait en des cœurs aigris par les injustices sociales ; enfin, ils ridiculisent la petite fleur d’idéal qu’il cultivait avec amour. En réalité, ces dindons gavés de diplômes envient la fortune littéraire d’Eugène Sue et détestent le souffle de propagande anticléricale qui anime ses livres et les immortalise.

« L’éditeur des œuvres d’Eugène Sue nous confiait dernièrement que, lors d’une récente édition des Mystères de Paris, ses bureaux furent assaillis, dès le matin, par une foule anxieuse d’obtenir la première livraison. Un tel succès nous dispense de commenter la rage folle des scribes ignominieux qui éjaculent des proses pénibles et nauséabondes à l’usage des prostibules nationalistes.

« Du labeur colossal d’Eugène Sue, les Mystères de Paris et le Juif errant sont les deux chefs-d’œuvre qui caractérisent son talent et le but de ses efforts. Les types qui ont survécu à l’écrivain sont nombreux : Rodolphe, la Chouette, le Chourineur, Rigolette, Cabrion, Mlle de Cardoville, Dagobert, l’abbé Gabriel, Djelma, la Maydax, le maréchal Simon, l’abbé d’Aigrigny et Rodin. Mais, parmi ces personnages, remarquables à des titres divers, c’est Rodin qui domine, de toute l’ampleur de sa scélératesse et de son hypocrisie.

« Rodin !... C’est le type définitif du jésuite, légué par Eugène Sue à la postérité. Quelle synthèse du Gesù ! L’abbé Herrera n’est qu’un vague comparse près de ce misérable, répugnant de saleté physique et morale. Eugène Saxe a fouillé avec patience le curriculum vitae de Rodin, et le jésuite sinistre nous est apparu rongé d’ambition et de convoitise, avare, cruel, formidable d’abjection et d’audace en sa perversité. Rodin dépasse, en hideur morale et en inversion mentale, ses deux congénères Tartufe et Torquemada.

« Si Tartufe hante les maisons riches, capte les donations, provoque la discorde et trahit l’homme qui le secourut, Orgon est grotesque d’imbécillité. Si Torquemada est un tortionnaire, un bourreau, ce sont les monitoires qui pourvoient à sa fureur homicide. Rodin résume Tartufe et Torquemada ; il possède au suprême degré leur astuce et leur férocité. Mais, camouflé comme un mouchard, il s’exorbite à son gré et s’insinue dans tous les milieux. On peut se défier de Tartufe, on peut museler Torquemada, Rodin est insaisissable. Il rôde partout, et malheur à ceux qu’il enserre dans son filet ! Il est démocrate chrétien et fonde des syndicats jaunes. Il est, dans la judicature, le magistrat déloyal qui, faisant serpenter la loi, égorge le pauvre et absout le riche ; il fait gracier les Crettiez et tient Loizemant sous le couperet de Deibler. Dans les conseils gouvernementaux, il substitue l’avancement de l’officier prétorien à celui de l’officier républicain, il fait blâmer Thalamas et perpétue la prépondérance du cléricalisme dans l’enseignement. Il affectionne la fréquentation des argousins, et sa morale, laïque ou religieuse, n’est jamais autre chose qu’une marotte agitée par un simulateur de la folie.

« Pour défendre sa congrégation menacée, il n’a pas reculé devant cette dérision suprême : Rodin libre penseur ! Alors il collectionne les petits papiers, il espionne dans les loges, dans les groupes, au café et jusqu’au foyer familial, le militant crédule qui lui fait bonne mesure d’amitié et de confiance. Rodin corse son infamie d’un féminisme affecté et, dans, ses violences de misogyne, il souille, de sa bave empoisonnée, l’honneur de sa femme, l’ardeur de ses revendications.

« Dans le milieu démocratique où Rodin s’est introduit, l’œuvre divisionniste fermente et provoque des combats fratricides. C’est la récolte abominable du soupçon, de la calomnie et des haines que sa main criminelle a semés.

« Ceux qui ont lu le Juif errant ne sont pas dupes de ses grimaces et de ses protestations fraternelles. Un sûr instinct éveille leur méfiance, et à travers l’atmosphère républicaine empuantie de trahisons, ils devinent aisément le facteur de la pestilence. C’est pourquoi Eugène Sue est pour nous un précieux auxiliaire.

« Nous ignorons les individualités sur lesquelles il modela son Rodin. Après avoir vécu dans un monde où pullulait l’engeance, il considère comme un devoir civique de dévoiler les intrigues de la vermine cléricale qu’il voua à l’exécration des ennemis de César et du Roy (1). »

 

1. Un si grand romancier ne pouvait avoir une fin naturelle : il fut assassiné ou empoisonné par un Jésuite inconnu, vengeur de Rodin. Cette légende anticléricale est trop jolie pour que nous résistions au plaisir de la citer. C’est toujours notre rédacteur de l’Action qui parle :

« Ce devoir, accompli sans crainte, causa sa fin prématurée. Proscrit, à la suite du coup d’État, Eugène Sue s’était réfugié en Savoie.

« Au retour d’une ascension, il ressentit une douleur intolérable et s’alita. Le poison versé par un famulus, affidé du Gesù, désagrégea l’organisme sain et vigoureux d’Eugène Sue, et, le lendemain, il expirait dans les bras de son ami et frère d’armes, le colonel Charras.

« Un morticole inconscient diagnostiqua : « hémorragie cérébrale », et l’on procéda rapidement aux obsèques de ce martyr de la libre-pensée.

« Mais, malgré les fêtes impériales qui étouffèrent de leur gong assourdissant la nouvelle de ce crime odieux, une voix accusatrice se fit entendre : Raspail dénonça les meurtriers, coram populo, et son indignation vint souffleter Bonaparte sur le trône où il cuvait sa saoulerie sanguinaire.

« Raspail protesta, avec virulence, contre l’inhumation hâtive du proscrit du Deux-Décembre. La clique littéraire qui ripaillait et paillardait aux Tuileries, les souteneurs et les prostituées qui escortaient le mari de la Montijo et encensaient le néfaste assassin impérial, les adulateurs et les complices de Saint-Arnaud, Morny et autres Persigny ridiculisèrent la savante et fière protestation de Raspail. Ces drôles ont disparu ou expient, dans une vieillesse gâteuse, les infamies de leur jeunesse dorée. L’accusation de Raspail subsiste, à la honte éternelle des valets de plume et des coquins de sacristie : « Nous sommes convaincus, écrivit Raspail, qu’il ne nous eût pas fallu des investigations bien délicates, ni des raffinements d’analyse bien subtils pour retrouver, dans les restes du grand écrivain, les traces palpables de l’arsenic, ou plutôt, du sublimé corrosif, qui a dévoré en si peu d’instants cette organisation si forte et cette intelligence si complète.

« Ainsi succomba, en 1857, empoisonné par l’Église, ce prestigieux écrivain, en pleine maturité d’âge et de talent.

« Son immense popularité le désigna au poison du jésuite ; en revanche, sa mort assura l’immortalité à son œuvre démocratique et anticléricale. Si les héros de Balzac émaillent encore la prose indigente de certains littérateurs modernes, les types d’Eugène Sue palpitent et vibrent dans la pensée des foules. C’est en vain que, du pourrissoir où grouille la race de Rodin-Caïn, quelque émanation délétère viendrait envelopper d’embu la noble mémoire de l’auteur du Juif errant. La postérité a rendu son suprême verdict, et la démocratie s’honorera en fêtant dignement le centenaire d’Eugène Sue.

« Elle prouvera aux ennemis de la Liberté qu’elle sait reconnaître et glorifier les services de ceux qui disputèrent son cœur et son cerveau aux coryphées de l’Abrutissoir. »

 

JACQUES PROLO.      

 

 

 

 

Connaissez-vous des éloges plus accablants ?

Eugène Sue est le roi du genre, – l’écrivain médiocre et parfaitement malhonnête qui ne vise qu’au succès et qui l’atteint par les moyens les plus bas, j’entends par la diffusion éhontée de la libre-pensée inepte et du vice impudent 16.

 

À côté de lui, il faut placer Hector Malot, qui vient de mourir dans un âge avancé. Plus commerçant encore qu’homme de lettres, il avait fait fortune et jouissait, dans le calme d’une longue et sereine vieillesse, de tout l’argent que lui avait rapporté la haine de la religion et des prêtres.

 

Les mêmes sentiments se rencontrent dans presque tous les émules de ces maîtres en littérature mercantile. Tendance au mercantilisme, à l’immoralité et à l’impiété, composition hâtive, recherche des gros effets, voilà ce qui caractérise ces auteurs et ce qui les déshonore.

Restait un degré à franchir.

La soif de l’or dans des écrivains sans conscience l’a franchi : nous avons le roman-réclame ! Là, l’auteur, sur la demande d’un industriel, qui naturellement le paie avec générosité, fait ingénieusement ressortir les avantages de telle ou telle invention, de tel ou tel produit. Avec des finesses cousues de fil blanc, on amène dans le récit le nom et l’adresse d’un marchand de meubles, d’un tailleur, d’un facteur de pianos ; on attire l’attention sur un magasin de bric-à-brac ou sur une maison d’articles cynégétiques !

 

Tirez l’échelle : il n’y a plus rien, ni au-dessus, ni au-dessous.

 

Louis Veuillot, dans un de ses glorieux ouvrages qui ne vieillissent pas, a résumé son jugement sur le roman-feuilleton en ces quelques mots : « L’exécution en est autant maladroite que la pensée en est coupable. Tout se tient à une égale distance des lois de l’art, des lois du langage, des lois du bon sens, des lois de la morale, des lois du monde. » – L’avis est d’un bon juge, et tous le partageront, sauf bien entendu les lecteurs intoxiqués des journaux à gros tirage.

Tel est le roman, tels sont les romanciers à l’heure actuelle.

 

Certes, nous ne l’oublions pas, il y a des romanciers consciencieux ; il y a des romans honnêtes. Ceux-là, quand ils sont bien faits, « ne sont que l’histoire idéalisée de la vie humaine, comma la tragédie et l’épopée. On loue un peintre qui reproduit la ressemblance en faisant mieux qu’elle, parce qu’il sait mettre dans un portrait l’idée de la physionomie, et donne à tous les traits l’harmonie qu’ils devraient avoir. Ainsi font les vrais romanciers pour la physionomie générale de l’humanité et la ressemblance de certains types humains. Ils montrent ce que les hommes doivent être plus que ce qu’ils sont, et par cette vue, qui nous relève à nos propres yeux, ils nous inspirent une noble émulation et nous poussent, par le spectacle des beaux sentiments et des grandes vertus, à l’admiration de ce qui nous surpasse et au désir de nous en approcher 17. » Noble idéal ! Mais combien sont-ils ceux qui le réalisent aujourd’hui ? Avouons-le donc : le roman, à cette heure, est généralement immoral ; nos romanciers, généralement plus préoccupés de faire de l’argent que de faire de l’art ou du bien 18. Sous prétexte de sonder les âmes et de peindre les plaies de la société, ils blessent les sentiments délicats, et, en ramenant leur sonde des bas-fonds où ils la jettent, en la ramenant chargée de boues et de détritus méphitiques, ils propagent les miasmes et la contagion des turpitudes.

Le roman dogmatique, à thèse anticatholique et antichrétienne, et franchement militant, a été assez rare. S’il existe, c’est dans quelques journaux sectaires, comme la Lanterne, le Rappel, la Petite République ou l’Action, et son énorme bêtise en assure presque l’innocuité. Mais le roman immoral, depuis cent ans et plus, pleut sur la France. Nous avons eu le roman sentimental, élégant mais malsain, vraie fleur empoisonnée dont le parfum capiteux excite les sens et endort les âmes. Nous avons eu le roman romanesque, qui sème les chimères, pousse les esprits aux rêves impossibles, désenchante la terre en altérant la réalité de la vie. Nous avons eu le roman réaliste, grossier étalage où le cœur montre toutes ses plaies, l’homme tous ses vices. Nous avons eu et nous avons encore le roman dit psychologique : roman savant, mais qui, malgré ses prétentions à la science et à l’analyse, n’est pas et ne sera jamais une étude sérieuse : écrit pour le simple amusement, il tend à amuser l’esprit bien plus qu’à l’instruire, et à enflammer ou à paralyser le cœur bien plus qu’à l’amender. Et quant au roman-feuilleton, il est l’école toujours ouverte de l’abrutissement intellectuel et moral 19.

Un talent immense a été dépensé dans ces productions éphémères, et nos générations, qui ne se nourrissaient plus de l’Évangile, débilitées par ces viandes creuses, ou corrompues par leurs miasmes, en ont fait leurs délices. On les a lues pendant les courtes nuits dans la mansarde ouvrière, à la lueur fumeuse du suif ou de la lampe à pétrole, et dans les chambres luxueuses, sous l’abat-jour de dentelle. Et pendant que, parmi les liseurs ou les liseuses, les uns se perdaient dans le bleu, les autres se gaudissaient dans la fange 20.

 

 

 

 

 

 

III

 

INFLUENCE DE CETTE LITTÉRATURE SUR NOS CONTEMPORAINS.

 

 

Est-il besoin de dire que l’influence de toute cette littérature, au point de vue morale, religion et société même, a été et continue à être véritablement désastreuse ?

Il est sûr, et je n’en disconviens pas, que la plupart des œuvres littéraires, et surtout des romans, n’ont que quelques jours de vie. Comme l’a dit Monselet dans sa langue à la fois vulgaire et piquante, les plus fameux entre tous sont destinés généralement « à envelopper le poivre de l’avenir et les pruneaux de la postérité ! » Le roman n’a des chances de vivre que lorsqu’il atteint la puissante perfection du poème. Hors de là, il ressemble aux feuilles des arbres, que le printemps renouvelle, il est vrai, mais que l’automne emporte infailliblement à son premier souffle 21. En est-il moins vrai que ces innombrables volumes auront passé dans d’innombrables mains, et que les récits qu’ils contiennent, quels qu’ils soient, auront jeté d’innombrables images et d’innombrables idées dans d’innombrables esprits ?

J’ai visité plusieurs fois la bibliothèque municipale de ma petite ville. Cherchant ma pauvre vie d’homme d’étude sur les rayons où s’alignent des volumes de toutes les couleurs et de tous les formats, à peine ai-je trouvé deux ou trois ouvrages de valeur. Il n’y a là que des romans, et quels romans ! Mais j’ai eu la curiosité de les ouvrir, pour voir... J’ai vu des pages maculées de graisse, étoilées de gouttes rouges de vin, déchirées par des doigts fiévreux, salies et parfois devenues presque illisibles, usées enfin par les lecteurs et les lectrices qui, depuis des années, se les passent les uns aux autres. Manier tous ces livres avec attention, c’est faire de la psychologie, et celui qui fait cette étude est forcé de reconnaître que le peuple de notre temps a la rage de la lecture et qu’il lit, au hasard, ce qu’il trouve sous sa main, et que ce qu’il lit est généralement antireligieux, ou, pour le moins, immoral.

Aussi, on constate qu’il se déprave, le peuple. Comment ne se dépraverait-il pas, alors qu’il fréquente nos romanciers, nos romans et nos feuilletons modernes ? « Dis-moi qui tu hantes, proclame l’ancien et si juste proverbe, et je te dirai qui tu es. » Il fréquente les peintres du vice : il s’initie au mal ! Il perd cette délicatesse de l’âme qui est comme le duvet sur le fruit ; il perd la simplicité et cette pureté de pensée et de mœurs sans lesquelles il n’y a plus de dignité ; il perd le respect des choses et des gens respectables et jusqu’à la plus élémentaire politesse. On ne m’ôtera pas de l’idée que si le peuple réputé le plus poli du monde est devenu grossier en partie, grossier dans ses pensées, grossier dans ses procédés et dans ses termes, celui qui l’a fait déchoir de son niveau moral, après le politicien, après l’instituteur sans principes, c’est le romancier.

 

Pendant que le roman d’aventures égare les imaginations, fausse le jugement en faussant les réelles perspectives de la vie, le roman sentimental, éternelle histoire d’amour, égare le cœur et fausse la droite vue de l’esprit. Peu à peu le lecteur est pris au charme : les fièvres du héros et de l’héroïne lui semblent bien heureuses, et il n’est pas jusqu’à leurs souffrances qu’il ne juge dignes d’envie. En même temps, il éprouve cette impression singulière, qu’il sent trompeuse et à laquelle pourtant il s’accoutume vite, que l’amour, tout amour, n’importe quel amour, est légitime de sa nature, qu’il est comme une flamme qui purifie tout en dévorant tout, une sorte de bain sacré où ceux qui s’y plongent laissent toutes leurs souillures.

 

Plus le talent est grand, plus pernicieuse est la contagion. Le lecteur, étonné et captivé par les révélations de faiblesses intimes, par tant de défaillances et de capitulations de conscience, par tant de crimes, finit par en être halluciné, par associer sa raison à toutes ces folies, par devenir le complice des monstres dont on étale les plaies sous ses yeux. Peu à peu les vaines lectures produisent en lui leur œuvre de ruine : il perd la notion de sa dignité ; l’esprit de sacrifice s’oblitère ; l’égoïsme trouve des justifications inattendues, et déjà le malheureux est un dépravé.

On voit le danger de telles suggestions au point de vue des mœurs : la morale en est blessée, le jugement en est faussé, et la vie risque d’en être dérangée et flétrie.

 

On constate, au surplus, que ce peuple devient irréligieux. Comment ne le deviendrait-il pas, étant de plus en plus immoral, et comment ne prendrait-il pas peu à peu les idées impies, qu’on lui jette étourdiment en pâture ?

Quelle espèce d’impression voulez-vous que produisent, sur les lecteurs et les lectrices de romans, la plupart plus ignorants en matière religieuse que le dernier des pâtres de Sologne, ces aveux d’incrédulité, ces regrets plus blessants que le mépris lui-même, cette prédication en faveur de morales tellement relâchées qu’elles sont l’immoralité même ? Le sentiment religieux est déraciné, le sentiment moral avec lui, et l’on se dit qu’après tout, on peut bien tout se permettre, puisque des écrivains si habiles ne croient à rien, regardent la religion comme le plus chimérique des rêves, et la morale, comme un frein inutile depuis longtemps brisé.

 

Le littérateur, ordinairement du moins, n’attaque pas directement l’Église ; il la combat en-dessous, par insinuations, par suggestions, en soufflant au peuple des idées fausses, en l’excitant à la haine, en exaltant sa liberté, en publiant ses fautes, en détruisant dans son trop faible cœur les principes les plus élémentaires de l’éternelle morale. Le roman est son arme principale ; la poésie pourrait lui en fournir aussi, mais il l’a laissée mourir, ou plutôt, en abrutissant l’âme populaire, lui-même l’a tuée. D’ailleurs le roman lui suffit. Ce petit livre à bon marché pénètre partout, jusque dans les mansardes. Il est lu la nuit par ceux qui sont forcés de travailler le jour ; que dis-je ? lu ? il est dévoré ! L’esprit des humbles qui ne connaît plus les textes sacrés de nos Écritures croit facilement à ces rêves morbides. Il en fait son Évangile ; il y croit, et il y conforme sa vie. Cet homme n’est plus lui, cette femme n’est plus elle ; l’un et l’autre, ils sont le livre qu’ils viennent de lire, le héros qu’ils ont admiré, dont ils envient le bonheur et quelquefois le malheur même, tant a été grande la fascination de leur lecture.

Je lis, dans un livre dès longtemps oublié, la page suivante.

– « Cherchez la femme, disait un juge. C’est le volume que je cherche, moi, le chapitre, la page, le mot... Joies, douleurs, amours, vengeances, nos sanglots, nos rires, les passions, les crimes, tout est copié, tout. Combien j’en sais, de ces jeunes gens, dont tel passage, lu un matin, a dominé, défait et refait, perdu ou sauvé l’existence ! Souvent, presque toujours, la victime a vu de travers, choisi à faux, et le livre la traîne après lui, faisant d’un poltron un crâne, d’un hon jeune homme un mauvais garçon, d’un poitrinaire un coureur d’orgies, un buveur de sang d’un buveur de lait... Balzac, par exemple, comme il a fait travailler les juges et pleurer les mères ! Sous ses pas, que de consciences écrasées ! Combien de nous se sont perdus, ont coulé, qui agitaient au-dessus du bourbier où ils allaient mourir, une page arrachée à la Comédie humaine 22 ! »

Tristes, mais combien justes réflexions !

 

C’est que ces romans, que le peuple s’arrache, contiennent une philosophie, que cette philosophie est une morale, et que cette morale est trop souvent l’ennemie de la morale. Du temps du christianisme, on tenait que la morale avait pour principal but de réprimer les passions. Nos romanciers ont changé cela : la morale a pour but désormais d’innocenter les passions, alors même qu’elles engendrent le crime. Cet homme a tué, mais il a tué par amour : la force de sa passion lui donnait le droit de la jalousie, et la jalousie exaltée nous pousse invinciblement à supprimer les gêneurs ! Il est innocent !... Une pauvre malheureuse femme a succombé : elle pourrait se repentir, produire un effort moral qui serait une ablution et une rédemption. Ce dénouement serait trop chrétien ! Elle devient folle 23, ou elle se tue !

L’ancienne morale chrétienne était une morale de gens sans passions, de petits esprits et d’âmes faibles ; prenez celle-là : elle est faite pour les âmes fortes et pour les génies !

 

Il n’est pas de semence qui soit stérile pour peu qu’elle tombe en un sol préparé, et ici, préparé, le sol l’est toujours, car c’est l’âme humaine, la plus riche terre qui existe au monde et la plus apte à recevoir le germe de la passion. Aussi depuis Rousseau, qui, en réalité, est le père du roman moderne, quelle écrasante moisson de faiblesses, de vices et de crimes n’en est-elle pas sortie ! Rousseau a procréé des milliers de petits Rousseau, tendres comme lui et comme lui dépravés. George Sand a donné le jour à des milliers de Lélia, charmées de vivre à leur tour ses rêves et ses aventures. Et l’on en peut dire autant de tous nos contemporains, pour peu qu’ils aient su donner à leurs personnages quelque relief et un attrait assez séduisant.

 

Dans les jeunes gens, la lecture des romans trouble le cœur et les sens, éveille les curiosités coupables. Mais ce sont les femmes et les jeunes filles qui ont subi le plus docilement l’influence délétère de la littérature d’imagination. Flaubert, parmi les causes qui ont entraîné Mme Bovary à l’irrémédiable chute, signale l’empoisonnement de la sensibilité par l’imagination, la corruption de l’esprit par les lectures romanesques qui exaltent le rêve et arrachent l’âme à la réalité. L’observation est exacte et profonde : femmes ou jeunes filles, celles qui tombent ou s’égarent ont plus ou moins passé par la même route.

 

Oh ! la triste science que tous ces romanciers enseignent aux hommes, aux femmes et à la jeunesse de ce temps ! « Que leur apprennent-ils ? Aucune vérité profonde, aucune science fondée. Ils ne les instruisent pas réellement et sérieusement. Ils développent à outrance la faculté d’analyse, mais pour troubler et pour fausser peut-être, du même coup, leur jugement. Malades eux-mêmes, hypocondriaques inquiets et plaintifs, éloquents avec cela, subtilement persuasifs, ils forment notre âme à leur image, propagent leur misère et communiquent leur poison, leur douloureux savoir du mal. Ils nous étalent à plaisir l’universalité des fautes, l’impuissance à résister et la mauvaise excuse de la souffrance, comme si le péché triste n’était pas le pire péché.

« Or nous sommes tous ainsi faits, que nous cherchons toujours mille prétextes pour atténuer notre part de responsabilité. Une femme, surtout une femme hésitante que l’adultère guette, révélez-lui, en y mettant de la psychologie minutieuse et détaillée, l’adultère récent d’une autre femme qu’elle croyait jusqu’alors vertueuse, cet exemple lui fera dire : « Toutes les femmes sont vaincues ; le vieil univers se pourrit : pourquoi, moi, resterais-je pure, et comment lutter plus longtemps ? » C’est le raisonnement très lâche et très humain que la contagion suggère à presque toutes.

« Et puis, l’orgueil les prend, l’orgueil mauvais des rêveries amères. La tristesse des méditations leur fait juger leur âme surhumaine, car la mélancolie est le tribut qu’on paie pour s’affranchir de la morale du vulgaire. L’Église l’avait bien compris, elle qui recommande l’humilité d’esprit et la gaîté de cœur. Leur conscience, imparfaitement éclairée, erre parmi des lueurs mornes, et c’est le doute à perpétuité. Oui certes, on les fait réfléchir, pour leur éternelle souffrance, et pour la nôtre assurément, car on leur met aux mains des armes redoutables contre les hommes qui les aiment, en en faisant des « cérébrales ». »

Mélancolie, orgueil, chute et péché, voilà les trois étapes que parcourent infailliblement les lecteurs et surtout les lectrices des romans modernes. S’il en est qui ne tombent pas, c’est que l’occasion ne leur en est pas offerte ; mais croyez-moi, ceux et celles qui lisent ces écrits passionnés et raffinés ont perdu la santé et la solidité de l’âme et sont tombés par le désir !

Le roman moderne est le véhicule ordinaire des pires maladies morales.

 

Là, si je ne me trompe, a été la plus grande infortune du dix-neuvième siècle : il a trop lu, trop lu de romans. Les romans y ont fait tourner un peu toutes les cervelles.

Le roman immoral a plu sur la France à millions d’exemplaires, presque pendant toute la durée du siècle. Il y a eu, comme nous l’avons dit, le roman sentimental, élégant mais malsain, vraie fleur empoisonnée dont le parfum capiteux excite les sens et endort les âmes ; il y a eu le roman romanesque, qui sème les chimères, pousse les esprits aux rêves impossibles, et désenchante la terre en altérant la réalité de la vie. Il y a eu te roman brutal et fangeux, où le cœur montre toutes ses plaies et l’homme toutes ses turpitudes. Il y a eu le roman d’analyse, qui arrive au même résultat par les tortueuses voies de la psychologie littéraire. Les noms sont divers ; au fond, la chose est la même.

Une mentalité est issue de la lecture de ces œuvres dont s’est repue la curiosité populaire. L’avidité de la multitude s’est trop complue à ces extravagances puériles, à ces gageures d’atrocité ; à ces parades éternelles de meurtres et de crimes, qui défraient le roman moderne. On lui a trop montré de coupe-gorge, on l’a trop familiarisée avec les sultanes de carrefour, on l’a trop promenée à travers les mauvais lieux. Les types d’humanité qu’on a fait évoluer sous ses yeux ont troublé trop profondément l’idée traditionnelle du grand homme et de l’honnête homme. Trop de mensonges et de calomnies se sont introduits dans l’opinion par la voie du roman ou du feuilleton. Cette multitude ignorante en est saturée d’erreurs et de préjugés, erreurs et préjugés qui se tournent en enthousiasmes irréfléchis ou en haines stupides. Un seul exemple : Le Juif errant d’Eugène Sue a fait plus de mal aux Jésuites du XIXe siècle que tout le reste. C’est lui qui a surtout fait pénétrer dans le peuple la haine sectaire et bête qu’on y ressent encore, et qui n’est pas près de s’éteindre. Des anticléricaux qui ne l’ont jamais fréquenté et qui, de leur propre aveu, n’ont « jamais fourré le nez dans les sept volumes des Secrets de l’oreiller, ni dans les sept volumes de l’Histoire d’une famille à travers les âges 24 », pas plus du reste que dans le Juif errant ou dans les Mystères de Paris, parce qu’ils sont anticléricaux, l’admirent de confiance, et le saluent comme « le plus puissant propagandiste de l’anticléricalisme ». N’a-t-il pas découvert, « dans toute sa ténébreuse horreur, l’hypocrisie de l’Homme noir 25 » ? N’a-t-il pas plus contribué « à l’émancipation de l’âme moderne que Renan et Michelet 26 » ?

Socialement, où peut bien conduire une pareille littérature, quand il est clair d’autre part qu’elle est la seule dont la masse ait quelque connaissance ?

 

On l’a vu à la fin du XVIIIe siècle : immorale et impie, la littérature mène doucement mais sûrement aux abîmes. Le scepticisme élégant des philosophes et des beaux esprits se traduisit par les négations les plus brutales, et les flots d’encre versés se changèrent en flots de sang.

Le XIXe siècle a reçu la même terrible leçon. Quelle superbe floraison de l’esprit français jusqu’à 1870 ! Quel concert de tous les hommes de lettres, et comme les romanciers du temps faisaient bien leur partie ! Comme ils criblaient d’épigrammes ce qu’ils appelaient les vieilles idoles : patrie, drapeau, honneur militaire, religion, Église ! Quelles railleries et quelle verve ! Mais tout cela, c’étaient les soutiens de l’édifice social, et quand ils eurent ébranlé ces appuis séculaires, l’édifice social croula dans la guerre et dans le sang. Le deuil de la patrie fut leur œuvre.

Et depuis ?

Sous la Troisième République, le Roman français est descendu au-dessous de tout. « En littérature, écrit un rationaliste indépendant, n’a-t-on pas vu la presque unanimité de ceux qui tenaient une plume, consacrer leurs forces, après le terrible ouragan de 1870, à la glorification de la bête humaine ? Au lieu de stimuler ce qu’il y a de plus grand et de plus noble en nous, presque tous nos écrivains se sont adressés à nos instincts inférieurs : ils nous ont considérés comme réduits à la moelle épinière et à la moelle allongée ; au lieu d’une littérature de penseurs, ils nous ont donné une littérature de décapités 27 ! » J’ignore, je l’avoue, ce que c’est qu’une littérature de décapités. M. Jules Payot, ce grand chef des Primaires à qui nous devons cette trouvaille, le sait-il mieux que moi ? Je n’oserais l’affirmer. Mais j’imagine que cela veut dire « une littérature de gens terriblement malades », et c’est tout à fait mon avis.

Il n’y a que la santé qui ne soit pas contagieuse, a dit un grand écrivain. Que veut-on alors que deviennent les générations que l’on a gavées d’une telle nourriture intellectuelle, que l’on abreuve d’un pareil poison ? Cette continuelle exhibition de personnages déchus et dangereux ne peut qu’abaisser la moralité d’un peuple et la dignité de son caractère national, et, directs ou indirects, les coups portés à la religion ne peuvent manquer d’ébranler la société tout entière.

N’est-ce pas ce qui est arrivé ? N’est-ce pas ce qui arrivera ?

« Comme la première Révolution est née des ouvrages de Voltaire, de Rousseau et de leur séquelle, la Révolution de 1830 est née des publications antireligieuses de ce temps, des petits ouvrages des philosophes comme Jouffroy et des publicistes comme Michelet, Quinet et les autres ; celle de 1848 est née des Girondins de Lamartine, de ce livre passionné où le poète fait des dithyrambes à la première Révolution, glorifie et amnistie sans réserve une époque qui, pour quelques aspirations généreuses, offre au regard de la postérité la plus épouvantable série de crimes que l’histoire ait jamais eu à enregistrer. L’infâme Commune de 1870 est née de la littérature et de la presse du Second Empire. Lisez les œuvres retentissantes de ce temps, lisez les articles des innombrables flatteurs de la puissance populaire ; vous vous expliquerez et la chute honteuse de ce régime et les infortunes nationales qui l’ont suivie. On y adule le peuple, on l’enivre de louanges vaines et fausses, on parle de son cœur héroïque et de sa grande âme. On justifie ses passions. On va plus loin ; on brise le seul frein assez fort pour l’arrêter sur la pente de ses convoitises, on nie Dieu, on lui prêche l’athéisme. Ce fatal enseignement, parti de haut, « descendit avec des allures plus vives, plus dégagées, dans les journaux politiques et jusque dans les clubs populaires. Ce n’était plus un physicien prétendu qui venait donner le dernier mot de la science expérimentale, comme s’il était en son pouvoir de le faire, – ni un professeur d’athéisme dissertant sur le ridicule des causes premières ou le néant des causes finales, – ni un médecin raisonnant sur les conditions physiologiques des phénomènes qu’on appelle l’âme, – ni un chimiste nous faisant toucher au doigt l’éclosion de la vie sans aucun recours à l’hypothèse qu’on appelle Dieu, – ni même un critique discourant sur la quantité de bile ou de sang qu’il faut, pour faire un poème, un drame ou un sermon. Non, tout cela, c’était de la pédanterie pure. Ces lourdes doctrines passées au creuset de l’esprit parisien s’évaporèrent en je ne sais quelle nuée légère qui retomba sur la presse en un déluge de fines ironies, et de traits acérés contre les vieilles croyances, les vieilles superstitions, les Prud’hommes de la philosophie et les dieux démodés. Tout cela tombait dru comme grêle et perçant comme l’acier, bouleversant l’ancien monde et faisant place nette au nouveau. Ce fut un grand régal pour les badauds. On n’avait jamais vu traiter de si cavalière façon de si graves sujets et de si vieilles gens. Nous avions eu dans la génération précédente les héros du roman de cape et d’épée ; nous eûmes dans celle-ci les mousquetaires de l’incrédulité. Du reste, ils n’avaient pas dégénéré ; ils étaient bien de la même race, fanfarons, gascons, quelque peu charlatans. Tout cela n’offrait pas encore de grands dangers. Soit : descendez de quelques échelons dans la hiérarchie des journaux et des esprits, vous verrez ce que va devenir cette raillerie, cette jactance d’impiété contre tout ce qu’on était habitué à croire ou du moins à respecter. J’ai suivi avec une curiosité attristée cette dégradation de la même idée depuis la littérature des cercles élégants jusqu’à celle des bouges, où elle vient expirer sous la forme de quelque feuille populacière, avant de tomber, dans sa triste odyssée à travers les journaux les plus variés d’origine, de nuance et de format, jusqu’au Père Duchêne. Du scepticisme raffiné à l’injure grossière il y a moins loin qu’on ne le croit, et les étapes sont bien vite franchies. Jamais on n’avait si perfidement et sous des formes si diverses travaillé à démoraliser le peuple, à détruire en lui toute foi, tout idéal, à faire le vide dans son âme inquiète, sans savoir comment le remplir, si ce n’est d’appétits et de jouissances malsaines. À force de railler les croyances, on finit par en déshonorer les représentants les plus dignes et par les dénoncer au mépris d’abord, puis à la fureur de la foule. Comment serait-il possible qu’il en fût autrement ? Les parties vulgaires de l’humanité ne peuvent pas entrer dans ces fines nuances où se complaisent les raffinés ; elles ne prennent, dans toutes ces polémiques, dont l’écho descend jusqu’à elles, que les dernières conclusions, les plus palpables, les plus matérielles, si je puis dire, celles mêmes que les esprits d’un certain ordre n’osent pas tirer de leurs prémisses. La traduction populaire est immédiate, grossière, irrésistible. Une fine critique tend à discréditer les croyances comme l’œuvre combinée des rois et des prêtres, en vue d’asservir le peuple. Prenez garde, voilà que, derrière vous, s’avancent des écrivains d’un autre tempérament qui, au lieu de procéder par la raillerie, procèdent par l’outrage. La terreur par la parole des journaux ou des clubs annonce et appelle l’autre terreur. De vos ironies, on a fait des insultes ; après les insultes, les poignards et les coups de fusil. Dans l’exécution des otages de la Roquette, qui pourra jamais mesurer la part des responsabilités littéraires 28 ? »

Tels sont les mélancoliques aveux d’un écrivain illustre, au lendemain même de nos désastres 29. Plus d’un littérateur, à cette époque, devant les ruines fumantes et sanglantes de la patrie, dit son mea culpa et se battit la poitrine. Mais cette race est frivole, comme chacun sait ; elle oublia vite le deuil inoubliable et continua fiévreusement à couvrir le papier d’encre et les consciences de boue.

 

La République, aussi imprudente que l’Empire, sous prétexte de liberté, laisse aujourd’hui s’accomplir le travail de la décomposition nationale par la littérature, une littérature en général grossière et médiocre, triste et trop fidèle reflet d’un gouvernement sans valeur ni conscience, honte dans la honte du siècle 30.

Qu’arrive-t-il ?

Elle rencontre sur son chemin les démolisseurs de tous les noms, socialistes, anarchistes, toute la bande noire des lanceurs de bombes et cette formidable armée du crime, qui multiplie ses recrues dans la jeunesse et qui menace d’englober la nation en attendant qu’elle la détruise.

Saris doute, l’heure du grand éclat, l’heure du chambardement prédit et redouté, l’heure où les mauvaises idées et les mauvais sentiments, accumulés dans l’âme du peuple par le moyen des mauvaises lectures, font explosion en quelque immense désastre, cette heure-là n’a pas encore sonné, mais elle sonnera, c’est immanquable, puisqu’il est immanquable que les mêmes causes produisent les mêmes effets 31. En fut-il ainsi dans tous les temps et chez tous les peuples ? Je ne sais ; mais, en France, toutes les révolutions et toutes les catastrophes sociales sortent des livres...

 

Vous aviez une belle mission, ô, littérateurs ! Vous pouviez relever l’âme française si gravement atteinte par le dernier siècle. Vous pouviez aider l’Église dans son œuvre de réforme et de relèvement. Vous avez préféré combattre l’Église et, suivant les vieux errements de vos pareils, affaiblir son influence au risque de ruiner la patrie. Que tous les crimes du siècle, que tout le sang qu’il a versé, que toutes les fanges qu’il a fait jaillir sous ses pas, retombent sur vos têtes. Les amateurs légers de littérature et d’art se rappelleront vos noms ! Romanciers, publicistes, journalistes, vous aurez votre petite place d’honneur dans l’histoire que l’avenir écrira. Comme Musset, Hugo, Balzac, Dumas, Renan, et mille autres, vous aurez la gloire d’avoir quelques lignes dans le futur dictionnaire des grands hommes. Grand bien vous fasse cette distinction posthume ! Aux yeux de ceux qui jugent la responsabilité des hommes publics dans les malheurs publics, vous ne serez jamais que d’illustres malfaiteurs, inconsciemment peut-être, mais de fait et sûrement traîtres à la cause de l’humanité !

Ah ! qui donc se lèverai parmi nous pour relever cette littérature française jadis si brillante, aujourd’hui presque éteinte ? Où donc est l’écrivain qui nous donnera l’œuvre salubre et vivifiante d’où sortira la littérature nouvelle, la littérature des âmes élevées et des honnêtes gens ?

Au lendemain de la Révolution, Chateaubriand parut. Il ranima de son jeune souffle les lettres mourantes ; la pensée française fut purifiée et relevée, et nous pûmes avoir la magnifique renaissance littéraire de la Restauration. Quel Chateaubriand plus croyant et plus pur nous tirera de l’ornière boueuse où les lettres se traînent, où elles nous traînent ? Et nous-mêmes, enfin, ne pouvons-nous rien, à défaut d’un tel rénovateur, pour l’assainissement de la littérature et en particulier du roman, ces deux sources empoisonnées où va s’abreuver l’âme contemporaine ?

 

 

 

 

 

 

IV

 

UN EFFORT À TENTER.

 

 

Des faits et des réflexions qui précèdent, rien n’est plus facile que de déduire la nécessité et la qualité des devoirs qui s’imposent aux catholiques.

Ils doivent observer les lois de la prudence chrétienne, et par conséquent s’interdire à eux-mêmes et interdire à tous ceux qui relèvent d’eux tout livre, fût-il signé du plus illustre des écrivains, où se trouve blessée la morale ou la religion.

Faire la guerre aux productions de l’impiété et de l’immoralité est plus que jamais une obligation de conscience.

Mais ce n’est là, je l’ose dire, qu’une moitié de l’œuvre à accomplir : l’autre moitié consistera à « neutraliser l’action du poison par celle de l’antidote 32 ». Entendez qu’il faut propager les bons livres, et les multiplier dans la plus large mesure possible.

Les multiplier ? Comment ?

Bons ou mauvais, tout le monde peut faire des romans. Anatole France écrit des romans que toute la critique trouve excellents et qu’il est permis de trouver détestables à plus d’un point de vue. Georges Ohnet écrit des romans que la même critique a pris l’habitude de déclarer détestables, et qu’il est permis de trouver meilleurs que bien d’autres à plusieurs égards. Les livres de l’un et de l’autre se lisent également, ce qui prouve, me semble-t-il, que le genre n’exige pas une grande supériorité de génie.

D’autre part, le roman, en soi, n’est ni immoral ni moral, ni irréligieux ni religieux : comme toutes les formes littéraires, c’est un vase que l’on remplit de la liqueur que l’on veut. Paul et Victor Margueritte, par exemple, y versent le divorce et l’union libre, mais ils pourraient tout aussi bien en faire le contenu du mariage chrétien, indivisible et indissoluble. C’est la bouteille pharmaceutique, indifférente à ce dont on la remplit, poison ou vin fortifiant.

Il suit de là que nos coreligionnaires peuvent écrire des romans tout aussi bien que les libres-penseurs et les sectaires, et qu’ils ont là un réceptacle commode où renfermer les idées qu’ils souhaitent mettre en circulation.

Le roman, parmi les nôtres, a trop longtemps passé pour un genre damnable, invention du diable et véhicule de ses pires suggestions. Par défiance instinctive et par tradition d’austérité chrétienne, nous n’estimons guère ceux qui écrivent des romans, et moins encore ceux qui les lisent. Nous passons notre temps à fulminer contre les livres dangereux et à requérir contre les mauvaises lectures, – et je n’y vois aucun mal, loin de là, – mais peut-être ne serait-il pas inutile de nous appliquer aussi à produire de bons livres où l’on trouverait de bonnes lectures, et j’oserai dire que, pour ma part, j’y verrais un grand bien. Nous avons beau faire, il est peu probable que la curiosité littéraire de nos contemporains en arrive à se contenter de la Vie des saints ou des édifiants récits que de pieux abbés compilent, et publient sous le titre alléchant de Trésor d’histoires. Il existe donc un besoin du public qui réclame satisfaction et qui ne peut l’obtenir de nous, du moins dans la mesure où il l’exige. Et que faudrait-il pour que nous puissions le satisfaire ? Rejeter virilement le préjugé qui anathématise le roman, user de cette forme comme le font les libres-penseurs et les parpaillots, la transformer en arme de défense ou d’attaque à leur exemple, ou plutôt en faire un vase d’élégance et de beauté plein jusqu’au bord de nos plus précieuses liqueurs.

C’est simple, en somme.

Qui ne voit qu’un tel effort est possible, et qu’il va même, au temps où nous sommes, jusqu’à s’imposer à la volonté de ceux qui sont capables de le tenter utilement, avec toute la force d’un devoir ?

 

À nous donc, catholiques, de nous emparer de cette matière malléable qui prend toujours la forme qu’on lui donne. Mgr Ireland écrivait un jour à un publiciste belge qu’il est de notre devoir de nous saisir de toutes les armes possibles dans la sainte guerre du bien contre le mal, et d’occuper toutes les avenues qui mènent à l’esprit et au cœur de nos contemporains. « Les gens de lettres, ajoutait-il, peuvent faire un bien immense à l’Église. Le monde n’écoute guère qu’eux : ils sont les rois de la pensée 33. » Faisons-nous gens de lettres, puisqu’il le faut ! Écrivons même des romans.

Évidemment, il est nécessaire, pour y réussir, que nous ayons autant et plus de talent que les autres : il est cent fois plus difficile d’écrire un bon livre que d’en écrire un mauvais. Cela est possible pourtant, et la preuve, c’est que plusieurs, – par exemple René Bazin 34, – ont entrepris cette tâche avec succès. Le champ qui s’ouvre devant nous est libre et vaste, et à peu près neuf. Nous nous garderons, bien entendu, de tomber dans le genre sermon ; nous laisserons de côté les cagoteries puériles où se complaît trop souvent la piété contemporaine ; nous ne mettrons pas en histoire le manuel de la parfaite congréganiste ou celui de la femme raisonnable et chrétienne. Mais nous peindrons en haut relief la vie catholique vraie et profonde. Certes, nous ne nous priverons pas des ressources sans nombre que la nature offre à l’art. Nous saurons, tout comme les autres, évoquer, avec des couleurs loyales, ces scènes grandioses ou charmantes que cette nature développe inépuisablement sous les regards des hommes. On trouvera dans nos œuvres des paysages de plaines, de forêts, ou de montagnes, des couchers de soleil et des clairs de lune, des visions de la mer, de toutes les mers ; même nous apprendrons le vocabulaire des tapissiers et des couturiers ; parfois aussi un beau crime viendra dramatiser nos pages, puisque le public aime le sang et que, du reste, il en est versé dans la vie. Mais nous nous appliquerons surtout à montrer des âmes.

On aime les romans psychologiques ? Quelle psychologie plus fière et plus sûre d’elle-même que la psychologie catholique ! Quelles tragédies intérieures se jouent dans nos cœurs ! Quelles luttes parfois sanglantes dans nos consciences ! Que de créatures d’élite, dans notre monde, dont personne n’a jamais décrit les rêves, les aspirations, les joies et les amertumes ! « Nous n’apprécions pas assez, nous autres catholiques, nous ne savons pas faire valoir tous les trésors de beauté morale qu’on peut voir parmi nous tous les jours ». Cette réflexion de l’Abbé Delfour est très juste, et, avec de la technique et de la pratique, nos héros et nos héroïnes catholiques, mis en lumière par d’habiles contrastes et par leur propre clarté, ne manqueraient pas d’être aussi captivants que les autres. Et puis, quelles belles thèses à développer, qui sont les thèses de la religion et de la raison elle-même ! Que de bonnes vérités enfin à semer çà et là au cœur de ces récits honnêtes et purs ! Franchement, l’entreprise est alléchante, et je comprendrais que même des prêtres s’aventurassent à la tenter.

 

On veut des romans sociologiques ? Les nôtres en ont déjà écrit. Qu’on se rappelle les beaux livres d’Yves Le Querdec : les Lettres d’un curé de campagne, les Lettres d’un curé de canton, ce Fils de l’Esprit, un peu long peut-être, mais si vibrant, si riche d’idées fortes, de sentiments profonds et même de poésie. N’avons-nous pas notre idéal social, nous aussi ? N’avons-nous pas, nous aussi, notre conception de la vie ? En existe-t-il même une autre qui soit simplement raisonnable ?

Il nous faut aussi, dit-on, des peintres fidèles de la société, des hommes qui nous donnent des études sérieuses et saines du monde où nous vivons, qui nous en montrent le vice et le faux. Léon Daudet, l’auteur des Primaires, où est si bien dépeint l’orgueil de la demi-science, qui est le mal de la société contemporaine, est, parmi nous, un initiateur et un modèle.

Pierre l’Ermite et Jean des Tourelles, qui sont prêtres tous deux, ont écrit des nouvelles nombreuses et généralement exquises. Le premier a même publié plusieurs romans pleins d’observations fines, d’esprit et de sensibilité. Et que d’autres l’on pourrait citer !

 

La lecture de ces œuvres dont plusieurs ont obtenu un succès éclatant est un véritable bienfait. Elles provoquent le rire et le sourire ; elles savent aussi émouvoir. Le cœur se gonfle, on essuie une larme furtive, une bonne larme versée sur quelque pauvre amour bien pur brisé avant l’heure, sur une action de courage ou de pitié, sur un sursaut de foi, sur un élan d’âme inattendu où se révèle tout à coup la noblesse native de l’homme, un beau sentiment humain vous a fait vibrer, et d’avoir frémi et pleuré, vous vous sentez meilleur.

Bien qu’ils revêtent une forme réputée frivole, de tels livres, à une époque comme la nôtre, sont des livres d’apostolat, et le bien accompli est pour leurs auteurs un titre de gloire au moins égal à celui qu’ils peuvent retirer de leur incontestable talent.

On le voit donc : ceux d’entre nous qui voudraient tenter l’effort auquel nous les invitons, ont des précurseurs, dont les exemples justifieraient au besoin une initiative réputée audacieuse. Ce qu’on propose ici, c’est un des mille moyens qui s’offrent à nous de relever ce pauvre peuple que tant d’influences déprimantes se disputent. Le roman, comme le journal, va partout et, comme le journal, autant et plus peut-être, il jette les germes d’idées, crée les mœurs et provoque les faits. D’autres écrivent pour corrompre ; que nos romanciers, à nous, écrivent pour instruire et soutenir, pour restaurer l’idéal, les sentiments purs et les grandes pensées, pour rappeler enfin l’humanité à ses fins supérieures.

 

Ces hardis novateurs, dans le bon sens du mot, obtiendront-ils le succès ? Je n’ose en répondre, car les catholiques, les prêtres aussi souvent, ont toutes les qualités, sauf celle de s’entraider pratiquement et de se soutenir. Alors que les autres forment des coteries et des chapelles où chacun patronne chacun, où l’on prête du talent à ceux qui n’en ont et n’en auront jamais, où l’on crée des succès par la vertu de la réclame et des dithyrambes, nous avons l’habitude, nous, de nous critiquer et de nous démolir les uns les autres. Il est impossible, pourtant, que les bonnes intentions et le talent ne soient reconnus à la fin, et peu importe que nous nous admirions entre nous, si le public mord à nos œuvres, et si nos idées font leur chemin.

 

 

Qu’on s’y mette donc : tous les moyens honnêtes sont bons ! Prenons la plume pour instruire, consoler, élever ou gonfler généreusement ce pauvre cœur humain toujours si prompt aux défaillances. Montrons-lui, non pas l’ivresse de vivre, mais le bonheur de vivre dans le devoir et la joie triomphale de la conscience victorieuse. Toutes les choses délicates de l’âme ont été souillées ; purifions-les ; il reste à cueillir, dans les jardins de la nature et de l’humanité, des fleurs encore : celles de l’honneur, de la vertu et de l’idéal.

 

 

Paul BARBIER, Les propagateurs de l’irréligion :

Romans et romanciers, Lethielleux, s. d.

 

 

 

 



1 Il s’est trouvé un statisticien pour calculer que, dans le cours du XIXe siècle, il s’était publié 57,303 romans, soit une moyenne de 573 par année. C’est une jolie moyenne, mais qui a dû augmenter au XXe siècle, « depuis que certains journaux se sont mis à donner, non plus un feuilleton, mais deux et même trois feuilletons par numéro. » (Charles Arnaud, Chronique du roman.)

2 M. Pierre Lasserre, dans son ouvrage le Romantisme français, écrit : « Les forçats sublimes, les paresseux de génie, les empoisonneuses angéliques, les monstres inspirés de Dieu, les comédiens sincères, les courtisanes vertueuses, les saltimbanques métaphysiciens, les adultères fidèles ne forment qu’une moitié, la moitié sympathique de l’humanité, selon le romantisme. » Nos auteurs contemporains ont perdu ce goût de l’antithèse violente, mais ils ont gardé une prédilection pour les malhonnêtes gens qu’ils jugent seuls dignes d’intéresser le lecteur.

3 René Doumic écrivait, il y a quelques années : – « C’est un mérite pour un romancier d’avoir de l’élévation dans l’esprit. C’est une notion que nous avons tout à fait perdue depuis l’avènement de la « littérature brutale ». On n’a plus cessé depuis lors de considérer la grossièreté comme un signe de force et la trivialité comme un synonyme de hardiesse. » (Un Romancier des mœurs de la province : M. René Bazin).

4 Jules Delafosse.

5 H. de Régnier, Les Rencontres de M. de Bréot.

6 « Le roman profane a été puiser maintes fois, au cours de ces dernières années, son inspiration aux œuvres claires et limpides de la Légende dorée. M. Anatole France ne peut écrire deux lignes sans s’y reporter. Le Puits de Sainte Claire, le Crime de Sylvestre Bonnard, suffisent à illustrer ce que nous avançons. » (L’Univers, 1er nov. 1907).

7 Ed. Haraucourt, Les Benoît.

8 Victor Giraud, Esquisse contemporaine.

9 Voici quelques-unes de ces phrases très sincères d’accent, je l’avoue, mais dont l’effet a dû être bien des fois funeste : « J’ai essayé d’être chrétien, je ne l’ai pas pu. Il n’y a pas de Dieu, il n’y a pas de morale, rien n’existe de tout ce qu’on nous a enseigné à respecter : il y a une vie qui passe, à laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l’épouvante finale qui est la mort. » – « L’idée chrétienne était restée longtemps flottante dans mon imagination, alors même que je ne croyais plus ; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd’hui, ce prestige est absolument tombé ; je ne connais rien de si vain, de si mensonger, de si vide. » – « Dans son idée à lui, la mort finissait tout... Il lui arrivait bien, par respect, de s’associer à ces prières qu’on dit en famille pour les défunts ; mais il ne croyait pas à la survivance des âmes. » – « C’était l’époque transitoire de ma vie, où, tout-à-coup, n’ayant plus de foi ni d’espérance, je me jetais à corps perdu dans l’amour. » Quelles suggestions d’incrédulité et d’immoralité dans de telles confidences !

10 M. Rousse, Rapport à l’Académie, 15 nov. 1883, Journal Officiel.

11 Jules Payot, L’éducation de la volonté, p. 114. Ce livre est excellent en plusieurs de ses parties ; mais depuis bientôt vingt ans qu’il a paru, les doctrines de son auteur se sont un peu relâchées, l’austérité de l’austère M. Payot devient de moins en moins austère.

12 Ces ouvrages sont, en effet, mis à l’index en certains pays : il y a une baisse dans l’exportation de nos œuvres littéraires.

Le rédacteur du Radical raconte qu’il causait dernièrement, à Copenhague, avec un père de famille danois, qui lui disait :

« Nous faisons apprendre l’anglais à nos jeunes garçons et à nos filles, parce que, soit par ignorance du français, soit à raison du temps pris par les affaires, nous ne pouvons utilement surveiller les lectures de nos enfants ; nous préférons qu’ils ignorent vos auteurs. Ils ont beaucoup de talent, vos écrivains, mais leurs ouvrages sont immoraux. Ce sont vos hommes d’État eux-mêmes qui nous l’ont appris. Vous comprenez que nous ne tenons pas à voir se propager une langue aussi fâcheuse pour le cœur et pour la conscience de nos enfants. Les romans anglais nous rassurent. »

13 Henri Heine et son temps, p. 112.

14 Rayons X.

15 Le centenaire fut célébré le 15 janvier, sous la présidence de Séverine, à la Bourse du Travail, sous les auspices de l’Union syndicale des Employés. Les initiateurs étaient les citoyens Montelet, directeur de la Raison universelle, et Goll, secrétaire du cercle rationaliste.

16 Quelque lettré devrait faire une enquête sur Eugène Sue dans les communes de Lailly et de Beaugency, au département du Loiret. Nous y avons rencontré nombre de gens qui l’ont connu alors qu’il habitait le château des Bordes, et desquels on pourrait tirer de précieux témoignages. Les œuvres de l’auteur sont oubliées ; il ne subsiste dans ce pays qu’un profond mépris pour l’homme.

17 Bautain, Le chrétien de nos jours, p. 93.

18 Albert Cim, qui s’intéressait aux questions de Librairie, et qui n’écrivait rien sans enquête préalable et approfondie, estimait, en 1896, que Zola se faisait un revenu de 300,000 francs par année ; Daudet arrivait à 120,000. Le feuilletoniste Émile Richebourg aurait touché une somme de 650,000 francs pour la publication en livraisons de ses œuvres complètes.

19 Une littérature encore, qui date de notre temps, c’est la littérature féministe. Quelques écrivains mâles y sacrifient, mais ce sont des femmes surtout qui la cultivent. La forme en varie selon les talents ; le fond, à quelques nuances près, reste identique. Entendez par là que nos auteurs élèvent tous les mêmes protestations et les mêmes revendications. On réclame « par-dessus tout, malgré tout, et contre tout, le droit au bonheur, ce droit au bonheur n’étant que le droit à l’amour, c’est-à-dire le droit d’aimer » ; pour la femelle, « chaque fois qu’elle en aura l’occasion, le droit et presque le devoir de toujours céder, de ne jamais résister aux appels de l’amour » ; le cœur enfin et les sens fièrement victorieux des raisons de la raison et de la conscience. C’est la grande théorie soutenue avec ardeur par les livres les plus célèbres de l’actuelle « littérature féminine ». En même temps, – et c’est naturel, car on ne peut vouloir rejeter un joug sans vouloir rejeter tous les autres, – cette littérature est résolument matérialiste, révolutionnaire et sectaire. Par la même raison qu’elle tend à supprimer la famille et la patrie, elle tend à supprimer Dieu. Partant, elle répudie la religion, et par-dessus tout le catholicisme.

20 Paul Acker, Œuvres sociales des Femmes. R. R. D. D. M. 1er fév. 1907.

21 Beaucoup de ces ouvrages, même signés de noms distingués, sont fabriqués à tant la ligne, et quelquefois par des sous-œuvres. Le Gaulois racontait, il y a un an ou deux, l’aventure suivante arrivée à l’un de nos romanciers connus :

« Figurez-vous qu’un journal parisien, à grand tirage, « commandait », il y a quelques mois, – à la fin de l’année dernière, pour préciser, – un roman-feuilleton d’aventures à un romancier connu, à « un franc la ligne », disait le traité.

Le romancier connu s’en vint trouver un vieil homme de lettres, collaborateur obscur de bien des célébrités contemporaines, qui, moyennant « vingt-cinq centimes la ligne », se chargea d’écrire le feuilleton.

Comme le journal s’attaquait, il y a quelques semaines, à la seconde partie de l’œuvre, le romancier apprit que son vieux collaborateur était gravement malade. Il accourut chez lui et le trouva à l’agonie !

Terriblement inquiet pour la fin de son feuilleton, le romancier courut au journal, se fit donner les quelque quinze derniers numéros pour se mettre au courant de son œuvre et bâcla en une dizaine de feuilletons l’épilogue du roman.

Puis il s’en fut porter son manuscrit au journal.

– Qu’est cela ? lui demanda le secrétaire de la rédaction.

– Mais, la suite et la fin de mon feuilleton...

– Vous voulez donc la changer, car la voici ; on nous l’a envoyée il y a trois jours...

Tête du romancier qui eut enfin cette explication : le vieil homme de lettres à 25 centimes la ligne avait lui-même sous-loué sa commande, au prix de dix centimes, à un troisième fournisseur – qui avait tranquillement achevé son ouvrage !

Assez drôle, n’est-ce pas, la petite histoire ? »

« Ce qui n’empêchera pas le gros public, ajoutait un autre journal après avoir réédité cette mésaventure, de trouver « bébêtes » – sans les avoir lus, – les romans portant l’estampille d’une librairie catholique, et de considérer comme très fortes – ah mais ! très fortes – les œuvres bâclées comme ci-dessus par une célébrité « incontestée ». »

22 C’est le titre général sous lequel Balzac a publié ses romans. – Les Réfractaires, les victimes du livre.

23 Henry Buteau, La faute.

24 Gustave Téry, L’Action, 8 janvier 1905.

25 Ibid.

26 Ibid.

27 Jules Payot, L’Éducation de la volonté, p. XVIII.

28 E. Caro, La fin de la Bohême, 1871.

29 Revue des Deux Mondes ; les Doctrines de la Commune ; et passim.

30 « La littérature de ce genre, répond-on, trouve des lecteurs à l’étranger aussi bien qu’en France ? – Oui, mais les gouvernements étrangers luttent contre le mal en interdisant les livres que nous laissons, nous, s’étaler au grand jour. Que des lois sévères soient appliquées, la maladie sera enrayée sur l’heure. Se fier ici à la liberté pour se régler elle-même, c’est, en réalité, porter atteinte à la liberté que nous avons tous de respirer un air sain et de le faire respirer à nos enfants. » (Alfred Fouillée, Dégénérescence.)

31 On trouvera peut-être ces idées empreintes de quelque exagération. Nous les croyons justes. Si plusieurs autres causes concourent à la décadence morale et sociale de notre pays, il est incontestable que la littérature romanesque, répandue par la presse ou par le volume, est une de ces causes et non la moins active. Nous retrouverons ce sujet dans la 5e section de nos Études contemporaines.

32 Un livre excellent a paru, ces dernières années, qui peut servir de guide très sûr pour le choix des romans. Il est intitulé : Romans à lire et Romans à proscrire, par l’abbé Bethléem.

33 Lettre à M. Paul Demade, 29 juin 1894.

34 V. De toute son âme. – Voir aussi L’honnête femme, de Louis Veuillot. – Aussi Mademoiselle Clémence, d’Émile Pouvillon.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net