La lecture de la Bible
aux premiers siècles chrétiens
par
Gustave BARDY
NOUS avons peine à nous rendre compte de la place que tenait la Bible dans la vie des premières générations chrétiennes. Nous possédons, et tant que nous le voulons, des livres de catéchisme pour les enfants et les personnes cultivées, des ouvrages de théologie et d’histoire pour les travailleurs, ou simplement les curieux. La Bible nous apparaît un peu comme une superfétation ; et, comme elle est difficile à comprendre, comme d’ailleurs l’Église Catholique, depuis la Réforme, n’en a pas toujours encouragé l’étude, nous hésitons à lui faire, dans nos préoccupations religieuses, la place que lui mériterait son caractère d’Écriture inspirée.
Il n’en allait pas de même au cours des premiers siècles. Pour les fidèles de ce temps, la Bible était vraiment le Livre par excellence : celui qu’on lisait publiquement au cours des offices liturgiques, celui que les évêques et les prêtres commentaient dans leurs homélies, celui où les apologistes cherchaient des arguments contre les païens, et les théologiens des preuves contre les hérétiques ; celui où les candidats au baptême apprenaient la doctrine chrétienne. Il suffit de lire les œuvres chrétiennes des trois premiers siècles pour se rendre compte de la diffusion de la Bible à cette époque ; et, mieux que toute autre chose, un vieux récit nous en fournira le témoignage.
Le 27 juillet 180, à Carthage, devant le tribunal du proconsul d’Afrique Saturninus, comparaissaient douze chrétiens qui venaient d’être arrêtés dans la petite ville de Scilli, en Afrique proconsulaire. Parmi eux figuraient sept hommes, Speratus, Nartzalus, Cittinus, Veturius, Félix, Aquilinus et Laetantius, et cinq femmes, Januaria, Generosa, Vestia, Donata et Secunda. Tous semblent avoir été de condition modeste et fort peu instruits dans les lettres et les sciences de ce monde. Tous également paraissent avoir été des laïques : à aucun d’entre eux n’est attribué un rang quelconque dans la hiérarchie ecclésiastique. Celui qui prend la parole au nom de ses compagnons, Speratus, peut avoir été le plus âgé ou le moins timide, il peut aussi avoir été le plus instruit et le maître des autres, qu’il aura amenés à la foi, tout comme Justin et Saturus, pour leurs compagnons de martyre 1 ; mais nous n’avons pas de raison pour croire qu’il ait été autre chose qu’un simple fidèle. Le groupe constitue donc bien l’image d’une petite communauté provinciale : de braves gens simples et droits, fortement attachés à la foi, mais ignorants des mystères de la théologie.
Ils portent avec eux un mince bagage, et le proconsul qui les interroge demande ce qu’ils ont dans leur caisse. Speratus donne la réponse : « Les livres et les épîtres de Paul, homme juste. » Ainsi donc, vers la fin du IIe siècle, dans la province d’Afrique, des chrétiens quelconques, pris dans la masse, possèdent comme un précieux trésor le texte des Épîtres de saint Paul, sinon celui d’autres parties encore de la Bible.
L’étude, nécessairement incomplète, que nous entreprenons ici, voudrait être une sorte de commentaire de la leçon que nous donnent les Actes des Scillitains, et mettre en relief le rôle de la Bible dans la vie chrétienne d’autrefois. Dans la mesure du possible, nous limiterons nos recherches aux trois premiers siècles, et nous ferons surtout appel au témoignage d’Origène, celui qui, parmi les écrivains de ce temps, a le mieux connu la Bible.
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Ce qui nous frappe dès le premier abord, c’est le caractère exclusivement biblique de la première formation chrétienne. Origène était né dans une famille chrétienne : il n’a donc pas eu à se convertir ; et ce fut son père Léonide qui l’instruisit des vérités de la foi.
Par-dessus tout, écrit l’historien Eusèbe, avant de donner ses soins aux enseignements païens, Léonide amenait son fils à s’exercer aux connaissances sacrées, et il exigeait chaque jour de lui des récitations et des comptes-rendus. L’enfant n’y avait aucune répugnance ; il s’y appliquait même avec un zèle excessif, si bien qu’il ne se contentait pas, pour les saintes Écritures, du sens obvie, qui est à la portée de la main ; mais il cherchait plus loin ; et déjà dès ce temps, il s’occupait avec soin de théories plus profondes. Il suscitait même des difficultés à son père quand il lui demandait ce que voulait exprimer le sens des mots de l’Écriture inspirée de Dieu. Léonide, en apparence et devant lui, le réprimandait et l’exhortait à ne rien rechercher qui fût au-dessus de son âge, ni qui dépassât le sens obvie. Mais à part lui, il se réjouissait grandement et rendait les plus profondes actions de grâces à Dieu, source de tous les biens, parce qu’il l’avait jugé digne d’être le père d’un pareil enfant. (EUSÈBE, Hist. Eccl. 6, 2, 8-10).
Nous ne connaissons pas d’autre témoignage aussi précis sur la formation chrétienne des enfants. Mais nous savons, en bien des cas, la place tenue par la Bible dans celle des convertis. Lorsque saint Justin rencontre le vieillard qui le conduit au christianisme, celui-ci, après lui avoir déclaré qu’il se souciait fort peu de Platon et de Pythagore, ajoute :
Il y eut, dans les temps reculés et plus anciens que tous vos prétendus philosophes, des hommes heureux, justes et chéris de Dieu, qui parlaient par l’Esprit Saint et rendaient sur l’avenir des oracles qui sont maintenant accomplis : on les appelle prophètes. Eux seuls ont vu et annoncé aux hommes la vérité, sans égard pour ni crainte de personne ; ils n’obéissaient pas au désir de la gloire ; mais ils ne disaient que ce qu’ils avaient entendu et vu, remplis de l’Esprit Saint. Leurs écrits subsistent encore maintenant et ceux qui les lisent peuvent, s’ils ont foi en eux, en tirer toutes sortes de profits, tant sur les principes que sur la fin, sur tout ce que doit connaître le philosophe. Ce n’est pas par démonstrations qu’ils ont parlé : au-dessus de toutes démonstrations, ils étaient les dignes témoins de la vérité, mais ce sont les évènements passés et présents qui forcent à adhérer à ce qu’ils ont dit. (JUSTIN, Dialogue avec Tryphon, y, 1-2 ; trad. Archambault).
Ces paroles suffisent à entraîner l’homme droit et loyal qu’est Justin. Il lit les prophéties selon le conseil du vieillard et cette lecture l’amène à la foi. Semblable est le chemin suivi par Tatien. Lui aussi a commencé par chercher la vérité auprès des philosophes païens, et il ne l’a pas davantage trouvée :
Pendant que je méditais, cherchant le bien, raconte-t-il, il m’advint de rencontrer des écrits barbares, plus anciens que les doctrines des Grecs, d’inspiration trop manifestement divine pour être comparés à leurs erreurs ; et il m’advint de croire en eux, à cause de la simplicité du style, du naturel des narrateurs, de l’intelligence claire qu’ils donnent de la création du monde, de la prédiction de l’avenir, de l’excellence des préceptes, de la soumission de toutes choses à un seul monarque. Mon âme se mit aussitôt à l’école de Dieu. Je compris que vos doctrines (celles des Grecs) mènent à la damnation, tandis que les autres délivrent de la servitude en ce monde, nous sauvent de nombreux maîtres et d’innombrables tyrans, nous donnent, non pas ce que nous n’avions pas reçu, mais ce que nous avons été empêchés par l’erreur de conserver. (TATIEN, Discours adressé aux Grecs, 29 ; trad. Puech).
L’importance du texte de Tatien tient à ce qu’il met parfaitement en relief les motifs de crédibilité fournis par les Livres saints. Quand un païen de bonne foi tombait sur ces livres, soit par hasard, soit après y avoir été amené par des amis déjà chrétiens, il ne pouvait guère s’empêcher d’être frappé par les leçons qu’il y trouvait, et tout d’abord par la force de leurs affirmations. Dès la première phrase, la création du monde par Dieu s’y exprimait sans ambages :
Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
Pas besoin de discussions ni de preuves ; pas de distinctions subtiles ni de complexes débats. Personne, assurément, n’avait été le témoin de ces premières origines, qu’importe ? Dieu seul pouvait savoir comment les choses s’étaient passées : c’était lui sans aucun doute qui les avait enseignées aux hommes. Ce qui frappait ensuite les Grecs, c’étaient les prophéties de la venue du Christ. Les récits de miracles ne les touchaient guère : n’avaient-ils pas eux aussi leurs thaumaturges et ne connaissaient-ils pas de merveilleuses guérisons attribuées à leurs dieux, des prodiges extraordinaires accomplis par leurs magiciens 2 ? Des objections analogues ne pouvaient pas être élevées contre les prophéties, si nombreuses, si claires, si parfaitement accomplies ; il était patent que les prophètes avaient annoncé l’avenir bien longtemps avant sa réalisation, voire, que les plus anciens d’entre eux étaient antérieurs à tous les philosophes grecs et que c’était d’eux que ceux-ci avaient appris leur sagesse ; avait-on le droit de comparer les livres inspirés des Hébreux aux oracles obscurs et amphigouriques de la Pythie de Delphes ? À quoi il fallait encore ajouter la splendeur de la morale enseignée par la Bible et déjà par les Livres de l’Ancien Testament : les mœurs des chrétiens portaient à elles seules un témoignage en leur faveur ; mais ces mœurs, où les chrétiens les avaient-ils apprises sinon dans la Bible ? C’est en toute vérité qu’Origène réfutait les accusations calomnieuses de Celse :
Qu’il compare, s’écrie-t-il, ce que (les convertis) apprenaient avant nous avec ce que nous leur apprenons, et qu’il démontre que nous leur arrachons du cœur de belles et saines doctrines pour y substituer une autre qui ne les vaut pas ! Il sera bien empêché d’en faire la preuve. La vérité, c’est que nous détournons les femmes de l’impudicité, des dissentiments avec leurs maris, de la manie du théâtre et de la danse, du goût de la superstition ; quant aux enfants qui arrivent à la puberté et déjà frissonnent de la fièvre sexuelle, nous les assagissons en leur montrant ce qu’il y a de honteux dans le péché et aussi en leur mettant sous les yeux la situation à venir de l’âme dépravée, les pénalités qui l’attendent, les châtiments qu’elle devra subir. (ORIGÈNE, Contre Celse, 3, 56 ; cfr 3, 68 et 78 ; 1, 9, 32 et 67).
Telle est la force des Écritures 3 qu’elles apportent des arguments décisifs en faveur du christianisme et qu’elles sont seules à pouvoir le faire. Sans doute, les simples ne sont pas obligés de les lire. Ils peuvent se contenter de croire, en vertu des affirmations de leurs maîtres, de leurs parents, ou encore à cause du spectacle que leur offrent la mort des martyrs et l’exercice des vertus chrétiennes. Mais à ceux qui cherchent des preuves, la lecture de la Bible est indispensable.
Comment les premières générations chrétiennes parviennent-elles à la connaissance des Livres saints ?
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Le premier moyen, le plus simple et le plus efficace, est la lecture publique de la Bible au cours des cérémonies liturgiques. En ces temps où les manuscrits étaient encore rares et coûtaient relativement cher 4, peu nombreux étaient les fidèles susceptibles de posséder un texte. Tous par contre devaient assister à l’Eucharistie et y écouter les lectures. Les Juifs, pendant les offices de la Synagogue, avaient l’habitude de lire des passages plus ou moins longs de la Bible : « La lecture était organisée de telle façon qu’on lisait chaque fois deux passages, l’un de la Loi, l’autre des Prophètes. La lecture de la Loi tenait la première place. Elle se poursuivait de réunion en réunion, à la manière d’une lecture continue, si bien qu’on l’achevait au bout d’un laps de temps déterminé et que l’on pouvait ensuite recommencer. Cependant, ce n’est qu’à l’époque du Talmud que l’on trouve la preuve d’un cycle fixe, comportant un nombre déterminé de passages exactement délimités et distribués de façon stable entre tous les sabbats de l’année... Pour les autres livres, ceux qu’on appelait les Prophètes, on choisissait librement le passage 5. »
Les premières communautés chrétiennes conservèrent l’usage juif des lectures empruntées aux Livres saints ; et, de très bonne heure, elles ajoutèrent aux leçons tirées de l’Ancien Testament des passages des Évangiles. Notre plus ancien témoin est ici saint Justin, qui rédigea ses apologies aux environs de 155.
Le jour du Seigneur, tous ceux qui habitent les villes ou les champs s’assemblent en un même lieu ; on lit les Mémoires des apôtres ou les Écrits des prophètes, tant qu’il reste du temps. Puis, le lecteur s’étant arrêté, celui qui préside prend la parole, pour exhorter avec force à mettre en pratique ces belles leçons. Ensuite, nous nous levons tous ensemble et nous adressons des prières. (JUSTIN, I, Apologie, 67) 6.
Il est vraiment remarquable que, dès le milieu du IIe siècle, les seuls ouvrages admis à la lecture publique sont les Écritures inspirées et que les Évangiles rejoignent, dans l’estime de l’Église, les livres de l’Ancien Testament. On notera plus tard quelques flottements : la lettre de saint Clément de Rome aux Corinthiens, la lettre de saint Soter aux mêmes Corinthiens, le Pasteur d’Hermas, les Actes d’un certain nombre de martyrs seront, ici ou là, jugés dignes du même honneur. Mais les éléments étrangers ne tarderont guère à disparaître, tandis que les autres livres du Nouveau Testament, ACTES DES APÔTRES, ÉPÎTRES, APOCALYPSE, viendront prendre place à côté des Évangiles, sans jamais se substituer à eux.
Nous sommes très mal renseignés sur l’histoire précise des lectures liturgiques. Il nous suffit d’ailleurs de savoir ici que l’usage de ces lectures s’est maintenu pendant toute l’antiquité chrétienne et a subsisté jusqu’à nos jours, bien que le nombre et surtout l’étendue des leçons aient diminué au cours des temps. Il est probable que, durant les premiers siècles, tout au moins jusque vers 250, tous les ouvrages de l’Ancien Testament étaient lus à l’église au cours de la liturgie eucharistique, sinon dans leur entier, du moins dans leurs parties principales. On a remarqué en effet que l’Ancien Testament, lorsqu’il garde sa place parmi les lectures de la Liturgie, ne s’y lit plus pour lui-même, du moins à partir d’une certaine date très ancienne, mais qu’il y prend place en raison de son contenu prophétique et sous l’éclairage du Nouveau Testament. Seuls sont donc conservés les passages susceptibles d’être interprétés comme des allégories ou plus précisément comme des types.
Les lectures sont suivies, d’après saint Justin, de l’homélie du président ; et l’homélie, consacrée à l’explication des textes qui viennent d’être lus, sert plus encore sans doute à l’instruction des fidèles. L’orateur entre ici en communication avec son auditoire ; il prévoit ou devine ses réactions ; il sait ce qu’il attend ou redoute de lui. À tout instant, nous voyons Origène aux prises avec une partie des fidèles qui n’admettent pas le sens spirituel de l’Écriture et prétendent s’en tenir à l’exégèse littérale. Que sont les arbres des champs ? demande-t-il. Et il imagine l’objection :
L’auditeur va peut-être dire : Qu’a encore ce bavard ? Pourquoi se met-il à chercher le sens des mots afin d’éviter l’explication du texte ? Veut-il donc nous apprendre la différence entre les arbres et les plantes ligneuses ? (ORIGÈNE, Hom. sur le Lévitique 16, 4 ; cfr Hom. sur la Genèse 13, 3).
Pourtant l’exégète sait bien que les fidèles se plaindront encore davantage s’il s’en tient à la lettre de l’Écriture :
Il est fatal que ceux qui entendent lire dans l’Église le rituel des sacrifices, les lois du Sabbat, etc., risquent d’être scandalisés et de dire : Quel besoin a-t-on de lire cela dans l’Église ? À quoi nous servent les préceptes judaïques et les observances d’un peuple méprisé ? C’est l’affaire des Juifs ; que les Juifs s’en occupent ! Pour éviter aux auditeurs de pareils scandales, il faut s’adonner à la science de la Loi, partir de cette idée que la Loi est spirituelle, afin de comprendre et d’expliquer toutes ses leçons, de peur que, par la faute des maîtres, par leur paresse et leur indifférence, les inhabiles et les ignorants n’outragent Moïse. (ORIGÈNE, Hom. sur les Nombres 7, 2 ; trad. A. Méhat.)
Pris entre deux feux, pour ainsi dire, entre ceux qui tiennent à l’interprétation littérale des Écritures et ceux qui estiment inutile la lecture des Livres de l’ancienne Loi, Origène poursuit imperturbablement sa tâche de commentateur. Du reste, il n’est pas le maître du texte qu’il doit expliquer : il peut arriver, semble-t-il, que ce soit l’évêque (ou les évêques) présent à l’office qui lui indique le thème de l’homélie ; mais ce n’est pas le cas le plus fréquent. Le plus souvent, le texte du sermon est fixé par celui de la lecture liturgique et tous les livres de la Bible y passent l’un après l’autre. Nous savons, grâce au catalogue de ses œuvres conservé par saint Jérôme qu’Origène a commenté dans ses sermons la GENÈSE, l’EXODE, le LÉVITIQUE, les NOMBRES, le DEUTÉRONOME, JOSUÉ, les JUGES, les ROIS (tout au moins le premier livre), JOB, les PSAUMES (tout au moins un grand nombre d’entre eux), le CANTIQUE DES CANTIQUES, les PROVERBES, l’ECCLÉSIASTE, ISAÏE, JÉRÉMIE, ÉZÉCHIEL ; et, parmi les livres du Nouveau Testament, les Évangiles de SAINT MATTHIEU et de SAINT LUC, les ACTES DES APÔTRES, la deuxième lettre aux CORINTHIENS, la lettre aux GALATES, une lettre aux THESSALONICIENS, la lettre à TITE, la lettre aux HÉBREUX. Et nous possédons, en plus de quelques textes grecs et de multiples fragments conservés dans les Chaînes, un bon nombre de ces homélies dans des traductions latines de Rufin et de saint Jérôme. Il va sans dire que le cours ordinaire des lectures est interrompu de temps à autre, surtout pour les fêtes principales de l’année liturgique et, avant tout, pour la fête de Pâques : selon le catalogue transmis par saint Jérôme, Origène n’aurait pas prêché moins de huit homélies relatives à Pâques et l’on peut croire que d’autres fêtes encore avaient fourni le thème de ses sermons. Ainsi donc, les chrétiens du m° siècle qui participaient régulièrement aux offices avaient tout ce qu’il fallait pour connaître la Bible. La question se pose maintenant de savoir dans quelle mesure cet enseignement biblique était réellement suivi.
⁂
Il est assurément impossible de fournir une réponse adéquate à ce problème. Cependant, Origène donne, de temps à autre tout au moins, des renseignements du plus haut intérêt. Nous pouvons remarquer d’abord que tous les livres de la Bible ne plaisent pas également aux fidèles :
Quand on leur lit un passage des Livres divins où il ne paraît pas y avoir d’obscurité, ils le reçoivent avec joie : tel est par exemple le livre d’ESTHER, celui de JUDITH, ou même celui de TOBIE et les préceptes de la SAGESSE 7. Mais s’il entend lire le LÉVITIQUE, son esprit achoppe constamment et il se détourne de cette nourriture comme n’étant pas de son régime. Il est venu pour apprendre à honorer Dieu, pour recevoir ses préceptes de justice et de piété et il n’entend parler que de prescriptions concernant les sacrifices, que du rituel des immolations : comment ne détournerait-il pas aussitôt son attention et ne refuserait-il pas cette nourriture qui ne lui convient pas ? Un autre, à la lecture des Évangiles, des Épîtres, des Psaumes, les accueille avec joie et s’y attache volontiers ; il se réjouit et y découvre quelque remède à ses infirmités. Mais si on lui fait la lecture du livre des Nombres, il jugera que cela n’est d’aucune utilité, qu’il n’y a point là de remède pour ses infirmités, ni rien pour le salut de son âme ; il les repoussera et les rejettera aussitôt. (ORIGÈNE, Hom. sur les Nombres, 27 ; trad. A. Méhat.)
Nous n’avons pas de peine à comprendre les difficultés éprouvées par les fidèles du IIIe siècle, car elles sont encore celles de nos contemporains. À cela il faut ajouter que les fidèles ne montrent pas toujours beaucoup d’empressement à venir entendre l’explication des Livres saints, et Origène se plaint vivement de leur indifférence :
Je crains que l’Église n’enfante encore ses fils dans la tristesse et les gémissements. Croyez-vous qu’elle n’ait pas lieu de s’attrister ni de gémir, quand vous ne venez pas écouter la Parole de Dieu et que c’est à peine si vous allez à l’église les jours de fête ? Encore y venez-vous moins par désir d’entendre la Parole que pour jouir de la solennité et profiter d’une sorte de rémission publique.
Que vais-je donc faire, moi à qui fut confié le ministère de la Parole ? moi qui, bien que serviteur inutile, ai cependant reçu du Seigneur la charge de distribuer à toute la maison du Seigneur la mesure de froment ?... Que dois-je donc faire ? Où et quand trouverai-je le temps qui vous convient ? Vous passez la plus grande partie du temps, pour ne pas dire tout le temps, en occupations mondaines ; vous êtes, partie du temps au forum, partie aux affaires ; l’un s’occupe de son champ, l’autre de ses procès ; et personne, hormis un très petit nombre, ne s’occupe d’entendre la Parole de Dieu.
Mais pourquoi vous incriminer sur vos occupations ? Pourquoi me plaindre des absents ? Même une fois que vous êtes là et que vous avez pris place à l’église, vous n’êtes pas attentifs, vous bavardez de banalités à votre habitude et vous tournez le dos à la Parole de Dieu et aux lectures sacrés. (ORIGÈNE, Hom. sur la Genèse 10, 1 ; trad. L. Doutreleau.)
Ces plaintes ne cessent pas de retentir tout le long des homélies d’Origène : chrétiens qui ne viennent pas à l’Église et n’emploient pas pour l’instruction de leurs âmes la moindre partie du temps ou des frais qu’ils mettent en œuvre pour l’apprentissage des disciplines profanes (Hom. sur la Genèse, 10, 1 ; trad. L. Doutreleau) ; fidèles qui, même à l’Église, bavardent interminablement en des conversations frivoles au lieu d’écouter l’homélie (Hom, sur la Genèse, II, 3) ; croyants ou soi-disant tels, qui, les lectures à peine achevées, quittent l’église sans attendre l’homélie, pour rentrer plus vite à la maison ; qui ne tiennent même pas à se rappeler ce qui a été lu ou encore qui s’installent dans les recoins de l’église – nous dirions sous les cloches – afin de n’être pas gênés par le prédicateur (Hom. sur l’Exode, 12, 2 ; 12, 3). L’office dure une heure à peine : cela est beaucoup trop pour ces négligents, qui ne sont pas capables d’en donner autant au Seigneur (Hom. sur l’Exode, 12, 3).
Si encore on avait des excuses à faire valoir pour expliquer une telle insouciance ! La plupart du temps, ce sont à peine des prétextes. Beaucoup, nous l’avons dit, incriminent l’exégèse spirituelle et la recherche des allégories ; mais si l’on se contente d’une explication littérale, elle est trouvée non seulement terre à terre, mais indigne de Dieu (Hom. sur le Lévitique, 7, 5). D’autres se laissent rebuter par les fautes de grammaire ou les incorrections de style qu’ils relèvent dans les Écritures :
Les paroles de la Loi sont inspirées et tenues pour viles, parce qu’elles ne sont pas traitées selon l’art des grammairiens. (Hom. sur les Nombres 9, 6).
Origène a réponse à tout, il ne cesse de multiplier les exhortations pour attirer à l’église le plus de monde possible : Pamphile, dans son Apologie d’Origène, nous assure qu’il prêchait presque tous les jours depuis qu’il avait à sa disposition des sténographes capables d’enregistrer ses homélies et nous savons que l’homélie VII sur l’Exode fut prononcée un jour de semaine. (Origène, Hom. sur l’Exode, 7, 5).
Il y a certaines catégories d’auditeurs auxquelles il s’adresse avec un zèle particulier, et d’abord les catéchumènes, qui, déjà chrétiens par le désir, assistent au début de l’office et entendent l’homélie. Comme ils ne sont pas encore formés à l’intelligence spirituelle des Écritures, ce sont eux surtout qui se plaignent des récits inutiles dont paraissent remplis les livres du Pentateuque. Avec une inlassable patience, le prédicateur leur conseille d’attendre et d’accepter les longueurs des NOMBRES ou du LÉVITIQUE (Hom. sur les Nombres, 24, 1). Il leur rappelle qu’avant d’être purifiés par le Baptême ils doivent commencer par corriger leurs mœurs et se remplir de la douceur et de l’humilité chrétiennes (Hom. sur le Lévitique, 6, 2). Il leur explique la différence qu’il y a entre fabriquer une idole et faire une image quelconque (Hom. sur l’Exode, 8, 3 ; 20, 4), et ce que signifie la formule : Je suis un Dieu jaloux (Hom. sur l’Exode, 8, 5) ; il distingue pour eux les mots colere et adorare (Hom. sur l’Exode, 8, 4) ; il leur apprend comment il peut y avoir dix commandements, bien qu’il n’y ait qu’un commandement unique de la charité (Hom. sur l’Exode, 8, 2). Il sait que les mystères chrétiens, celui de la Trinité en particulier, sont difficiles à comprendre, que le chemin de la vertu est hérissé d’obstacles (Hom. sur l’Exode, 5, 3) ; mais il ne croit pas que ces difficultés soient pour les catéchumènes d’insurmontables obstacles : qu’ils prennent seulement courage et qu’ils se mettent en route (Hom. sur l’Exode, 5, 4) : fausse est l’opinion de ceux qui présentent comme trop pénible le sentier de la vertu, et qui insistent tellement sur les dangers à courir et les obstacles à vaincre qu’ils empêchent le départ. Il vaudrait encore mieux mourir en chemin, s’il était nécessaire, que de demeurer dans l’Égypte du péché.
Que les catéchumènes ne craignent donc pas de venir recevoir le baptême : ce n’est pas Origène ou un autre prédicateur qui les a fait entrer à l’Église. Il n’a pas, quant à lui, couru les maisons une à une pour conquérir des fidèles. C’est le Père tout puissant qui, par son invisible vertu, a soumis les cœurs, les sachant dignes de son appel, et les a peu à peu amenés à la foi [Hom. sur Luc, 7). Sans doute le baptême doit-il être précédé de la pénitence, et il ne faut pas y accéder aussi longtemps qu’on n’a pas le cœur pur (Hom. sur Luc, 21). Origène connaît des catéchumènes qui ont été jugés dignes de l’Esprit Saint et d’autres qui, après avoir été baptisés, ont été indignes de la grâce de l’Esprit Saint. Saint Corneille était catéchumène et, avant de descendre dans l’eau, il a mérité de recevoir l’Esprit Saint. Simon avait reçu le baptême, mais, parce qu’il s’était approché de la grâce avec hypocrisie, il a été privé du don du Saint-Esprit. Qu’on n’en doute pas, continue le prédicateur, il y a maintenant, dans le peuple des catéchumènes des Corneille auxquels on pourrait dire : Tes prières et tes aumônes sont montées vers Dieu ; et inversement, dans le peuple des fidèles il y a des Simon auxquels il faudrait dire hardiment : Homme plein de toute sorte de tromperie, fils du diable, ennemi de toute justice. (Hom. sur les Nombres, 3, 1 ; trad. A. Mehat).
Rares assurément sont les catéchumènes que l’Esprit Saint comble de ses dons avant même qu’ils reçoivent le baptême. Aussi Origène insiste-t-il pour qu’on ne diffère pas outre mesure de s’approcher des sacrements.
Ne restez pas trop longtemps catéchumènes, dit-il, mais hâtez-vous de recevoir la grâce de Dieu, afin d’être comptés vous aussi dans l’église des fils d’Israël. (Hom. sur Josué 9, 9.) 8.
À différer outre mesure l’entrée dans l’Église, on s’expose à ne jamais faire le pas décisif, à se laisser gagner par la crainte, puisque la vie chrétienne est un combat et que la menace des persécutions ne cesse pas de planer sur les fidèles (Hom. sur les Juges, 9, 2).
À côté des catéchumènes, Origène s’intéresse particulièrement aux enfants. Le nombre des enfants baptisés est déjà considérable, aux environs de 240, lorsqu’il prêche ses homélies à Césarée de Palestine, et il tient le baptême des enfants pour une tradition apostolique (Com. sur l’épître aux Romains, 5, 9 ; Hom. sur Luc, 14 ; Hom. sur le Lévitique, 8, 3). Ces enfants sont conduits à l’église par leurs parents et prennent part à la liturgie, au moins comme assistants. Ils entendent donc l’homélie et Origène exprime le souhait qu’avec tous les autres fidèles ils aient les yeux ouverts pour voir le Seigneur Jésus. (Hom. sur Luc, 32).
Dans l’ensemble, Origène se montre plutôt sévère pour apprécier l’assistance des fidèles aux offices et le fruit qu’ils retirent de la lecture de l’Écriture Sainte et des homélies. Peut-être ne faut-il pas le prendre trop à la lettre. Les prédicateurs sont naturellement exigeants et portés à souligner les défauts de leurs auditeurs. Origène ne fait pas exception à la règle. Mais il faudrait bien se garder de croire que l’Église du IIIe siècle n’ait compté que des saints, et en particulier de parfaits connaisseurs de la Bible.
Dijon
Gustave BARDY.
Paru dans Bible et vie chrétienne,
en mars/mai 1953.
1 Il est permis de souligner le fait que la plupart des catéchistes anciens qui nous sont connus ont été des laïques. Saint Justin l’apologiste n’avait pas converti tous ceux qui furent arrêtés et mis à mort avec lui : Hiérax, Péon, Evelpiste appartiennent à des familles chrétiennes et doivent à leurs parents le bienfait de la foi. Nous n’avons pas de renseignements sur les autres, Chariton, Charito et Libérien, qui avaient peut-être commencé par être des païens. Tous, en tout cas, se réunissaient habituellement autour de Justin et écoutaient volontiers ses discours. L’apologiste rappelle dans son interrogatoire qu’il accueillait tous ceux qui venaient à lui et leur communiquait la doctrine chrétienne. Acta Justini, dans R. KNOPF-G. KRUEGER, Ausgewählte Märtyrerakten, 2e édit., Tubingue, 1929, p. 26-27.
2 Dans l’Exode, par exemple, les magiciens d’Égypte luttent à coups de prodiges contre Moïse, si bien que le Pharaon se trouve dans un cruel embarras. Le même embarras devait être celui des Grecs auxquels on opposait les miracles du Christ. Celse, par exemple, s’exprime très sévèrement au sujet de ces miracles, « qui, à tout prendre, ne lui paraissent pas plus surprenants que les tours de passe-passe dont les magiciens d’Égypte donnaient, pour quelques oboles, le divertissement ». P. de LABRIOLLE, La réaction païenne, Étude sur la polémique antichrétienne du Ier au VIe siècle, Paris, 1934, p. 128.
3 On multiplierait sans peine les témoignages. Voir, par exemple : Predicatio Petri, dans Clément d’Alexandrie, Stromates 6, 15 : « Lorsque nous ouvrons les livres des prophètes que nous possédons, nous y trouvons qu’ils désignent le Christ, les uns en paraboles, d’autres en énigmes, d’autres clairement et en propres termes ; nous y trouvons que sa venue, sa mort, sa croix et tous les autres tourments que lui ont infligés les Juifs, sa résurrection, son ascension dans le ciel avant la condamnation de Jérusalem, ont été prédites comme elles sont arrivées. Sachant tout cela, nous avons cru en Dieu par le moyen des Écritures ». Cfr. aussi TERTULLIEN, Apolog.) 46, 1.
4 À la fin du IVe siècle, nous voyons encore saint Augustin se préoccuper de savoir comment il pourra se procurer des manuscrits de l’Écriture. (Confessions, 7, 11, 18).
5 J. A. Jungmann, Missarum Solemnia ; traduction française, Paris, 1952, t. 2, p. 154. Dans l’Évangile de saint Luc (4, 16-20) nous voyons Notre-Seigneur lire à la Synagogue de Nazareth un passage d’Isaïe, puis le commenter sous forme d’homélie. Saint Paul est invité à Antioche de Pisidie, après les lectures accoutumées, à prendre la parole et à exhorter les assistants, et il y accède aussitôt (Actes, 13, 15).
6 Les Mémoires des Apôtres sont très certainement les Évangiles, et bien que saint Justin se montre assez libre dans les citations qu’il en fait et ne s’astreigne pas à citer un texte définitivement fixé, on peut regarder comme certain qu’il ne cite pas d’évangile apocryphe et que sa principale source est l’Évangile de saint Matthieu. Cfr. E. MASSEAUX, L’influence de l’évangile de saint Matthieu sur la littérature chrétienne avant saint Irénée, Louvain, 1950, p. 465-570.
7 Trois homélies pascales inspirées de la tradition d’Origène viennent de paraître (texte et traduction de P. Nautin) dans la collection Sources chrétiennes, Paris, 1953. D’autre part, un manuscrit découvert à Doura en 1946 et encore inédit a restitué un Peri Pascha d’Origène. Il sera édité par O. Guéraud.
8 Les homélies d’Origène nous permettent sans doute de savoir quels sont les passages de la Bible qui étaient l’objet d’une lecture publique. Ce sont surtout ceux qui peuvent être expliqués par référence au Nouveau Testament comme des figures du Sauveur. Origène insiste partout sur cet aspect typologique de l’Ancien Testament. Voir J. DANIÉLOU, Sacramentum Futuri : Études sur les origines de la typologie biblique, Paris, 1950, en particulier p. 86-128. H. DE LUBAC, Histoire et Esprit, L’Intelligence des Écritures d’après Origène, Paris, 1950, p. 139-194.