Marie a les clefs des celliers
par
Gaston BARDET
DANS le « Secret de Marie », saint Louis-Marie Grignion de Montfort nous avertit : « Pour obtenir l’oraison continuelle... pour trouver cette grâce de Dieu, il faut trouver Marie. » Et dans le Traité de la Vraie Dévotion, il insiste, « si la dévotion à la Très Sainte Vierge est nécessaire à tous les hommes pour faire simplement leur salut, elle l’est encore beaucoup plus à ceux qui sont appelés à une perfection particulière ; et je ne crois pas qu’une personne puisse acquérir une union certaine avec Notre Seigneur et une parfaite fidélité au Saint-Esprit, sans une très grande union avec la Très Sainte Vierge et une grande dépendance de son secours [43] 1 ».
Ceux qui désirent cette union ne sauraient trop relire les merveilles que le père de Montfort a réunies dans son Traité. Marie est pleine de grâces, elle surabonde de grâces et par elle, ce qui est donné, généralement par degrés, nous est donné tout entier, sans restriction, comme le don que nous devons faire entre ses mains est un don total, immédiat et définitif.
C’est dans le sein de cette créature Toute-Obéissante que le Tout-Obéissant est descendu « comme le nouvel Adam dans son paradis terrestre, pour y prendre ses complaisances et pour y opérer, en cachette, des merveilles de grâce. Dieu fait homme a trouvé sa liberté à se voir emprisonné dans son sein [18]. Ô le sein de Marie, quel mystère ! C’est là que l’Esprit d’Amour
« stérile en Dieu, c’est-à-dire ne produisant point d’autre personne, est devenu fécond... C’est avec elle, et en elle et d’elle qu’il a produit son chef-d’œuvre qu’est un Dieu fait homme ; et qu’il produit tous les jours jusqu’à la fin du Monde les prédestinés et les membres du corps de ce chef adorable. C’est pourquoi plus il trouve Marie, sa chère et indissoluble Épouse, dans une âme, et plus il devient opérant et puissant pour produire Jésus-Christ en cette âme et cette âme en Jésus-Christ » [20].
Dieu a « un trésor ou un magasin très riche où Il a renfermé tout ce qu’il a de beau, d’éclatant, de rare, de précieux, jusqu’à son Propre Fils ; et ce trésor immense n’est autre » [23] que le sein de Marie où se produisent les prédestinés et où ils n’ont qu’une hâte, c’est de se cacher « en ce monde » [33], pour y recevoir cette plénitude de grâce que la trésorière dispense doucement et abondamment.
Elle distribue les dons ineffables du Saint-Esprit, « à qui elle veut, autant qu’elle veut, comme elle veut et quand elle veut... et il ne se donne aucun don céleste aux hommes qu’il ne passe par ses mains virginales » [25]. Nous nous demandons même si elle n’a pas oublié de fermer le trésor... depuis l’Année Sainte 1950 !... Par contre, hélas,
« Le signe le plus infaillible et le plus indubitable pour distinguer un hérétique, un homme de mauvaise doctrine, un réprouvé d’avec les prédestinés, c’est que l’hérétique et le réprouvé n’ont que du mépris ou de l’indifférence pour la Très Sainte Vierge, tâchant, par leurs paroles et exemples, d’en diminuer le culte et l’amour, ouvertement ou en cachette, quelque fois sous de beaux prétextes » [30].
Hélas, combien de fois avons-nous entendu le « mais » de ceux qui, par vocation, devraient être plus fils de la Vierge encore que d’autres, et qui ont peur de trop l’aimer 2...
Saint Augustin qui, après sa vie agitée, peut mieux encore, peut-être, mesurer ce qu’est la virginale maternité, déclare :
« que tous les prédestinés, pour être conformes à l’image du Fils de Dieu, sont en ce monde cachés dans le sein de la Très Sainte Vierge où ils sont gardés, nourris, entretenus et agrandis jusqu’à ce qu’elle ne les enfante à la gloire, après leur mort, qui est proprement le jour de leur naissance » [33].
« Ô mystère de grâce inconnu des réprouvés et peu connu des prédestinés. » Nous voudrions insister sur cet « en ce monde ».
Redisons-le, « si la dévotion à la Très Sainte Vierge est nécessaire à tous les hommes pour faire simplement leur salut, elle l’est encore beaucoup plus à ceux qui sont appelés à une perfection particulière » [43], car déjà « pleine de grâces quand elle fut saluée par l’Archange Gabriel, elle fut surabondamment remplie de grâce par le Saint-Esprit quand il la couvrit de son ombre ineffable et elle a [tellement] augmenté de jour en jour et de moment en moment cette plénitude double, qu’elle est arrivée à un point de grâce immense et inconcevable en sorte que le Très Haut l’a faite l’unique trésorière de ses trésors et l’unique dispensatrice de ses grâces » [44].
Et dans un texte fondamental l’Apôtre des Derniers Temps nous donne la clef de la fameuse Nuit obscure de saint Jean de la Croix :
« C’est Marie seule à qui Dieu a donné les clefs des celliers du divin amour et le pouvoir d’entrer dans les voies les plus sublimes et les plus secrètes de la perfection, et d’y faire entrer les autres. C’est Marie seule qui donne l’entrée dans le paradis terrestre aux misérables enfants d’Ève l’infidèle pour s’y promener agréablement avec Dieu, pour s’y cacher sûrement contre ses ennemis, pour s’y nourrir délicieusement... des fruits de l’arbre de vie et sans plus craindre la mort... [de l’arbre] de science du bien et du mal et pour y boire, à longs traits, les eaux célestes de cette belle fontaine qui y rejaillit avec abondance ; ou plutôt comme elle est, elle-même, ce paradis terrestre... elle ne donne entrée chez elle qu’à ceux qu’il lui plaît pour les faire devenir saints » [45].
Marie a les clefs des celliers... bien plus, elle a la clef du cellier au vin le plus secret, car elle est « conciliatrix nuptiarum » nous dit saint Thomas à propos des Noces de Cana.
Dans la première strophe du Cantique des Cantiques (I. 3) il est parlé d’in cellaria sua, « dans ses celliers ». Selon l’hébreu : « dans ses appartements », selon les Septante : « dans sa chambre à coucher » ; Crampon traduit : « dans ses appartements secrets ». La Vulgate a propagé la traduction : « dans ses celliers », qui est confirmée par la seconde strophe du Cantique des Cantiques explicitant : « in cellam vinariam » : dans le cellier au vin.
Pour tous les écrivains mystiques c’est le « cellier au vin » qui caractérise – dans un sens technique – l’entrée en la vie mystique plénière par l’oraison d’union 3. Mère Thérèse dit, entre autres, dans le Ves Demeures 4 :
« Cette union d’après moi est le cellier [la bodega del vino] où le Seigneur la place, quand il veut, et comme il veut, et où nous ne saurions pénétrer de nous-même, malgré toute notre industrie. C’est à sa Majesté à nous introduire et à nous placer dans le centre de notre âme. Afin de mieux manifester ses merveilles, le Seigneur ne veut pas que nous y apportions d’autre coopération que celle de la volonté qui s’est soumise entièrement à lui, ni qu’on lui ouvre la porte des puissances et des sens qui sont tous endormis. Il entre dans le centre de notre âme sans passer par aucune de ses portes, comme il entra chez ses disciples [au Cénacle], qu’il leur dit : « La paix soit avec vous, ou qu’il sortit du sépulcre sans lever la pierre qui le fermait »
ou mieux, qu’il sortit du sein de Marie en l’étable de Bethléem pour faire son entrée dans le Monde.
Certes, sans Marie il n’est point possible de pénétrer dans les premiers celliers ou appartements, ou chambres. Mais le rôle spécial de Marie, pour les prédestinés, est de les conduire, comme par la main, dans la Ténèbre, jusqu’au cellier de l’Époux, le cellier du vin de la mort mystique et du sommeil spirituel où l’âme est « ensevelie avec le Christ » son Frère, non dans le sépulcre, mais en son sein, non dans la ténèbre glaciale du sépulcre du Golgotha, mais dans la ténèbre douce et chaude de son sein, qui est le paradis terrestre. Ceci est un grand mystère, connu des prédestinés mariaux, et que son « fils » prédestiné, saint Jean a exposé dans son Évangile spirituel (chap. 2).
N’est-il pas étonnant que les autres évangélistes, et tout spécialement saint Luc, ne nous aient point apporté le miracle des Noces de Cana ? Le miracle des Noces, le premier miracle de Jésus, doucement forcé par Marie, de Jésus qui obéit à Marie, une dernière fois, comme Dieu, Lui-même, lui est soumis, ose nous dire Grignion [27].
Et Marie, la trésorière, se révèle à Cana la cellérière du cellier au vin : « Ils n’ont point de vin »... Et Jésus lui répondit : « Mon heure n’est point encore venue », car les convives de ce petit festin, c’est-à-dire ceux qui doivent être appelés, plus tard, au grand festin royal des Noces, ne sont pas encore dignes...
Mais l’Épouse parfaite ne peut plus attendre la venue de ses enfants ; elle soupire, comme Rachel : « Donne-moi des enfants ou je meurs ! » Aussi Marie de dire, faisant mine de ne pas comprendre que les convives ne sont pas encore dignes : « Faites tout ce qu’il vous dira. » Et Jésus de révéler le moyen de pouvoir s’éjouir du vin mystérieux de l’extase... : « Remplissez d’eau ces urnes. Et ils les remplirent jusqu’au haut. » Comme les urnes de pierre qui étaient vides, les âmes contemplatives doivent d’abord s’être vidées d’elles-mêmes, puis apprendre à se remplir jusqu’au haut, par leurs puissances qui s’exercent en « la présence de Dieu », en la prière perpétuelle incessante, à se remplir totalement, et non au quart ou à moitié, par des pratiques partielles. Alors, quand elles furent totalement pleines, Jésus dit aux serviteurs : « Puisez maintenant, et portez-en au maître du festin ; et ils en portèrent. »
« Dès que le maître du festin eut goûté l’eau changée en vin », c’est-à-dire l’eau naturelle changée en Eau-vive, « il ne savait pas d’où venait ce vin »... car d’ordinaire : « Tout homme sert d’abord le bon vin ; et après qu’on a bu abondamment, le moins bon. » Tout homme voulant prier commence par des actes d’amour enflammés, puis quand il en a répandu abondamment, sa flamme cesse et il ne sert plus que des discours, des paroles naturelles par lesquelles il espère satisfaire le « Sitio » inextinguible de Jésus !
Tandis que Jésus, Lui, nous laisse d’abord nous exercer, laisse les serviteurs (nos puissances) nous remplir paisiblement d’eau naturelle et, par un miracle « qui manifeste sa gloire » et fait que « ses disciples croient en Lui », « garde le bon vin jusqu’à ce moment » : Il vous prend dans ses bras et vous dépose dans le sein du Père, comme dirait sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus.
Tel fut à Cana le premier des miracles que fit Jésus, trois jours après qu’il eût dit : « Vous verrez désormais le Ciel ouvert et les Anges monter et descendre... » Miracle accompli non simplement pour éviter une humiliation à un voisin, mais pour que Marie, dans la seule action volontaire et non pas d’obéissance qui nous est relatée, nous enseigne qu’elle a les clefs non seulement des celliers, mais « du cellier au vin », celui de l’union mystique, en attendant qu’elle ouvre le dernier « cellier secret » du Cantique Spirituel de saint Jean de la Croix, c’est-à-dire celui de l’union transformante.
Car « les celliers » de Jean de la Croix ne sont point les simples « demeures » comme certains l’ont cru,
« ces degrés ou celliers d’amour [bodega de amor] sont au nombre de sept, lesquels on possède tous quand on a les sept dons du Saint-Esprit en perfection – en la manière que l’âme est capable de les recevoir. Et aussi, quand l’âme vient à avoir en perfection l’esprit de crainte, elle a en perfection l’esprit d’amour, parce que cette crainte, qui est le dernier des sept dons, est filiale et la crainte parfaite du Fils procède de l’amour du Père 5 ».
Rappelons que ces sept dons sont ceux de sagesse, d’intelligence, de science, de conseil, de piété, de force et de crainte de Dieu.
Or, cette crainte d’admiration, cette crainte filiale correspond à la Béatitude : « Bienheureux les pauvres en esprit », celle qui appartient, de droit, à tous ceux qui pratiquent la prière perpétuelle, l’exercice angélique de mortification intellectuelle 6.
Comme l’a fait remarquer le P. E. Neubert, la dévotion à Marie s’oriente et nous oriente de plus en plus vers la piété filiale, car, « c’est Jésus en nous qui continue d’aimer Sa Mère, par nous 7 ».
Marie a les clefs des celliers, de tous les celliers, c’est elle qui distribue les dons du Saint-Esprit qui nous font entrer dans les premières chambres du Roi ; puis, si nous sommes des fils aimants, comme Jacob aimait Rebecca, elle nous fait entrer dans le cellier de l’union mystique, là où l’Épouse va pouvoir commencer à goûter les vins et à s’enivrer ; enfin, si nous sommes fidèles, elle nous conduira, par la main, jusqu’au cellier le plus secret, celui de l’union transformante où les vins coulent « comme des ruisseaux d’eau vive » et où la flamme « consume (mais) plus ne peine 8 »...
Gaston BARDET,
Directeur de l’Institut Supérieur
et International d’Urbanisme Appliqué
de Bruxelles.
Paru dans la revue Marie
en mars-avril 1956.
1 Nous donnons les références aux paragraphes du Traité, entre crochets [...].
2 « Ne crains pas d’aimer trop la Sainte Vierge, jamais tu ne l’aimeras assez et Jésus sera bien content puisque la Sainte Vierge est sa mère » (Lettres de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus à Marie Guérin. 30 mai 1889).
3 Cf. en notre ouvrage Pour Toute Âme vivant en ce Monde, le chapitre : Suspension et ascension.
4 Château. Ves Demeures, chap. I.
5 Cantique Str. XVIII.
6 Cf. Pour Toute Âme vivant en ce Monde, op. cit. le chapitre III : L’exercice d’amour unissant.
7 « Aller à Dieu par Marie c’est faire (sans même y songer) un acte d’humilité. Un savant qui suit, dans son Missel, son office liturgique peut être un chrétien très humble ; il peut aussi n’être qu’un dilettante plein de lui-même ; un savant qui égrène son chapelet devant la statue de la Vierge est sûrement une âme humble. » La Dévotion à Marie, par le P. E. Neubert.