Le siège de Shkodra
par
Marin BARLETI
L’œuvre de l’auteur albanais Barleti est connue, mais les données dont on dispose sur sa vie sont pauvres. Les chercheurs s’accordent pour dater sa vie et son œuvre de la seconde moitié du XVe siècle et des 10 ou 15 premières années du siècle suivant. Au cours des trois sièges de Shkodra (1474, 1478, 1479), il était au nombre des assiégés de la citadelle. La date présumée de sa mort est 1512. Il a écrit ses œuvres à Rome où il se rendit après la chute de Shkodër en 1479.
Ses principaux ouvrages écrits en latin sont « Le Siège de Shkodër » (1504) ; « L’Histoire des faits et gestes de Skanderbeg, prince des Épirotes », publiée pour la première fois vers 1508-1510 (son œuvre la plus connue), ainsi qu’un « Résumé de la vie des papes et des empereurs romains », paru en 1555.
Ses œuvres ont été traduites et publiées dans beaucoup de pays d’Europe.
Nous publions ici un fragment du Siège de Shkodër.
L’ennemi poursuivait son offensive visant constamment à démolir les remparts. Dès le premier jour de l’arrivée du Sultan, les Ottomans tirèrent sur la ville trente-six coups de canon. Tout en se préparant à mettre en action d’autres moyens de combat, ils pilonnèrent encore trente-cinq fois la citadelle afin de détruire les murailles et harasser les assiégés. Le jour suivant, c’est-à-dire le 5 Juillet, les barbares installèrent sous les remparts deux autres pièces d’artillerie ; l’une du côté est de la ville, au bord de la Drina, tout juste au pied de la citadelle ; elle lançait des boulets lourds de six cents livres ; et l’autre, plus grosse encore, au milieu de la colline de Pacha, au-dessus de l’Église Saint-Lazare ; son boulet à elle pesait mille deux cents livres. Ils avaient baptisé cette dernière pièce le « canon du Sultan », car elle avait été coulée en son nom, avec un grand zèle et beaucoup de soin. Aussi les barbares, en braquant cette pièce sur la citadelle, voulaient-ils menacer les assiégés en leur disant : Tenez, recevez maintenant les coups du canon du Sultan ! On disait que la femme du Sultan elle-même avait financé le coulage de ce canon, et cela pour le salut de son âme, car les barbares, selon leurs mœurs et leurs lois, s’imaginent que plus ils se montrent féroces envers les chrétiens, plus ils expient leurs péchés et leurs fautes. Depuis ce jour, donc, les barbares pilonnèrent la forteresse avec également leur grosse artillerie. La première fois, ils firent pleuvoir quarante-trois boulets sur les remparts, et la seconde fois quarante-sept. Entre-temps, une multitude de Turcs plantèrent leurs tentes sur l’autre rive de la Buna. Un jour après, dans la soirée, les barbares établirent une autre pièce d’artillerie sur la colline de Pacha. Le canon lançait des boulets de cinq cent quarante livres. Le même jour, à l’approche du crépuscule, avec un autre canon, qu’ils appelaient mortier, ils se mirent à lancer sur les maisons des projectiles inflammables afin de mettre le feu à la ville. Peut-être espéraient-ils pénétrer ainsi dans la ville et s’en emparer, car ils envisageaient que les habitants et les soldats seraient occupés, surtout la nuit, à éteindre le feu. Cette nuit-là, ils lancèrent à quatre reprises des boules de chiffons inflammables composées de résine et d’un mélange de soufre, de cire, d’huile et d’autres éléments combustibles qui nourrissent et propagent plus facilement le feu. Et, en effet, dès qu’elles tombaient sur les toits, ceux-ci s’enflammaient aussitôt. Ces projectiles, qui ressemblaient à des comètes, perçaient l’air d’une telle vitesse et produisaient un tel grondement qu’on avait l’impression qu’une multitude de voix s’élevaient jusqu’au firmament. Tout ce feu venant d’en haut provoquait dans la ville une vive lumière qui durait toute la nuit. Toutefois les assiégés parvinrent par un moyen efficace à échapper à ces ruses et manœuvres des barbares. Après avoir décelé leurs ruses, les assiégés (et dans la ville on ne menait aucune action sans décision du conseil, qui se réunissait en cas de danger) chargèrent plusieurs combattants habiles de découvrir les maisons dont les toits étaient en bois, et d’éteindre aussitôt le feu propagé par les boules de chiffons inflammables lancées dans la ville. Et comme ceux-ci s’acquittèrent parfaitement de cette tâche, toutes les tentatives des barbares à pénétrer dans la ville se révélèrent vaines. Le même jour, ceux-ci frappèrent les remparts quarante fois. Le lendemain, c’est-à-dire le 7 juillet, ils renouvelèrent cinquante-six fois leur tir et, en même temps, établirent une autre pièce d’artillerie extrêmement grosse au pied de la colline située au nord de la ville et au-dessus de l’Église Saint-Vassile. Cette pièce, connue aujourd’hui sous le nom de mortier, lançait dans le ciel une pierre grosse de mille deux cents livres, qui s’abattait sur le sol avec une telle force que même ceux qui avaient assuré jusqu’alors la défense de la ville ne craignaient rien d’autre que cette pierre ; car là où elle tombait, tout était réduit en cendres, en suscitant ainsi la terreur dans les rangs des défenseurs comme le feu ou la foudre qui embrase tout ; si elle s’abattait sur une maison, celle-ci était démolie de fond en comble ; si elle s’abattait sur le sol, elle s’enfonçait douze empans, et si elle se heurtait à un rocher, on dirait qu’elle avait touché quelque chose de moelleux. Cette époque qu’est la nôtre pourrait bien se vanter d’une telle invention et, bien que les siècles passés puissent être fiers de tant d’inventions, notre siècle n’en est pas moins avancé qu’eux pour ce qui est de cette invention et de bien d’autres choses. Et les Turcs se servirent de cette arme désastreuse non seulement pour démolir les maisons et massacrer les habitants, mais aussi et surtout pour détruire les puits et les fontaines, en vue de priver les assiégés de toute possibilité d’approvisionnement en eau potable. Le lendemain, les Turcs apportèrent, de leur fonderie se trouvant au-delà de la colline de Pacha, deux autres canons géants. Ils installèrent l’une de ces deux pièces, celle qui par ses dimensions dépassait toutes les autres, au milieu de la colline de Pacha, au-dessus de l’Église de la Sainte-Croix ; son boulet pesait mille trois cents livres et son diamètre mesurait neuf empans. La seconde pièce, ils l’emplacèrent au bord de la Drinasse, à côté des autres canons. Dès lors, ils pilonnèrent la ville avec en tout dix grosses pièces d’artillerie. Le jour même de la mise en action de ces deux dernières pièces, les Turcs frappèrent les remparts soixante et onze fois. Les Scutarins, voyant que les pièces de tout calibre devenaient de plus en plus nombreuses et que leur tir les menaçait toujours plus, car ils ne pouvaient pas circuler dans la citadelle sans risquer leur vie, posèrent partout des sentinelles, avec pour mission de surveiller constamment et soigneusement tout mouvement des Turcs et de sonner le tocsin dès que ceux-ci s’apprêteraient à canonner la citadelle, pour qu’ils puissent ainsi se planquer à temps. Cette mesure préventive rendit plus sûre la circulation des Chrétiens dans la ville ; or, le tir d’artillerie installée de toutes parts était si puissant, continu et précis que les Chrétiens avaient du mal à s’abriter juste à temps dans les fortifications ; les pierres, les flèches et les divers projectiles lancés dans la ville étaient si abondants que souvent ils s’entrechoquaient et s’abattaient sur les maisons et partout dans la ville avec un tel fracas qu’ils provoquaient jour et nuit des ébranlements et des secousses, jusque dans les endroits les plus fortifiés. Les haies et les buttes étaient sans cesse démolies ou bien par le feu et les flammes ou bien par les projectiles. Les cloches ne cessaient de sonner dans la ville, où il n’y avait plus d’endroits sûrs pouvant servir d’abris aux Chrétiens. Ils s’avisèrent enfin qu’il leur était indispensable de creuser des galeries souterraines pour s’y protéger.
Partout planaient la misère, le dur encerclement et la menace du danger ; le Turc attaquait avec une telle vigueur et fureur qu’il avait semé de toutes parts la panique et la terreur. Les assiégés, de leur côté, étaient presque à bout de forces ; ils étaient complètement abasourdis ; ils ne pouvaient plus utiliser tous les moyens et toutes les méthodes pour éviter le danger et la mort, car le canon et le mortier ne cessaient de gronder et les divers boulets de pleuvoir, tellement la fureur des barbares se déchaînait sur eux. Les Chrétiens s’étaient laissés décourager, ils étaient au point de perdre la tête et tenaient à peine ; partout il n’y avait que des ravages et on sentait constamment des secousses. À un endroit les mortiers décimaient les habitants chez eux, à un autre les projectiles exterminaient les gens, et des lambeaux de corps mutilés retombaient çà et là dans la ville ; à un autre encore les habitants étaient frappés par les balles des fusils ou les flèches et tombaient raides morts. Désormais, il semblait que la ville n’échapperait point à son destin, car les assiégés manquaient de force pour la défendre ; la situation était arrivée au point qu’ils avaient presque sombré dans le désespoir, les Ottomans étant devenus enragés. Toutefois les Scutarins commencèrent de nouveau à affronter avec plus de courage et d’ardeur tous les dangers qui les menaçaient.
Le lendemain, une grande partie des enceintes fut effondrée par suite de cent quatre coups de canons placés à divers endroits. Les Turcs tirèrent aussi par deux fois avec leurs mortiers, qui, vomissant du feu, incendièrent les fortins près de la Buna, précisément là où commandait le brave Carlini, chef des Italiens, sans toutefois causer des dégâts aux Chrétiens, qui maîtrisèrent vite le feu. Mais le barbare ne renonçait point à brûler les fortifications et à les détruire, car il visait par là à priver les assiégés de toute possibilité de se défendre. Les remparts ayant été presque complètement ravagés, les Scutarins n’avaient pour seul abri que les buttes et les fortins. Plusieurs personnes furent tuées par les projectiles des canons et par d’autres armes au moment où elles accouraient à éteindre le feu, ce qui était d’ailleurs l’objectif de l’ennemi. Un jour après, c’est-à-dire le 11 juillet, les Turcs installèrent sur la colline de Pacha, dans le jardin même d’un citoyen, un autre canon géant qui lançait des pierres lourdes de neuf cent cinquante livres. Dès lors les barbares bombardèrent la ville avec en tout onze pièces de gros calibre.
Ce jour-là, ils pilonnèrent la citadelle cent soixante-dix-huit fois, ce qui battait tous les records. Le sultan, voyant que tous les remparts de la ville s’étaient effondrés et que les assiégés n’avaient plus d’abris pour se protéger, estima que, dans cette situation, il pouvait s’emparer de la ville ; aussi, par une attaque violente accompagnée du tir des canons, se mit-il à resserrer les Scutarins dans un étau ; l’assaut fut donné de toutes parts en premier lieu par les janissaires et les asapes protégés par des claies en joncs et des sauvegardes ; ceux-ci avançaient jour et nuit vers les fortins et occupaient de nouvelles positions. Le sultan leur avait donné l’ordre de se ruer furieusement sur les assiégés et de ne point se retirer même si les fortifications s’enflammaient, de faire donc l’impossible pour s’introduire dans la citadelle : or l’espoir du sultan fut vite déçu, car cet assaut non plus ne donna pas de résultat. Les Scutaris organisèrent une résistance héroïque ; la panique et l’effroi leur étaient dès lors étrangers. Ils avaient pour tout rempart leur vaillance : ils tinrent tête courageusement dans la forteresse et affrontèrent le danger sans avoir froid aux yeux. Chacun avait décidé (car par nécessité même le lâche devient courageux) de tomber héroïquement plutôt que d’être capturé et assassiné honteusement par l’ennemi : aussi le sultan, contrairement à ce qu’il avait espéré, dût-il avoir de grandes difficultés à réaliser son projet. Entre-temps les Turcs tentèrent d’incendier les fortifications, mais les assiégés réussirent de nouveau à éteindre le feu facilement sans avoir été eux-mêmes endommagés. Le lendemain, les barbares renouvelèrent férocement leur tir sur la ville en y faisant pleuvoir en tout cent quatre-vingt-sept boulets. Toujours à des fins rusées, ils mirent le feu au monceau se trouvant devant la porte principale, ainsi qu’au fortin de Carlini, cherchant ainsi à tuer, avec leur artillerie qui bombardait de ce côté-là, un certain nombre de Chrétiens qui devaient accourir pour éteindre le feu ; et, en effet, quelques défenseurs furent abattus. Les Scutarins se rendirent alors compte que le barbare réussissait par cette ruse à tuer beaucoup de leurs hommes et que c’était là un grand danger qui les menaçait ; c’est pourquoi il leur apparut plus juste de combattre le barbare non seulement par leur force physique, mais aussi de façon tactique et intelligente. Ils décidèrent donc de répondre à ces ruses du barbare par une autre tactique.
Ils alignèrent un certain nombre de fusiliers (comme on les appelle aujourd’hui) et d’archers à l’endroit où les Turcs venaient d’habitude mettre le feu aux fortins avec leurs torches de résine. Le lendemain, dès que ceux-ci furent venus pour accomplir leur mission, les assiégés les frappèrent avant même qu’ils aient lancé leurs torches ; certains d’entre eux furent bien visés et tombèrent d’un coup, alors que les autres s’enfuirent aussitôt.
Entre-temps, les Turcs lancèrent dans la Buna huit galères qu’ils venaient de construire. Après avoir quitté le petit port et navigué sur le fleuve pendant toute la nuit, elles débouchèrent dans le lac où commença un long combat entre les indigènes et les Turcs. Mais comme ceux-ci étaient supérieurs en nombre, ils réussirent à la fin du combat, à capturer un de nos canots avec huit guerriers. Le matin, ces hommes, qui avaient attaqué tant de fois les tentes de l’ennemi, furent empalés au bord de la Buna, à côté de l’Église de Notre-Dame la Madeleine. Ce jour-là les Turcs pilonnèrent la ville cent quatre-vingt-trois fois et le jour suivant cent soixante fois. Pendant ce temps, alors que les Turcs venaient constamment mettre le feu aux fortifications, l’un d’entre eux, plus avancé que les autres, fut abattu par les assiégés avant de réussir son coup. Ses camarades, effrayés, prirent leurs jambes à leur cou. Et comme ils se rendirent compte que chacun de leurs efforts dans ce sens se révélait inutile, et qu’ils ne pouvaient aborder les fortifications et les clôtures sans risquer leur vie, ils recoururent à un autre moyen pour mettre en œuvre leur plan et atteindre ainsi leur objectif. Voilà quel fut leur stratagème visant à s’approcher des fortifications et les incendier une fois pour toutes, afin de chasser de là les Chrétiens qui avaient toujours réussi à maîtriser le feu : ils s’apprêtèrent à tirer sur eux avec un canon et firent détonner de la poudre un peu plus loin du canon pour que les assiégés, effrayés, abandonnassent leurs positions. Si les Chrétiens, même en ce cas-là, s’obstinaient toujours à les défendre, ils seraient à coup sûr abattus par l’artillerie turque et tout son feu ne pouvait être maîtrisé que par le sacrifice humain de qui sait combien d’assiégés. Bien que plusieurs personnes fussent abattues rien ne put arrêter ces braves à éteindre le feu, car ils avaient décidé avant toute autre chose de mourir plutôt que d’abandonner la ville à son sort. Le sultan ne se possédait plus de fureur, car il ne pouvait supporter tout ce courage inconcevable des assiégés. Il se rendait parfaitement compte qu’aucune force au monde ne pouvait soumettre les Scutarins, qu’aucun canon ni mortier ne pouvaient les faire fléchir. Voilà pourquoi, le 15 juillet, il donna l’ordre d’installer près des remparts un grand nombre de balistes et de catapultes dans l’intention d’enterrer les assiégés sous un amas de pierres. En outre, les Turcs devaient apporter une grande quantité de claies pour protéger les soldats turcs dans leur tentative de pénétrer dans la citadelle.
Au début, les assiégés crurent qu’il s’agissait là de préparatifs de tir avec des projectiles inflammables ; ils découvrirent aussitôt toutes les maisons pour que celles-ci ne prennent pas feu et prirent également d’autres mesures indispensables pour déjouer cette manœuvre de l’ennemi ; les Turcs échouèrent une nouvelle fois dans leur plan. Le sultan perdit complètement l’espoir qu’il avait fondé sur cette ruse, surtout lorsque Donati, maître architecte et commandant de l’artillerie, construisit aux deux extrémités de la forteresse quelques machines infernales qui détruisirent les balistes de l’ennemi à tel point qu’il fut impossible de les restaurer et de les faire fonctionner. Malgré tout, ce même jour, les Turcs n’hésitèrent pas à pilonner la ville cent soixante-dix-sept fois.
Un jour après, ils tirèrent cent quatre-vingt-deux coups de canon, et le lendemain, cent quatre-vingt-quatorze coups ; jamais, ni auparavant, ni par la suite, ils ne bombardèrent la ville si intensément que cette fois-ci. Pendant ce temps, les Turcs rassemblaient toujours plus de forces et se préparaient à attaquer. Ils se ruèrent ainsi par milliers sur la citadelle et l’encerclèrent de tous les côtés ; protégés par des claies et des sauvegardes, ils s’approchaient toujours plus des enceintes en aménageant le terrain devant eux, depuis les tertres et jusqu’aux fossés qu’ils remplissaient de pierres et de tout autre matériau, pour pouvoir ainsi s’introduire plus facilement dans la forteresse, le sultan ayant donné l’ordre de déclencher le lendemain l’attaque, une fois le signal donné. Durant toute la nuit, les Turcs firent donc les préparatifs indispensables à ce combat. Voyant l’ennemi prêt à la bataille, les Chrétiens, aidés par Dieu et ayant confiance dans la victoire, s’attelèrent de toutes leurs forces à leur tâche. Ils posèrent plusieurs unités sur les fortifications et sur les tours de guet pour surveiller incessamment les mouvements de l’ennemi et, en tant que soldats glorieux qu’ils étaient, pour lui briser courageusement l’élan lorsqu’il se précipiterait sur leurs fortifications ; d’autres unités d’assiégés devaient défendre les buttes fortifiées. C’est ainsi que sur les positions fortifiées de la ville quatre cents hommes armés montèrent la garde. Le 19, vers le crépuscule, les ennemis commencèrent à lancer comme d’habitude des projectiles inflammables sur les fortifications se trouvant du côté de la porte principale. Quelques Italiens et Scutarins qui s’y précipitèrent pour éteindre le feu furent abattus ; parmi eux il ne faut pas oublier de mentionner des hommes sages et courageux comme Frano Patavini, capitaine des soldats italiens, et le Scutarin Llesh Begani. Ceux-ci, en luttant en braves à côté des autres, furent mutilés par l’artillerie, et des lambeaux de leurs membres se répandirent çà et là dans la ville.
Sur les fortifications, le combat avec l’ennemi fit de nombreux autres morts, parmi lesquels on peut citer Francesco da Santo Scorbaro, un autre capitaine des Italiens, Nikollë Gradisklavi et Nikollë Begani, citoyens de Shkodra, lesquels combattirent héroïquement contre le barbare. Dès que ces deux derniers furent tués, les ennemis, une fois le signal donné par l’artillerie, poussèrent un cri effroyable et donnèrent un assaut violent jamais vu auparavant ; l’attaque se déroulait depuis les fortifications de la porte principale jusqu’aux fortifications, près de la Buna, là où commandait Carlini ; le combat dura une bonne heure, et le barbare ne put en aucune manière franchir le fossé et les haies, ni s’approcher des fortins. Bon nombre de soldats turcs furent tués et beaucoup d’autres blessés. L’ennemi se retira honteusement et s’enfuit. Les Scutarins remportèrent une nouvelle victoire (bien qu’elle ait demandé beaucoup de sang).
Ce fut là pour les assiégés un jour marqué, plein de joie et de gloire, alors que pour l’ennemi ce fur un jour désastreux, plein de honte, encore qu’il ait tiré sur les défenses cent quatre-vingt-treize coups de canon qui n’apportèrent aucun résultat. Le lendemain aussi les Turcs renouvelèrent leur tir, en bombardant la citadelle cent quarante-huit fois. Entre-temps, une multitude de barbares s’étaient approchés de la ville et arrêtés sous les enceintes. Dans la citadelle, on préparait déjà une grande quantité d’armes et de flèches pour la prochaine bataille. Alors qu’une partie des défenseurs s’occupait soigneusement et habilement de ces préparatifs de combat, l’autre partie, montée sur les fortifications, surveillait l’ennemi de toutes parts. Les Scutarins pensèrent que l’ennemi attaquerait la ville dans la journée. Ils s’arrêtèrent tous aussitôt et montèrent sur les fortifications pour recevoir l’ennemi sans avoir froid aux yeux. Et, en effet, cet après-midi-là, les Turcs ne tardèrent pas à se lancer dans une attaque furieuse et, après avoir franchi les endroits fortifiés et les buttes, ils atteignirent les haies. C’est là que commença la bataille entre les Turcs et les assiégés : ce fut une mêlée acharnée partout dans la ville. Plusieurs soldats furent abattus du côté de l’ennemi, mais du côté des Chrétiens aussi il y eut beaucoup de tués et de blessés, et cela du fait même du bombardement de l’artillerie ennemie. On eût été très impressionné si on avait vu les fortifications de la porte principale presque complètement ravagées, et tous ces cadavres mutilés de citoyens et de Chrétiens. L’ennemi avait beaucoup avancé et s’était emparé des premières positions de défense et des fortifications de la porte principale. C’est précisément là que le combat fut très acharné, car le sort même de la ville entière s’y décidait. En fait, si violents étaient l’élan et l’attaque des Turcs contre les assiégés, si foudroyant et incessant était le tir de l’artillerie et des autres armes, si grande était la quantité des flèches lancées sur eux, que presque aucun Chrétien qui défendait ces fortifications n’échappa sans être blessé ou abattu. Cependant la joie de l’ennemi ne devait pas durer longtemps, car survint aussitôt une unité de Scutarins bien aguerris qui, faisant preuve d’un courage extraordinaire, se dressèrent sur les fortins, se battirent avec acharnement contre l’ennemi, le décimèrent, le repoussèrent et le mirent en déroute, remportant ainsi une victoire éclatante et exemplaire. Bon nombre de Turcs furent abattus. Le combat dura deux bonnes heures. Les barbares, à leur plus grande honte, se retirèrent de ces positions et pendant quelque temps ils n’eurent même pas le courage d’aborder les fortins. Dans cette bataille, quelques habitants furent tués en se battant héroïquement, car ils avaient décidé de faire don de leur vie à la patrie. À côté de ces braves, quelques étrangers aussi tombèrent sur le champ de bataille. Ce jour-là la ville entière fut pilonnée par cent soixante-treize coups de canon. Si on calculait le nombre total des tirs d’artillerie concentrés sur les remparts de la ville, on serait étonné de voir que ces remparts furent bombardés deux mille cinq cent trente-neuf fois, sans compter les cent dix coups de mortiers et les dix projectiles inflammables. À la tombée du jour, les Turcs, armés jusqu’aux dents, surgirent dans le marché de Shkodra, qui est loin des remparts, juste la distance que parcourt un poids lancé ; protégés par une multitude de claies, ils grimpèrent sur la colline vers la citadelle pour l’encercler de toutes parts, laissant entendre qu’ils cherchaient soi-disant à lancer le combat. Durant toute la nuit, des unités entières de l’armée turque ne cessèrent d’affluer et d’envahir les ravins de la colline ; des groupes de trois ou quatre soldats se formaient sous chaque claie pour créer chez les assiégés l’illusion que le moment était venu pour eux de donner l’assaut. Selon ceux qui avaient pu suivre de près tous les mouvements de cette armée, cent cinquante mille personnes abordèrent les fortifications. Et puis, il faut savoir que c’était là l’élite de toute l’armée turque, la fleur de la jeunesse, composée par les guerriers les plus robustes qui étaient considérés comme les plus courageux de toute l’armée turque. La tente toute rouge du sultan avait été plantée au sommet de la colline de Pacha pour qu’il examinât de loin le déclenchement de l’attaque et le déroulement de la bataille. Au point du jour, le sultan entra dans sa tente. C’était la fête de Notre-Dame de la Madeleine, et les Chrétiens se rendaient à la prière ; les Turcs, profitant de cette occasion, se ruèrent perfidement sur la ville dès le matin ; une fois le signal donné de la tente du sultan par quatre coups de canon suivis de douze autres, dirigés tous sur les fortifications, ils quittèrent aussitôt les positions de défense, franchirent les fossés de la ville et se lancèrent à l’attaque pour encercler complètement les fortifications en rangs serrés comme les abeilles autour d’une ruche ; dans toute la ville on entendait sonner le tocsin. Les Turcs, ayant poussé leurs cris effroyables, les assiégés, armés, abandonnèrent immédiatement les églises et accoururent à la vitesse d’une foudre vers les positions de défense pour affronter courageusement l’ennemi. Lorsqu’ils s’y rendirent, le combat entre les Turcs et les sentinelles avait déjà commencé, car les barbares avaient attaqué à la manière d’un brigand. Le combat fut particulièrement âpre du côté de la porte principale, où assiégés et barbares s’empoignaient férocement, ces derniers s’étant montés sur les fortins et ayant planté le drapeau de l’armée turque.
Le sultan débordait de joie, car il s’imaginait que finalement il s’était emparé de la citadelle. Or, les Scutarins, qui ne connaissent ni la peur ni la débandade, lorsqu’ils virent que l’ennemi s’était précipité sur eux violemment et avait réussi à occuper les fortifications, considérèrent que le moment était venu pour eux d’employer toutes leurs énergies pour se battre avec acharnement. Certains Chrétiens luttèrent corps à corps avec les Turcs et en tuèrent un bon nombre avec des épées et diverses armes, d’autres jetèrent l’ennemi par-dessus bord avec de grosses pierres et des poutres et d’autres encore déversèrent en bas des enceintes des amas de pierres. On jeta également sur lui des claies en joncs goudronnées qui s’enflammaient et de la chaux. Ainsi les assiégés battirent l’ennemi, effrayé par toutes les armes et tous les moyens dont ils disposaient, le décimèrent, le mirent en fuite, foulèrent aux pieds son drapeau et le chassèrent de façon honteuse de leurs fortifications. Leur victoire fut éclatante et la défense de la ville glorieuse.
Cependant, les barbares ne tardèrent pas à renouveler leur attaque. De nouveau les assiégés tirèrent sur les Turcs avec toutes leurs armes. Le pacha de Roumélie, chargé d’occuper la partie de la ville qui s’étend depuis Rota jusqu’aux fortifications de Carlini, près de la Buna, voyant que le sultan était fâché tout rouge de ne pas avoir atteint son objectif, descendit de concert avec le capitaine des bataillons asiatiques de la colline où se trouvait le sultan et, l’épée à la main, obligea les soldats qui avaient pris la fuite à reprendre leur combat. Le combat devint plus acharné ; les barbares se ruèrent en foule sur la grande porte, mais les assiégés ripostèrent, et avec quel courage ! On se servit de toutes les armes et la quantité des flèches lancées fut si grande que le ciel en fut complètement assombri.
Les cris et le tintamarre s’élevaient jusqu’au firmament. On avait l’impression qu’on allait devenir sourd et aveugle de tous ces cris et hurlements terribles, du fracas violent des tambours, de l’éclat puissant des projectiles et du bruit continu des armes. La terre s’était couverte entièrement de fumée et de poudre, et le ciel noirci à tel point qu’on croyait qu’il allait vous tomber dessus : partout régnait la confusion, le désarroi et l’obscurité. Les Turcs ne cessaient d’attaquer et d’avancer de toutes parts. Turcs et Chrétiens se trouvaient face à face et s’empoignaient. Les deux parties n’étaient séparées que par un rideau en bois, planté là pour protéger les assiégés des flèches de l’ennemi. Dans toute la ville, on s’était saisi des épées et des yatagans et on se battait corps à corps. Quelques-uns tombaient, d’autres les remplaçaient aussitôt. Les Scutarins ne quittèrent point ces positions depuis qu’ils avaient commencé à défendre sans relâche toutes ces fortifications, du haut desquelles ils massacraient l’ennemi avec des claies et des étoupes goudronnées qui s’enflammaient, des tonneaux enduits d’huile bouillante et remplis de poudre qu’ils faisaient éclater, etc. Bon nombre de Turcs furent brûlés vifs et culbutés du haut de la colline. Les scorpions et d’autres machines de guerre lançaient sans cesse de grosses pierres qui mettaient les barbares en lambeaux. C’est précisément-là où les Turcs croyaient qu’ils n’allaient pas être attaqués qu’ils étaient souvent transpercés par les flèches. Près de la grande porte il y avait un abri de tranchée souterraine, creusée à même le roc vif où on avait enfoui beaucoup d’armes et de munitions indispensables pour la défense des fossés et de cette partie de la ville située du côté de la Buna. Une multitude d’ennemis furent tués dans cet endroit : les assiégés, ayant la possibilité de manœuvrer dans ses nombreuses issues, tiraient continuellement sur les barbares, les abattaient, les blessaient et les mettaient en fuite.
Bien qu’ils fussent beaucoup moins nombreux que leurs ennemis, les assiégés ne cédèrent pas un pouce de leur terre, mais favorisés aussi par leur position dressée en hauteur, ils firent face durant plusieurs heures à cette attaque violente.
Les barbares se précipitèrent de nouveau sur les défenseurs, montèrent sur les fortins et y hissèrent leur drapeau. Le sultan Mehmet, qui du haut d’une tour observait la bataille, se réjouit infiniment, croyant qu’il avait enfin conquis la ville : or il ne pouvait jamais imaginer ce dont les Scutarins étaient capables pour défendre leur ville par leur bravoure et leur sagesse. Au milieu de la place principale de la ville, un détachement choisi de garçons et d’hommes courageux se tenait prêt à venir en aide à ceux qui devaient tenir tête aux attaques les plus violentes de l’ennemi. Jusqu’à ce moment-là, les forces qui protégeaient les remparts avaient été suffisantes et même considérables, si bien que le besoin ne s’était point fait sentir de déplacer des forces des autres positions. Ainsi ces positions étaient-elles aussi bien renforcées que protégées.
Quelques moments plus tard, les assiégés poussèrent un cri effroyable qui fut entendu par les garçons disposés sur la place de la ville. C’était le signal indiquant que l’ennemi avait réussi à monter sur les fortins et à l’emporter et que les Chrétiens, complètement épuisés de fatigue, avaient lâché pied. C’est alors que ces garçons énergiques, qui attendaient impatiemment de participer au combat et qui brûlaient d’un tel désir, se portèrent sur les fortins, et une fois la trompette sonnée, arborèrent le drapeau de Saint Marc, déchirèrent le drapeau de l’ennemi et faisant fi des armes innombrables de l’ennemi, se ruèrent sur lui précisément là où se trouvait le gros de ses troupes, méprisant tout à fait la puissance du sultan. Il fallait être là pour voir avec quelle fureur ils combattirent la cruauté du sultan et la mauvaise foi de l’Islam ; ils se servirent de toutes les armes et de tous les moyens de combat : canons, épées, arcs, pierres, claies, etc., et finirent par refouler l’ennemi, par l’annihiler, le mettre en lambeaux, le chasser des fossés après lui avoir enlevé des mains ses drapeaux, en frappant d’estoc et de taille même ceux dans ses rangs qui étaient forts et audacieux. Les barbares effrayés s’enfuirent et regagnèrent leur camp. Ce jour-là quatre cents combattants de la ville avaient été tués, mais il faut dire que tous les assiégés avaient été blessés, aucun d’eux n’avait échappé sans recevoir de blessures ; du côté des barbares, il y eut, selon leurs affirmations, plus de douze mille tués et d’innombrables blessés.
Quelques jours après, le sultan donna à ses troupes l’ordre de se préparer au combat. De nouveau, les barbares, entassés les uns après les autres, se mirent à grimper sur la colline de tous les côtés et à l’encercler de haies pour se défendre ; toujours à cette fin ils tenaient au-dessus de leurs têtes des claies en joncs et des pieux. Une marée humaine avait donc déferlé de toutes parts et avait envahi complètement la côte et une partie de la plaine, environ mille pas tout autour de la colline. Les rangs des assiégeants étaient si serrés qu’on n’aurait pas pu y mettre une aiguille ; aucun soldat n’était resté dans le camp, ne fût-ce que pour monter la garde. Entassés les uns contre les autres, ils atteignirent l’endroit où se trouvaient les fossés et s’établirent près de la butte. Si quelqu’un des assiégés s’était hasardé à s’exposer sur les fortifications, il aurait été à coup sûr abattu ou grièvement blessé. Jusque tard dans la nuit les Turcs ne firent que harceler les Chrétiens en tirant sur eux de toutes leurs armes, et en leur lançant des calomnies et des appels au combat. Vers les premières heures de la nuit, on entendit partout des cris et des voix : les Turcs s’étaient abattus par terre pour prier la tête tournée vers la lune. Les hodjas s’étaient mis à réciter leurs prières et toute cette foule énorme poussa un cri horrible qui donnait l’impression que le ciel et la terre n’en faisaient plus qu’un.
Peu après commença à souffler un vent violent qui même en hiver était rare. Il était si impétueux que, d’après ce qu’on disait, on avait cru qu’il allait emporter la ville entière. Les barbares, très superstitieux et à l’affût des présages, estimèrent que c’était là un signe de leur supériorité sur les défenseurs et de leur victoire prochaine, car le vent s’acharnait sur la ville, sur les fortifications et les tours de guet des défenseurs, qui étaient en proie aux rafales de ce vent.
Les cris des Turcs devenaient toujours plus assourdissants, et le sifflement de ce vent violent, ainsi que le crépitement des armes et l’éclatement des obus, semblaient renverser les montagnes à l’entour. Cette nuit-là on crut que la terre avait tremblé et s’était fendue jusque dans ses entrailles. Durant toute la nuit les barbares ne firent que hurler. Au point du jour, Dieu (comme on l’avait cru) fit un miracle : tout ce vent impétueux changea de direction et se mit à souffler en bas de la colline, précisément là où s’étaient cantonnés les Turcs. Ayant perdu la tête, ils furent anéantis honteusement par les Chrétiens, lesquels, aidés par ce vent, remportèrent une nouvelle victoire.
Il faut dire que dans toutes les batailles les femmes aussi firent preuve d’un grand courage et ne furent point inférieures aux hommes sur tous les aspects, aussi bien dans leur promptitude et leur disposition au combat que dans leur travail continu à la préparation de tout ce qu’il fallait pour le salut de la patrie. Bien entendu, les femmes, ce sexe faible, méritent plus d’éloges que les hommes pour de tels actes. De concert avec eux, elles montèrent sur les fortifications et se battirent courageusement avec l’ennemi ; d’ailleurs nombre parmi elles furent abattues par l’artillerie.
Les Chrétiens savaient fort bien que les barbares, comme d’habitude, commenceraient la bataille le matin du jour suivant. Aussi se tenaient-ils prêts à faire face une fois de plus à l’ennemi qui à coup sûr surgirait devant les fortins et la grande porte, où les défenseurs avaient concentré le gros de leurs forces, car c’était là que se déciderait le sort de toute la bataille. Comme il y allait de leur vie, tous les assiégés étaient occupés aux préparatifs du prochain combat. Les meilleurs soldats turcs s’étaient rués précisément sur ces positions et le sultan lui-même ne tarderait pas à y venir avec sa suite. Dans ces fortifications il se trouvait aussi des soldats et des marins italiens, mais les défenseurs étaient pour la plupart des citadins. Une unité de jeunes paysans robustes s’y était cantonnée également. Le commandant de la ville aussi était là : on lui demanda tout par hasard lequel, parmi les chefs de détachements, serait désigné à monter le premier avec ses hommes sur les fortins, afin d’arrêter la première vague d’assaut des Turcs, car elle était toujours la plus brutale. Certes, les premiers à s’engager dans un tel combat sont ceux qui se distinguent par leur force et leur bravoure. Pour accomplir leur tâche, ils s’emploient à repousser trois fois les barbares ; car, s’ils ne l’emportent pas sur eux, la troisième fois ils n’auront pas de forces, leur résistance s’affaiblira et ils risquent d’être anéantis. Les deux parties adverses étaient ainsi prêtes au combat. Du côté des Chrétiens, ce fut Jacob Moneta qui se montra le plus résolu à assumer la tâche d’endiguer avec ses hommes le flot des barbares, cependant qu’aucun des autres chefs n’aurait refusé d’accepter le privilège de se battre le premier contre l’ennemi. Moneta était gentilhomme, un brave des braves, un sage, d’esprit bien mûr et portant une élégante armure ; il était très doué pour l’art militaire et se distinguait parmi les autres chefs par sa haute taille, son don de la parole et ses vertus héritées de sa famille. Peu avant le début de cette bataille acharnée, il demanda que lui et ses hommes fussent à la tête du combat ; son détachement comptait plus de cent hommes, tous de jeunes citadins et paysans bien entraînés. Il avait à son côté sen frère Moncini, lui aussi brave et doué, très habile aux travaux d’aménagement des fortins et très affable avec les citoyens et les soldats. Tous les assiégés acceptèrent arec plaisir que Moneta fût à leur tête, car il jouissait d’une grande autorité et s’était distingué dans tant d’actions.
Avant même le point du jour le sultan se rendit sur la colline de Pacha où il avait l’habitude d’observer le déroulement des batailles. La grosse artillerie tira sur les fortifications onze coups et l’artillerie légère douze ; les murs furent abattus et rasés. Les barbares, qui n’attendaient que ce signal, se précipitèrent de tous les côtés sur la ville. Dans un vacarme assourdissant (propre à eux), ils montèrent sur les fortins, envahirent la butte en face de la porte principale et y plantèrent leurs drapeaux. Jakob Moneta s’y porta à la tête de son détachement. Lorsqu’il vit l’ennemi surgir sur les fortifications, il poussa un cri et clama : « Alors, mes braves, qu’est-ce qu’on attend ? » et en brandissant son épée, car le temps pressait, il se jeta tel un lion sur l’ennemi. Il faut noter que c’était là l’élite de l’armée turque, car les barbares d’habitude donnent l’assaut avec leurs troupes les plus entraînées et les plus audacieuses ; afin de susciter la panique dans les rangs des défenseurs, ils ne cessaient de hurler et de les menacer en défigurant leurs visages. Mais le coup donné par ce chef était si dur et la résistance des Chrétiens si ferme, qu’ils réussirent, sans avoir froid aux yeux, à anéantir l’ennemi et à arracher ses drapeaux. Cependant les barbares affluaient sans cesse sur la ville. On luttait corps à corps, et on se battait à l’épée et au yatagan. Les ennemis, massacrés, tombaient comme du menu bétail abattu ; ils étaient fauchés non seulement par les coups d’épées mais aussi par le tir de l’artillerie et des fusils. Les pierres, la chaux et le feu faisaient beaucoup de morts dans leurs rangs. Les Turcs étaient si près l’un de l’autre que toutes les armes tiraient au cible ; regroupés qu’ils étaient, ils ne pouvaient même pas reculer. En voyant le carnage dans les rangs de l’ennemi, les Chrétiens reprenaient courage et se lançaient au combat avec plus d’acharnement. Les barbares reculèrent trois fois jusque dans les fossés et les buttes. Jakob Moneta, qui cette nuit-là avait combattu héroïquement à la tête de ses unités, lorsqu’il vit que certains de ses hommes avaient été tués et d’autres blessés, se précipita avec plus de fureur sur l’ennemi, bien que son corps fut couvert de blessures et son visage crispé de douleur. Malgré son armure, le sang coulait à flot de toutes ses blessures. Deux fois il était tombé par terre abattu par des flèches et d’autres armes, mais il s’était aussitôt redressé et avait bien tenu les coups. Grâce à Dieu, il ne s’agenouilla pas mais résista fermement en encourageant constamment ses soldats. Quelques projectiles de l’ennemi éclatèrent tout au milieu du groupe compact des combattants ; certains furent tués, d’autres, abasourdis par l’explosion, s’abattirent par terre. Les barbares, à la vue de cette scène, reprirent courage et donnèrent un nouvel assaut avec des forces toutes fraîches. Mais cet homme valeureux ne recula point ; au contraire, gardant son calme et avec un nombre réduit de soldats, il réussit à arrêter l’élan de l’ennemi dans cette partie de la butte non occupée et ne quitta pas cette position jusqu’à la fin du combat. L’épée à la main, il encouragea les Chrétiens un à un et ne permit à personne, même à ceux qui étaient grièvement blessés, de quitter le champ de bataille. Peu après, sur les fortins montèrent les citoyens honorés et les braves de Vlash Humoï, ainsi qu’une poignée de combattants choisis conduits par Pjetër Humoï, le cousin de ce dernier. Ce détachement était composé d’habitants de la ville et d’étrangers. Eux tous tinrent tête vaillamment aux flots des ennemis. La bataille devint plus acharnée et devait durer plusieurs heures ; des deux parties il y eut beaucoup de morts. La victoire appartiendrait à coup sûr aux Chrétiens si l’artillerie de l’ennemi, installée sur la colline de Pacha, n’avait pas rompu les rangs des Chrétiens et fait beaucoup de victimes parmi eux, car les projectiles lancés de toutes parts étaient si abondants qu’ils avaient démoli tous les abris.
Les Turcs, étant évidemment beaucoup plus nombreux que les assiégés, renouvelaient constamment leurs forces, en prenant le dessus et en gagnant du terrain pas à pas. Entre-temps, un groupe de jeunes, bien armés, conduits par Lukë Moneta, jeune homme courageux et très adroit, vint en renfort aux défenseurs ; c’était le neveu de Jakob Moneta, dont on a parlé ci-dessus. Ces jeunes se ruèrent furieusement sur les Turcs, lesquels, face à leurs coups durs, se virent obligés de lâcher pied. Cependant la plus grande partie de l’armée turque, abritée sous des claies et protégée par des boucliers, avait franchi les buttes et les fossés, et il était impossible de les chasser de là. Les barbares aussi résistaient opiniâtrement. Trois fois ils avaient franchi le fossé et monté sur les fortins, mais ils s’étaient vus obligés de se retirer honteusement. Le sultan, furieux du courage et de la résistance des Chrétiens, ordonna à tous les capitaines de son armée de lancer toutes leurs troupes en direction de la porte principale, d’y livrer une bataille plus acharnée et de ne point quitter cet endroit, mais d’encourager leurs soldats et d’abattre quiconque tenterait de s’enfuir. Le combat ne devait cesser à aucun moment, même si l’on mourait sous les coups des Chrétiens. Et voilà toute cette multitude de barbares, ou plutôt la partie la plus choisie de l’armée turque tourner les drapeaux pour se précipiter vers les haies de la grande porte. Le sultan aussi se trouvait de ce côté-là. Une fois ce signal donné avec des trompettes et des tambours, les barbares poussèrent un long cri et, arborant leurs drapeaux, se lancèrent dans une attaque impétueuse ; ils franchirent les buttes et les tranchées et atteignirent les haies où ils plantèrent leurs drapeaux et se battirent avec les assiégés à l’épée et au yatagan. Leur attaque fut si violente et la quantité des flèches et des projectiles de leurs armes si grande que presque tous les Scutarins qui s’y trouvaient furent ou bien tués ou bien grièvement blessés, en sorte qu’il n’y eut plus de défenseurs à leur tenir tête.
Mais très vite, d’autres détachements de Chrétiens qui se trouvaient sur la place de la ville se dépêchèrent vers la grande porte dès que la trompette eut sonné. Portant un drapeau doré devant eux et priant Jésus pour les aider, ils se ruèrent sur l’ennemi et luttant comme des gladiateurs, ils le décimèrent, le repoussèrent en dehors des haies et le mirent en désordre. Le sultan, qui s’était réjoui du succès de ce dernier assaut, lorsqu’il vit ses soldats reculer honteusement et les drapeaux de son armée foulés par terre, se découragea et soupira profondément : furibond, il donna à tous ses capitaines d’artillerie l’ordre de tirer incessamment de tous leurs canons sur les assiégés, afin de les massacrer de tous les côtés. Il fallait être là pour voir tout ce désordre dans les rangs des défenseurs et ce carnage que fit l’artillerie turque, surtout celle qui était installée sur la colline de Pacha. Les boulets pleuvaient sur la ville et les fortifications. Les capitaines des formations turques qui se trouvaient en bas des enceintes, l’épée ou le yatagan à la main, donnaient l’assaut vers les fortins en encourageant et en même temps en menaçant leurs soldats. Ceux-ci effrayés exécutaient leurs ordres et se lançaient furieusement sur les positions des Scutarins, qui tenaient toujours tête, se battaient héroïquement et défendaient la ville comme eux seuls savaient le faire ; ils repoussaient les ennemis armés de pied en cap, les écrasaient avec des pierres et les brûlaient vifs ; frappés de tous côtés, les barbares tombaient par terre comme des roseaux fauchés par la tempête. Mais l’assaut des Turcs, qui ne cessaient d’affluer, était si violent et le tir de toutes leurs armes si dense que les Chrétiens eurent du mal à résister à tout cet ouragan et à ce fléau, étant donné qu’aucun d’eux n’avait échappé indemne aux coups de canon, de fusil ou aux flèches ; aucun d’eux n’était plus en mesure de tenir debout. Lorsque tout le poids de cet assaut décisif pour l’ennemi fut concentré devant la porte principale, on donna l’alerte dans la ville entière, afin que tous les défenseurs se fussent dépêchés vers cette position pour venir en aide à leurs camarades, car, apparemment, les ennemis avaient réussi à se frayer un chemin pour pénétrer dans la ville. Un détachement de Chrétiens remarquables, revêtus d’armures, montèrent les haies et se battirent vaillamment contre l’ennemi. C’était vraiment étonnant de voir les Chrétiens, visages enflammés et avec l’ardeur de leur religion dans le cœur, se ruer sur le barbare comme des lions. Leur seul désir, c’était de venger le Christ profané et leurs camarades tombés dans le combat contre les tyrans. Tous, sans exceptions, se battaient comme des lions enragés, abattaient l’ennemi par tous les moyens, mais c’était surtout le feu qui faisait beaucoup de victimes dans ses rangs, car la plupart des barbares ne pouvaient respirer. Durant tout le combat, les projectiles de l’artillerie ennemie pleuvaient sans cesse sur les fortifications des Scutarins, qui furent par là bien endommagées, l’ennemi ayant réussi, par ce moyen, à leur infliger des pertes considérables et regrettables.
Néanmoins les Chrétiens n’eurent jamais froid aux yeux, mais bravant la mort ils combattirent avec acharnement.
Les combattants les plus hardis, en se donnant du courage, montaient de temps en temps sur les haies et luttaient sur les cadavres de leurs camarades, obligeant l’ennemi à se retirer encore plus.
Durant ces affrontements, on a vu souvent le mari tomber mort aux yeux de sa femme, le fils aux yeux de son père, celui-ci tenir bon et ne pas verser une seule larme pour son fils tué près de lui, et la jeune fille qui ne tournait pas la tête de douleur en présence de son père tué, en train de rendre l’âme.
Les boulets n’impressionnaient plus les assiégés, les flèches, les balles, etc., ne les intimidaient pas non plus ; on dédaignait la fureur, la cruauté et le nombre considérable des ennemis ; le seul désir et but de tous les assiégés était de défendre et de sauver la ville et la patrie, même s’il fallait pour cela verser la dernière goutte de leur sang ; aussi avaient-ils décidé de se battre courageusement et de mourir pour leur religion, car ils avaient consacré leur vie à Dieu.
À présent, les boulets de l’ennemi abattaient non seulement les assiégés mais aussi les assiégeants eux-mêmes. Leur artillerie avait tiré par trois fois sur eux en semant la panique dans leurs rangs, ce qui contribua assez à la victoire des défenseurs. Malgré ce nouveau succès de ceux-ci, les Turcs ne cessaient de venir en grand nombre et de tirer plus fréquemment avec leur artillerie. Si le grand Dieu, la Sainte Vierge et Saint Nicolas n’avaient pas apporté leur aide divine (car c’est bien à cela qu’il faut croire), la ville connaîtrait bien vite sa fin. Et, en effet, on a vu dans la ville combattre sur les remparts quelques héros et divinités qui de leur aspect extérieur n’étaient pas des hommes (comme l’affirmèrent les barbares aussi, après la cessation des hostilités), ils frappaient durement l’ennemi et l’obligeaient à se retirer des haies et des fortifications sans qu’il pût pénétrer dans la ville.
Entre-temps, une excellente unité de la jeunesse chrétienne, qui avait quitté ses positions pour soutenir le combat devant la grande porte, monta sur les haies et se rua avec acharnement sur les barbares. Partout on ne voyait que le massacre.
Les Turcs, disposant de forces innombrables, affluaient constamment de toutes parts et le combat était loin de se terminer ; les Chrétiens, à bout de forces, supportaient mal leurs coups. Des forces fraîches de l’ennemi venaient en grand nombre et remplaçaient celles qui étaient éprouvées ; après avoir monté sur des amas de cadavres qui avaient formé comme une échelle vers les fortins, elles tentaient sans arrêt de franchir les haies. La quantité des projectiles et des flèches lancées partout dans la ville était si grande que celles-ci avaient formé sur la terre une couche d’une épaisseur d’un empan ; d’ailleurs même les cordes des cloches avaient disparu sous les flèches qui y étaient plantées. Pendant tout un mois les Scutarins utilisèrent les flèches de l’ennemi comme du bois à brûler. On se sentait pris d’une nausée à voir éparpillés un peu partout des membres arrachés par les boulets. Il n’y avait pas un seul endroit sur les murs et les fortins qui ne fût pas couvert de lambeaux de chair. Le sang des Chrétiens avait arrosé tous les quartiers de la ville, ses rues et ses chemins. Les maisons et les églises étaient complètement rasées. Il semblait que l’atmosphère elle-même déplorât ce fléau et cette destruction. Le canon et le mortier n’avaient jamais cessé de gronder. Les assiégés étaient tous assourdis par l’éclatement des obus. Et pas seulement par leur éclatement, mais aussi par le fracas terrible des tambours et des trompettes, des cris et des hurlements sauvages des barbares. On croyait que ciel et terre n’en faisaient plus qu’un. Partout où l’on jetait les yeux, il n’y avait que le désastre et des horreurs ; partout on voyait des cadavres mutilés. Si quelqu’un avait observé calmement le carnage fait devant la porte principale, il n’aurait pas hésité à comparer cet aspect aux scènes horribles de l’enfer ; la ville était plongée dans une profonde tristesse. Cependant, partout dans la ville se faisaient entendre des voix qui lançaient l’appel au combat : Chrétiens fidèles, vous les hommes et les femmes, jeunes gens et jeunes filles, vous les blessés et les malades alités, dépêchez-vous vers la grande porte, courez vite auprès de vos camarades pour leur prêter main forte, ils sont las, ils sont à bout de forces ; dépêchez-vous, car l’ennemi l’emporte, il ne cesse d’attaquer, il est sur le point de pénétrer dans la ville et de s’en emparer.
Et le combat se poursuivait et on ne savait pas comment il se terminerait et laquelle des deux parties l’emporterait. Vers la fin du combat, comme les deux parties avaient été lourdement éprouvées et avaient perdu beaucoup d’hommes, les blessés étant en nombre incalculable, pour ne pas dire que tous étaient atteints, l’élan s’arrêta et la bataille perdit de sa vigueur. Tous étaient las du combat, exténués par les blessures, et on ne pouvait même pas avancer d’un pas.
Toutefois les Chrétiens ne renonçaient pas à défendre opiniâtrement les fortifications et la ville ; lorsqu’ils virent que les barbares étaient complètement épuisés, ils décidèrent de se ruer encore une fois sur eux, en rassemblant toutes leurs forces, de les écraser et de les mettre définitivement en fuite.
Le sultan ayant perdu tout espoir en la victoire, et s’étant rendu compte des pertes considérables de son armée, donna l’ordre de battre en retraite. Sur le coup, ses soldats tournèrent le dos aux assiégés comme s’ils craignaient une foudre et abandonnèrent la bataille. Les Scutarins, toujours courageux et invincibles, oublièrent leurs plaies et le sang qui coulait et les pourchassèrent jusque dans leur camp.
Après y avoir fait un carnage, ils rentrèrent triomphants dans la ville en rapportant du butin, des drapeaux militaires et des têtes coupées de soldats turcs.
La joie qui se répandit parmi les Scutarins fut immense, mais elle ne devait pas durer longuement. En effet, quelques jours après, les habitants se trouvèrent de nouveau encerclés de tous côtés ; ils furent en quelque sorte bouleversés car, après cette grande victoire, ils avaient cru avoir gagné pour de bon leur liberté. Néanmoins, ils ne s’abandonnèrent pas au désespoir. La ville assiégée connut désormais la disette, quoique le pain et l’eau n’eussent pas manqué ; mais on ne pouvait pas se passer des autres vivres, d’autant plus qu’il s’agissait de monter la garde jour et nuit sur les tours de guet.
Il faut dire que les citoyens avaient assemblé dès le début des combats toutes leurs provisions et mangeaient, si l’on peut dire, dans la même marmite, sans trop se soucier de faire des économies. Ils avaient cru que si le sultan ne réussissait pas à occuper la ville par la force, il s’en irait avec toute son armée.
Ils auraient certainement économisé leurs vivres s’ils avaient pensé que le siège pouvait durer longtemps. Je ne veux pas trop m’arrêter à décrire la pénurie et la famine que connurent les assiégés durant cette période, car ce serait vraiment une situation à déplorer. Afin de subsister, ils se nourrirent de tout ce qui était dégoûtant et écœurant allant jusqu’à manger des chiens et des rats. D’ailleurs, on fit bouillir même des peaux d’animaux en les trempant dans un peu de vinaigre. On aurait du mal à croire si je disais à combien étaient évalués un rat tué ou les saucissons préparés avec des boyaux de chien. Et puis que dire du manque de vin, d’huile, de vinaigre, de produits laitiers, etc.
Malgré cette pénurie, les Chrétiens étaient résolus de mourir plutôt d’une telle torture que de supporter le joug barbare de l’ennemi. Pas même la nourriture la plus dégoûtante que l’homme ne peut mettre dans la bouche, la faim et la soif la plus cruelle ne firent fléchir les assiégés. Une année presque s’était écoulée depuis le début du siège de Shkodra. Le Sultan était déjà rentré à Byzance, mais avait laissé à Shkodër de nombreuses troupes. Le 20 décembre, un dimanche, vinrent sous les remparts quelques Italiens qui, après avoir salué les Scutarins, les informèrent qu’un envoyé de Venise partirait pour Istanbul afin de signer avec le Sultan un traité de paix. Ils leurs remontèrent le moral en leur disant que le siège ne durerait pas longtemps. Une fois l’accord signé avec le Sultan, les envoyés de Venise se présentèrent le 4 avril chez le commandant de la flotte qui naviguait dans les eaux de la Buna. Une lettre approuvée par Venise fut envoyée au commandant de la ville de Shkodra et à ses habitants. On y indiquait que le traité de paix avec le Sultan avait été signé mais à condition que Shkodra fut remise au Sultan ; les citoyens ne seraient point persécutés, ils pouvaient quitter la ville librement, avec toutes leurs familles et leurs affaires, et en ce cas-là ils n’avaient qu’à choisir le pays de leur exil ; mais ils pouvaient aussi, s’ils le voulaient, vivre sous la dépendance du Sultan. Les citoyens, hommes de foi et dévots, se réunirent dans une assemblée. De longs débats s’y déroulèrent et à la fin, il leur sembla plus raisonnable de suivre la voie la plus judicieuse, celle de leur salut physique et moral ; ils décidèrent donc de fuir la tyrannie cruelle du Sultan, de ramasser leurs effets et de passer sous la protection du Sénat de Venise.
Parmi ceux qui s’exprimèrent en des termes très émouvants, il y eut Flor Janina, chef des gardes très expérimenté en temps de guerre comme en temps de paix. Voilà quels furent ses propos : « Aurions-nous le cœur de voir les barbares entrer triomphants dans notre ville et s’y installer à leur aise ? Car nous sommes bien obligés d’abandonner la ville, d’aller en terre étrangère et de construire notre pauvre cité qui sera une véritable bergerie. Comment pouvons-nous nous passer de notre marché, de nos églises et du cimetière de nos ancêtres ? Comment pouvons-nous célébrer nos fêtes religieuses, si chères à nous, sans chanter et danser ? Sur cette terre-là nous serons comme de véritables sourds-muets. »
Après ces paroles émouvantes de Flor Janina, les Scutarins, en proie à une douleur qui leur serrait le cœur, décidèrent une fois pour toutes de quitter leur patrie (bien que cela leur causât une peine terrible), plutôt que de supporter le joug pesant et épouvantable du barbare.
Marin BARLETI.
Recueilli par Fatos Kongoli
dans Anthologie de la prose albanaise,
Éditions 8 Nëntori, Tirana, 1983.