Prométhées enchaînés

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Hermas BASTIEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DANS Prométhée enchaîné d’Eschyle, traduit par Leconte de Lisle, Jupiter ordonne que Prométhée soit cloué aux rochers du rivage ; son crime est d’avoir volé le feu créateur. Et Prométhée s’écrie : « Dans une férule creuse, j’ai emporté la source cachée du Feu, maître de tous les arts, le plus grand bien qui soit pour les vivants. C’est pour ce crime que je souffre, attaché en plein air par ces chaînes. » Se ravisant : « Pourquoi craindrais-je ? répond-il au chœur des Océanides. Ma destinée n’est point de mourir. »

Ravir le feu sacré du ciel, quel destin ! Être crucifié dans sa chair, quelle rançon ! Des poètes ont le destin et la rançon de Prométhée, quel symbole !

C’est dans la littérature française la triste histoire de Charles Baudelaire et d’Hégésippe Moreau. Nous avons nous aussi notre martyrologe littéraire. Y sont inscrits les noms de Crémazie, de Nelligan, de Gill, d’Edmond de Nevers, de Turcotte, de Lozeau. Avoir du talent, c’est magnifique. Avoir du génie, c’est sublime, mais il semble qu’il faut parfois payer cher la possession du feu sacré. Souvent le corps est broyé, lacéré, endolori, et la voix des chers poètes s’échappe comme d’un calvaire. Qu’importe si la beauté s’enfante dans la douleur ! La destinée des poètes n’est pas de mourir. Charles Maurras a écrit sur la fonction du poète : « Il n’y a que le vers pour tenir dans ses griffes d’or l’appareil écroulé de la connaissance. Déjà personne ne peut plus considérer sans un certain souci notre fatras d’interminables écrits en prose. Science, histoire, morale, controverse, roman, journaux, qui en fait la somme et le tour ? Un jour ou l’autre, de la terre ou du ciel, une brigade dévouée recevra la mission de trier ce qu’il faut disputer à l’oubli. Elle ne se composera que de poètes. Ils viendront, ils liront, ils prélèveront l’essentiel, ils le confieront à la Strophe ou à la Stance, au Tercet, au Distique ou au Vers, et, par cette arche salutaire qui allège et soulève tout, flottera, durera cette élite de vérités nouvelles qui doit s’incorporer à l’éducation, à la tradition, à la mémoire du sens commun libéré, tandis que le surplus des vieilles sagesses mort-nées achèvera de se dissoudre dans les ténèbres des caveaux où le poids de leur inertie les tire déjà. Les peuples d’autrefois ne lisaient point parce qu’ils n’avaient point de livres. Les peuples d’aujourd’hui en ont tant de livres qu’ils ne lisent plus. Vienne donc le poème et vienne le chant qui sauvent le bien et le beau du naufrage dans l’Océan de l’Illisible et dans la mer du Trépelu ! Ce n’est pas autrement que la Tragédie a sauvé l’énorme production romanesque du XVIIe siècle. »

Cette opinion rejoint celle de Platon sur le rôle des poètes qu’il plaçait sous l’égide des dieux. « Comme ce n’est pas par art, écrit-il, mais par un don divin que les poètes composent, quand ils disent tant de belles choses sur divers sujets, chacun d’eux ne peut réussir que dans le genre vers quoi la Muse le pousse. Et si le dieu, après leur avoir ôté le sens, se sert d’eux comme de ministres, ainsi que des prophètes et des autres devins inspirés, c’est afin qu’en les entendant nous sachions que ce n’est pas d’eux-mêmes qu’ils disent des choses si merveilleuses, puisqu’ils sont hors de leur bon sens, mais qu’ils sont les organes de la divinité qui nous parle par leur bouche. »

Les ébauches de génie d’Émile Nelligan donnent très bien l’idée du mystère de l’inspiration poétique. Elle revêt quelque chose d’étrange, d’incohérent si on la soumet à la seule raison raisonnante, mais de musical si on la goûte avec toute son âme. Ici, une remarque de Bergson vient à la mémoire : « Celui qui ose, dit-il, pousser l’intelligence hors de chez elle, relève du même coup toute la connaissance humaine, la science et la métaphysique, et l’homme lui-même, qui ne peut être, circuler et vivre que dans l’absolu. » La poésie fait sourdre de notre subconscience tout un monde d’images et de sentiments que la raison refoule sans cesse mais qui, à l’appel du vers, s’organisent en de nouvelles synthèses. La poésie, c’est le rayon lumineux qui traverse la chambre obscure de notre âme où voltige, insoupçonnée, toute une poussière que nous respirons cependant et dont nous vivons. Le fluide poétique relie et rattache les différentes parties de notre être psychique. De là l’impression profonde de la poésie véritable sur l’âme de l’auditeur ou du lecteur. « Les grands poètes, a dit Léon Bloy, se reconnaissent à ceci qu’ils mettent en nous des traces qu’il n’est plus possible d’effacer. L’ombre d’un vers, l’ombre d’un seul mot tombe sur une âme, en voilà pour toute la vie, et, quand on souffre, c’est un refuge, tel quel, en attendant l’ombre bienheureuse des ormeaux du Paradis. »

Privilège redoutable ! Il implique chez qui en est doué une vie spéciale, toute attentive à la musique des choses et au symbolisme de la nature, une réflexion continuelle, une introspection parfois douloureuse, une réclusion loin de tout le domaine factice de la vie, une habitude de juger en beauté alors que le commun des hommes jugent en fonction des intérêts matériels, enfin un désintéressement des utilités de la vie courante. La poésie ainsi considérée n’est plus un dérivatif à des tâches prosaïques, un asile où l’on se réfugie, le gagne-pain assuré. L’inspiration ainsi perçue n’est plus un frisson superficiel et passager. C’est l’ivresse qui pénètre jusqu’aux moelles en laissant des traces indélébiles de son passage. La vraie poésie absorbe au lieu de distraire un moment. Ce n’est plus l’inoffensive et câline amie qui vient causer au coin du feu. L’Idéal poétique a toutes les exigences de l’amante. Dans Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier, cet artiste impeccable et cet écrivain accompli, place ce couplet sur les lèvres de son héros d’Albert : « Idéal, fleur bleue au cœur d’or, dont les racines fibreuses, mille fois plus déliées que les tresses de soie des fées, plongent au profond de notre âme, avec leurs mille têtes chevelues, pour en boire la plus pure substance. Fleur si douce et si amère, on ne te peut arracher sans faire saigner le cœur à tous les recoins et de la tige brisée suintent des gouttes rouges... Fleur maudite, comme tu avais poussé dans mon âme... Plante de l’Idéal, plus venimeuse que le mancenillier ou l’arbre Upas, qu’il m’en coûte, malgré tes fleurs trompeuses et le poison que l’on respire avec ton parfum, pour te déraciner de cette âme. Ni le cèdre du Liban, ni le baobab gigantesque, ni le palmier de cent coudées n’y pourraient remplir ensemble la place que tu y occupais toute seule, petite fleur bleue au cœur d’or... »

Ainsi comprise, la vocation de poète ne se rencontre guère chez les gens obèses qui versifient comme d’autres font des casse-tête. Ceux-ci n’auront pas une mort tragique. Le Parnasse doit oublier les prosateurs. Les seuls poètes qui intéressent et que Platon eût aimés sont ceux chez qui le génie donne la main à la névrose. Ceux-là ont une âme assez affinée pour que leur sanglot ou leur allégresse possède la tonalité qui émeut. L’œuvre de tel poète pourra être fragmentaire, mêlée de scories et de gangue. Peu importe, les connaisseurs y reconnaîtront la voix inspirée. La critique saura déclarer s’il est de la famille des poètes « qui reprennent à la musique leur bien ». D’ailleurs, la postérité dans ses classements ultimes n’a que faire de la quantité. Seul, le fini l’intéresse. Quelques dizaines de sonnets immortalisent José-Maria de Heredia. La romance du vin, Sérénade triste, Le vaisseau d’or, voilà qui suffit pour prouver que Nelligan fut un véritable poète où la science du rythme et l’ampleur verbale manifestent au lecteur la présence animatrice du mens divinior. De l’art et de la poésie, nul plus beau spécimen que cette courte strophe de huit alexandrins qui, avec leur balancement harmonieux, leurs coupures, leur simplicité idoine, leur lenteur lugubre, peignent une scène de deuil :

 

          Par des temps de brouillard, de vent froid et de pluie,

          Quand l’azur a vêtu comme un manteau de suie,

          Fête des anges noirs ! dans l’après-midi, tard,

          Comme il est douloureux de voir un corbillard,

          

          Traîné par des chevaux funèbres, en automne,

          S’en aller cahotant au chemin monotone,

          Là-bas vers quelque gris cimetière perdu,

          Qui lui-même, comme un grand mort, gît étendu.

                                                                       (Le corbillard.)

 

À cette belle strophe, riche d’harmonie imitative, où l’on croit voir le corbillard sur les pavés, cahotant, je ne sais de complément plus approprié que ces deux stances de Théophile Gautier sur le cimetière de la chartreuse de Miraflorès. L’on sait le relief que ce maître des réalistes sait donner à sa poésie. Réalisme qui n’est ni grossièreté, ni vulgarité mais simplement soumission à l’objet et, si tel objet est splendide, qui le peint tel. Quelle intensité poétique d’impression et d’expression dans ces stances d’España :

 

          ... Les végétations maladives du cloître

          Seules sur ce terrain peuvent germer et croître,

          Dans l’humidité froide, à l’ombre des grands murs.

          Des morts abandonnés, douces consolatrices,

          Les fleurs n’oseraient pas incliner leurs calices

          Sur le vague tombeau de ces dormeurs obscurs.

          

          Au milieu, deux cyprès à la noire verdure

          Profilent tristement leur silhouette dure,

          Longs soupirs de feuillages élancés vers les cieux,

          Pendant que du bassin d’une avare fontaine

          Tombe en frange effilée une nappe incertaine

          Comme des pleurs furtifs qui débordent des yeux...

 

Tout Gauthier se trouve dans ces douze vers. Nelligan, et de même tout vrai poète, se peut résumer dans quelques strophes. L’immortalité récompense toujours quiconque illumine un vers d’une unique étincelle du feu sacré. Prométhée avait raison de dire aux Océanides : « Ma destinée n’est point de mourir. »

Des poètes dont la vie fut un tissu de douleurs, Albert Lozeau est un des plus sympathiques.

L’on sait les grandes lignes de sa vie douloureuse. Il naquit à Montréal, le 23 juin 1878, à l’heure où les feux de la Saint-Jean rougeoient le ciel laurentien. Il fut un bambin blond à l’œil vif, au rire espiègle des enfants bien portants. Quel plaisir pour le petit citadin du village Saint-Jean-Baptiste d’aller, le dimanche, à la maison ancestrale de Saint-Vincent-de-Paul ! Griseries de soleil. Gambades dans les champs. Le poète a gardé de ces heures ensoleillées un souvenir nostalgique serti dans un beau sonnet, Regrets.

 

          Bienheureux qui possède encor l’humble maison

          Construite par l’aïeul, en bonne pierre grise,

          Dans les arbres, au bord de l’eau, près de l’église,

          Qui contente à la fois son cœur et sa raison !

          

          Heureux qui, de son seuil, voit passer la saison,

          Qui s’assied où sa mère autrefois s’est assise,

          Qui dort dans le vieux lit de son père, à sa guise,

          Qui garde la coutume et l’ancienne façon !

          

          Sous le toit paternel le souvenir habite.

          L’âme des parents morts dans ces chambres palpite,

          Des générations y viennent s’émouvoir,

          

          Le cortège infini des ancêtres défile

          En silence, de pièce en pièce, chaque soir...

          – Il n’est point de passé dans les maisons de ville.

 

Ce dernier vers laisse deviner les souffrances que coûtèrent au poète les déménagements effectués par ses parents. Déménager, c’est, hélas ! le triste lot d’un peuple de locataires. De la rue Rachel, il vint demeurer avenue Laval, successivement, à une couple d’autres endroits. Il fit ses classes primaires chez les Clercs de Saint-Viateur de sa paroisse. Vers 1892, une déviation de l’épine dorsale inaugure le long martyre d’Albert Lozeau. Chancelant, il essaye de retourner à l’école avec ses compagnons de quatorze ans. Tant bien que mal, il poursuit ses études jusqu’en 1896, alors que sa maladie le reprend. Deux années d’affreuses tortures, obligé de rester dans la même position, le front sur l’oreiller, les jambes repliées sous le corps. Les médecins hochent la tête et de l’hôpital le renvoient chez lui, pour qu’il puisse expirer au milieu des siens. Narguant la Faculté, voilà qu’il guérit. Cependant une ankylose s’est produite ; elle le condamne à demeurer couché. Lamentable perspective de réclusion et d’immobilité ! Des amis viennent le distraire. D’aucuns lui apportent des revues, des livres. C’est l’époque de l’École littéraire. Des jeunes gens rêvent de célébrité. Son âme d’infirme, il la sent vibrer. Serait-ce la corde d’une lyre ? Il lit des prosodies. Il apprend l’art des vers. Il risque même quelques essais de versification. Couché sur le dos, il écrit sur une planchette perpendiculaire qui lui tient lieu de pupitre. Cet apprentissage dure neuf ans. Deux interventions chirurgicales lui permettent enfin d’interrompre sa vie horizontale. Le voilà sur son séant. Et toute sa vie s’écoula dans une chaise roulante. Il mourut le 24 mars 1924.

Pour deviner ce qu’a dû avoir de torturant cette existence douloureuse d’Albert Lozeau, il faut lire l’Âme solitaire, paru en 1907. Ce livre fut une révélation. Le Parnasse canadien possédait son Sully Prud’homme, un poète qui, prenant son cœur pour thème, l’analyse sincèrement et, dans une langue d’une extrême fluidité, quasi diaphane, livre au public les sentiments d’une âme délicate et nuancée. Charles ab der Halden va jusqu’à dire dans la Revue d’Europe : « Si l’on nous demandait le nom du plus grand poète canadien d’aujourd’hui et surtout de demain, nous répondrions sans hésiter : Albert Lozeau. » C’est surtout le deuxième recueil qui réalise la prophétie du critique français : Le Miroir des Jours. Ce volume jette dans l’ombre la lyre de Crémazie, le clairon de Fréchette, le régionalisme de Le May, l’éloquence de Chapman. Comme la poésie de Nelligan, celle de Lozeau reporte l’attention vers le cœur humain. Lui-même le dit dans le prologue ; il veut être le chantre de son âme, de ses émotions fines, de ses sentiments délicats.

 

          Quand la fenêtre est close et que tout bruit s’éteint,

          Écoute de ton cœur monter la voix suprême,

          Ta musique est en lui, c’est là qu’est ton poème,

          Comme les fleurs et les oiseaux sont au jardin.

 

C’est, on le voit, tout le programme lamartinien. Lozeau écrit le roman de son âme, où il sent des ailes battre, en vain, vers quelque impossible félicité. Toujours la réalité le rappelle à sa chambre d’invalide. Ses rêves recommencent mais l’infirmité est là qui retient. Toute sa vie il sera ainsi, nouveau Prométhée, lié au roc de la souffrance, sentant son corps s’offrir éperdument aux griffes déchirantes du mal physique. Mais il souffre en chrétien. Son corps, il s’est épuré et comme dématérialisé. La souffrance est un sublime réactif.

 

          Oh ! la bonne douleur qui nous fait l’âme forte !

          Quelle paix bienheureuse et durable elle apporte,

          Comme un vase rempli de miel jusques au bord,

          Pour endormir le mal qu’elle engendra d’abord !

          

          C’est dans le feu sacré de sa divine forge,

          Malgré nos pleurs honteux, nos cris à pleine gorge,

          Qu’elle assouplit, redresse, éprouve le métal

          De notre âme, et le fait luisant comme un cristal.

 

La souffrance sanctifie le chrétien. La souffrance, en le nimbant de solitude, fait aussi l’artiste. C’est dans sa chambre de sédentaire que Lozeau a développé sa doctrine de vie intérieure. L’expérience de ses jours douloureux lui a appris que c’est loin des agitations mondaines que l’on trouve ici-bas quelque joie durable parce que la joie ainsi conçue nécessairement se spiritualise. Écoutons-le chanter la solitude :

 

          Solitude du cœur, silence de la chambre,

          Calme du soir autour de la lampe qui luit,

          Pendant que sur les toits la neige de décembre

          Scintille au clair de lune épandu dans la nuit.

          

          Monotonie exquise, intimité de l’heure

          Que rythme également l’horloge au bruit léger,

          Voix paisible et si douce que la demeure

          Familière l’entend, toujours sans y songer.

          

          Possession de soi, plénitude de l’être,

          Recueillement profond et sommeil du désir.

          Douceur d’avoir sa part du ciel à la fenêtre,

          Et de ne pas rêver qu’ailleurs est le plaisir !

          

          Heureuse solitude ! Onde fraîche où se baigne

          L’âme enfiévrée et triste et lasse infiniment,

          Où le cœur qu’a meurtri l’existence, et qui saigne,

          Embaume sa blessure ardente, en la fermant !...

 

Le Miroir des Jours révèle un poète en progrès sur l’auteur de L’Âme solitaire. Albert Lozeau, supérieurement doué, a maîtrisé son art. Des témoins de sa vie témoignent qu’il a ardemment travaillé à compléter ce que ses études avaient eu de rudimentaire. Il convient de dire également qu’avec le succès, sa chambre était devenue un rendez-vous de lettrés et de poètes. Ce contact avec les personnalités intellectuelles lui a été profitable. Sa culture s’est enrichie et ses lectures, plus variées, ont nourri sa curiosité et étayé ses talents. Pour Lozeau comme pour tous les poètes, le mot des anciens reste vrai : nascuntur poetae. Encore faut-il que le talent naturel soit alimenté et mis en productivité par le labeur. Enfin, sa santé s’étant améliorée, il lui fut permis de faire des promenades en voiture. Jadis, il voyait la nature à travers les carreaux de sa fenêtre. La vision directe lui est maintenant permise. Évidemment, Lozeau reste le poète de la vie intérieure mais il ne faut pas oublier qu’en vers ou en prose poétique, il a su traduire d’exquises impressions de la beauté de la nature. Il a chanté les érables fiers en termes tels, avec une richesse de description si intense qu’on ne pourrait comprendre ce réalisme si l’on oubliait qu’il lui fut heureusement procuré la joie de se promener en voiture dans la montagne qu’il chérissait et dans la campagne canadienne où les saisons mettent tant de variété.

Et ce poète, qui aurait pu être uniformément triste, a su, malgré sa vie de reclus, être gai, spirituel, enjoué. À son approche, dit-on, le plus maussade déridait. Que d’amis sont sortis de sa chambre plus résolus, plus militants, plus crânes. Au fait, lui-même a voulu servir. La langue, les gloires nationales, les héros historiques, ses vers ou ses Billets du soir n’ont point dédaigné de les exalter :

 

          Je te salue, ô langue maternelle,

          Ainsi qu’un combattant saluerait son drapeau...

 

Si ses strophes patriotiques n’ont pas l’envol de ses poèmes lyriques et de ses analyses psychologiques, il n’en reste pas moins vrai que ce poète de la bonne souffrance, apparemment isolé de l’activité de ses concitoyens, avait une âme virile et vibrante de patriote. Cela le grandit. Résignation, courage, optimisme, voilà les vertus sociales qui se dégagent de son œuvre. Quand cette haute moralité s’avère dans une œuvre poétique, il convient de la faire figurer dans la mesure de notre admiration. Les purs esthètes ont assez de poèmes artistiques à goûter pour ne pas chicaner les critiques qui s’efforcent de joindre à l’appréciation des œuvres un jugement sur leur signification d’ensemble.

Nelligan et Lozeau marquent une époque dans notre littérature poétique. Plusieurs de leurs poèmes sont gravés à jamais dans la mémoire parce qu’en disant la souffrance de leur âme, ils ont ému nos cœurs. On peut leur appliquer le critère auquel Léon Bloy reconnaissait les vrais poètes.

 

 

Hermas BASTIEN, Témoignages :

Études et profils littéraires, 1933.

 

 

 

 

 

 

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