L’école païenne
par
Charles BAUDELAIRE
Il s’est passé dans l’année qui vient de s’écouler un fait considérable. Je ne dis pas qu’il soit le plus important, mais il est l’un des plus importants, ou plutôt l’un des plus symptomatiques.
Dans un banquet commémoratif de la révolution de Février, un toast a été porté au dieu Pan, oui, au dieu Pan, par un de ces jeunes gens qu’on peut qualifier d’instruits et d’intelligents.
– Mais, lui disais-je, qu’est-ce que le dieu Pan a de commun avec la révolution ?
– Comment donc ? répondait-il ; mais c’est le dieu Pan qui fait la révolution. Il est la révolution.
– D’ailleurs, n’est-il pas mort depuis longtemps ? Je croyais qu’on avait entendu planer une grande voix au-dessus de la Méditerranée, et que cette voix mystérieuse, qui roulait depuis les colonnes d’Hercule jusqu’aux rivages asiatiques, avait dit au vieux monde : LE DIEU PAN EST MORT !
– C’est un bruit qu’on fait courir. Ce sont de mauvaises langues ; mais il n’en est rien. Non, le dieu Pan n’est pas mort ! le dieu Pan vit encore, reprit-il en levant les yeux au ciel avec un attendrissement fort bizarre... Il va revenir.
Il parlait du dieu Pan comme du prisonnier de Sainte-Hélène.
– Eh quoi, lui dis-je, seriez-vous donc païen ?
– Mais oui, sans doute ; ignorez-vous donc que le Paganisme bien compris, bien entendu, peut seul sauver le monde ? Il faut revenir aux vraies doctrines, obscurcies un instant par l’infâme Galiléen. D’ailleurs, Junon m’a jeté un regard favorable, un regard qui m’a pénétré jusqu’à l’âme. J’étais triste et mélancolique au milieu de la foule, regardant le cortège et implorant avec des yeux amoureux cette belle divinité, quand un de ses regards, bienveillant et profond, est venu me relever et m’encourager.
– Junon vous a jeté un de ses regards de vache, Bôôpis Êré. Le malheureux est peut-être fou.
– Mais ne voyez-vous pas, dit une troisième personne, qu’il s’agit de la cérémonie du bœuf gras. Il regardait toutes ces femmes roses avec des yeux païens, et Ernestine, qui est engagée à l’Hippodrome et qui jouait le rôle de Junon, lui a fait un œil plein de souvenirs, un véritable œil de vache.
– Ernestine tant que vous voudrez, dit le païen mécontent. Vous cherchez à me désillusionner. Mais l’effet moral n’en a pas moins été produit, et je regarde ce coup d’œil comme un bon présage.
Il me semble que cet excès de paganisme est le fait d’un homme qui a trop lu et mal lu Henri Heine et sa littérature pourrie de sentimentalisme matérialiste.
Et puisque j’ai prononcé le nom de ce coupable célèbre, autant vous raconter tout de suite un trait de lui qui me met hors de moi chaque fois que j’y pense. Henri Heine raconte dans un de ses livres que, se promenant au milieu de montagnes sauvages, au bord de précipices terribles, au sein d’un chaos de glaces et de neiges, il fait la rencontre d’un de ces religieux qui, accompagnés d’un chien, vont à la découverte des voyageurs perdus et agonisants. Quelques instants auparavant, l’auteur venait de se livrer aux élans solitaires de sa haine voltairienne contre les calotins. Il regarde quelque temps l’homme-humanité qui poursuit sa sainte besogne ; un combat se livre dans son âme orgueilleuse, et enfin, après une douloureuse hésitation, il se résigne et prend une belle résolution : Eh bien non ! je n’écrirai pas contre cet homme !
Quelle générosité ! Les pieds dans de bonnes pantoufles, au coin d’un bon feu, entouré des adulations d’une société voluptueuse, monsieur l’homme célèbre fait le serment de ne pas diffamer un pauvre diable de religieux qui ignorera toujours son nom et ses blasphèmes, et le sauvera lui-même, le cas échéant !
Non, jamais Voltaire n’eût écrit une pareille turpitude. Voltaire avait trop de goût ; d’ailleurs, il était encore homme d’action, et il aimait les hommes.
Revenons à l’Olympe. Depuis quelque temps, j’ai tout l’Olympe à mes trousses, et j’en souffre beaucoup ; je reçois des dieux sur la tête comme on reçoit des cheminées. Il me semble que je fais un mauvais rêve, que je roule à travers le vide et qu’une foule d’idoles de bois, de fer, d’or et d’argent, tombent avec moi, me poursuivent dans ma chute, me cognent et me brisent la tête et les reins.
Impossible de faire un pas, de prononcer un mot, sans buter contre un fait païen.
Exprimez-vous la crainte, la tristesse de voir l’espèce humaine s’amoindrir, la santé publique dégénérer par une mauvaise hygiène, il y aura à côté de vous un poète pour répondre : « Comment voulez-vous que les femmes fassent de beaux enfants dans un pays où elles adorent un vilain pendu ! » – Le joli fanatisme !
La ville est sens dessus dessous. Les boutiques se ferment. Les femmes font à la hâte leurs provisions, les rues se dépavent, tous les cœurs sont serrés par l’angoisse d’un grand évènement. Le pavé sera prochainement inondé de sang. – Vous rencontrez un animal plein de béatitude ; il a sous le bras des bouquins étranges et hiéroglyphiques. – Et vous, lui dites-vous, quel parti prenez-vous ? – Mon cher, répond-il d’une voix douce, je viens de découvrir de nouveaux renseignements très curieux sur le mariage d’Isis et d’Osiris. – Que le diable vous emporte : qu’Isis et Osiris fassent beaucoup d’enfants et qu’ils nous f...... la paix !
Cette folie, innocente en apparence, va souvent très loin. Il y a quelques années, Daumier fit un ouvrage remarquable, l’Histoire ancienne, qui était pour ainsi dire la meilleure paraphrase du mot célèbre : Qui nous délivrera des Grecs et des Romains ? Daumier s’est abattu brutalement sur l’antiquité et la mythologie, et a craché dessus. Et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage Pénélope, et Télémaque, ce grand dadais, et la belle Hélène, qui perdit Troie, et la brûlante Sapho, cette patronne des hystériques, et tous enfin nous apparurent dans une laideur bouffonne qui rappelait ces vieilles carcasses d’acteurs classiques qui prennent une prise de tabac dans les coulisses. Eh bien ! j’ai vu un écrivain de talent pleurer devant ces estampes, devant ce blasphème amusant et utile. Il était indigné, il appelait cela une impiété. Le malheureux avait encore besoin d’une religion.
Bien des gens ont encouragé de leur argent et de leurs applaudissements cette déplorable manie, qui tend à faire de l’homme un être inerte et de l’écrivain un mangeur d’opium.
Au point de vue purement littéraire, ce n’est pas autre chose qu’un pastiche inutile et dégoûtant. S’est-on assez moqué des rapins naïfs qui s’évertuaient à copier le Cimabuë ; des écrivains à dague, à pourpoint et à lame de Tolède ? Et vous, malheureux néo-païens, que faites-vous, si ce n’est la même besogne ? Pastiche ! pastiche ! Vous avez sans doute perdu votre âme quelque part, dans quelque mauvais endroit, pour que vous couriez ainsi à travers le passé comme des corps vides pour en ramasser une de rencontre dans les détritus anciens ? Qu’attendez-vous du ciel ou de la sottise du public ? Une fortune suffisante pour élever dans vos mansardes des autels à Priape et à Bacchus ? Les plus logiques d’entre vous seront les plus cyniques. Ils en élèveront au dieu Crepitus.
Est-ce le dieu Crepitus qui vous fera de la tisane le lendemain de vos stupides cérémonies ? Est-ce Vénus Aphrodite ou Vénus Mercenaire qui soulagera les maux qu’elle vous aura causés ? Toutes ces statues de marbre seront-elles des femmes dévouées au jour de l’agonie, au jour du remords, au jour de l’impuissance ? Buvez-vous des bouillons d’ambroisie ? mangez-vous des côtelettes de Paros ? Combien prête-t-on sur une lyre au Mont-de-Piété ?
Congédier la passion et la raison, c’est tuer la littérature. Renier les efforts de la société précédente, chrétienne et philosophique, c’est se suicider, c’est refuser la force et les moyens de perfectionnement. S’environner exclusivement des séductions de l’art physique, c’est créer de grandes chances de perdition. Pendant longtemps, bien longtemps, vous ne pourrez voir, aimer, sentir que le beau, rien que le beau. Je prends le mot dans un sens restreint. Le monde ne vous apparaîtra que sous sa forme matérielle. Les ressorts qui le font se mouvoir resteront longtemps cachés.
Puissent la religion et la philosophie venir un jour, comme forcées par le cri d’un désespéré ! Telle sera toujours la destinée des insensés qui ne voient dans la nature que des rythmes et des formes. Encore la philosophie ne leur apparaîtra-t-elle d’abord que comme un jeu intéressant, une gymnastique agréable, une escrime dans le vide. Mais combien ils seront châtiés ! Tout enfant dont l’esprit poétique sera surexcité, dont le spectacle excitant de mœurs actives et laborieuses ne frappera pas incessamment les yeux, qui entendra sans cesse parler de gloire et de volupté, dont les sens seront journellement caressés, irrités, effrayés, allumés et satisfaits par des objets d’art, deviendra le plus malheureux des hommes et rendra les autres malheureux. À douze ans il retroussera les jupes de sa nourrice, et si la puissance dans le crime ou dans l’art ne l’élève au-dessus des fortunes vulgaires, à trente ans il crèvera à l’hôpital. Son âme, sans cesse irritée et inassouvie, s’en va à travers le monde, le monde occupé et laborieux ; elle s’en va, dis-je, comme une prostituée, criant : Plastique ! plastique ! La plastique, cet affreux mot me donne la chair de poule, la plastique l’a empoisonné, et cependant il ne peut vivre que par ce poison. Il a banni la raison de son cœur, et, par un juste châtiment, la raison refuse de rentrer en lui. Tout ce qui peut lui arriver de plus heureux, c’est que la nature le frappe d’un effrayant rappel à l’ordre. En effet, telle est la loi de la vie, que, qui refuse les jouissances pures de l’activité honnête, ne peut sentir que les jouissances terribles du vice. Le péché contient son enfer, et la nature dit de temps en temps à la douleur et à la misère : « Allez vaincre ces rebelles ! »
L’utile, le vrai, le bon, le vraiment aimable, toutes ces choses lui seront inconnues. Infatué de son rêve fatigant, il voudra en infatuer et en fatiguer les autres. Il ne pensera pas à sa mère, à sa nourrice ; il déchirera ses amis, ou ne les aimera que pour leur forme ; sa femme, s’il en a une, il la méprisera et l’avilira.
Le goût immodéré de la forme pousse à des désordres monstrueux et inconnus. Absorbées par la passion féroce du beau, du drôle, du joli, du pittoresque, car il y a des degrés, les notions du juste et du vrai disparaissent. La passion frénétique de l’art est un chancre qui dévore le reste ; et, comme l’absence nette du juste et du vrai dans l’art équivaut à l’absence d’art, l’homme entier s’évanouit ; la spécialisation excessive d’une faculté aboutit au néant. Je comprends les fureurs des iconoclastes et des musulmans contre les images. J’admets tous les remords de saint Augustin sur le trop grand plaisir des yeux. Le danger est si grand que j’excuse la suppression de l’objet. La folie de l’art est égale à l’abus de l’esprit. La création d’une de ces deux suprématies engendre la sottise, la dureté du cœur et une immensité d’orgueil et d’égoïsme. Je me rappelle avoir entendu dire à un artiste farceur qui avait reçu une pièce de monnaie fausse : « Je la garde pour un pauvre. » Le misérable prenait un infernal plaisir à voler le pauvre et à jouir en même temps des bénéfices d’une réputation de charité. J’ai entendu dire à un autre : « Pourquoi donc les pauvres ne mettent-ils pas des gants pour mendier ? Ils feraient fortune. » Et à un autre : « Ne donnez pas à celui-là : il est mal drapé ; ses guenilles ne lui vont pas bien. »
Qu’on ne prenne pas ces choses pour des puérilités. Ce que la bouche s’accoutume à dire, le cœur s’accoutume à le croire.
Je connais un bon nombre d’hommes de bonne foi qui sont, comme moi, las, attristés, navrés et brisés par cette comédie dangereuse.
Il faut que la littérature aille retremper ses forces dans une atmosphère meilleure. Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicide.
Charles BAUDELAIRE.
Paru dans La Semaine théâtrale en 1852.