Les peintures murales
d’Eugène Delacroix à Saint-Sulpice
par
Charles BAUDELAIRE
Le sujet de la peinture...
Le sujet de la peinture qui couvre la face gauche de la chapelle décorée par M. Delacroix est contenu dans ces versets de la Genèse :
« Après avoir fait passer tout ce qui était à lui,
Il demeura seul en ce lieu-là. Et il parut en même temps un homme qui lutta contre lui jusqu’au matin.
Cet homme, voyant qu’il ne pouvait le surmonter, lui toucha le nerf de la cuisse, qui se sécha aussitôt ;
Et il lui dit : Laissez-moi aller ; car l’aurore commence déjà à paraître. Jacob lui répondit : Je ne vous laisserai point aller que vous ne m’ayez béni.
Cet homme lui demanda : Comment vous appelez-vous ? Il lui répondit : Je m’appelle Jacob.
Et le même ajouta : On ne vous nommera plus à l’avenir Jacob, mais Israël : car, si vous avez été fort contre Dieu, combien le serez-vous davantage contre les hommes ?
Jacob lui fit ensuite cette demande : Dites-moi, je vous prie, comment vous vous appelez ? Il lui répondit : Pourquoi me demandez-vous mon nom ? Et il le bénit en ce même lieu.
Jacob donna le nom de Phanuel à ce lieu-là en disant : J’ai vu Dieu face à face et mon âme a été sauvée.
Aussitôt qu’il eut passé ce lieu qu’il venait de nommer Phanuel, il vit le soleil qui se levait ; mais il se trouva boiteux d’une jambe.
C’est pour cette raison que, jusqu’aujourd’hui, les enfants d’Israël ne mangent point du nerf des bêtes, se souvenant de celui qui fut touché en la cuisse de Jacob et qui demeura sans mouvement. »
De cette bizarre légende, que beaucoup de gens interprètent catégoriquement, et que ceux de la Kabbale et de la nouvelle Jérusalem traduisent sans doute dans des sens différents, Delacroix, s’attachant au sens matériel comme il devait faire, a tiré tout le parti qu’un peintre de son tempérament en pouvait tirer. La scène est au gué de Jacob ; les lueurs riantes et dorées du matin traversent la plus riche et la plus robuste végétation qui se puisse imaginer, une végétation qu’on pourrait appeler patriarcale. À gauche, un ruisseau limpide s’échappe en cascades ; à droite, dans le fond, s’éloignent les derniers rangs de la caravane qui conduit vers Ésaü les riches présents de Jacob : « deux cents chèvres, vingt boucs, deux cents brebis et vingt béliers, trente femelles de chameaux avec leurs petits, quarante vaches, vingt taureaux, vingt ânesses et vingt ânons ». Au premier plan, gisent, sur le terrain, les vêtements et les armes dont Jacob s’est débarrassé pour lutter corps à corps avec l’homme mystérieux envoyé par le Seigneur. L’homme naturel et l’homme surnaturel luttent chacun selon sa nature, Jacob incliné en avant comme un bélier et bandant toute sa musculature, l’ange se prêtant complaisamment au combat, calme, doux, comme un être qui peut vaincre sans effort des muscles et ne permettant pas à la colère d’altérer la forme divine de ses membres.
Le plafond est occupé par une peinture de forme circulaire représentant Lucifer terrassé sous les pieds de l’archange Michel. C’est là un de ces sujets légendaires qu’on trouve répercutés dans plusieurs religions et qui occupent une place même dans la mémoire des enfants, bien qu’il soit difficile d’en suivre les traces positives dans les saintes Écritures. Je ne me souviens, pour le présent, que d’un verset d’Isaïe, qui toutefois n’attribue pas clairement au nom de Lucifer le sens légendaire ; d’un verset de saint Jude, où il est simplement question d’une contestation que l’archange Michel eut avec le Diable touchant le corps de Moïse, et enfin de l’unique et célèbre verset 7 du chapitre XII de l’Apocalypse. Quoi qu’il en soit, la légende est indestructiblement établie ; elle a fourni à Milton l’une de ses plus épiques descriptions ; elle s’étale dans tous les musées, célébrée par les plus illustres pinceaux. Ici elle se présente avec une magnificence des plus dramatiques ; mais la lumière frisante, dégorgée par la fenêtre qui occupe la partie haute du mur extérieur, impose au spectateur un effort pénible pour en jouir convenablement.
Le mur de droite présente la célèbre histoire d’Héliodore chassé du Temple par les Anges, alors qu’il vint pour forcer la trésorerie. Tout le peuple était en prières ; les femmes se lamentaient ; chacun croyait que tout était perdu et que le trésor sacré allait être violé par le ministre de Séleucus.
« L’esprit de Dieu tout-puissant se fit voir alors par des marques bien sensibles, en sorte que tous ceux qui avaient osé obéir à Héliodore, étant renversés par une vertu divine, furent tout d’un coup frappés d’une frayeur qui les mit tout hors d’eux-mêmes.
Car ils virent paraître un cheval, sur lequel était monté un homme terrible, habillé magnifiquement, et qui, fondant avec impétuosité sur Héliodore, le frappa en lui donnant plusieurs coups de pied de devant ; et celui qui était monté dessus semblait avoir des armes d’or.
Deux autres jeunes hommes parurent en même temps, pleins de force et de beauté, brillants de gloire et richement vêtus, qui, se tenant aux deux côtés d’Héliodore, le fouettaient chacun de son côté et le frappaient sans relâche. »
Dans un temple magnifique, d’architecture polychrome, sur les premières marches de l’escalier conduisant à la trésorerie, Héliodore est renversé sous un cheval qui le maintient de son sabot divin pour le livrer plus commodément aux verges des deux Anges ; ceux-ci fouettent avec vigueur, mais aussi avec l’opiniâtre tranquillité qui convient à des êtres investis d’une puissance céleste. Le cavalier, qui est vraiment d’une beauté angélique, garde dans son attitude toute la solennité et tout le calme des Cieux. Du haut de la rampe, à un étage supérieur, plusieurs personnages contemplent avec horreur et ravissement le travail des divins bourreaux.
Charles BAUDELAIRE, Curiosités esthétiques.