Religion, histoire, fantaisie

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Charles BAUDELAIRE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À chaque nouvelle exposition, les critiques remarquent que les peintures religieuses font de plus en plus défaut. Je ne sais s’ils ont raison quant au nombre ; mais certainement ils ne se trompent pas quant à la qualité. Plus d’un écrivain religieux, naturellement enclin, comme les écrivains démocrates, à suspendre le beau à la croyance, n’a pas manqué d’attribuer à l’absence de foi cette difficulté d’exprimer les choses de la foi. Erreur qui pourrait être philosophiquement démontrée, si les faits ne nous prouvaient pas suffisamment le contraire, et si l’histoire de la peinture ne nous offrait pas des artistes impies et athées produisant d’excellentes œuvres religieuses. Disons donc simplement que la religion étant la plus haute fiction de l’esprit humain (je parle exprès comme parlerait un athée professeur de beaux-arts, et rien n’en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de ceux qui se vouent à l’expression de ses actes et de ses sentiments l’imagination la plus vigoureuse et les efforts les plus tendus. Ainsi le personnage de Polyeucte exige du poète et du comédien une ascension spirituelle et un enthousiasme beaucoup plus vif que tel personnage vulgaire épris d’une vulgaire créature de la terre, ou même qu’un héros purement politique. La seule concession qu’on puisse raisonnablement faire aux partisans de la théorie qui considère la foi comme l’unique source d’inspiration religieuse est que le poète, le comédien et l’artiste, au moment où ils exécutent l’ouvrage en question, croient à la réalité de ce qu’ils représentent, échauffés qu’ils sont par la nécessité. Ainsi l’art est le seul domaine spirituel où l’homme puisse dire : « Je croirai si je veux, et, si je ne veux pas, je ne croirai pas. » La cruelle et humiliante maxime : Spiritus fiat ubi vult, perd ses droits en matière d’art.

J’ignore si MM. Legros et Amand Gautier possèdent la foi comme l’entend l’Église, mais très certainement ils ont eu, en composant chacun un excellent ouvrage de piété, la foi suffisante pour l’objet en vue. Ils ont prouvé que, même au XIXe siècle, l’artiste peut produire un bon tableau de religion, pourvu que son imagination soit apte à s’élever jusque-là. Bien que les peintures plus importantes d’Eugène Delacroix nous attirent et nous réclament, j’ai trouvé bon, mon cher M***, de citer tout d’abord deux noms inconnus ou peu connus. La fleur oubliée ou ignorée ajoute à son parfum naturel le parfum paradoxal de son obscurité, et sa valeur positive est augmentée par la joie de l’avoir découverte. J’ai peut-être tort d’ignorer entièrement M. Legros, mais j’avouerai que je n’avais encore vu aucune production signée de son nom. La première fois que j’aperçus son tableau, j’étais avec notre ami commun, M. C..., dont j’attirai les yeux sur cette production si humble et si pénétrante. Il n’en pouvait pas nier les singuliers mérites ; mais cet aspect villageois, tout ce petit monde vêtu de velours, de coton, d’indienne et de cotonnade que l’Angélus rassemble le soir sous la voûte de l’église de nos grandes villes, avec ses sabots et ses parapluies, tout voûté par le travail, tout ridé par l’âge, tout parcheminé par la brûlure du chagrin, troublait un peu ses yeux, amoureux, comme ceux d’un bon connaisseur, des beautés élégantes et mondaines. Il obéissait évidemment à cette humeur française qui craint surtout d’être dupe, et qu’a si cruellement raillée l’écrivain français qui en était le plus singulièrement obsédé. Cependant l’esprit du vrai critique, comme l’esprit du vrai poète, doit être ouvert à toutes les beautés ; avec la même facilité il jouit de la grandeur éblouissante de César triomphant et de la grandeur du pauvre habitant des faubourgs incliné sous le regard de son Dieu. Comme les voilà bien revenues et retrouvées les sensations de rafraîchissement qui habitent les voûtes de l’église catholique, et l’humilité qui jouit d’elle-même, et la confiance du pauvre dans le Dieu juste, et l’espérance du secours, si ce n’est l’oubli des infortunes présentes ! Ce qui prouve que M. Legros est un esprit vigoureux, c’est que l’accoutrement vulgaire de son sujet ne nuit pas du tout à la grandeur morale du même sujet, mais qu’au contraire la trivialité est ici comme un assaisonnement dans la charité et la tendresse. Par une association mystérieuse que les esprits délicats comprendront, l’enfant grotesquement habillé, qui tortille avec gaucherie sa casquette dans le temple de Dieu, m’a fait penser à l’âne de Sterne et à ses macarons. Que l’âne soit comique en mangeant un gâteau, cela ne diminue rien de la sensation d’attendrissement qu’on éprouve en voyant le misérable esclave de la ferme cueillir quelques douceurs dans la main d’un philosophe. Ainsi l’enfant du pauvre, tout embarrassé de sa contenance, goûte, en tremblant, aux confitures célestes. J’oubliais de dire que l’exécution de cette œuvre pieuse est d’une remarquable solidité ; la couleur un peu triste et la minutie des détails s’harmonisent avec le caractère éternellement précieux de la dévotion. M. C... me fit remarquer que les fonds ne fuyaient pas assez loin et que les personnages semblaient un peu plaqués sur la décoration qui les entoure. Mais ce défaut, je l’avoue, en me rappelant l’ardente naïveté des vieux tableaux, fut pour moi comme un charme de plus. Dans une œuvre moins intime et moins pénétrante, il n’eût pas été tolérable.

M. Amand Gautier est l’auteur d’un ouvrage qui avait déjà, il y a quelques années, frappé les yeux de la critique, ouvrage remarquable à bien des égards, refusé, je crois, par le jury, mais qu’on put étudier aux vitres d’un des principaux marchands du boulevard : je veux parler d’une cour d’un Hôpital de folles ; sujet qu’il avait traité, non pas selon la méthode philosophique et germanique, celle de Kaulbach, par exemple, qui fait penser aux catégories d’Aristote, mais avec le sentiment dramatique français, uni à une observation fidèle et intelligente. Les amis de l’auteur disent que tout dans l’ouvrage était minutieusement exact : têtes, gestes, physionomies, et copié d’après la nature. Je ne le crois pas, d’abord parce que j’ai surpris dans l’arrangement du tableau des symptômes du contraire, et ensuite parce que ce qui est positivement et universellement exact n’est jamais admirable. Cette année-ci, M. Amand Gautier a exposé un unique ouvrage qui porte simplement pour titre les Sœurs de charité. Il faut une véritable puissance pour dégager la poésie sensible contenue dans ces longs vêtements uniformes, dans ces coiffures rigides et dans ces attitudes modestes et sérieuses comme la vie des personnes de religion. Tout dans le tableau de M. Gautier concourt au développement de la pensée principale : ces longs murs blancs, ces arbres correctement alignés, cette façade simple jusqu’à la pauvreté, les attitudes droites et sans coquetterie féminine, tout ce sexe réduit à la discipline comme le soldat, et dont le visage brille tristement des pâleurs rosées de la virginité consacrée, donnent la sensation de l’éternel, de l’invariable, du devoir agréable dans sa monotonie. J’ai éprouvé, en étudiant cette toile peinte avec une touche large et simple comme le sujet, ce je ne sais quoi que jettent dans l’âme certains Lesueur et les meilleurs Philippe de Champagne, ceux qui expriment les habitudes monastiques. Si, parmi les personnes qui me lisent, quelques-unes voulaient chercher ces tableaux, je crois bon de les avertir qu’elles les trouveront au bout de la galerie, dans la partie gauche du bâtiment, au fond d’un vaste salon carré où l’on a interné une multitude de toiles innommables, soi-disant religieuses pour la plupart. L’aspect de ce salon est si froid que les promeneurs y sont plus rares, comme dans un coin de jardin que le soleil ne visite pas. C’est dans ce capharnaüm de faux ex-voto, dans cette immense voie lactée de plâtreuses sottises, qu’ont été reléguées ces deux modestes toiles.

L’imagination de Delacroix ! Celle-là n’a jamais craint d’escalader les hauteurs difficiles de la religion ; le ciel lui appartient, comme l’enfer, comme la guerre, comme l’Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type du peintre-poète ! Il est bien un des rares élus, et l’étendue de son esprit comprend la religion dans son domaine. Son imagination, ardente comme les chapelles ardentes, brille de toutes les flammes et de toutes les pourpres. Tout ce qu’il y a de douleur dans la passion le passionne ; tout ce qu’il y a de splendeur dans l’Église l’illumine. Il verse tour à tour sur ses toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres. Je crois qu’il ajouterait volontiers, comme surcroît, son faste naturel aux majestés de l’Évangile. J’ai vu une petite Annonciation, de Delacroix, où l’ange visitant Marie n’était pas seul, mais conduit en cérémonie par deux autres anges, et l’effet de cette cour céleste était puissant et charmant. Un de ses tableaux de jeunesse, le Christ aux Oliviers (« Seigneur, détournez de moi ce calice », à Saint-Paul, rue Saint-Antoine), ruisselle de tendresse féminine et d’onction poétique. La douleur et la pompe, qui éclatent si haut dans la religion, font toujours écho dans son esprit.

Eh bien, mon cher ami, cet homme extraordinaire qui a lutté avec Scott, Byron, Goethe, Shakespeare, Arioste, Tasse, Dante et l’Évangile, qui a illuminé l’histoire des rayons de sa palette et versé sa fantaisie à flots dans nos yeux éblouis, cet homme, avancé dans le nombre de ses jours, mais marqué d’une opiniâtre jeunesse, qui depuis l’adolescence a consacré tout son temps à exercer sa main, sa mémoire et ses yeux pour préparer des armes plus sûres à son imagination, ce génie a trouvé récemment un professeur pour lui enseigner son art, dans un jeune chroniqueur dont le sacerdoce s’était jusque-là borné à rendre compte de la robe de madame une telle au dernier bal de l’Hôtel de ville. Ah ! les chevaux roses, ah ! les paysans lilas, ah ! les fumées rouges (quelle audace, une fumée rouge !), ont été traités d’une verte façon. L’œuvre de Delacroix a été mis en poudre et jeté aux quatre vents du ciel. Ce genre d’articles, parlé d’ailleurs dans tous les salons bourgeois, commence invariablement par ces mots : « Je dois dire que je n’ai pas la prétention d’être un connaisseur, les mystères de la peinture me sont lettre close, mais cependant », etc. (en ce cas, pourquoi en parler ?) et finit généralement par une phrase pleine d’aigreur qui équivaut à un regard d’envie jeté sur les bienheureux qui comprennent l’incompréhensible.

Qu’importe, me direz-vous, qu’importe la sottise si le génie triomphe ? Mais, mon cher, il n’est pas superflu de mesurer la force de résistance à laquelle se heurte le génie, et toute l’importance de ce jeune chroniqueur se réduit, mais c’est bien suffisant, à représenter l’esprit moyen de la bourgeoisie. Songez donc que cette comédie se joue contre Delacroix depuis 1822, et que depuis cette époque, toujours exact au rendez-vous, notre peintre nous a donné à chaque exposition plusieurs tableaux parmi lesquels il y avait au moins un chef-d’œuvre, montrant infatigablement, pour me servir de l’expression polie et indulgente de M. Thiers, « cet élan de la supériorité qui ranime les espérances un peu découragées par le mérite trop modéré de tout le reste ». Et il ajoutait plus loin : « Je ne sais quel souvenir des grands artistes me saisit à l’aspect de ce tableau (Dante et Virgile). Je retrouve cette puissance sauvage ; ardente, mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraînement... Je ne crois pas m’y tromper, M. Delacroix a reçu le génie ; qu’il avance avec assurance, qu’il se livre aux immenses travaux, condition indispensable du talent... » Je ne sais pas combien de fois dans sa vie M. Thiers a été prophète, mais il le fut ce jour-là. Delacroix s’est livré aux immenses travaux, et il n’a pas désarmé l’opinion. À voir cet épanchement majestueux, intarissable, de peinture, il serait facile de deviner l’homme à qui j’entendais dire un soir : « Comme tous ceux de mon âge, j’ai connu plusieurs passions ; mais ce n’est que dans le travail que je me suis senti parfaitement heureux. » Pascal dit que les toges, la pourpre et les panaches ont été très heureusement inventés pour imposer au vulgaire, pour marquer d’une étiquette ce qui est vraiment respectable ; et cependant les distinctions officielles dont Delacroix a été l’objet n’ont pas fait taire l’ignorance. Mais à bien regarder la chose, pour les gens qui, comme moi, veulent que les affaires d’art ne se traitent qu’entre aristocrates et qui croient que c’est la rareté des élus qui fait le paradis, tout est ainsi pour le mieux. Homme privilégié ! la Providence lui garde des ennemis en réserve. Homme heureux parmi les heureux ! non seulement son talent triomphe des obstacles, mais il en fait naître de nouveaux pour en triompher encore ! Il est aussi grand que les anciens, dans un siècle et dans un pays où les anciens n’auraient pas pu vivre. Car, lorsque j’entends porter jusqu’aux étoiles des hommes comme Raphaël et Véronèse, avec une intention visible de diminuer le mérite qui s’est produit après eux, tout en accordant mon enthousiasme à ces grandes ombres qui n’en ont pas besoin, je me demande si un mérite, qui est au moins l’égal du leur (admettons un instant, par pure complaisance, qu’il lui soit inférieur), n’est pas infiniment plus méritant, puisqu’il s’est victorieusement développé dans une atmosphère et un terroir hostiles ? Les nobles artistes de la Renaissance eussent été bien coupables de n’être pas grands, féconds et sublimes, encouragés et excités qu’ils étaient par une compagnie illustre de seigneurs et de prélats, que dis-je ? par la multitude elle-même qui était artiste en ces âges d’or ! Mais l’artiste moderne qui s’est élevé très haut malgré son siècle, qu’en dirons-nous, si ce n’est de certaines choses que ce siècle n’acceptera pas, et qu’il faut laisser dire aux âges futurs ?

Pour revenir aux peintures religieuses, dites-moi si vous vîtes jamais mieux exprimée la solennité nécessaire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement que Titien eût inventé cela ? Il eût conçu, il a conçu la chose autrement ; mais je préfère cette manière-ci. Le décor, c’est le caveau lui-même, emblème de la vie souterraine que doit mener longtemps la religion nouvelle ! Au dehors, l’air et la lumière qui glisse en rampant dans la spirale. La Mère va s’évanouir, elle se soutient à peine ! Remarquons en passant qu’Eugène Delacroix, au lieu de faire de la très sainte Mère une femmelette d’album, lui donne toujours un geste et une ampleur tragiques qui conviennent parfaitement à cette reine des mères. Il est impossible qu’un amateur un peu poète ne sente pas son imagination frappée, non pas d’une impression historique, mais d’une impression poétique, religieuse, universelle, en contemplant ces quelques hommes qui descendent soigneusement le cadavre de leur Dieu au fond d’une crypte, dans ce sépulcre que le monde adorera, « le seul, dit superbement René, qui n’aura rien à rendre à la fin des siècles ! »

Le Saint Sébastien est une merveille non pas seulement comme peinture, c’est aussi un délice de tristesse. La Montée au Calvaire est une composition compliquée, ardente et savante. « Elle devait, nous dit l’artiste qui connaît son monde, être exécutée dans de grandes proportions à Saint-Sulpice, dans la chapelle des fonts baptismaux, dont la destination a été changée. » Bien qu’il eût pris toutes ses précautions, disant clairement au public : « Je veux vous montrer le projet, en petit, d’un très grand travail qui m’avait été confié », les critiques n’ont pas manqué, comme à l’ordinaire, pour lui reprocher de ne savoir peindre que des esquisses !

Le voilà couché sur des verdures sauvages, avec une mollesse et une tristesse féminines, le poète illustre qui enseigna l’art d’aimer. Ses grands amis de Rome sauront-ils vaincre la rancune impériale ? Retrouvera-t-il un jour les somptueuses voluptés de la prodigieuse cité ? Non, de ces pays sans gloire s’épanchera vainement le long et mélancolique fleuve des Tristes ; ici il vivra, ici il mourra. « Un jour, ayant passé l’Ister vers son embouchure et étant un peu écarté de la troupe des chasseurs, je me trouvais à la vue des flots du Pont-Euxin. Je découvris un tombeau de pierre, sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poète infortuné :

– « Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. »

« Je ne saurais vous peindre ce que j’éprouvai en retrouvant au fond de ce désert le tombeau d’Ovide. Quelles tristes réflexions ne fis-je point sur les peines de l’exil, qui étaient aussi les miennes, et sur l’inutilité des talents pour le bonheur ! Rome, qui jouit aujourd’hui des tableaux du plus ingénieux de ses poètes, Rome a vu couler vingt ans, d’un œil sec, les larmes d’Ovide. Ah ! moins ingrats que les peuples d’Ausonie, les sauvages habitants des bords de l’Ister se souviennent encore de l’Orphée qui parut dans leurs forêts ! Ils viennent danser autour de ses cendres ; ils ont même retenu quelque chose de son langage : tant leur est douce la mémoire de ce Romain qui s’accusait d’être le barbare, parce qu’il n’était pas entendu du Sarmate ! »

Ce n’est pas sans motif que j’ai cité, à propos d’Ovide, ces réflexions d’Eudore. Le ton mélancolique du poète des Martyrs s’adapte à ce tableau, et la tristesse languissante du prisonnier chrétien s’y réfléchit heureusement. Il y a là l’ampleur de touche et de sentiments qui caractérisait la plume qui a écrit les Natchez ; et je reconnais, dans la sauvage idylle d’Eugène Delacroix, une histoire parfaitement belle parce qu’il y a mis la fleur du désert, la grâce de la cabane et une simplicité à conter la douleur que je ne me flatte pas d’avoir conservées. Certes je n’essayerai pas de traduire avec ma plume la volupté si triste qui s’exhale de ce verdoyant exil. Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, et cela vaut mieux : « Les uns l’examinent avec curiosité, les autres lui font accueil à leur manière, et lui offrent des fruits sauvages et du lait de jument. » Si triste qu’il soit, le poète des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant poète la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. Il m’est impossible de dire : Tel tableau de Delacroix est le meilleur de ses tableaux ; car c’est toujours le vin du même tonneau, capiteux, exquis, sui generis, mais on peut dire qu’Ovide chez les Scythes est une de ces étonnantes œuvres comme Delacroix seul sait les concevoir et les peindre. L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. L’esprit s’y enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie. Je suis convaincu que ce tableau a un charme tout particulier pour les esprits délicats ; je jurerais presque qu’il a dû plaire plus que d’autres, peut-être, aux tempéraments nerveux et poétiques, à M. Fromentin, par exemple, dont j’aurai le plaisir de vous entretenir tout à l’heure.

Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque formule qui exprime bien la spécialité d’Eugène Delacroix. Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, compositeur ardent et fécond, tout cela est évident, tout cela a été dit. Mais d’où vient qu’il produit la sensation de nouveauté ? Que nous donne-t-il de plus que le passé ? Aussi grand que les grands, aussi habile que les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage ? On pourrait dire que, doué d’une plus riche imagination, il exprime surtout l’intime du cerveau, l’aspect étonnant des choses, tant son ouvrage garde fidèlement la marque et l’humeur de sa conception. C’est l’infini dans le fini. C’est le rêve ! et je n’entends pas par ce mot les capharnaüms de la nuit, mais la vision produite par une intense méditation, ou, dans les cerveaux moins fertiles, par un excitant artificiel. En un mot, Eugène Delacroix peint surtout l’âme dans ses belles heures. Ah ! mon cher ami, cet homme me donne quelquefois l’envie de durer autant qu’un patriarche, ou, malgré tout ce qu’il faudrait de courage à un mort pour consentir à revivre (« Rendez-moi aux enfers ! » disait l’infortuné ressuscité par la sorcière thessalienne), d’être ranimé à temps pour assister aux enchantements et aux louanges qu’il excitera dans l’âge futur. Mais à quoi bon ? Et quand ce vœu puéril serait exaucé, de voir une prophétie réalisée, quel bénéfice en tirerais-je, si ce n’est la honte de reconnaître que j’étais une âme faible et possédée du besoin de voir approuver ses convictions ?

 

 

 

 

Charles BAUDELAIRE,

Curiosités esthétiques, 1868.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net