Les martyrs coréens (1838-1846)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile BAUMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

L’imprévu de cette vie n’a jamais dit son dernier mot. Aurais-je supposé que je lirais un jour les Actes des martyrs coréens ? Je savais à peine quel pays était la Corée ; et d’autres martyrs plus proches de nous, si j’eusse pris le temps de songer à leur histoire, m’auraient captivé avant ceux-là. Quand un ami me proposa de collaborer à un livre sur les Saints de couleur, j’acceptai à l’aventure les Coréens comme j’aurais accepté les Noirs. Sur le plan mystique – qu’il ne faut pas brouiller avec le plan temporel – les inégalités de races tendent à se fondre dans l’unité du baptême et la Communion des Saints.

Mais, après avoir lu le volume qu’a publié la Société des Missions Étrangères sur les Martyrs français et coréens 1, je reste émerveillé du privilège de cette Église, dont les premiers apôtres et les premiers chrétiens ont tous témoigné par le sang. Je serais honteux de l’avoir ignorée jusqu’à présent si je ne savais la catholicité trop immense pour que, du vieux coin d’Occident où nous sommes, nous puissions en faire le tour. Combien de croyants, chez nous, s’intéressent aux missions, même à celles où des Français peinent héroïquement, exposent leur vie, et portent avec la lumière du Christ les délicatesses de notre civilisation ?

Je ne regrette donc pas de connaître un peu les Coréens. Dans notre molle France nous n’avons pour l’heure à nous défendre – et combien mal nous nous défendons ! – que d’une persécution morale, hypocrite et corruptrice ; je crois salubre de nous représenter ce qu’ont dû pâtir, en des temps voisins du nôtre, d’autres chrétiens, pour ne pas abjurer leur foi. Sous l’atrocité des tourments beaucoup apostasièrent ; ne ferions-nous pas comme eux ? Hypothèse trop actuelle. Les Mongols et les Tartares, sous la figure de Moscovites, sont installés dans notre pays ; si nous les laissions devenir nos maîtres, ils régneraient d’abord par l’épouvante, ils essaieraient sur nous les supplices où l’Asie excelle. Et ils persécuteraient l’Église, parce qu’ils s’évertuent à tuer toute pensée libre. Si les martyres des Coréens nous infligent des spectacles terrifiants, c’est une préparation qui, peut-être, ne sera point perdue. Mais surtout rien n’est propre à nous libérer de notre indigente faiblesse comme le contact d’âmes héroïques. Ces chrétiens d’Extrême-Orient ont acquis par la foi la grandeur morale des martyrs du temps de saint Paul. Ils attestent que la sainteté rompt les limites du temps et de l’espace, ramenant l’homme au principe de sa vie parfaite, qui est dans l’éternel.

 

 

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Qu’est-ce que la Corée ? m’étais-je demandé avant d’entreprendre cette étude. Au Nord-Est de l’Asie, une presqu’île énorme, bordée d’îles ; un bloc de montagnes et de forêts, où des pics et des cônes s’entrecroisent à l’infini ; un pays dur, barricadé férocement par des douanes, et dont les naturels se régalent en mangeant des chiens.

Le climat est extrême : les fleuves et les lacs gèlent tous les hivers ; les étés sont dévorants. Les indigènes de la Corée mélangent le sang mongol avec les types chinois, japonais, malais ; on ne peut dire d’eux que la race est belle : un nez épaté, des pommettes dures, de grosses lèvres, des joues épaisses, et souvent des yeux bridés constituent des physionomies barbares. Les femmes elles-mêmes semblent dénuées de grâce. Mais les Coréens ont l’intelligence souple et subtile commune à la plupart des peuples de l’Extrême-Orient.

Jusqu’au moment où le Japon l’a conquise, la Corée fut gouvernée par une dynastie de rois absolus qu’assistait un grand Conseil. Les gouverneurs et les préfets des huit provinces étaient à la fois administrateurs, chefs militaires, juges, percepteurs d’impôts et prêtres. La noblesse détenait tous les droits ; elle a su, durant des siècles, les maintenir. Au-dessous du peuple, végétait la caste des esclaves, lesquels appartenaient aux mandarins.

Des religions multiples cohabitent en Corée : idolâtrie primitive, culte chinois des ancêtres, système de Confucius, bouddhisme ; d’où un état d’indifférence dogmatique accouplé à des peurs superstitieuses ; les devins et les sorcières conjurent le malin pouvoir du Diable ; Belzébuth paraît s’agiter contre Belzébuth.

Chose anormale, la doctrine chrétienne n’a pas été révélée aux Coréens par des missionnaires, mais par des livres catholiques écrits en chinois et que rapportèrent de Pékin à Séoul, en 1784, des ambassadeurs du roi. Un lettré voulut venir à Pékin pour connaître l’évêque, Mgr de Gouvea ; il fut baptisé par lui et baptisa lui-même deux autres Coréens. Dix ans après, un prêtre catholique chinois, qui visita la Corée, y trouva quatre mille chrétiens. Il développa l’Église naissante ; mais le gouvernement lui fit trancher la tête, et la Corée, ensuite, resta trente années sans prêtre. La lettre que les chrétiens adressèrent au pape Pie VII, alors captif à Fontainebleau 2, rappelle l’accent des premiers siècles. Ce fut seulement le 9 septembre 1831 que la Corée fut érigée en vicariat apostolique.

Les premiers apôtres, le P. Maubant, le P. Chastan, Mgr Imbert, durent pénétrer dans le pays, déguisés, avec des précautions de voleurs. Une lettre de Mgr Imbert donne quelque idée de leurs travaux exténuants :

« Je suis accablé de fatigue, et exposé à de grands périls. Chaque jour je me lève à deux heures et demie. À trois heures, j’appelle les gens de la maison pour la prière, et à trois heures et demie commencent les fonctions de mon ministère, par l’administration du baptême s’il y a des catéchumènes, ou par la confirmation ; viennent ensuite la sainte messe, la communion, l’action de grâces. Les quinze à vingt personnes qui ont reçu les sacrements peuvent ainsi se retirer avant le jour ; dans le courant de la journée, environ autant entrent, un à un, pour se confesser, et ne sortent que le lendemain matin après la communion. Je ne demeure que deux jours dans chaque maison où je réunis les chrétiens, et avant que le jour paraisse, je passe dans une autre maison. Je souffre beaucoup de la faim, car après s’être levé à deux heures et demie, attendre jusqu’à midi un mauvais et faible dîner d’une nourriture peu substantielle, sous un climat froid et sec, n’est pas chose facile. Après le dîner je prends un peu de repos ; puis je fais la classe de théologie à mes grands écoliers ; ensuite, j’entends encore quelques confessions jusqu’à la nuit. Je me couche à neuf heures sur la terre couverte d’une natte et d’un tapis de laine de Tartarie ; en Corée, il n’y a ni lits ni matelas.

« J’ai toujours, avec un corps faible et maladif, mené une vie laborieuse et fort occupée ; mais ici je pense être parvenu au superlatif et au nec plus ultra du travail. Vous pensez bien qu’avec une vie si pénible, nous ne craignons guère le coup de sabre qui doit la terminer. »

La simplicité de ce document est magnifique. Sous les derniers mots, quel humble aveu de lassitude ! La continuation d’un certain héroïsme requiert une volonté qui dépasse les forces humaines. Le missionnaire, par l’endurance, s’il n’avait pour le soutenir de miraculeuses aides spirituelles, ressemblerait au soldat dans la tranchée, n’en pouvant plus de veiller, de résister au froid, à la vermine, à la soif, et qui tient quand même, et que la rigueur de ses peines immunise contre la crainte de la mort ; même il y a des moments où mourir lui paraîtrait doux, comme la délivrance du sommeil après des insomnies sans fin.

À ces fatigues s’adjoignait la difficulté de faire pénétrer en des cervelles coréennes l’esprit chrétien. Les Coréens, comme les Chinois, étaient par-dessus tout attachés au culte de famille et des ancêtres ; la personne humaine, considérée en soi, pour eux ne comptait guère. Ils avaient horreur de manifester, d’éprouver une émotion ; le christianisme, religion de la douceur et de la tendresse, devait leur paraître une monstruosité. La logique occidentale, support de la démonstration du dogme, répugnait à leur subtilité fuyante. Le problème de leur conversion, bien des fois, restait humainement insoluble.

 

 

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Les trois prêtres avaient beau travailler la nuit, se glisser de maison en maison à la manière de malfaiteurs prudents, les pouvoirs publics furent avisés de leur présence, des perversions qu’ils opéraient. On arrêta d’abord (en février 1835) un de leurs jeunes chrétiens, Pierre Ri, et sa sœur Agathe ; puis beaucoup d’autres avec eux.

Les prisons où ils furent entassés étaient de petites cabanes en planches, obscures, telles que des cabanes à pourceaux, ne recevant de l’air que de la porte. La nourriture des prisonniers se réduisait, chaque jour, à une tasse de riz ou de millet. Un témoin de la grande persécution, celle de 1839, Mgr Daveluy, laisse entrevoir sur leurs souffrances d’horribles détails. Beaucoup furent réduits à manger la paille infecte de leur litière ; ils dévoraient la vermine qu’ils prenaient autour d’eux et sur eux.

Pierre Ri et sa sœur furent conduits au tribunal des crimes ; devant le juge qui avait à sa droite et à sa gauche des satellites munis de rotins. Le juge déclara : « La doctrine perverse (c’était ainsi que les païens officiels désignaient en Corée le christianisme) est contraire à la reconnaissance due aux père et mère... Quel âge as-tu ? (Ri était dans sa trente et unième année.) Tu ne sacrifies pas à tes parents. Aux yeux de tout le monde, ceux qui n’offrent pas de sacrifices à leurs aïeux sont pires que des chiens et des cochons ; ils doivent être mis à mort. Voudras-tu mourir plutôt que d’abandonner ta religion ? »

Avec une sérénité lucide, Ri se justifia ; ensuite Agathe témoigna aussi fermement que lui. Le juge alors les soumit au supplice de la courbure des os. Cette torture est appliquée de deux façons : ou bien on lie fortement ensemble les deux genoux et les gros doigts de pieds ; on passe dans l’intervalle deux bâtons que l’on tire en sens contraire jusqu’à ce que les os se courbent en arc et reprennent leur position naturelle ; ou bien on lie ensemble les doigts des deux pieds, on place entre les mollets une grosse pièce de bois, et deux hommes tirent les cordes attachées à chaque genou qu’ils rapprochent jusqu’à se toucher.

Assurément, la sensibilité des Orientaux est plus lente que la nôtre à s’émouvoir dans la souffrance. J’ai eu sous les yeux les photographies successives des supplices infligés à un assassin chinois. Sur la première, cet homme lié à un poteau regardait paisiblement l’exécuteur lui charcuter avec la pointe d’un coutelas le creux de la poitrine. Les assistants, autour de lui, l’examinaient avec des figures impassibles, à peine curieux, comme des carabins qui suivent les phases d’une opération. Sur les suivantes, pendant que le bourreau lui sciait un genou jusqu’à ce que la jambe se détachât, la physionomie du patient devenait maussade et crispée ; sur la dernière, pendant qu’on lui sciait le deuxième genou, il semblait monter contre le poteau, les muscles distendus, les cheveux hérissés, les yeux hors de la tête. La justice de ces pays-là considère que pour faire expier, il faut faire vraiment souffrir et souffrir longtemps.

Le juge qui pensait mater Pierre Ri par les tortures, après le supplice de la courbure des os, l’interrogea :

« S’il te répugne de renier Dieu par parole, je vais te faire écrire un grand caractère ; soit que tu y traces un point, soit que tu craches dessus, je le prendrai pour un signe d’apostasie et te mettrai en liberté. »

Le chrétien répondit :

– « Dix mille fois non, je ne puis y consentir. »

Le juge espéra le vaincre par le supplice des bâtons. Quatre satellites s’approchèrent, tenant de gros bâtons aiguisés du bout, tous ensemble ils piquèrent avec la pointe les cuisses et les hanches du martyr. Le sang giclait ; les chairs jaillirent en lambeaux. Le juge l’avertit férocement :

« Si tu profères la moindre plainte, je la déclarerai une apostasie. »

Et, comme le patient avait l’air insensible, il osa lui demander :

– Sens-tu les coups ?

– Comment ne les sentirais-je pas ?

Le martyr souffrait donc ; mais il était plus fort que sa souffrance. Bien que d’autres religions aient eu leurs martyrs, cette prodigieuse constance doit à sa tranquillité un caractère miraculeux. Aucune exaltation fébrile ou fanatique ; la paix des régions immuables semble habiter déjà l’âme et le corps du martyr chrétien. Il prêche sa foi, il réfute l’erreur comme s’il parlait dans une chaire, entouré d’auditeurs dociles. On a peut-être arrangé ses paroles ; je ne puis croire que les fidèles présents à l’audience les aient inventées. Les questions et les réponses étaient d’ailleurs consignées dans des procès-verbaux. Pierre Ri survécut à ces tourments, Agathe aussi ; et il ne mourut que trois ans plus tard, en prison, avec le chagrin de n’avoir pas eu la tête tranchée par le sabre.

 

 

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Cependant le grand conseil et la Régente promulguèrent contre les chrétiens un édit où se marquait une volonté d’extermination :

« ... Si donc on ne les recherche partout pour les punir à fond et les détruire jusqu’au dernier, non seulement notre royaume ne sera plus un royaume, mais le genre humain risque d’être anéanti... »

Paroles qui rappellent étrangement le mot prêté à Néron : Christiani non sint. « Que les chrétiens soient anéantis. » Et l’on y retrouve l’accusation folle, énoncée contre eux par Tacite, « d’avoir en haine le genre humain ». On dirait qu’un souffleur invisible suggérait à des acteurs dissemblables, à dix-huit siècles d’intervalle, les mêmes décrets furieux, les mêmes calomnies stupides et meurtrières.

Les interrogatoires, les réponses des accusés semblent une réplique aux scènes des tribunaux romains. Sans doute, on lisait souvent aux fidèles les Actes de la primitive Église ; la plupart avaient reçu au baptême le nom de quelque martyr. Mais, chez les juges, l’analogie des procédés, l’alternance d’une férocité implacable et de caresses tortueuses, trahissent la même inspiration, l’art diabolique du tentateur. Les chrétiens en triomphent par la simplicité opiniâtre de leur foi. Voici, entre beaucoup, une femme, Agathe Kim, à qui le juge demande :

– Est-il vrai que tu pratiques la religion chrétienne ?

– Je ne connais, répond-elle, que Jésus et Marie ; à part cela j’ignore tout le reste.

– Si l’on te met à la torture jusqu’à en mourir, ne renonceras-tu pas à Jésus et à Marie ?

– Dussé-je en mourir, je ne puis y renoncer.

Tourmentée d’une manière affreuse, elle résista jusqu’au bout ; elle fut, comme les autres, condamnée à mourir par le glaive. La marche au supplice était plus cruelle que le supplice même. Un témoin la décrit avec une précision douloureuse :

« Le jour venu, on amène devant la prison une charrette au milieu de laquelle on dresse une croix plus haute que la taille ordinaire d’un homme. Quand tout est préparé, le bourreau entre dans le cachot, charge le condamné sur ses épaules et l’attache à la croix par les bras et par les cheveux ; pour le soulager il met sous ses pieds une sorte d’escabeau, puis il donne le signal du départ. Lorsque le convoi arrive à la porte occidentale qui domine une pente rapide, le bourreau enlève brusquement l’escabeau, le conducteur pique les bœufs qui se précipitent dans la descente. Le chemin est cahoteux, rempli de cailloux ; la charrette fait des soubresauts violents ; le corps du condamné n’étant plus soutenu que par les cheveux et les bras reçoit des contre-coups saccadés qui causent au malheureux d’horribles souffrances. Au bas de la descente est le lieu du supplice. Les soldats détachent la victime, la dépouillent de ses vêtements ; le bourreau saisit la tête, l’appuie sur une pièce de bois et la tranche. »

Quand on a lu ces détails poignants, on ne peut expliquer sans une assistance céleste la joie et la paix des martyrs, leur liberté d’esprit, ce qui nous est dit de l’un d’eux, Pierre Kouen :

« Il marcha au supplice avec un redoublement d’allégresse. Sa tête séparée du corps conservait un air riant. »

Et d’une autre, Agathe Ri :

« Sur la charrette, elle avait son air de douceur habituelle, les yeux baissés. Quand elle en descendit, elle fit le signe de la croix et reçut le coup de sabre avec tranquillité. »

Si nous pouvions suivre l’histoire de chacun d’eux, ce serait un ravissement de voir, au milieu des souffrances, leur personnalité réagir, leur âme se dégager. Les tourments et la mort de ces chrétiens ne doivent jamais prendre l’attrait sadique d’un jardin des supplices. Les bourreaux coréens étaient experts dans leur métier ; ils savaient disloquer un homme sans le faire mourir. Cependant leurs inventions de tortures sont assez monotones : bastonnades, coups de règles et de verges, coups de planches sur les mollets, suspension, tout cela suppose dans la cruauté une imagination des plus médiocres. C’est l’état d’esprit des victimes qui nous intéresse. Il est admirable de rencontrer chez ces lointains néophytes une délicatesse de conscience, une profondeur d’intuition théologique aussi raffinées qu’en des chrétiens occidentaux de vieille souche. Voici, par exemple, une lettre écrite dans la prison par Jean Ri, six jours avant sa mort. Jean Ri avait eu peur d’apostasier comme d’autres fidèles ; et il se demandait : « Que deviendrai-je ? Ces malheureux ont peut-être mené une conduite bien meilleure que la mienne, et cependant, les voilà perdus. Mon Dieu, venez au secours de ma faiblesse. »

Ayant surmonté les épreuves, Jean Ri consignait humblement son expérience de pécheur et son espoir d’être sauvé :

« Dans la prison du tribunal des crimes, je rencontrai une dizaine de chrétiens, hommes et femmes, détenus pour y recevoir leur sentence de mort. Quelle joie de nous retrouver ensemble comme frères et sœurs, et comment remercier assez Dieu d’un pareil bienfait ! Deux ou trois mois se passèrent sans que le juge tînt aucune séance. J’en étais triste et inquiet. Les péchés de toute une vie, pendant laquelle j’ai si souvent offensé Dieu par pure méchanceté, formant par leur nombre un amas de montagnes, se présentaient à ma pensée, et je me disais : Quel sera donc le dénouement de tout ceci ?

« Toutefois, je ne perdais point l’espérance. Le 10 de la douzième lune, je fus cité devant le juge, qui me fit administrer une bastonnade extraordinaire. Par mes seules forces, comment aurais-je pu la supporter ? Mais soutenu de la force de Dieu, par l’intercession de Marie, des anges, des saints et de tous nos martyrs, je croyais presque ne pas souffrir ; jamais je ne pourrai payer une pareille grâce, et l’offrande de ma vie est bien juste. Mais ma conduite étant si peu réglée et mes forces si nulles, j’étais dans la confusion et la crainte.

« Mais pourquoi s’inquiéter devant Dieu qui connaît tout ? Dans son infinie bonté, il a daigné envoyer son Fils pour nous en ce monde ; ce divin Fils, fait homme, a, pendant 33 années, supporté mille souffrances ; il a versé jusqu’à la dernière goutte de son sang pour donner la vie à tous les peuples dans tous les siècles. Et moi malheureux, dans ma vie entière, je n’ai jamais su le louer ni le remercier ; je n’ai pas eu le courage de faire pour lui un acte de vertu gros comme l’extrémité d’un cheveu. Que dis-je ? Aucun jour ne s’est passé sans que je l’aie offensé et trahi au gré de mes caprices : je n’ai fait que perdre mon temps. Comment ai-je donc pu être si stupide et si ingrat ?... »

Il est vrai que Jean Ri sortait d’une famille noble, entendons lettrée, épurée par une longue culture, et surtout d’une famille déjà catholique avant lui. Orphelin à cinq ans, une chrétienne pieuse l’avait adopté. Mais beaucoup d’entre ces chrétiens étaient des artisans, de petits boutiquiers, des gens du commun ou des pauvres, et païens de naissance ou d’origine. Or, on retrouve chez eux les mêmes sublimités. Des femmes, de toutes jeunes filles, même parfois des enfants, opposaient aux tortures une semblable résistance ; ils confessaient leur foi en des termes également lucides et forts.

Voici, entre cent autres, Pierre Ryou qui avait treize ans, fils d’Auguste Ryou, martyr lui-même, mais dont la mère et la sœur demeuraient obstinément païennes. Une nouvelle crise de persécution commençait (en 1839) ; affamé du martyre, Pierre Ryou alla se livrer aux mandarins.

Les bourreaux et les satellites, furieux d’être vaincus par un gamin, s’acharnèrent sur lui avec la plus lâche des cruautés.

« Certain soir, un satellite, prenant sa pipe de cuivre comme un emporte-pièce, la lui enfonça dans la cuisse et arracha un morceau de chair en criant :

– Seras-tu encore chrétien ?

– Certainement, répondit Pierre, ce n’est pas cela qui m’en empêchera.

« Alors le satellite saisit avec des pincettes un charbon ardent, lui commanda d’ouvrir la bouche.

« Voilà », dit Pierre, ouvrant sa bouche toute grande ! Le misérable, interdit, rejeta dans le feu le charbon ardent.

On prétend qu’il fut mis quatorze fois à la torture, qu’il reçut six cents coups de verge et quarante-cinq de la « planche à voleurs ». Son corps n’était qu’une plaie, ses os étaient rompus, ses chairs en lambeaux ; et il ne mourait pas. Les bourreaux, pour avoir enfin raison de son fanatisme, lui passèrent la corde au cou et l’étranglèrent 3.

 

 

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Parmi cette cohorte de héros, une figure mérite un relief particulier, celle d’André Kim, premier prêtre coréen, martyrisé en 1846 et béatifié il y a quatre ans.

André Kim, né en 1821, était le fils d’un martyr, Ignace Kim. Le P. Maubant l’avait distingué pour sa ferveur et son intelligence ; comme beaucoup d’Orientaux, Kim apprenait les langues, les parlait avec une facilité surprenante ; il sut le latin et le français presque aussi bien que le chinois. Le P. Maubant le donna comme interprète, en 1840, aux commandants des navires français l’Érigone et la Favorite, qui songeaient à tenter une expédition en Corée. Le projet fut abandonné. Mais André Kim accompagna en Mandchourie deux missionnaires, le P. de la Brunière et le P. Maistre.

À la douane chinoise, où ils faillirent être arrêtés, il les sauva par l’adresse de sa faconde. Ils l’envoyèrent à la découverte dans le pays coréen. Il y pénétra seul, déguisé en mendiant, au risque d’être appréhendé, de succomber au froid, à la fatigue et à la faim. Entre ces courses intrépides, où la curiosité du géographe doublait le dévouement du chrétien, il fut ordonné diacre, puis prêtre. Comme il essayait avec une barque d’aborder sur la côte coréenne, une dispute entre un mandarin et lui éveilla des méfiances. Des satellites, une nuit, l’assaillirent. « Ils me prirent, narre-t-il lui-même, par les cheveux, dont ils m’arrachèrent une partie, me lièrent avec une corde, et me frappèrent de coups de pied, de poing et de bâton. » Le sous-préfet du lieu le mit en prison, enchaîné et la cangue au cou.

Interrogé, il avoua son goût « de faire le plan des montagnes et des fleuves », mais, plus encore, son impatience du martyre :

« Naître une fois et mourir une fois, c’est la condition de tout homme ; que je meure aujourd’hui pour le Maître du ciel, c’est plutôt mon désir. Qu’on m’interroge aujourd’hui, qu’on m’interroge demain, c’est cela et pas autre chose ; qu’on me frappe ou qu’on me tue, c’est encore cela et pas autre chose ; frappez-moi vite, tuez-moi vite. »

Le gouverneur lui enjoignit d’apostasier. Il haussa les épaules et, de pitié, se prit à sourire.

Il fut emmené à Séoul, les bras attachés avec une grande corde rouge 4, la tête voilée d’un sac de toile noirâtre ; ce qui était la livrée des grands criminels.

Les juges le questionnèrent sur la religion ; il leur exposa longuement l’existence et l’unité de Dieu, la création et l’immortalité de l’âme, la fausseté des religions païennes. Quand il eut fini, les juges lui répondirent :

« Votre religion est bonne, mais la nôtre l’est aussi, c’est pourquoi nous la pratiquons.

– Si, dans votre opinion, il en est ainsi, continua-t-il, vous devriez nous laisser tranquilles et vivre en paix avec nous. Vous avouez que notre religion est bonne, qu’elle est vraie, et vous la poursuivez comme une doctrine abominable. Vous vous mettez en contradiction avec vous-mêmes. »

À cette logique irréfutable, les juges n’opposèrent qu’un rire niais.

Dans son cachot, sur la demande des ministres, il composa un petit abrégé de géographie, copia une mappemonde anglaise. Quand il eut la certitude de mourir, il écrivit à son évêque, Mgr Ferréol :

« Je recommande à Votre Grandeur ma mère Ursule. Après une absence de dix ans il lui a été donné de revoir son fils quelques jours, et ce fils lui est enlevé presque aussitôt. Veuillez bien, je vous prie, la consoler dans sa douleur. »

Il adressa ensuite aux chrétiens, ses compatriotes, une lettre fort belle où il rappelait que, dans tous les siècles et tous les pays, l’Église avait eu besoin, pour grandir, de la persécution. « En Corée aussi, la religion, introduite depuis cinquante ou soixante ans, a bien des fois été secouée par la tempête, et néanmoins les chrétiens y sont encore. » Il les exhortait à surmonter l’angoisse où sa mort les laisserait, à se tenir unis dans la charité.

Son martyre eut lieu, le 16 septembre, solennellement. Une compagnie de soldats, fusil sur l’épaule, se rendit au champ d’exécution, sur la berge du fleuve, à une lieue de la ville. Un grand mandarin militaire la présida. On assit le condamné, les mains liées derrière le dos, sur le siège de paille d’une grossière chaise à porteurs, et une foule considérable suivit le cortège du supplice.

Sur le sable, au bord de l’eau, les soldats s’étaient rangés autour d’une pique portant à sa pointe un étendard. Le condamné arriva ; ils ouvrirent le cercle et le refermèrent. André Kim écouta sa sentence lue par le mandarin ; ensuite, d’une voix forte il proféra :

« Je suis à ma dernière heure, écoutez-moi attentivement. Si j’ai communiqué avec les étrangers, c’est pour ma religion, c’est pour mon Dieu ; c’est pour lui que je meurs. Une vie immortelle va commencer pour moi. Faites-vous chrétiens, si vous voulez être heureux après la mort, car Dieu réserve des châtiments éternels à ceux qui l’auront méconnu. »

Alors, selon la coutume, on lui ôta une partie de ses vêtements. On perça chacune de ses oreilles d’une flèche qu’on y laissa suspendue ; on jeta de l’eau sur sa figure et on la saupoudra de chaux.

Deux hommes, glissant des bâtons sous ses bras, le soulevèrent pour le promener trois fois, à la course, autour du cercle que formaient les soldats. Ensuite ils le firent agenouiller, lièrent une corde à ses cheveux, et la passant par un trou percé dans une pique qui servait de potence, la tirèrent afin de tenir la tête élevée.

« De cette manière, suis-je placé comme il faut ? demanda-t-il très calme aux bourreaux. Pourrez-vous frapper à votre aise ?

– Non, tournez-vous un peu. Voilà qui est bien.

– Frappez, je suis prêt.

Une douzaine de soldats, agitant leur sabre et simulant un combat, coururent autour du condamné ; chacun d’eux abattait son arme sur le cou. La tête ne tomba qu’à la huitième blessure. Un satellite la prit, la posa sur un plateau et la présenta au mandarin.

 

 

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Au milieu des martyrs coréens, on serait trop ingrat d’oublier ceux qui leur ont ouvert le chemin du martyre, martyrs eux-mêmes, et qui le furent volontairement.

À l’heure de la persécution, en 1839, Mgr Imbert, les PP. Maubant et Chastan durent se cacher en pleine montagne. Les satellites, par un stratagème, induisirent un chrétien à dénoncer la retraite de Mgr Imbert. L’évêque, au lieu de fuir, se livra ; et après avoir ordonné d’abord aux deux prêtres, ses coadjuteurs, de chercher un autre refuge, il leur écrivit de se livrer eux-mêmes.

Voulait-il justifier le mot d’un néophyte du pays : « Il faut être fou une bonne fois pour aller au ciel » ? Cette décision, opposée à la prudence, semblait, dans le cas présent, un héroïsme nécessaire.

Les fugitifs n’auraient pu se dérober longtemps aux poursuites. En s’offrant à la justice, ils donneraient un exemple qui préserverait de l’apostasie les faibles. Seulement ils laisseraient l’église de Corée sans prêtres : Dieu y pourvoirait. Les lettres où ils expliquèrent leur obéissance à l’évêque sont admirables. Ils adressèrent au préfet de la Propagande, au cardinal Fransoni, un rapport sur la situation du vicariat :

« Nombre de chrétiens, environ 10.000 ; baptêmes, 1.200 ; confirmations, 2.500 ; confessions, 4.500 ; communions, 4.000 ; mariages, 150 ; extrêmes-onctions, 60 ; catéchumènes se préparant au baptême, 600. »

Après quoi, ils se constituèrent prisonniers ; réunis à Mgr Imbert, ils comparurent devant les juges. Tous trois se virent soumis à la bastonnade ; puis ils furent condamnés à mort et décapités.

La persécution de 1838 continua jusqu’en 1841. Les chrétiens furent décimés, dispersés dans les montagnes, réduits à une vie misérable. Cependant la chrétienté coréenne ne succomba point ; elle eut, pour la soutenir, d’abord trois fidèles indigènes, puis Mgr Ferréol, envoyé en Mongolie par les Missions étrangères. Celui-ci, grâce à l’admirable André Kim, put rétablir dans le pays la prédication évangélique et la continuité sacramentelle.

Vingt ans après le martyre d’André Kim, en 1866, Mgr Berneux, Mgr Daveluy, plusieurs prêtres français et des chrétiens indigènes donnèrent encore leur sang, au milieu de tortures inouïes. Il y eut dans le supplice de Mgr Daveluy un épisode spécialement affreux. Après lui avoir entaillé le cou avec son sabre, le bourreau s’arrêta, menaçant de ne pas achever si on ne lui assurait un gros salaire. La discussion fut longue, et le martyr se tordait dans l’agonie, attendant le coup de la délivrance.

Quand je lis la sanglante histoire de l’Église en Corée, je repense à une légende miraculeuse qu’une Voyante a consignée dans une lettre inédite :

« À Otrante, j’ai eu le bonheur de vénérer les reliques des martyrs, au nombre de plus de 500. Il y a de cela 425 ans. Cette guerre contre les chrétiens fut ourdie par un malheureux prêtre italien qui avait renié sa foi et s’en fut en Turquie, où il parvint à être le premier après le grand Pacha, qui rassembla une armée et vint s’emparer d’Otrante, puis ordonna que tous les hommes de 25 à 50 ans fussent pris, liés les mains derrière le dos, et conduits à la Minerve. Arrivés sur le lieu deux à deux, le malheureux apostat leur ordonna de marcher sur le crucifix, et tous crièrent : “Nous sommes chrétiens, nous méprisons votre dieu.”

« Le prêtre apostat ordonna qu’on commençât par le maire ; et, immédiatement, il eut la tête tranchée, mais son corps resta debout et ne cessait d’exhorter à n’adorer d’autre Dieu que le Christ. On voulut faire tomber ce corps sans tête ; impossible. On prit des bâtons, des pierres ; le corps restait immobile et exhortait toujours les chrétiens à ne pas faillir ; que le ciel les attendait. Alors, à tous on coupa la tête après les avoir invités à abandonner Dieu ; et, dès que la dernière tête tomba, l’homme sans tête tomba aussi : il n’y avait plus personne à encourager à mourir pour la foi. »

 

 

Émile BAUMANN.

 

Recueilli dans La légende dorée

au-delà des mers, Grasset, 1930.

 

 

 

 

 

 



1  Par Adrien Launay (Téqui, édit.).

2  En fait, ils en écrivirent deux. La seconde a été découverte récemment et portée à Rome.

3  Au musée des Missions Étrangères (rue du Bac), on conserve quatorze cordes ayant servi à étrangler des martyrs du Tonkin.

4  Cette corde, réservée aux criminels d’État, était ornée d’une douzaine d’anneaux ou de boules en cuivre, et terminée par un petit dragon.

 

 

 

 

 

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