Saint-Jacques-de-Compostelle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Émile BAUMANN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

À six heures du matin, j’avais quitté Vigo, encore ébloui de cette rade impériale où l’Océan vient à larges houles, entre le double quai des collines qui se courbent et s’écartent au-devant de lui, pour qu’il aille, jusqu’à cinq lieues, battre l’intérieur des terres.

Maintenant j’aurais voulu me recueillir, ne plus penser qu’à Saint Jacques, à son sépulcre et à sa ville prochaine. Mais comment s’abstraire de tels horizons, la première fois qu’on les rencontre ? L’Apôtre lui-même, lorsqu’il découvrit la Galice, ne dut-il pas adorer la gloire du Verbe en ces rivages qui lui furent préparés si beaux ?

Un ciel de mi-septembre, fin et velouté, illuminait la mer, dont les eaux, s’insérant au creux des côtes flexueuses, y paraissaient captives, calmes comme celles d’un étang ; des îlots touffus, des voiles en émergeaient ; de l’autre grève, la blancheur des maisons éparses renvoyait des scintillations, tandis qu’à droite les monts arrondis, boisés, pressaient dans leur vasque verte la campagne exubérante. Quel pays suave et plantureux, accueillant pour le pèlerin, alors qu’il laisse loin derrière soi l’horreur des Sierras et les pauvres plaines de la Castille ! À foison, des maïs aux pointes jaunies retombant contre les tiges ; des choux pommés, remuant leurs feuilles comme les oreilles de grands bœufs ; des pampres ondulant sur les minces colonnes de granit qui supportent le poids des treilles.

Durant les haltes du train, j’écoutais susurrer des bambous massés vers les bas-fonds ou, sur les hauteurs, des pins chuchoter leur psaume confus. Ici, en côtoyant des châtaigniers, des pommiers, des chênes, j’aurais cru reconnaître un coin de Bretagne ; ailleurs, les bords d’un lac d’Italie. La Galice est un profond jardin, nourri par des pluies tièdes ; les essences les plus distantes, de même que les paysages, s’y rejoignent. Dans le Paradis terrestre il devait en être ainsi.

Nous avancions avec une merveilleuse lenteur. J’aime ces trains d’Espagne qui cheminent, comme des mules de duègne, d’un trot sec et indolent ; on se prélasse le long des sites, on les fait siens ; on s’arrête, des quarts d’heure, sans cause, à des stations perdues ; un employé chante le nom de la gare d’un ton nasal, aigu, semblable à celui d’une cantilène arabe ; des femmes viennent vous tendre des paniers de fruits et de l’eau très fraîche dans des cruches de grès ; un vieux curé à figure de paysan descend sur le trottoir fumer sa cigarette ; trois coups de cloche, d’une solennité monastique, annoncent qu’on songe à repartir, et on repart enfin. Nulle province, mieux que la Galice, ne semble avoir conservé cette naïve sagesse d’allure.

À Pontevedra, je montai dans un wagon primitif, ouvert à tous les vents ; il s’emplit de campagnards se rendant – car c’était un jeudi – à Santiago pour le marché. Ces campessinos et ces campessinas avaient des mines rudes, mais placides ; peu loquaces, ils s’installaient gravement et me dévisageaient d’un air doux. Un vieux me faisait vis-à-vis ; son profil ocreux aux angles secs, sa bouche pincée de rides paraissaient être sculptés pour quelque chapiteau d’un ancien cloître ; il portait un chapeau jaune, des guêtres jaunes coiffant sa chaussure boueuse ; le soleil l’incommodait ; il déploya contre la portière son parapluie.

À sa gauche s’était assise une jeune paysanne d’une beauté classique, en partie due à sa mise traditionnelle : un mouchoir de soie claire, serrant ses bandeaux, atténuait ses joues trop larges, son nez dur, la forte rondeur de son menton, ses lèvres un peu épaisses, découpées en arc, où riaient des dents opulentes. La grosse natte de ses cheveux tombait sur son dos, engagée sous un fichu de cachemire, bordé de velours, dont les deux bouts entrenoués formaient une ceinture à ses larges flancs. J’observai chez elle, de même que chez la plupart des Galiciennes, la sévérité modeste de ses yeux, des yeux qu’avivait pourtant le noir ardent des sourcils tracés comme avec un pinceau. Elle parlait à un gaillard trapu enveloppé d’un manteau bleu sombre. Cet homme, un cigare entre les doigts, regardait vers les champs d’une façon vague. Il m’eût rappelé nos paysans du Marais vendéen, sans cette vigueur des pommettes ramassée, presque grimaçante, qui imprime à beaucoup de visages espagnols une foncière sauvagerie.

Une vieille, à côté de moi, lisait dans un journal de Vigo, el Noticiero, un article sur le décisif discours de Maurice Barrès en faveur des églises pauvres de nos campagnes. La coïncidence me toucha ; j’admirais l’application de la bonne femme quand, soudain, le journal glissa de ses doigts, sa tête s’inclina sur sa poitrine : elle dormait.

La voie, cependant, longeait de nouveau la mer que nous avions quittée. À marée basse, des barques gisaient sur la vase ; des pêcheuses, jambes nues, courbées, cherchaient des crabes. Nous atteignions Carril, petit port voisin de Padron, l’ancien municipe d’Iria Flavia. Saint Jacques, suivant la tradition, y débarqua deux fois : d’abord quand il vint prêcher en Galice ; ensuite, après son martyre, quand ses disciples ramenèrent de Judée son corps.

Malgré la cohue de la gare, ce passé miraculeux m’absorba. J’avais dans ma poche un Manuale christianum contenant les Évangiles ; je l’ouvris au chapitre IV de Saint Mathieu et je me représentai l’Apôtre Jacques, dès le temps de sa vocation.

« Or Jésus, marchant le long de la mer de Galilée, vit deux frères, Simon qui est appelé Pierre, et André, son frère, qui jetaient dans la mer leurs filets (car ils étaient pêcheurs). Et il leur dit : Venez après moi, je vous ferai pêcheurs d’hommes. Et eux, sur-le-champ, quittant leurs filets, le suivirent.

« Et, s’avançant plus loin, il vit deux autres frères, Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, sur une barque avec Zébédée, leur père, refaisant leurs filets, et il les appela. Et eux, aussitôt, quittant leurs filets et leur père, le suivirent. »

Ces versets ne distinguent par aucun signe Jacques de Jean. Tous deux vivaient de la pêche, point riches, puisqu’ils remaillaient eux-mêmes leurs filets, point gueux, puisque Zébédée, patron de la barque, emmenait des mercenaires à ses gages. Auparavant, déjà, ils connaissaient Jésus. Le Précurseur, au bord du Jourdain, l’avait montré à Jean : Voici l’Agneau de Dieu. Jean et André lui avaient parlé : « Maître, où demeurez-vous ? – Venez et voyez, avait-il répondu. » Et Jean avait couru dire à Jacques, comme Simon à André : « Nous avons trouvé le Messie. » Mais, aujourd’hui, quand même leurs filets et leur vieux père les réclament, dès que Jésus leur commande : Venez après moi, ils sautent hors de leur barque, et, sans avoir éprouvé sa puissance ni vu de lui aucun miracle, ils le suivent. Ô foi presque effrayante, tant elle est simple ! Savoir d’eux qu ils ont fait cette chose, c’est tout ce qu’il suffit de savoir. Je voudrais néanmoins les imaginer tels qu’ils passaient sur les routes et dans les synagogues de la Galilée.

Jacques devait être un fier luron, barbu, avec une voix rauque, des mains rouges, un pêcheur d’hommes sentant la force de ses bras, et pour qui le filet plein ne pèserait jamais assez. Jean, son cadet, mince, imberbe, virginal, n’allait pas moins impétueux que lui dans l’amour du Christ. Mais, plus méditatif, il tenait davantage de la caste des prêtres dont sortait leur mère, Marie Salomé. Celle-ci étant, croit-on 1, la sœur de Marie, mère de Jésus, il y avait, selon la chair, entre le Seigneur, Jacques et Jean une parenté de cousins germains.

Tous deux, quand les Douze furent choisis, reçurent de Jésus un nom nouveau : Boanergès, fils du tonnerre, soit pour prophétiser que leur voix, ample comme celle des nuées, porterait jusqu’aux extrémités de la terre son Évangile, soit parce qu’ils eurent mission, avant les autres, d’annoncer la résurrection des morts et le fracas des cieux où paraîtra le Fils de l’Homme.

Seuls avec Pierre, il les laissa entrer derrière lui dans la maison de Jaïre, lorsqu’il prit la main de la petite fille morte en lui disant : « Talitha, coumi. Petite, éveille-toi. » Eux seuls de même et Pierre gravirent à sa suite le Thabor, le mont des purs et des élus. Devant les rayons qui flambaient autour de sa face et de sa robe plus blanche que nul foulon n’aurait su la blanchir, les disciples, épouvantés, sans bien comprendre, entrevirent la splendeur du Verbe et ce que serait en lui l’homme béatifié.

Mais, parfois, la violence du sang juif ou l’orgueil d’une ambition terrestre les étourdit.

Des Samaritains avaient fermé à Jésus les portes de leur bourgade :

« Maître, s’écrièrent Jacques et Jean, veux-tu que nous disions au feu de descendre du ciel et de les consumer, comme l’a fait jadis Hélie ? »

Jésus, s’étant retourné, les tança : « Vous ne savez donc pas de quel esprit vous êtes ? »

Un autre jour, tandis qu’il cheminait, avant la Pâque, en route pour Jérusalem, Marie Salomé, avec ses deux fils, s’approcha, et, s’étant prosternée, lui demanda que Jacques et Jean fussent assis, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, dans son royaume. Il répondit, s’adressant à eux : « Vous ne savez ce que vous demandez. Pouvez-vous boire le calice que je dois boire ou être baptisés du baptême dont je suis baptisé ? » Eux, prêts à tout pour mériter leur gloire, répliquèrent : « Nous le pouvons. »

Ils burent en effet leur part du calice à Gethsémani. Ce fut eux encore que l’Homme-Dieu voulut faire témoins et compagnons de sa détresse. Jacques, dont le nom signifiait : Celui qui lutte 2, devait aider Jésus dans une agonie semblable au corps-à-corps nocturne de Jacob avec l’Archange. Mais les disciples sentirent toute leur misère en ce reproche : « Ainsi, vous n’avez pu veiller une seule heure avec moi ? » Et la compassion de Jésus les accabla quand il revint une troisième fois : « Dormez maintenant et reposez-vous. L’heure est venue... »

Jusqu’alors ils attendaient le règne du Christ en Israël ; sa prophétie sur la ruine de Jérusalem les avait mis dans la stupeur. Après la Résurrection, leurs yeux s’illuminèrent ; le Paraclet, maintenant, pouvait descendre.

Par la bouche de Jacques, comme par celle de Pierre et de Jean, l’Évangile tonna sur le peuple juif. Jacques confondit les Sadducéens entêtés à nier que les morts ressuscitent ; les vieux Juifs se bouchèrent les oreilles et grincèrent des dents.

L’Apôtre, avec les Onze, fut traîné en prison, fustigé. Un ange les délivra. Tous ensemble constituèrent alors le Symbole 3 et on attribuait à Jacques le texte du troisième article : Qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie.

Ensuite, ils tirèrent au sort les nations, et chacun partit, selon le mot de Jésus à Pierre (relaté par Clément d’Alexandrie) : « Sortez dans le monde, pour que nul ne puisse dire : Nous n’avons pas entendu. » L’arc du Seigneur les envoya, tels que des flèches soudaines, au loin, entre les Gentils.

Vers l’an 4 après la Passion, Jacques s’embarqua pour les Espagnes, peut-être sur un navire de trafiquants, qui s’en allait du port de Joppé jusqu’aux îles Cassitérides. Les grandes eaux le connaissaient déjà. Sa main fit sur elles le signe qui sanctifie, il passa devant les villes de l’Espagne méditerranéenne, que visita plus tard Saint Paul. Il franchit les colonnes d’Hercule et, au-delà, derrière les brumes du gouffre, il devina les continents où les païens qu’il voulait baptiser planteraient un jour, avec l’oriflamme du Christ, sa bannière à lui, blanche, marquée d’une croix en forme de dague courte et écarlate comme si on la retirait d’un cœur.

Les golfes de la Cantabrie, autour d’Iria Flavia, lui rappelèrent son lac de Génésareth : des collines vêtues d’arbres graves, dont les ombres tombaient dans des eaux céruléennes. Mais les pêcheurs de la côte et les paysans, fidèles à leurs dieux celtes, méprisèrent l’Apôtre ; Louve, la reine du pays, le chassa de ses terres. Il s’éloigna, traversant des gorges, des fleuves, puis des plaines stériles et des monts plus austères que ceux de la Judée, et il arriva Jusqu’en Aragon, à Saragosse ; là, au bord de l’Èbre, une nuit qu’il priait, droite sur le pilier de jaspe qu’on vénère encore, la Vierge Marie lui apparut. Au bout des cinq à six ans où il évangélisa la dure Espagne, Jacques n’avait gagné, dit-on, que neuf disciples ; il repartit avec eux pour la Judée.

De retour à Jérusalem 4, il disputa publiquement contre Hermogène, le magicien, lui prouva que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, éluda ses artifices démoniaques, si bien qu’Hermogène, vaincu, se confessa chrétien et jeta dans la mer tous ses livres de magie.

Comme la parole de Jacques changeait les multitudes, Hérode-Agrippa, pour plaire aux Pharisiens, le fit arrêter et décida qu’on lui trancherait la tête. Ainsi, le premier des Douze, il fut le témoin du Crucifié par son sang.

Aux matines de son Office, il est dit qu’en allant au martyre :

 

L’Apôtre vit un paralytique étendu sur la route et qui lui cria : « Jacques, Apôtre de Dieu, délivre-moi des douleurs dont tous mes membres sont torturés. » L’Apôtre se tourna vers lui et dit : « Au nom de Jésus-Christ, mon Seigneur, mis en croix, pour qui je vais à la mort, lève-toi guéri et bénis ton Sauveur. » Et l’homme, aussitôt, se leva, et, joyeux, se mit à courir et à bénir le nom du Seigneur Jésus-Christ.

Ce que voyant, le scribe des Pharisiens, nommé Josias, qui menait l’Apôtre une corde au cou, se jetant à ses pieds, commença à dire : « Je t’en supplie, Apôtre de Dieu, donne-moi le pardon de mes péchés, donne-moi part au saint nom chrétien. » Le bienheureux Jacques, comprenant que le cœur de cet homme avait été visité par le Seigneur, lui dit : « Crois-tu que le Seigneur Jésus, que les Juifs ont crucifié, soit vraiment le Fils de Dieu ? – Oui, dit Josias, je le crois, et telle est ma foi. Mais toi, ô Apôtre, aie pitié de moi. »

Alors le pontife Abithar fit saisir Josias ; on le battit à coups de poing, et Hérode commanda qu’il eut, avec Jacques, la tête tranchée... Quand ils furent venus tous deux au lieu du supplice, Jacques obtint de l’exécuteur qu’on lui apportât de l’eau. Il en baptisa Josias, lui donna le baiser de paix ; puis il posa la main sur sa tête et, le bénissant, fit le signe de la Croix sur son front. Ainsi, devenus tous deux martyrs du Christ, ils s’en allèrent vers le Seigneur, le huit des calendes d’Avril (au temps de la Pâque, en 44).

 

Ce qui advint ensuite durant près de huit cents ans demeure embarrassé de multiples incertitudes. Les éplucheurs de textes qui relèguent le miracle hors de l’histoire s’en autorisent pour biffer d’un trait toute la légende du Saint ; comme si la légende n’était pas le vrai possible, là où cesse le vrai vérifié. Que les disciples espagnols de Saint Jacques aient voulu enrichir leur province des reliques de son Apôtre, la chose paraît des plus croyables. Qu’une nef sans gouvernail ni voiles, conduite par des Anges, ait porté le saint Corps de Joppé à Padron, sur une mer aplanie où résonnaient les Alleluia des prêtres, c’est une possibilité d’un autre ordre et non un fait absurde pourquoi les conditions de la béatitude ne s’accompliraient-elles point dès ici-bas, quand la présence d’un Bienheureux refait autour de lui la paix des éléments avec les hommes et avec Dieu ?

On montra longtemps, à Padron, une grande pierre concave en forme de sarcophage, la Santa Cueva ; cette pierre, au moment où on y posa le cadavre du Saint, se serait d’elle-même ainsi creusée comme une cire tendre. Des gens frivoles et obtus peuvent plaisanter sur cette histoire : elle témoigne que, même séparés de son âme, les os et la chair d’un Martyr retiennent de l’Esprit qui les habita la vertu de rendre toute matière docile à leur impression.

Les disciples se présentèrent devant la reine Louve : « Notre-Seigneur Jésus-Christ t’envoie le corps de son disciple, afin que tu reçoives mort celui que tu n’as pas voulu recevoir vivant. » Louve, par félonie, les fit conduire chez un roi, son voisin, qui les jeta dans une basse fosse. Miraculeusement délivrés, comme ils s’en retournaient, ils passèrent un pont ; des soldats, à leur poursuite, s y élancèrent ; le pont se rompit et les païens furent tous noyés. Les disciples revinrent auprès de Louve, et celle-ci, obstinée à les perdre, feignit de leur octroyer, pour conduire le cercueil de l’Apôtre, un chariot et des bœufs. Mais les bœufs étaient dans la montagne, et, quand les chrétiens allèrent les prendre, ils se trouvèrent en face de taureaux indomptés.

 

Incontinent, rapporte un vieil auteur, que ces taureaux sauvages les aperçurent, commencèrent à meugler horriblement, gratter et frapper la terre des pieds, branler la tête et secouer les cornes, et tous furieux commencent à cheminer vers les disciples, lesquels, se prosternant à genoux, invoquent le secours de Dieu, lequel exauça leur prière par les mérites de Saint Jacques. Car étant relevés et faisant le signe de la croix contre ces furieuses bêtes, voici (chose admirable) que ces taureaux s’approchent des disciples, doux comme agneaux, et, ayant quitté toute leur furie, se rendent maniables et traitables entre les mains des disciples qui leur mirent le joug sur leurs têtes, les accouplèrent à un chariot et les menèrent où ils avaient laissé le corps de leur maître qu’ils chargèrent sur ce chariot, puis les laissèrent aller à la volonté de Dieu, sans conduite de personne 5.

 

Les taureaux s’arrêtèrent, ne pouvant aller plus avant, dans le palais même de Louve ; à leur exemple, elle se fit douce comme agneau, et, baptisée, édifia en l’honneur de Saint Jacques une église où fut enclose la tombe de l’Apôtre. Les disciples alors se répandirent, pour y planter la foi, dans toute l’Espagne ; deux seulement, Athanase et Théodore, restèrent en Galice ; ils y moururent et on les ensevelit auprès du Saint.

Les persécutions survinrent, atroces sous Dioclétien, En un seul mois, dit-on, vingt-deux mille chrétiens d’Espagne furent voués au Martyre. Ceux de Galice, tremblant que les païens ne profanassent les corps de Saint Jacques et de ses compagnons, les portèrent sur une montagne déserte ; ils leur firent un caveau dans une lande, parmi des bruyères et des rouvres. La translation ayant été secrète, – et on ne peut l’admettre que par hypothèse, – les chrétiens des siècles d’ensuite ne surent plus en quel lieu reposait Saint Jacques.

Mais voici où nous rejoignons des faits plus attestés 6. Vers l’an 813 vivait, à Lubredon, au bas de la montagne, un ermite. Souvent, la nuit, il entendait des chants et voyait des feux, tels qu’une danse d’étoiles, voltiger sur la lande, autour des rouvres. L’évêque d’Iria Flavia, Théodomir, à la nouvelle du prodige, partit un soir, suivi des chanoines de son église et d’un peuple émerveillé. À minuit, ils virent les feux et une étoile plus large que les autres, qui s’arrêta sur un gros chêne. Ils se tinrent là, jusqu’à l’aube, en oraison ; le matin, l’évêque chanta la messe ; puis il s’approcha du chêne et découvrit, entre des ronces, une crypte étroite. Elle enfermait trois tombes, dont l’une, plus haute ; le corps de l’Apôtre se trouvait en celle-ci, avec la tête séparée du tronc et un bourdon déposé auprès. Une inscription disait que c’était bien lui.

Tel fut le premier pèlerinage au champ de l’étoile, où devait être Compostelle.

Je songeais à cette radieuse histoire, quand, sur une colline, à gauche, s’enflèrent les clochers de Santiago. Jadis, quand les pèlerins venaient par la route de France, ils faisaient halte en un endroit qu’on appelait Humiliadoiro, d’où se découvre la basilique. Ils s’agenouillaient dans la poussière ou la boue, confessaient tout haut leurs péchés, et, chantant des hymnes, se remettaient en chemin. Ce souvenir me rendait confus. Comme la foi, avec les siècles, a perdu de sa simplesse expansive ! Même à Lourdes, sauf autour de la grotte, une ferveur vraie, sans mauvaise honte, n’ose guère éclater. Ils se comptent, les pèlerins d’aujourd’hui qui entrent dans la ville de leur vœu un cierge à la main et pieds nus. La notion de pénitence s’est rapetissée, appauvrie ; aussi les attitudes pénitentes ont-elles pris un air de folle excentricité.

Le train s’arrêta au faubourg de Cornes. Je trouvai, en sortant de la gare, pour me conduire à Compostelle, un véhicule attelé... de quatre chevaux. Il est vrai que cet attelage n’offrait rien de fastueux : trois de front, un quatrième devant, c’étaient de minables haridelles, tout engourdies, dont les crinières, par-dessus leurs colliers de bois, retombaient sur des épaules sabrées par le fouet. Le cocher les réveilla durement ; ses hua ! hua ! farouches ponctuèrent le claquement de la mèche et le vacarme des grelots. Nous montâmes une côte boueuse entre des masures et des fabriques. Notre omnibus croisait des bœufs qui s’en revenaient du marché, jaunes de poil, avec des cornes vastes, un corsage lustré, une mine affable comme l’ont nos Parthenais ; ils tiraient des chariots primitifs portés sur des roues en bois, basses, massives, presque pleines, semblables à celles d’un plaustrum roman.

Nous atteignîmes une place encombrée de charrettes et de diligences comiques dans l’étroitesse de leur coffre suranné. Le premier épisode dont j’eus le spectacle à l’entrée de Compostelle fut un rassemblement près d’une femme assise au bord de la chaussée et retenant par la queue deux petits porcs qui s’échappaient. Les porcs s’égosillaient, la femme, rouge de fureur, criait, et les spectateurs poussaient des rires gutturaux.

La voiture, au trot plus vif de ses quatre chevaux, pénétra dans une rue si peu large qu’un prêtre corpulent, pour ne pas être écrasé à notre passage, dut s’abriter sous l’auvent d’une zapateria.

Ces rencontres liminaires ne semblaient rien présager de mystique. Leur bonhomie ajoutait pourtant à mon émotion d’arriver en cette ville autrefois si grande, la plus auguste de toutes les villes après Jérusalem et Rome, celle où devait s’accomplir terrestrement l’attente du prophète :

« La gloire de Dieu s’est levée sur toi... Les îles m’attendent et les navires de la mer, pour que j’amène tes fils de loin. Lève tes yeux et vois : ton cœur se dilatera quand tu verras venir à toi les multitudes et la force des nations. Ceux de Saba t’apporteront l’or et l’encens, je glorifierai la maison de ma majesté. Les fils des pèlerins bâtiront tes murs, les rois te serviront, les portes ne seront closes ni jour ni nuit, et tous les justes seront ton peuple. »

 

 

 

II

 

 

Si les gens de Compostelle étaient curieux comme des Français, la venue d’un pèlerin leur ferait quelque impression ; car c’est presque un phénomène. Pourquoi ce dépérissement d’un pèlerinage qui demeura, tant de siècles, le rendez-vous de la chrétienté ? Les indigènes, avec leur fond d’indolence, ne s’en tourmentent guère ; même, chaque fois que j’interrogeai sur ce déclin les érudits du lieu, leurs explications restèrent vagues, ils se dérobaient ; je touchais un point humiliant. Depuis, j’ai coordonné les causes d’une décadence triste entre toutes, la décadence ici-bas d’un saint. Le sentiment que j’en avais insinua dans mon séjour une sourde mélancolie. Mais aussi, à mon arrivée, je fus d’autant plus impatient d’aller au tombeau de l’Apôtre, pour ceux qui n’y vont plus.

Dès la porte de l’hôtel, un petit drôle, d’un air décidé, me proposa d’être mon guide ; pieds nus, tête rase, de physionomie babouine, moricaud, il agitait en marchant les manches effrangées d’une veste dont le jaune terreux me fit penser à certaines robes des moines de Zurbaran. Il me demanda si j’étais Anglais : « Son buenito Inglès », ajouta-t-il finement, les yeux levés sur moi. Quand j’eus répondu : « Francès », il devint songeur ; ce nom ne lui promettait rien.

Nous suivîmes une rue montante, pavée de minces dalles bombées, douces sous les pas comme le dallage d’un patio. Malgré le soleil qui la prenait en écharpe, les ombres des recoins gardaient une austérité claustrale. Contre des fenêtres à croisillons saillaient, plus rares qu’ailleurs, d’étroits miradores peints en noir, funèbres en dépit de leurs stores éclatants. Mais je m’attendais à une ville du Moyen Âge et je n’apercevais que des maisons du dix-huitième siècle, une rue de province, grise, confinée comme celles de Saint-Malo.

La foule retint davantage mon attention : des campessinas, hautes et massives, nu-pieds, leur natte sur le dos, passaient, la tête droite, chargée d’une corbeille de pommes, et balançant d’une allure lente leurs mains hâlées. Des paysans, d’aspect montagnard, le sombrero rabattu sur les yeux, menaient par la bride de petits mulets noirs au poil brillant. Des bourgeoises, en mantille et en robe brune, s’arrêtaient dans des boutiques basses, resserrées, d’où se mélangeaient au dehors des odeurs de toile écrue, d’épices et de chocolat. Je rencontrai beaucoup de prêtres : ils allaient d’un pas nonchalant, leur manteau sur l’épaule gauche, montrant la plupart des faces rubicondes, opimes, plus opimes sous les bords trop courts de leur chapeau rond. Ils paraissaient jovials, bons enfants, familiers avec le peuple, sans que cette simplicité ôtât rien au respect.

À l’angle d’un carrefour, un piano mécanique faisait claquer ses marteaux vulgaires. Nous étions proches de l’endroit dit Preguntoiro, parce que les pèlerins hésitants s’informaient là de quel côté ils trouveraient la cathédrale.

Je ne l’avais pas encore entrevue ; seulement, j’entendis, à la tour de l’horloge, sonner trois heures. Les coups tintèrent, par-dessus les toits, d’un son informe, tant il était grave, comme le branle poussif d’un énorme gong engourdi sous les siècles. je songeai au glas des deux cloches de Sens qui semblent les deux gongs du Jugement dernier.

Nous tournâmes sur une place peu ample où le buste de Cervantès, vis-à-vis d’une maison à arcades, se mire dans la vasque d’une fontaine, et, tout près, sur la place del Paraïso, je découvris, à droite, la façade pompeuse du Séminaire, à gauche, une des portes de la basilique, la Puerta de la Abazacheria. Des marchands y tenaient jadis commerce de jais. À présent, elle n’est plus avoisinée que de pauvres échoppes ouvertes, certains jours, pour la vente des cierges et des ex-voto.

Cette porte m’attrista : le XVIIIe siècle l’a dénaturée. Les deux cintres qui couronnent ses quatre vantaux sont flanqués de colonnes doriques ; au-dessus d’elles monte un second corps de colonnes ioniennes encastrant des fenêtres à frontons semi-circulaires, des mascarons, des rinceaux, une statue de la Foi debout sur un pilastre ; leur faite s’achève en urnes sépulcrales, en obélisques. Au centre et plus haut, un fronton ambitieux se décore de fleurons taillés comme des rois d’échecs. Que vient faire, au sommet d’une telle architecture, saint Jacques, humble pèlerin, levant en sa main droite un bourdon auquel pend une calebasse ? Ce pan de muraille ne semble point adhérer à l’édifice ; il se dresse à la façon d’un décor contre les frises d’un théâtre. Il me causa une impression aussi déplaisante qu’à l’introït d’une messe en grégorien un air de bravoure empanaché de vocalises.

J’entrai, je me trouvai dans le bras gauche du long transept. Je vis, sur un tombeau, une statue d’archevêque, et, en retrait, d’obscures chapelles. À la nudité svelte des piliers, à la courbure romane des voûtes, j’eus l’illusion d’une église de France ; je pus dire tout bas sans mensonge : Seigneur, j’aime la beauté de votre maison et le lieu qu’habite votre gloire.

La gloire du Seigneur descendait en rais obliques, par les fenêtres d’une lanterne, devant la Capilla mayor, sur la grille dont les verges étincelantes se tendaient comme les cordes d’une harpe.

Une barrière double réserve aux chanoines et aux officiants le passage entre le chœur et les degrés du maître-autel. Sous celui-ci est creusée la crypte où l’on garde la châsse du saint.

Je m’agenouillai contre la grille, près de l’une des chaires de bronze, des ambons ciselés au flanc du pilier, l’un du côté de l’Épître, l’autre de l’Évangile. Quelle que fût ma volonté de prier, mon émotion d’abord s’émoussa en présence du faste barbare qui assiégeait mes yeux.

Par devant le maître-autel pendent trois lampes, dont l’une, surtout, énorme, ventrue, encroûtée de lames d’or ; de lourds candélabres d’argent s’alignent sur le tapis ; le bas de l’autel est simple, figurant l’extérieur d’une châsse ; de menues arcatures associées en forme d’m, trois à trois ; mais le retable, sous les cierges, avec les bosselages de ses argenteries, pétille de feux dorés. La statue peinte de Saint Jacques, assise sur un trône, coiffée d’un nimbe d’argent, paraît celle d’un empereur d’Asie recevant l’hommage de ses sujets. Un sourire béat est incrusté dans ses prunelles de pierre et sa barbe châtain. Ses épaules sont couvertes d’un collet d’argent ; la niche qui l’enclot, la camarin est d’argent aussi. Derrière la coupole de la camarin, un autre Saint Jacques, debout, regarde à ses pieds quatre rois suppliants.

Et ce n’est rien encore ; l’autel, en dépit de sa masse, semble mince sous le dais pyramidal qui l’écrase. Celui-ci tient accroché à ses quatre coins un ange plus grand qu’un homme ; entre les anges, un troisième Saint Jacques parade sur un cheval cabré ; des Génies, des Vertus l’escortent, et de vieux drapeaux déteints, anglais et français, flottent autour de cet arrogant triomphe. À la pointe du baldaquin, touchant presque la voûte, se distinguent le sépulcre et l’étoile, blason de Santiago.

De si emphatiques magnificences excitèrent peu ma dévotion. Je cherchais l’Apôtre de Jésus-Christ et je n’avais en face de moi que le patron des Espagnes ou plutôt de l’Espagne du XVIIIe siècle, portée à exaspérer les images de sa force, parce qu’elle la sentait décroître. Il me fallut fermer les paupières afin de retrouver l’idée du bon Saint Jacques évangélique, de celui qui remet dans leur voie les voyageurs perdus, rompt les chaînes des captifs, réconforte les pauvres et les désespérés, l’Exorateur dont les suffrages abrègent l’expiation des fautes et ouvrent aux pénitents les portes du Royaume, le Saint jubilaire que je venais invoquer...

Je me relevai et fis le tour de la profonde abside. La plupart de ses chapelles enferment des tombeaux. Elles furent, toujours au XVIIIe siècle, restaurées dans le style de Borromini, de Chiruguerra. Les archevêques de Compostelle, trop riches et comblés, pour la basilique, de donations, appliquèrent leurs libéralités à des embellissements déplorables. Une des chapelles reste dénommée la chapelle du roi de France. Louis XI la dota d’une rente destinée à trois chapelains qui devaient y dire la messe. Les prêtres pèlerins la disent dans la chapelle de Saint-Bartolomé ; seuls, les chanoines de Santiago et les évêques ont le privilège de célébrer sur l’autel de la Capilla mayor.

En revenant vers le transept, je passai devant une très ancienne Maria Salomé, statue byzantine joufflue, coloriée en rose. De là, je considérai le chœur du chapitre au milieu de la grande nef, son lutrin massif, les tuyaux de ses deux orgues. La stabilité des chanoines de Santiago reluit dans l’opulence de leurs stalles ; elles ont l’air de participer à la quiétude de ceux qui s’y assoient pour chanter l’office.

Il allait commencer bientôt. Des cloches, gaîment, préludaient, une grave, alternant à coups rapides avec une autre au son clair, et on eût dit les tinterelles d’un troupeau de chèvres, quand elles redescendent, le soir, des montagnes. Un va-et-vient se faisait autour de la sacristie vaste comme une église et somptueuse. Sa porte entrebâillée me laissa voir des prêtres appuyés contre une crédence, les bras croisés, fumant des cigarettes. Les chanoines arrivaient, presque tous grands et de noble mine dans leur manteau que signe la croix rouge des chevaliers de Saint-Jacques.

Leur cortège défila, lorsqu’ils se rendirent au chœur, précédé d’acolytes et du pincerna, l’analogue de notre Suisse, mais glabre, les cheveux noués en chignon, les épaules ornées d’une sorte de dalmatique, un bâton doré à la main. Ils marchaient avec une vivacité d’allure peu solennelle, expéditive.

Leur prestesse à lire les Psaumes ne m’étonna guère ; j’avais suivi à Barcelone, à Tarragone, l’office d’autres chanoines espagnols. L’orgue coupait de motifs guillerets la psalmodie. À une leçon, lue par un enfant de chœur d’une voix grêle, répondit un Amen robuste et gras ; puis il y eut un silence de méditation.

je m’éloignai vers le bas de la grande nef. Une vieille femme, seule derrière un pilier, affaissée dans une robe de bure, récitait tout haut son chapelet. Non loin, les volets d’un confessionnal étaient ouverts ; un jeune couple s’y présenta ; le mari passa le premier ; il se confessa debout, appuyé contre l’épaule du prêtre, qui le tenait embrassé comme un père indulgent son fils prodigue. Sa femme, à deux pas de lui, ne pouvait moins faire que d’entendre. L’ingénuité familière des mœurs catholiques, en Espagne, est une des choses dont je fus le plus saisi. Chez nous, même dans les ménages les plus chrétiens, ne trouverait-on pas bizarre et indélicat qu’une femme vînt s’immiscer à la confession de son mari, et, plus encore, lui à celle de sa femme ?

Je longeai la clôture du chœur jusqu’au mur du jubé. Un Calvaire le surmonte, près duquel je fis une station : le Crucifié s’affaisse du côté droit vers sa Mère, comme s’il allait se détacher de la Croix ; le long de son cou et de sa poitrine est peinte une traînée de sang. Sur un autel, au-dessous, je vénérai la Virgen de la Soledad, la Vierge de la Solitude, Notre-Dame des Sept-Douleurs. Un manteau de velours raide, brodé de couronnes d’or qui s’entrelacent, l’enserre de la tête aux pieds ; on n’aperçoit que ses mains croisées soutenant un cœur où se rejoignent les pointes des sept glaives dont les poignées rayonnent, et son visage de cire étiré, des paupières à grands cils battues par le chagrin, une bouche meurtrie de reine en deuil ; elle a l’ovale émacié de certaines señoras castillanes, une expression de miséricorde extatique, comme Notre-Dame de la Victoire, à Séville, si belle avec ses cheveux défaits, pâmée d’un saint amour, parmi les lances ardentes d’innombrables cierges !

Autrefois, les pénitents admis à franchir le seuil de l’église se tenaient derrière le jubé. Peut-être est-ce en mémoire du rite perdu qu’on a mis sur cet autel la Reine des compassions.

Entre le jubé et le portail du fond, la basilique, à l’heure où je la vis, était radieuse, quoique déserte. Le soleil du soir y débordait ; j’entendais les chanoines entonner le Magnificat ; les colonnes de granit montaient en faisceau calme vers les feuillages des chapiteaux, sous les cintres ovales. L’architecture de Compostelle fut inspirée par celle de Saint-Sernin7, et Maître Mathieu, qui mena une partie de l’œuvre, venait de Toulouse. Le roman s’y montre allégé de ses primitives formes trapues ; une colonne, par-devant chaque pilier, s’élance plus haut que les baies du triforium et supporte le bas de la voûte en berceau. La continuité des rondeurs n’exclut pas une aisance toute française de lignes ; elle énonce la béatitude d’âmes simples, dociles, l’absolu humble de leur foi.

Mais la paix de cet art chrétien s’achève dans la Puerta de la Gloria, porche sculpté sous le portail, que Maître Mathieu mit vingt ans à exécuter 8.

C’est une vision du Jugement où Saint Jacques siège au-dessous de Jésus-Christ, sur la colonne qui soutient, de même qu’à Vézelay, le centre du tympan. Je ne sais si, nulle part, le Moyen Âge a figuré avec plus d’ampleur et de tranquille harmonie l’allégresse des élus superposée à l’attente des justes et à la douleur des damnés. Cette merveille m’emplit d’une telle joie que je la contemplai dans un ravissement un peu confus et remis à plus tard d’en explorer les détails.

Je sortis un moment de la cathédrale par la porte du cloître. Il est spacieux, imposant ; mais je trouvai moroses et nues les ogives flamboyantes de ses arceaux ; je resongeais aux cloîtres de Tarragone et de Barcelone, à ce dernier surtout, à ses chapelles, à son jardin, à la vasque moussue de son jet d’eau et jusqu’à ses oies accompagnant de leur cri naïf les ronflements de l’orgue et les voix des prêtres. Je revoyais l’une des chapelles qui enferme un Christ enjuponné de soie, marqué de plaies aux genoux, cloué sur une plaque de cuivre ; une femme jeune et triste, pendant que je me reposais là, était venue s’agenouiller contre la grille ; j’ai rarement vu prier comme elle priait. Ses lèvres remuaient peu, mais ses yeux, s’adressant au Christ, disaient : « Ce que je demande, il faut que cela soit. » Par instants, elle saisissait les barreaux à deux mains, semblait vouloir les arracher ; puis son front s’inclina, elle pleura silencieusement. Sans savoir ce qu’elle implorait, j’ajoutai ma chétive prière à la sienne, dont l’ardeur me bouleversait.

Ici, personne le long des murs grisâtres, pas même un mendiant, pas même, comme à Tarragone, ce chat maigre qui miaulait vers moi. Le patio bitumé ne laisse percer aucun brin d’herbe ; dans un coin s’allongent des dalles funèbres, les sépultures des chanoines. Parmi eux repose Don Lopez Ferreiro : il écrivit, en dix volumes, une érudite histoire de l’Église de Compostelle et mourut avant de l’avoir finie.

Les salles du chapitre s’ouvrent au fond du couloir, derrière ces tombes. Chaque fois que les chanoines s’y rendent, ils foulent en passant leurs frères défunts.

Ainsi les vivants, après les morts, n’ont tous qu’une seule demeure, l’enceinte de la basilique ; ils savent qu’ils dormiront sous les dalles où ils marchent, et cette pensée doit faire plus calme encore leur existence.

Quand vient la procession de la Fête-Dieu et, tous les sept ans, pour le jubilé, on tend le cloître de tapisseries qui, d’habitude, décorent les salles capitulaires. Un bedeau me les y montra. Je me fusse peu douté, à les voir, de leur destination liturgique. Certaines représentent des scènes de bataille, deux armées rangées en demi-cercle, prêtes à se mesurer, dans une plaine jonchée de fleurs opulentes. La plupart ont été faites d’après des cartons de Goya, d’un Goya jeune, étincelant, plus païen que le Goya caricaturiste et satanique, le seul que connaisse le public français. L’une montre, près d’un taureau brun, un torero en veste rose, avec des bas bleuâtres, gaillard insolent de vigueur et de gaîté. Sur une autre, un bourgeois cramoisi s’avance, le menton dans son jabot, et, derrière sa jeune épouse, parée d’un corsage jaune – de ce jaune feu qu’adorait Goya – un galant rit d’une bouche trop sanguine. De tels décors, sur le passage du Corpus et des reliques, se font encenser. Ailleurs, ce serait baroque ; mais le catholicisme espagnol s’incorpore avec une liberté singulière les choses du pays les plus profanes.

Les salles du chapitre logent une bibliothèque riche en vieux livres. Je lus sur le dos d’un in-folio ce titre : JANSENI IN EVANGELIUM. Quoi donc ! me dis-je, le lugubre Jansénius 9 s’introduisit jusqu’en Galice ! Tout au moins resta-t-il enterré dans la bibliothèque des chanoines. L’Espagne n’a point pâti de son faux ascétisme et de ses abstractions meurtrières. Elle n’a eu à subir ni les huguenots, ni les dénicheurs de saints dont l’ironie tua en France tant de bonnes et antiques dévotions. C’est pourquoi elle conserva intacte la familiarité des Sacrements, le réalisme chrétien qui sent vivre autour de nous Jésus, sa Mère, les Anges, les Bienheureux et les Bienheureuses, comme des frères et des sœurs glorieux, secourables à nos besoins, émus de notre amour et même des pauvres honneurs où nous les célébrons.

Seulement, les Espagnols dilatent dans les pompes catholiques leur goût du fastueux et de l’énorme. Le bedeau voulut me faire admirer un prodigieux encensoir, le botafumeiro ; posée à terre, cette urne d’argent lui venait jusqu’à la poitrine. Les jours de grandes fêtes, quatre hommes la portent dans la basilique ; on la hale sous la voûte du transept par une corde enroulée à une poulie ; gorgé de charbons rouges et de grains d’encens, le botafumeiro se balance en face du maître-autel, au-dessus des officiants et du peuple, et envoie le long des nefs un nuage aromatique semblable à celui qui suffoquait les prêtres dans le temple de Salomon.

Avant de quitter les salles du chapitre je m’arrêtai dans l’épaisse embrasure d’une des fenêtres rondes et regardai la place d’Alphonse XII, un des orgueils de Santiago : vis-à-vis, sur cette esplanade correcte et morne, se développait une longue et assez lourde bâtisse à fronton triangulaire, le Palacio consistorial, l’Hôtel de ville.

À sa droite, j’aperçus l’hospice, tous les Saints accueillants rangés sur son gracieux portail, et, entre les deux, une bosse de terres arides, le Monte Pedroso.

Je descendis ensuite sur la place elle-même où donne la maîtresse façade de la basilique, celle de l’Obradoiro. Un tailleur de pierres, lorsqu’elle fut construite (de 1738 à 1747) avait, près de là, ses chantiers. Maintenant encore sonnent dans le voisinage les marteaux d’ouvriers taillant des blocs pour une aile neuve de l’hospice. La façade de l’Obradoiro est le paroxysme des styles borrominesque et churrigueresque. Un double escalier dont les rampes se correspondent en losange compliqué accède à son grand portique que surcharge le plus écrasant des frontons. Celui-ci, pareil à une pièce montée, s’érige entre les deux tours massives. Leur premier corps carré en supporte un second, carré aussi, sur lequel un troisième, de forme ovoïde, étage ses balustres, ses terrasses, ses niches, ses pinacles. Attifée de cette sorte, la cathédrale semble telle qu’une douairière prétentieuse à la perruque entortillée d’aigrettes et de marabouts.

Par bonheur, deux des anciennes portes ont été moins défigurées. La Puerta de las Platerias domine une place étroite ornée d’une fontaine. Les cintres de son double porche se répètent, au-dessus, en arcs symétriques d’une belle gravité romane. Toutefois, la pluie, avec les siècles et le soleil, a quelque peu mangé les sculptures de la frise et des tympans. Un simple villageois picard, Guillaume Manier, dans la relation de son pèlerinage écrite en 1736, note qu’il trouva sculptée sur ce porche « certaine femme debout tenant dans ses mains la tête repoussante de son séducteur. Le mari qui a coupé cette tête force sa femme à l’embrasser deux fois par jour. » Pour ma part, je n’ai pas reconnu ce motif bien espagnol, non moins atroce qu’édifiant.

La Puerta Santa, la porte des Pardons, ne s’ouvre que les années saintes, celles où le 25 juillet, fête de Saint Jacques, revient un dimanche. Douze prophètes à gauche, douze apôtres à droite, statues frustes, courtaudes, serrées, comme dans une gangue, dans leur manteau de pierre, méditent aux flancs d’une grille que surmonte Saint Jacques, le chef ombragé d’un chapeau à panache, et incliné d’un air miséricordieux vers le pèlerin toujours attendu ; ses disciples, Saint Théodore et Saint Athanase, petits comme des enfants, dans des niches étroites, lui font cortège. Derrière la grille un mur de torchis barre la Puerta Santa.

Lorsqu’a tinté l’heure de l’ouvrir, le 31 décembre au soir, l’archevêque s’y rend en procession avec son clergé, son peuple, et les pèlerins venus à pied de toute la Galice. Un prêtre enveloppé du pluvial porte sur un plateau d’argent, pour abattre le mur, un marteau doré. L’archevêque prend le marteau et en frappe un premier coup pendant qu’il chante le verset : Aperite mihi portas justitiae... Ce heurt du marteau représente l’absolution du prêtre et les oraisons des Saints rompant le mur invisible qui retient au seuil du Paradis les âmes contrites. L’archevêque redouble ses coups plus fort ; quand le mur s’est abattu, la maîtrise lance à pleines voix le psaume : Jubilate Deo omnis terra... Des prêtres en chasubles lavent les jambages de la porte ; l’archevêque à genoux entonne le Te Deum et l’on rentre triomphalement dans la basilique où des vêpres très solennelles sont chantées.

J’y rentrai moi-même, peu avant que l’office eût pris fin. À six heures, les luminaires du Salut étant soufflés, je fus introduit par le sacristain dans la Capilla mayor ; je pus voir de près le maître-autel, son dessus de marbre taillé d’un seul morceau, ses reliefs d’argent et son baldaquin dont les archanges, au crépuscule, devenaient gigantesques. Le sacristain, homme d’une figure épaisse avec des tons de pampre rougi, en touchant les candélabres, le trône de Saint Jacques, sa calebasse, me répétait chaque fois : Plata plata. Ses yeux brillaient d’une jouissance orgueilleuse au contact de ces richesses, comme s’il les croyait siennes à force de les avoir palpées et fait reluire.

Je montai à l’intérieur de la chambre qui couronne de sa coupole la statue du Saint. On a buriné sur son collet des canons, des étendards, des épées, des casques ; l’Espagne guerrière s’est magnifiée dans les splendeurs de son patron. Une coutume veut que les pèlerins baisent le collet précieux. Je m’y conformai, sans ardeur, je dois l’avouer. Ce que j’aurais voulu voir, c’était la crypte et la châsse ; mais impatient de fermer l’église, le sacristain remuait ses clefs et je remis au lendemain.

En somme, je conclus ma visite, mécontent d’être si tiède envers Saint Jacques et comprenant très bien pourquoi je l’étais. J’avais besoin, pour prier librement dans sa basilique, d’éliminer les impressions extérieures, les bizarreries locales de son culte et d’atteindre l’intimité surnaturelle de sa présence.

À la nuit close, je me promenai par la ville, dans l’incertain des rues obscures. Les fumées des toits rendaient une odeur de sarments brûlés analogue à celle de l’encens. Sous les arcades de la rua del Villar il y avait plus de foule qu’en plein jour. Les voix des passants se heurtaient comme les dominos que brouillaient les joueurs sur les tables des cafés. Une bande de lavandières rentrait de sa journée ; l’une d’elles, frappant ses mains l’une contre l’autre, clamait d’une gorge abrupte une chanson que les autres continuaient et, toutes ensemble, elles poussaient une note étrangement vibrante, prolongée.

Des prêtres circulaient en groupes ; sur la plaza de Cervantès, les servantes, autour de la fontaine, attendaient en jasant que leurs cruches fussent emplies.

Je m’avançai jusqu’à la place del Paraïso, où je me retrouvai entre le séminaire et la cathédrale. Les deux monuments alourdissaient de leur emphase la mélancolie de ce lieu désert. On l’aurait cru préparé jadis pour des rois qui n’y viendront plus. La lune, sous des vapeurs lentes montées de l’Océan, luisait ainsi qu’une veilleuse sous un verre dépoli ; elle drapait d’une couleur de bure le jaune enfumé des façades et les deux Saint Jacques dressés vis-à-vis.

Une femme traversa, descendant vers le faubourg et menant une petite fille par la main, Elle était grande, de puissante carrure, mais vêtue misérablement. En me joignant, elle me demanda l’aumône ; je voulus savoir ce qu’elle faisait pour vivre. Elle me dit qu’elle rempaillait des chaises ; son mari, mort depuis six mois, l’avait laissée avec quatre enfants, dont l’aînée l’accompagnait. Celle-ci montrait une mine douce et chétive ; ses cheveux, partagés en bandeaux, semblaient pâles comme du lin : « Elle a dix ans, fit sa mère.

– Es pequeña, lui répondis-je.

– « Pequeña », reprit-elle en écho, et ce mot, sur la place vide eut une résonance indicible.

Je les regardai s’en aller, disparaître sous les ténèbres d’un passage voûté. La rencontre de cette pauvresse acheva, dans une paix mystérieuse, mon premier soir à Santiago.

 

 

 

III

 

 

En France, lorsqu’un étranger pénètre, à l’heure d’un office, dans une église de province, les têtes se retournent, on le toise, on l’épluche. Dans la basilique de Compostelle, le lendemain de mon arrivée, je vins à la chapelle de la Soledad, au moment où une messe commençait ; personne, parmi l’assistance, n’eut l’air de s’apercevoir qu’un inconnu était là.

J’aime la façon primitive dont les Espagnols entendent la messe, agenouillés, les uns sur les dalles 10, les autres sur le tapis du sanctuaire. Chez nous, on sent mal l’indécence de se prélasser sur une chaise, jusqu’à la Consécration et après.

Les femmes, aussi bien que les hommes, se pressaient autour du prêtre, quelques-unes détenaient les marches de l’autel, et les mantilles des bourgeoises frôlaient sans morgue les mouchoirs fanés des mendiantes. Associés plus intimement aux rites, les fidèles soutiennent ainsi une ferveur plus sérieuse. Entre l’ostension de l’Hostie et le Pater, je remarquai une vieille qui, regardant le prêtre officier les bras en croix, adorait elle-même, les bras étendus. À la communion, presque tout le monde reçut le Sacrement. Mais ici, comme ailleurs en Espagne, les catholiques mangent le Pain céleste sans paraître plus recueillis qu’à tout autre instant du Sacrifice. C’est pour beaucoup une nourriture quotidienne à demi confondue avec la circulation inconsciente de leur vie.

Le prêtre, sa messe terminée, dépouilla ses ornements dans la chapelle, sur la crédence où il s’en était revêtu ; il murmura, au pied du tabernacle, son chapeau et son parapluie à la main, une brève action de grâces, et s’en fut ensuite, devant la Capilla mayor, prier cinq minutes.

La crypte, que j’avais le désir de vénérer, était ouverte. Quelques marches s’enfoncent vers un boyau exigu comme le couloir d’une cave ; une basse arcade romane, portée sur deux fûts de granit, couvre un petit autel où la châsse est posée entre deux cierges. La châsse est simple : des personnages évangéliques, avec Jésus au centre, sont gravés sous les arcatures de ses flancs. Un prêtre vieux, obèse et myope célébrait ; il lisait les oremus, le nez collé contre le missel ; le clergeon l’éclairait d’une bougie et lui soufflait une partie des mots. Trois femmes à genoux obstruaient le couloir ; je me tins derrière elles, et, dans ce réduit de catacombe, je sentis la réelle présence du Saint.

J’avais devant moi les ossements d’un Apôtre, d’un homme qui vit et toucha le Fils de Dieu. La mémoire des chrétiens innombrables venus de toute la terre à son sépulcre n’était point absente de l’émotion que j’éprouvais. Mais la distance des temps me semblait, entre mon âme et le Saint, plutôt un obstacle. Je voulais abolir les générations, m’approcher de ses restes, comme s’ils eussent habité d’hier son tombeau, afin de mieux attirer en ma substance la vertu qu’enferment ses reliques. Le goût de la mort n’avait aucune part à ce sentiment. Nulle crypte, pas même celle de Saint Savinien à Sens, où l’autel est fait de la dalle qui absorba le sang du martyr – et elle en demeure, après seize siècles, poisseuse, imbue d’une traînée brune – ne m’a révélé davantage le fond de la parole : Soyez enseveli avec le Christ, si vous voulez ressusciter avec Lui. L’attente d’une résurrection me pénétrait, la certitude qu’en s’humiliant dans les ombres de la pénitence, on mérite la Lumière perpétuelle.

À Ars, trois jours de solitude en face du Bienheureux m’avaient fortifié par la honte de ma mollesse. Auprès de Saint Jacques, je cherchais avant tout la surabondance de la foi. Oui, croire autant que les Disciples croyaient, eux qui avaient reçu de la bouche du Seigneur les promesses ; suivre en ce monde son pèlerinage simplement, droitement, les yeux tendus vers les Tabernacles du ciel. Mais vous savez, ô grand Apôtre, combien souvent ma volonté défaille. Mon désir s’élance en haut ; puis des périodes de langueur le dissipent parmi des joies creuses. À quoi tient cette misère, sinon à la pauvreté de ma foi ? Accroissez-la, vous qui pouviez dire aux paralytiques : « Levez-vous ! » aux démons : « Allez-vous-en ! »

Faites ma pensée plus nette, plus humble et forte ; que, si j’écris, ma plume appuie comme la pointe d’un burin sur une lame de bronze pour graver à chaque ligne le nom du Dieu vivant. Que je veuille sa gloire et non la mienne. Qu’il se serve de moi, grossier échelon, afin que d’autres s’élèvent à Lui !

Brisez la dureté de mon cœur, vous à qui Jésus disait : « Mes petits enfants, aimez-vous comme je vous ai aimés. » Jusqu’ici, j’ai eu si peu compassion du Sauveur que vous avez vu mourir ! J’ai fait si peu pour mes frères !

Que tous mes pas sonnent sur le roc de l’infaillible Église. Préservez-moi des fosses où je pourrais tomber. Qui peut dire avant son dernier souffle : « Je suis sauvé » ? Et mes fautes, les aurai-je assez connues, comprises ? Mon repentir, jusqu’à la fin, suffira-t-il ?

Votre aide, bon Saint Jacques, m’est bien nécessaire. Surtout, quand ce sera le moment de mon agonie, que je puisse me tourner vers vous ; prenez en pitié le pèlerin qui vous supplie à cette heure. Si trop de confusion m’accable devant mon Juge, levez-vous, tendez-moi la main. Satan ne me la fera pas lâcher. Rendez-moi propice la Mère de mon Dieu ; elle non plus ne m’oubliera point ; car nul jour n’aura commencé ni fini sans qu’elle m’entende lui répéter : Priez pour nous.

Mais ce n’est pas de moi seul que je viens vous parler. Je sais tant d’âmes chères engourdies dans la mort. Il faut que vous les ressuscitiez. Les nations aussi ont besoin de vous. L’Espagne, votre solide héritage, vous la laisserez-vous arracher ? Et la France, si longtemps vôtre, quoiqu’elle vous néglige, permettrez-vous à des impies de dévorer jusqu’au bout son peuple comme du pain ? Ralliez sous votre oriflamme, contre les Infidèles, la chrétienté meurtrie. Avec Saint Michel Archange, il en est temps, culbutez le Dragon !

Les restes de l’Apôtre ne constituent pas tout le trésor de la cathédrale. Une chapelle entière est réservée aux autres reliques. En remontant de la crypte je la visitai. Un chanoine au teint jaune, à qui des lunettes noires sur des paupières bouffies prêtaient un profil maussade, ouvrit avec mystère les quatre serrures de la porte gothique. L’autel du fond soutient sur son retable des étages de niches et de cases dorées ; les reliquaires se superposent entre des statuettes vieillottes et ternies. Une image de Saint Jacques tient dans une boîte d’or une dent du Saint, donnée à l’église de Compostelle par Geoffroy Coquard, citoyen de Paris.

Un des objets les plus vénérables que l’on conserve dans la chapelle est la tête de Saint Jacques le Mineur, premier évêque de Jérusalem, auteur de l’Épître qui figure dans les Livres canoniques après celles de Saint Paul. Ce Saint Jacques fut un ascète d’une austérité violente. Il priait, dit Saint Jérôme, agenouillé, si longuement que ses genoux s étaient durcis d’une corne « semblable à celle des chameaux ». Son martyre eut une sorte de magnificence théâtrale : on le traîna sur le pinacle du temple ; le grand-prêtre le somma de nier solennellement Jésus-Christ ; à la face des Juifs qui aboyaient en bas, il vociféra que Jésus-Christ était le Fils de Dieu ; on le précipita sur le sol, et là, les jambes rompues, il tendait encore ses mains vers le ciel en criant : « Seigneur, pardonnez, car ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. » Son chef fut apporté de Jérusalem au temps de la première croisade. Une reine d’Aragon, la terrible Dona Urraca, l’offrit à l’évêque Diego Gelmirez ; il alla, pieds nus, au devant de la « santa cabeza », et la multitude qui l’accompagnait pleurait de joie. Les jours de procession, on mène cette relique à travers la ville dans une châsse de cristal ornée aux quatre coins d’une lanterne d’argent finement ouvragée.

À droite de l’autel, la Custodia d’Antonio de Arfe hérisse ses orfèvreries massives ; c’est une sorte d’ostensoir affectant la forme d’un clocher pyramidal à quatre corps. Un ange debout sous un arc de triomphe présente la custode où s’enferme l’Hostie. Des clochetons en fuseaux surmontés de figurines et l’ensemble pesant de cette pièce trahissent ses origines germaniques. Au XVIe siècle déjà, l’intrusion d’artistes allemands, flamands ou italiens, aux gages de la Maison d’Autriche, prépara l’amalgame des styles, l’extravagance ornementale dont l’art espagnol ne sut ensuite se corriger.

Il a maintenu pourtant sa sévérité native dans un genre de sculptures, celle des tombeaux. J’ai vu à Madrid, sous le cloître de l’Atocha, basilique qu’on réédifie, les monuments de Sagasta, de Canovas, du Maréchal Prim ; leurs statues funèbres m’ont frappé par le naturel autant que par la vigueur des formes. La chapelle des reliques, à Santiago, loge, depuis le Moyen Âge, les tombes de trois rois et de deux reines couchés à la file au creux de la muraille. Les rois s’apparentent dans un type hautain et pieux d’hidalgo maigre, la barbe en pointe ; l’un d’eux laisse pendre par dessus sa poitrine de marbre une main effilée toute noire. Le dernier sépulcre, à gauche de l’autel, expose l’effigie de Jeanne de Castro ; Pierre le Cruel, roi de Castille, la prit pour favorite, – avant la trop fameuse Maria Padilla – ; il l’épousa et, vingt-quatre heures après, l’abandonna. Son visage est jeune, mais rigide ; elle repose, les paumes jointes, engainée dans une robe à plis roides.

Au moment où je la considérais, un visiteur entra, un prêtre épanoui, loquace ; je le crus Espagnol, car il parlait la langue avec volubilité. Je devais, plus tard, en quittant Compostelle, le retrouver comme compagnon de voyage : c’était un curé de Pau, M. l’abbé Dubarrat, le seul Français qui se soit offert le long de mes détours à travers les Espagnes et dans cette Galice où la plus belle route, la voie romaine restaurée, s’appelait et s’appelle encore « le chemin royal de France ! ».

Le pèlerin entrevu ramena mes réflexions à ce fait douloureux, le déclin du pèlerinage. Pour compléter le peu que je savais sur le pèlerinage lui-même, au sortir de la cathédrale, je me rendis à la bibliothèque de l’Université. Le bibliothécaire, un ecclésiastique, me vint, de son mieux, en aide. Je m’enfonçai d’abord dans le premier tome du chanoine Don Lopez Ferreiro.

Il s’est évertué, au début de son ouvrage, à réfuter Mgr Duchesne, lequel a mis en doute cavalièrement l’apostolat de Saint Jacques et sa sépulture en Galice. Pour moi, qui arrivais de la crypte où l’Église nous certifie authentiques les os de l’Apôtre, la thèse de Duchesne me froissa, sans d’ailleurs m’ébranler. Son article11 est bien une thèse, attendu qu’un parti pris de négation l’induit à ployer les textes dans le sens de ses arguments. Il écarte même une phrase de Saint Jérôme, assez probante, quoiqu’il en pense.

Saint Jérôme, en son commentaire sur Isaïe, dit « que Jésus appela des pêcheurs, occupés à raccommoder leurs filets, pour faire d’eux des pêcheurs d’hommes qui, de Jérusalem jusqu’en Illyrie et en Espagne, prêcheraient l’Évangile ». Selon Duchesne, il n’a voulu « qu’opposer à l’humble métier d’abord exercé par les disciples les plus difficiles conquêtes de leur apostolat ». Cependant, est-ce à l’aventure que Saint Jérôme nomme l’Illyrie et l’Espagne ? Duchesne le reconnaît : l’Illyrie fait allusion nettement à Saint Paul ; celui-ci ne fut pas un des premiers disciples, mais, avant tout autre, pénétra dans cette région barbare ; alors, pourquoi l’Espagne ne désignerait-elle pas aussi nettement le fils de Zébédée, le pêcheur qui, avec Jean, raccommodait ses filets ?

Saint Jérôme éliminé, il est facile à Mgr Duchesne, érudit sagace et pointu, de démontrer que les auteurs chrétiens, les Espagnols eux-mêmes, ont passé sous silence la venue de Saint Jacques. Le plus ancien témoignage écrit date, à son jugement, de la fin du VIe siècle ; il sort d’un catalogue byzantin auquel l’historien dénie toute valeur, parce qu’il s’inspire « de traditions ecclésiastiques et de pièces apocryphes ». Et, en effet, si les évènements postérieurs n’avaient pas apporté leurs coïncidences, ce texte serait négligeable. Mais, lorsqu’on trouve au bas d’une ancienne muraille en partie debout une cheville de bois et que, dans la muraille, un trou subsiste où la cheville entre exactement, on peut conclure sans trop d’audace qu’elle y tenait et qu’elle en est tombée. De même, le document du catalogue prend une portée comme débris d’une tradition rompue sur un large espace, à la suite de secousses mal expliquées 12, mais qu’il faut bien supposer reconstruite au IXe siècle, quand se fit en Galice la révélation du corps de l’Apôtre.

Autrement, voilà un fait sans racines, inintelligible. « Pourquoi, conclut sur ce point Duchesne, le tombeau galicien a-t-il été considéré comme celui de Saint Jacques ? Il n’y a pas de réponse. Il faut s’en tenir au témoignage des anges, attesté par des documents bien tardifs, bien peu explicites, ou se résigner à l’ignorance. »

Et, sur ce tombeau lui-même, sa conclusion n’est pas moins dubitative : « Pourquoi crut-on que le tombeau romain était celui de Saint Jacques ? Nous n’en savons rien. L’autorité ecclésiastique intervint ; on peut croire qu’elle ne se détermina que sur des indices graves, à son estimation. Ces indices ne nous ayant pas été transmis, nous n’avons pas à les apprécier ; les connaîtrions-nous qu’ils échapperaient peut-être à notre compétence. »

Donc, à croire Mgr Duchesne, la châsse de la crypte pourrait aussi bien contenir la carcasse d’un vague mécréant que les reliques d’un Bienheureux. La note qu’il ajoute sur la bulle où Léon XIII a proclamé si fortement l’authenticité du Corps Saint ne modifie point l’essence de son opinion.

Ses incertitudes de savant laissèrent intactes mes convictions de pèlerin. Sa façon de raisonner me sembla même superficielle. J’admets que l’historien catholique ne se résigne plus à être, comme il le fut trop souvent au dernier siècle, un panégyriste déclamatoire négligeant les preuves et les sources. Mais est-il un véritable historien celui qui ne se propose pas d’ajuster à la nature exacte des faits l’interprétation qu’il en donne ? Dans l’histoire de l’Église, le surnaturel est la moelle des évènements ; si on l’ôte, on ne tient plus entre ses doigts que des os vides. D’autre part, toute l’histoire ne réside pas dans les monuments écrits ; les traditions ecclésiastiques, outre leur sainteté, ont une importance documentaire, lorsqu’elles expliquent ou confirment des épisodes sans elles peu explicables. Enfin, j’ai peine à imaginer par quelle souplesse de dédoublement un prêtre, qui tous les matins consacre sa messe une fois dite, gagne son cabinet de travail, se met à écrire sur un Saint, sur un membre de Jésus-Christ, et ne veut rien savoir de tout le miraculeux qu’il y eut en sa vie, après sa mort.

À l’égard de Saint Jacques, le miracle seul peut éclaircir la découverte de son tombeau. Si l’Église la tint pour vraie, elle ne se fia certainement pas au simple témoignage de l’évêque Théodomir et des gens d’Iria Flavia. Autour des reliques se multiplièrent des signes éclatants. Un contemporain, Walafrid Strabo, mort vers 849, en consigna la mémoire dans un distique latin qu’on a gardé.

Mais déjà, trois ans plus tôt, à la bataille de Clavijo, l’Apôtre s’était manifesté comme le patron des Espagnes. Il apparut « monté sur un cheval blanc et armé d’armes entreluisantes, portant un étendard blanc ayant une croix rouge, et avec son bourdon bataillant contre les Sarrazins leur donna une telle épouvante que tournés en fuite, furent la plupart occis 13 ». L’armée victorieuse lui promit, après chaque conquête, « une part de chevalier, quand on partirait le butin ». Dès lors, Sant’Iago devient le cri de guerre des Espagnols, Saint Jacques est le Matamoros, le « Baron 14 » chrétien.

La France prétendit avoir presque devancé l’Espagne dans cette dévotion pour l’Apôtre. Une légende représente Charlemagne, « studieux de l’astrologie », apercevant au ciel le chemin de Saint Jacques, « un nombre infini d’étoiles, étendues et suivantes les unes les autres, qui semblaient tendre entre France et Aquitaine et parvenaient jusqu’au royaume de Galice ».

L’Apôtre, dans un songe, lui enjoignit de franchir les Pyrénées pour se porter à l’aide du roi Alphonse le Chaste. La chronique de Turpin voulait même que l’empereur fût allé pieusement jusqu’à Compostelle. Une croix, sur un faîte de Pyrénées, s’appela Crux Caroli ; Charlemagne avait prié là, tourné vers la Galice, et les pèlerins, en passant, plantaient à leur tour chacun sa croix. Roncevaux était une de leurs haltes ; ce furent eux qui propagèrent, au retour, la geste de Roland.

L’Islam prit sur l’Apôtre une revanche momentanée. En 997, les Sarrazins d’Al-Manzour mirent Compostelle à sac, dévastèrent et rasèrent l’église ; ils épargnèrent pourtant la crypte où un vieux moine assis, seul, les attendait.

Après l’an 1000 et, plus encore, au XIIe siècle, tant de pèlerins se mirent en route pour le tombeau de Saint Jacques que, tout seul, le mot pèlerin signifiait : celui qui se rend à Compostelle. On ne pouvait guère plus visiter Jérusalem, où les Mahométans saturaient d’avanies les chrétiens qui s’aventuraient, les vendaient à l’encan, s’ils ne les massacraient pas, et les contraignaient à souiller d’excréments le Saint Sépulcre. La Galice, plus proche et pourtant lointaine, consolait de la Palestine ; vers Saint Jacques, les infirmes venaient postuler leur délivrance, les pécheurs l’absolution : Souvent des juges fixaient à des criminels, en remettant une partie de leur peine, cette compensation : le pèlerinage. Aux Saints eux-mêmes, le voyage à Compostelle offrait un des raccourcis par où les rugueux sentiers de ce monde mènent droit au Jardin céleste.

À cause des pèlerins, sur les routes de France et d’Espagne, des ponts furent établis, des hôtelleries construites. Cependant les étapes n’en restaient pas moins hérissées de périls. Les pauvres, s’en allant à pied, sans autre mulet que leur bourdon, s’exposaient à périr de fatigue ou de faim. En Navarre, des paysans sauvages et de mœurs immondes les assaillaient, les battaient, « les chevauchaient comme des ânes », les égorgeaient. Quant aux cavaliers, ils risquaient d’être détroussés, de perdre leur monture.

Le Codex de Compostelle, sorte de guide du pèlerin écrit vers 1140 par un Poitevin, Aimeri Picaud, narre une mauvaise rencontre qu’avant et après lui bien d’autres durent encourir. Il y avait, en un lieu dénommé Lorca, une rivière dont l’eau était mortelle pour les bêtes de somme. Deux Navarrais se tenaient près d’un gué, attendent les voyageurs. Quand Aimeri et ses compagnons arrivèrent, ils s’enquirent s’ils pouvaient laisser boire leurs chevaux. Les Navarrais jurèrent par tous les Saints que l’eau était bonne. Les chevaux burent, deux aussitôt crevèrent ; alors les Navarrais demandèrent aux cavaliers de leur concéder les cadavres, puisqu’autrement ils n’en feraient rien ; et, avec, leurs grands couteaux qu’ils avaient aiguisés d’avance, ils se mirent à les écorcher.

Afin d’assurer la paix des routes, de réduire les bandits et les Maures, l’ordre des chevaliers de Saint-Jacques s’institua. En France, les innombrables confréries fondées sous le vocable de l’Apôtre pourvoyaient aux nécessités des pèlerins.

Mais Saint Jacques, en personne, ne s’endormait pas.

Les miracles qu’on lui attribua sont presque tous des traits de sa compassion pour des pèlerins en détresse.

Ici, à Saragosse, vingt bonnes gens ont été mis par les Infidèles dans un dur cachot ; ils invoquent Saint jacques ; sa voix répond : « Me voici présent avec vous qui m avez appelé. » Leurs chaînes se défont, les portes s’ouvrent ; il les conduit sans peur ni mal à un château où résidait une garnison de chrétiens.

Ailleurs, à Pampelune, un homme parti de France avec sa femme et ses enfants était descendu en une auberge ; sa femme y meurt. L’hôte inhumain le chasse, retient son argent et une jument qui avait porté jusque-là ses petits enfants. Dans la rue, un étranger qu’il croise lui prête son âne, et, ainsi, il parvient à Compostelle. Là, l’inconnu reparaît, se fait connaître : « Je suis Jacques, apôtre de Notre-Seigneur, qui t’ai prêté mon âne en la ville de Pampelune et, derechef, te le prête pour t’en retourner et t’avertis que ton hôte mourra misérablement. »

Tantôt il retire du fond des eaux des naufragés prêts à se noyer, tantôt il ressuscite, à la requête d’une mère, un enfant mort en chemin. Un homme de guerre fut atteint d’une maladie qui lui avait enflé la gorge : « comme cornemuse ». Il s’applique une coquille de Saint Jacques, « est remis en pleine santé incontinent ».

L’an du Seigneur 1139, un pèlerin natif de Vézelay, ayant nom Brimo, se trouvait, un soir, sans un seul denier pour acheter du pain. Il s’endormit sous un arbre et crut voir Saint Jacques lui donner à repaître. À son réveil, il s’aperçut qu’on avait mis contre sa tête un bon pain cuit sous la cendre, et, jusqu’au terme de son voyage, le pain mystérieux se renouvela 15.

L’Apôtre prenait soin des âmes plus encore que des misères temporelles. Il récompensait par son assistance les pèlerins miséricordieux. Un chevalier, dépassant sur la route une pauvre femme chargée d’un paquet, le lui prend ; plus loin, il rencontre un pèlerin malade qui s’était couché dans l’herbe : il met pied à terre et le hisse sur son cheval. Arrivé à Compostelle, il tombe malade lui-même et en danger de mort. Saint Jacques se montre à lui, réconforte sa dernière heure.

Une autre histoire peint naïvement Saint Jacques, grand pénitencier, obtenant à ceux qui se repentent la rémission la de leurs crimes. Sous l’évêque Théodomir un quidam avait commis un énorme péché qu’il n’osait dire à aucun prêtre. Au matin de la fête de Saint Jacques, il mit sur son autel une cédule où il avait écrit sa faute et, avec des larmes, il priait le Saint pour qu’elle fût effacée. Quand l’évêque vint célébrer sa messe, il vit la cédule, demanda qui l’y avait mise et pourquoi. « Et, soudain, se présenta le pauvre pécheur qui, en la présence de tous, en pleurant, confessa le fait. Le Saint Sacrifice fini, l’évêque ouvrant cette cédule et ne trouvant aucune chose écrite connut que ce péché était pardonné, et ainsi le déclara à tous. »

Certains de ces miracles furent ornés par l’imagination populaire de péripéties romanesques, d’autres visiblement inventés pour servir d’exemples édifiants. Il en est deux qui se perpétuèrent entre tous dans la mémoire des pèlerins, jusqu’au XVIIIe siècle, le premier même avec des témoignages tangibles de sa vérité.

Un homme du pays d’Allemagne, voyageant avec sa femme et son fils, s’arrêta, cent lieues avant Compostelle, dans la ville de Saint-Dominique-de-Calzada. Ils logèrent en une hôtellerie où une servante, voyant ce jeune fils « beau et dispos », s’éprit pour lui de fol amour, et, comme il la rebuta, son désir se tourna en haine. « Ainsi que ces pèlerins dormaient, elle entre la nuit secrètement en leur chambre, et finement mit la tasse ou coupe d’argent de son maître en la mallette de ce jeune homme, lequel, sans y penser, le matin se mit à cheminer avec son père et sa mère, et n’étaient guère loin de la ville, quand cette mauvaise fille alla crier à son maître que les pèlerins avaient dérobé et emporté sa coupe ou tasse d’argent. »

Cet hôte envoie soudain les sergents après, qui, « ayant trouvé ce jeune homme saisi de cette tasse, le ramenèrent au juge avec son père et sa mère, et fut condamné ce pauvre jeune pèlerin à être pendu au gibet, ce qui fut exécuté en la présence du père et de la mère, lesquels, merveilleusement tristes et dolents et pleurant sans cesse, allèrent parfaire et accomplir leur voyage à Saint Jacques, où cette pauvre mère, transie de douleur, recommanda le salut de son fils au bienheureux Apôtre. Et ces pauvres gens, désolés, retournant par le même chemin, approchèrent du lieu où était ce pauvre innocent pendu, près duquel étant, redoublèrent leurs pleurs et gémissements. Mais, ô grande merveille de Dieu... cet enfant ainsi pendu appela son père et sa mère, et, les consolant, leur dit : « Ne pleurez point ; mais vous réjouissez et louez Dieu, car il ne me fut jamais mieux, et n’ai oncques senti un tel aise qu’à présent, pour autant que, dès lors que je fus mis ici, le benoît Apôtre Saint Jacques, protecteur de mon innocence, m’a toujours soutenu, gardé et sustenté d’une viande céleste ; allez donc avertir la justice, afin que l’on m’ôte d’ici.

« Lors, ces bonnes gens s’en vont en diligence au logis du juge qui l’avait condamné, lequel ils trouvèrent assis à table, ayant devant lui un gros poulet rôti, – autres disent que deux poulets étaient en la broche, – et lui dirent que leur fils qu’il avait fait pendre il y avait déjà trente-six jours n’était point mort et avait parlé à eux, et, partant, le priaient humblement de le faire ôter du gibet. Le Juge, oyant ces propos, commença à rire et se moquer en disant : « Il est aussi possible que votre fils soit vivant depuis le temps qu’il est là comme il est possible que ce poulet qui est devant moi soit remis en vie et qu’il chante maintenant. » Et, à l’instant (par la puissance incompréhensible de Dieu, auquel rien n’est impossible), ce poulet revint en vie, et, ayant chanté, s’envola de dedans le plat. Ce que voyant, ce juge, émerveillé grandement d’un tel signe, se leva à l’heure même et, accompagné de ses officiers et du peuple, alla faire descendre ce pauvre pèlerin du gibet, et fut conduit de tout le peuple à l’église, où de tous fut rendu grâces à Dieu d’un si célèbre miracle avec grande joie et liesse. »

Le vieux narrateur n’omet qu’une circonstance : les poulets – car ils étaient deux, un coq et une poule, l’un et l’autre d’un plumage très blanc, du moins après leur résurrection, – furent menés à l’église et associés au Te Deum que l’on y chanta. Dans la suite, on conserva leurs petits, de génération en génération. Les pèlerins qui venaient à Saint-Dominique-de-Calzade emportaient précieusement quelqu’une de leurs plumes ; lorsque Guillaume Manier 16 visita la ville, on lui montre le coq et la poule dans une grande case peinte en bleu ; on lui lit voir aussi la chemise et la potence du jeune homme pendu et sauvé.

L’autre miracle ne se développe point dans le même esprit de candide douceur et d’humilité confiante. Il respire au contraire la terreur des pays farouches où il s’est produit :

 

L’an de Notre Seigneur Jésus-Christ 1180, trente hommes du pays de Lorraine firent complot d’aller ensemble faire le voyage de Saint Jacques en Compostelle et, avant de partir, promirent et jurèrent de se garder la foi de société les uns aux autres, et ne s’entrelaisser jusques à la mort ; l’un seulement d’iceux ne voulût faire ce serment et promesse. Or, étant tous arrivés en bonne disposition en une ville nommée Porte-Close, l’un de leurs compagnons devint malade et, pour la promesse qu’ils avaient faite ensemble, le portèrent avec grande peine et labeur par l’espace de quinze jours jusques à un certain port nommé Tifereos... Finalement, étant fâchés et ennuyés de si longue retardation, quittèrent tous et abandonnèrent ce pauvre malade au pied de la montagne Saint-Michel, excepté celui qui n’avait voulu faire ladite promesse et serment, lequel demeura seul avec lui, et ne le voulut abandonner, et auquel ce pauvre pèlerin malade dit : « Porte-moi, je te prie, jusqu’au faîte et haut de cette montagne. »

Ce que son compagnon fit très volontiers et non sans grand travail, où, étant parvenus, advint que, environ l’heure du soleil couchant, ce pauvre malade rendit l’esprit à Dieu ; de quoi son compagnon, fort dolent et étonné, commença à entrer en une grande crainte et frayeur, tant pour se voir seul avec ce corps mort que pour l’obscurité de la nuit prochaine et cruauté des habitants de ce dit pays, barbares et inhumains ; et, se voyant sans espérance de secours humain, eut recours à Dieu par prières et oraisons.

Et, incontinent, le glorieux Apôtre Saint Jacques s’apparut à lui en forme d’un homme à cheval et lui demanda la cause de son deuil et de ses pleurs. Auquel il répondit : « Seigneur, ce n’est pas sans cause que je suis triste et étonné, pour me voir ici seul demeuré avec ce corps mort et qu’il est nuit, n’ayant aucun moyen d’ensevelir ce corps. » Lors Saint Jacques lui dit : « Baille-moi ce corps devant moi sur mon cheval et monte derrière moi. »

Ce qu’étant fait, ils firent cette nuit-là autant de chemin que l’on eût su faire en douze journées, tellement que devant le soleil levé ils se trouvèrent à la Montagne qui est à demi-lieue de Saint-Jacques. Et en ce lieu le benoît Apôtre mit bas ce corps mort et commanda à ce pèlerin vivant d’aller inviter et appeler les chanoines de son Église de Compostelle pour mettre en sépulture ce pèlerin mort. Ce qui fut fait avec grande solennité.

 

Quand je jus ce récit, je me représentai une Sierra que j’ai traversée entre Saragosse et Calatayud, des gorges, au crépuscule, s’enfonçant entre des cônes pierreux, déchiquetés, comme foudroyés, sous des nuées laineuses balayées par un vent d’orage ; et, au bas de ces masses, un torrent, le Jalon, qui tourne et retourne, roulant des sables avec ses eaux ferrugineuses, rouges comme si elles sortaient d’une cuve de teinturier. Le long des rampes où, durant des lieues, ni une hutte ni un homme n’apparaissent, je voyais le pèlerin, gravissant, à la nuit tombante, les épaules chargées de son compagnon mort, ainsi qu’il nous faudra porter jusqu’au faîte du Purgatoire les cadavres de nos péchés.

Cette apparition de Saint Jacques date, comme la plupart des autres, du XIIe siècle. Ce fut, en effet, pour Compostelle, une ère prodigieuse. Les chemins de l’Europe et de l’Asie chrétiennes convergeaient tous alors au glorieux tombeau. Louis VII, roi de, France, à son retour de Palestine, mêla son bourdon parmi ceux des plus humbles vilains ; de même Jean de Brienne, empereur de Constantinople, et Saint Dominique, Saint François, plus tard, la douloureuse Brigitte, Saint Vincent Ferrier.

Les murs de la basilique s’achevaient avec les dons unanimes des peuples, avec les bras de tous les chrétiens ; car les rois et les archevêques aussi bien que les truands, allaient chercher des blocs dans les carrières, tendaient aux ouvriers des moellons. Les quatorze portes de l’enceinte sacrée demeuraient, jour et nuit, engorgées par la foule ; il arriva que des pèlerins de nations adverses se battirent au seuil pour entrer, qu’il y eut des morts, et que l’église dut être réconciliée. Devant l’autel de l’Apôtre, un prêtre se tenait, une longue verge à la main ; il appelait dans leur langue les hommes de chaque pays ; et, pour la rémission des fautes vénielles, leur frappait un léger coup sur l’épaule. Rien, aujourd’hui, pas même Lourdes au moment des plus vastes pèlerinages, ne peut rendre les spectacles de Compostelle, à l’apogée de cette ferveur qu’Aimeri Picaud, dans une éloquence redondante, décrivait lyriquement :

« Les malades viennent et sont guéris ; les aveugles voient, les démoniaques sont délivrés… les tristes se sentent déchargés du poids énorme de leurs péchés. Ils arrivent de tous les pays du monde, Français, Normands, Écossais, Irlandais, ceux du pays de Galles, Teutons, Ibères, Gascons, ceux de la terre de Bayonne, Navarrais, Goths, Provençaux, Lotharingiens, Anglais, Bretons, ceux de Cornouailles, Flamands, Frisons, ceux du Dauphiné et de la Savoie, Italiens, ceux de la Pouille, ceux du Poitou, Aquitains, Grecs, Arméniens, Daces, Norvégiens, Russes, ceux de la Nubie, Géorgiens, Parthes, Romains, Galates, Éphésiens, Mèdes, Toscans, Calabrais, Siciliens, Asiatiques, Indiens, Crétois, Jérosolymiens, ceux de Hongrie, de Bulgarie, d’Esclavonie, d’Afrique, de Cilicie, de Judée, et autres innombrables gens de toutes langues, tribus et nations qui vont par compagnies et par phalanges.

« Autour de l’autel de Saint Jacques, se placent d’un côté les Allemands, de l’autre les Français, plus loin, les Italiens, tous avec des cires allumées, de sorte que l’église brille comme le jour le plus splendide, jour et nuit flamboyante de lampes et de cierges.

« Ils veillent en oraison. Les uns chantent au son des cithares, d’autres des lyres, d’autres des tympanons, d’autres accompagnés de flûtes, d’autres de trompettes, d’autres de harpes, d’autres de violes, d’autres de vielles bretonnes ou gauloises, d’autres de psaltérions. Les uns pleurent leurs péchés, les autres psalmodient, d’autres font l’aumône aux aveugles. Il n’y a langue ni dialecte qui ne résonne ici... Les uns portent des chaînes en signe de pénitence ; les autres amènent de l’or et du fer pour les travaux de la basilique. Certains distribuent aux pauvres tout ce qu’ils ont... C’est le peuple de Dieu, la race sainte, la fleur des nations. »

Un tel mouvement ne pouvait décroître que par l’excès même de son ampleur. Partout où des foules s’agglomèrent, des principes putrides y fermentent. Le démon du lucre et bien d’autres rôdaient autour du pèlerinage. Des mendiants coalisés en bandes avides assaillaient les étrangers jusque dans les chapelles de la cathédrale. Sous le manteau de pèlerins circulaient des mauvais drôles. En 1403, Ferri Ier de Lorraine revenait de Compostelle, lorsqu’il apprit que trois seigneurs, le croyant encore au loin, commençaient à ravager ses terres ; il les fit jeter en prison ; or, les trois pillards étaient eux-mêmes des pèlerins en route pour la Galice. Dans l’une des salles de l’hospice royal, à Santiago, une grosse chaîne pendait à une colonne pour lier les pèlerins convaincus de quelques méfaits. Devant la porte d’un monastère, à Burgos, une potence était dressée ; et les moines y pendirent plus d’une fois des pèlerins voleurs ou homicides.

Néanmoins, ce n’étaient là que des accidents ; tant que l’Europe maintint l’unité de sa foi, le pèlerinage ne sembla point s’amoindrir, et la France y contribuait pour une part magnifique. « Mais, quand la Réforme éclata, les catholiques eurent autre chose en tête que des pérégrinations paisibles ; les huguenots vilipendaient, comme une idolâtrie, la dévotion aux reliques ; ils mirent les premiers en doute l’apostolat de Saint Jacques en Espagne et la présence de son corps à Compostelle. Ses os et ceux de ses disciples, dans ces temps misérables, faillirent être à jamais perdus. La flotte anglaise de Drake, en 1589, croisait hostilement sur les côtes de la Galice ; l’archevêque de Santiago prit peur ; il retira de nuit, en secret hors de la crypte, les trois squelettes et les cacha sous les dalles de l’abside, mais en maçonnant le caveau improvisé à l’aide de matériaux de l’ancien. Le commun des fidèles, pendant près de quatre siècles, devait ignorer cette translation.

L’état de guerre entre la France et l’Espagne, puis la froideur janséniste, les goûts sédentaires qui retenaient au XVIIe siècle la bourgeoisie française, toutes ces causes ne purent que ralentir davantage un élan très affaibli. Seuls, les gens du peuple et les paysans gardaient assez de confiance pour s’en aller en lointain pays, avec peu d’argent, gagner les pardons.

Les âges n’étaient plus où il croyait accueillir Jésus-Christ celui qui recevait un pèlerin. Trop de larrons s’étaient ainsi déguisés afin de s’introduire dans les demeures et de mettre à mal leurs hôtes. On faisait piètre chère aux dévots de Saint Jacques ; faute de pain et de gîte, souvent ils maraudaient ; la justice se montrait à leur endroit spécialement dure. Louis XIV, par deux ordonnances (1671 et 1687) porta défense « à tous ses sujets d’aller en pèlerinage à Saint-Jacques-en-Galice et autres lieux hors du royaume, sans une permission expresse de Sa Majesté, contresignée par l’un de ses secrétaires d’État, à peine des galères à perpétuité pour les hommes et de telles peines afflictives contre les femmes que les juges des lieux estimeraient convenables. »

S’il fallait juger, d’après le seul Guillaume Manier, les pèlerins de l’époque, la curiosité du voyageur les décidait autant et plus que la piété. Il rapporta de Compostelle l’attestation qu’on l’y avait vu, qu’il s’était confessé, un papier honorable à mettre dans ses archives domestiques ; mais revint-il plus chrétien qu’avant ? Nulle phrase de son journal n’en fait foi.

Au-delà des Pyrénées, la vieille ardeur du pèlerinage se défendait mieux. En 1666, à Santiago, la multitude était si compacte que les prêtres distribuaient l’Hostie le long des nefs, sous le cloître, et même devant la place de la Quintana 17. Il est vrai, on n’aurait plus vu, comme au XVe siècle, des reines – telle Isabelle, femme de Philippe le Bon, – venant à pied, en pauvresses, tendant la main par humilité, et logeant dans l’hospice des gueux. Lorsque la reine de Portugal fit, en 1690, son entrée comme pèlerine, on l’honora par des bals, des festins ; le soir, on illumina les rues.

Cent ans après, aux grandes fêtes encore, les deux tiers à peine des pèlerins pouvaient pénétrer dans la cathédrale. Mais l’occupation française arrêta net toute visite à Compostelle. Une loge maçonnique – aujourd’hui, depuis longtemps défunte – fut infligée à la ville de l’Apôtre. Ney traita le sanctuaire en soudard sans religion ; il donna l’ordre d’empiler sur des charrettes et de fondre tous les trésors d’argent qu’on y put saisir ; des cinquante et une lampes qui brûlaient dans la Capilla mayor, trois seulement furent sauvées.

Ensuite, l’Espagne subit des alternatives de commotions furieuses et de torpeurs funèbres. Les provinces avaient désappris le chemin de Saint-Jacques ; le silence d’une seconde mort s’établit autour de son tombeau. Ailleurs, sur deux terres françaises, des prodiges allaient se manifester qui fascinèrent justement les âmes. Il convenait au fils de Zébédée d’être effacé devant Marie. Lourdes acheva de supplanter Compostelle. Comment les peuples n’auraient-ils pas accouru en un lieu où l’Immaculée, avec une insistance, si l’on peut dire, éperdue, révéla son passage ? D’autres causes moins pures favorisèrent Lourdes : l’espoir charnel des guérisons, l’accès commode du pays.

Saint-Jacques exige un peu plus d’effort ; pour des pèlerins modernes, esclaves de leur bien-être, la Galice semble au bout du monde ; et, devant la solitude de l’Apôtre, il faut négliger le mutisme des apparences, être davantage de ceux qui n’ont pas vu et qui croient.

Cependant, à ses restes tangibles, une résurrection nouvelle était destinée. Comme des ouvriers, en 1879, creusaient sous l’abside qu’ils restauraient, ils découvrirent, dans un caveau, trois squelettes. Après une enquête longue et scrupuleuse, sur l’avis non seulement des hommes d’église, mais d’archéologues et d’anatomistes éclairés, Léon XIII, dans sa Bulle du 1er novembre 1884, déclara solennellement que Saint Jacques est bien ici, que son intersession est plus que jamais nécessaire « pour les graves nécessités et l’exaltation de l’Église, pour l’extirpation des hérésies et des sectes perverses ». L’acte pontifical se terminait sur cet admonitoire : « Si quelqu’un contredit par une téméraire audace ces pages revêtues de notre approbation, qu’il encoure l’indignation de Dieu et des bienheureux Apôtres Pierre et Paul. »

Depuis lors, des caravanes espacées de pèlerins ont paru à Santiago, une fois des étudiants de l’Institut catholique de Paris, une autre, des prélats et des nobles anglais. En 1909, l’Année sainte a été célébrée par des fêtes grandioses 18 ; Alphonse XIII les présida, entouré des chevaliers de Saint-Jacques et portant le manteau de l’Ordre ; il renouvela pour son royaume, dans la basilique, au séculaire patron de l’Espagne, un hommage de fidélité.

Je descendais de la bibliothèque après m’être esquissé, comme dans une fresque rapide, les gloires de Compostelle et ses décadences. Pourquoi donc, pensais-je, le pèlerinage ne renaîtrait-il point ? Ce que je fais après d’autres, qui ne peut le faire ? Sans doute, l’ardeur du Moyen Âge ne s’y reverra plus ; ce furent des siècles trop beaux pour qu’ils recommencent. Mais la fontaine d’eau vive qui débordait de ce sépulcre sur toute la chrétienté n’est-elle pas prête à se rouvrir, aussitôt que des bouches avides se tendront ? Et quel séjour de recueillement salubre, cette église, cette ville aussi ! Car, imbibée pendant mille ans de prières et d’odeurs de clergés, elle n’a pas cessé d’être une ville sainte ; selon le mot d’un Jésuite que je rencontrai ce jour-là, « Santiago reste un grand couvent ».

 

 

 

IV

 

 

Santiago serait peu de chose si ce n’était plus « un grand couvent ». En pleine nuit, avant l’aube, et le jour, à toute minute, aux cloches de la cathédrale répliquent les campanes des monastères, les unes avec un timbre vif et dur, d’autres dolentes, d’autres battant à coups précipités, dans un babil confus, comme celles de Provence et d’Italie. Elles perpétuent sur la ville somnolente l’invisible pulsation des cœurs pieux. Sauf au centre, où les boutiques amènent quelque remuement, le pèlerin peut errer des heures à travers les rues, comme autour d’un cloître méditatif. De vingt pas en vingt pas s’offre une église, une chapelle : Maria Salomé, la Capilla del Apostol, Saint Martin, Saint Roque, Santa Clara, le Carmel, Santo Domingo, la Capilla de las Animas, et combien de moindres que je n’ai point vues ! L’hôpital, l’asile des mendiants, les collèges, l’Université, l’hôtel de ville lui-même, – bâti à l’origine pour être un séminaire, – tout porte le sceau d’une discipline ecclésiastique.

Parfois, dans la longueur d’une rue, on marche entre deux altiers murs bruns, contre lesquels, semblables à des cages vertes, des grillages barrent les croisées des cellules. L’aspect claustral de l’architecture, nulle part, en Espagne, n’aurait rien de surprenant ; c’est le pays des fenêtres rares sur le dehors, de la vie concentrée dans l’intimité fraîche des patios. Mais, à Compostelle, les proportions trop vastes des bâtisses conventuelles laissent deviner la solennelle tristesse de leur abandon : certains monastères de femmes où soixante religieuses, jadis, avaient leurs aises, n’en abritent que douze à peine. Le plus ample, celui des Bénédictines de San Payo, près de la Cathédrale, confine de sa masse austère la Plaza de los Literarios, vis-à-vis la Porte des Pardons. Le séminaire aussi était, au XVIIIe siècle, une abbaye de Bénédictins.

Je le visitai dès mon arrivée, et, sous le cloître, comme j’y entrais à l’aventure, j’abordai un jeune prêtre avec qui je me liai bientôt d’amitié. L’abbé da Viña Trasmonte parlait suffisamment le français pour qu’en l’étoffant de latin et de mon peu d’espagnol nous fussions a même de causer sans embarras. Son air de vivacité candide et de droiture m’attira. Je dois le dire en passant : ce que j’ai aperçu du clergé espagnol ne justifie nullement nos préventions à son égard ; une extrême dignité d’attitude, de la théologie, de la science, et, plus encore, l’appétit d’en acquérir, une ferveur solide à défaut de l’esprit d’apostolat dont ses prêtres comprennent, moins que les nôtres, l’urgence, parce que le pays, dans son ensemble, demeure à eux. L’abbé da Viña ajoutait à ses qualités sacerdotales l’agrément d’une physionomie régulière et pure. Elle réfléchissait une douceur ascétique relevée d’énergie. Je le vois toujours, à une réunion qu’il présidait par rencontre, la tête appuyée contre le cuir brun d’un fauteuil, avec la transparence mate de son front et de ses joues maigres où le sang, à la moindre émotion, affluait, son menton de médaille latine, son nez mince, quoique partant d’un peu bas, et, surtout, ses yeux, deux pupilles de jais élançant des feux noirs d’une virginale limpidité.

Il s’offrit, d’une façon toute simple, à me guider dans Compostelle, et, le lendemain, il me fit d’abord les honneurs du séminaire19, vide en raison des vacances.

Le séminaire avait été construit magnifiquement par les Bénédictins, sans doute convaincus que l’Ordre en aurait à perpétuité la possession. L’escalier à rampe de pierre ajourée serait digne d’une résidence de roi. J’admirai la voûte romane du réfectoire, sévère et féodal. Nous passâmes devant les quinze mille volumes de la bibliothèque. La chapelle m’arrêta davantage ; mais ce ne fut pas à cause de ses beautés. Je ne pouvais me soumettre à ce style baroque, à la profusion des pilastres, des volutes, aux retables boursouflés d’angelots clinquants.

L’église de Saint-Martin Pinario, dépendante du séminaire, souffre du même luxe outrecuidant. Sa grande coupole y verse une clarté mondaine. J’y retrouvai, comme dans la Capilla mayor de la basilique, une emphase matamoresque et nulle humilité dévote. Deux baldaquins dorés, dont l’un difforme, débordent sur les chapelles ; les stalles du coro s’adossent à des boiseries fastueuses ; celles-ci portent sculptées des scènes évangéliques, des figures de saints personnages ; mais des colonnettes d’un goût païen en divisent les médaillons. La sacristie me plut davantage ; sobrement ornée, elle a de ces longues et nobles crédences à poignées de cuivre où l’on pourrait préparer des chasubles pour les messes de tout un conclave.

À Saint-Martin, de même qu’ailleurs, les siècles d’ignorance révolutionnaire, le XVIIe et le XVIIIe ont passé leur charrue : de l’abbatiale primitive consacrée par l’évêque Gelmirez aucun vestige n’est debout. J’en dis à l’abbé da Viña mon déplaisir. Mais le Moyen Âge le touchait médiocrement ; il acceptait ces énormes retables qui répondaient à son inclination d’espagnol pour les décors héroïques et riches. Ce qu’il aimait en dehors des offices, c’était la poésie, la belle éloquence ; quand j’allai, dans la suite, le voir chez lui, il me lisait volontiers des poètes castillans et me soutenait que nul auteur français ne pourrait atteindre à la vigueur sonore de leurs rythmes.

Le dimanche matin, nous nous rendîmes ensemble à l’hôpital de los Reyes catholicos. Le portail en est charmant : bien que ses moulures et ses niches ouvragées comme un point de dentelle accusent l’âme frivole de la Renaissance, ses statues de saints, de rois et de reines demeurent naïves et pieuses : les deux plus basses représentent, l’une à droite, Adam ; l’autre, en face, Ève, tous deux confus de leur nudité après la Chute ; ils sont ici afin qu’on se ressouvienne, si on l’avait oublié, d’où procèdent les misères du corps, et pourquoi il faut les endurer humblement.

Un autel surmonté d’un Christ donne au vestibule obscur la gravité d’une chapelle. Nous entrâmes dans un patio dont les arcades tranquilles reposent sur de hautes et minces colonnes quadrangulaires d’une joyeuse élégance. Un jet d’eau bruissait au milieu ; des convalescents étaient assis contre la vasque ensoleillée. J’aperçus des religieuses circulant avec l’allure preste habituelle aux Filles de Saint Vincent-de-Paul ; leur cornette, toutefois, manquait d’ampleur ondoyante, et leur robe, d’un bleu ardent, ne valait pas celle de nos Sœurs, ce bleu gris, si négligent des vanités.

Nous montâmes aux salles des malades. La première contenait des fiévreux ; d’un air hébété, ils nous regardaient passer ; j’aurais voulu les réconforter chacun de quelques paroles, mais nous avions trop à voir, car l’hôpital est immense, ordonné en une succession de cours et de cloîtres. Cependant, pour l’admirer, il faudrait ne connaître ni l’Hospice Saint-Jean, à Bruges, ni, plus encore, celui de Beaune, où la pensée d’honorer comme des rois les infirmes et les pauvres élabora une merveille unique.

J’en sortis un peu déçu ; non loin de là, dans une rue proche de la cathédrale, nous fîmes halte devant un édicule clos d’une simple grille ; un Saint-Jacques, au fond, s’y découvre, obscurément logé entre des cierges ; c’est la Capilla del Apostol, à l’endroit où les bœufs qui traînaient la Santa Cueva s’arrêtèrent, refusant d’aller plus outre. Une fontaine coule auprès ; elle eut, dit-on, durant de longs siècles, des propriétés miraculeuses ; mais, quand la foi décline, les miracles s’en vont.

Il est d’autres coins, dans Santiago ou alentour, dont je reçus de fortes impressions chrétiennes. L’abbé da Viña me conduisit, une après-midi, hors la ville, à Santa Maria la Real del Sar, une église délabrée et penchante, reste d’un prieuré de moines augustins que fonda, en 1174, le grand Gelmirez. Les vieux chanoines et les prélats hors d’âge s’y retiraient ; ils allaient seulement, le dimanche et les jours de fêtes solennelles, déjeuner chez l’archevêque, puis redescendaient vers leur collégiale à l’heure du salut.

Ce fut une douceur pour moi de respirer parmi les champs. Le ciel était tendre et léger. Je pris plaisir à voir des paysans faucher le regain ; des femmes, assises dans l’herbe, tricotaient ; des chèvres tondaient les buissons ; sur l’arête d’une colline, des pins déliés, à la file, se courbaient avec grâce comme des enfants qui jouent.

Le prieuré s’isole au milieu des prairies, voisin d’un ruisseau, le Sar, où les pèlerins, avant d’entrer dans Compostelle, se baignaient en signe de purification. Il n’est plus aujourd’hui qu’une paroisse de faubourg, d’aspect humble et tassé, telle que nos églises rustiques d’autrefois.

Nous traversâmes le cimetière qui reçoit l’ombre des murs, de la triple abside et du massif avant-porche. Des arcs-boutants incurvés et rudes étayent au dehors la bizarre inclinaison de la nef à l’intérieur : car, au lieu de s’élancer toutes droites, les colonnes montent d’un jet oblique, ainsi que les arbres d’une pinède couchés en arrière par le vent ; cette pente se communique aux arceaux ; de la sorte, le bâtiment a l’air de vouloir se renverser. Un malaise s’ensuit pour les yeux et contrarie la quiétude de la méditation dans ce sanctuaire néanmoins si grave. Le Sar l’avait récemment envahi ; le sacristain, vieux rustre aux joues rases, au nez tortu, à la bouche dure, nous montra, dans l’intervalle du plancher qui exhausse le sol, l’eau stagnante autour d’un pilier.

Deux statues sur des tombeaux s’allongent près des murailles. Au flanc de l’un se déchiffre encore : « Hic jacet Bernadus... quondam archiepiscopus, jadis archevêque. » Don Bernardo négligea d’ajouter les mots que le cardinal Lavigerie, amoureux des antithèses, a voulu mettre au bout de sa pompeuse épitaphe : « Nunc cinis, cendre à présent. »

Du cloître, un seul pan subsiste, neuf cintres étroits, dont les chapiteaux historiés de feuillages pressent des colonnettes ingénument accouplées. Il se continue par d’affreuses arcades crépies à la chaux. Des râteaux et une bêche étaient posés contre le sépulcre d’un abbé ; sa statue avait le nez brisé. Au milieu de la cour, des poules picoraient un gazon dru, comme il en pousse sur les morts.

Dans cette église de Sainte-Marie la Royale, l’abbé da Viña me conta un détail où s’énonce bien la dévotion des Espagnols pour l’Immaculée : lorsque le sereno – dont l’emploi est maintenant aboli – passait le long des rues, il commençait son tour de ville en chantant : Ave Maria purissima, et, dans le ciel, se déroulait, répondant à sa mélopée, le rosaire des étoiles.

À Santa Maria la Real 20, je n’avais trouvé que le squelette d’une abbaye défunte, mais je pus visiter deux monastères encore habités : le convento de Belvis et la maison des Franciscains.

Belvis est un couvent de Dominicaines datant du XIVe siècle ; j’y voulais voir l’aumônier, le Padre Capillan ; j’avais pour lui une lettre d’un Frère prêcheur français. Je descendis, à l’est de Santiago, un sentier entre des murs, plus semblable à l’ancien lit d’un torrent qu’à un chemin fréquenté. Des odeurs d’immondices y séjournaient, sous le soleil de midi, dans l’air de plomb. Je gravis la côte en face jusqu’à une rue faite de cabanons minables ; des pourceaux entraient dans les chambres, en sortaient ; les maîtres et eux partageaient le même logis, selon la séculaire habitude des campagnards en Espagne.

Belvis, à droite, barrait l’horizon ; le couvent ressemble à une grosse et vieille ferme avec une façade bigarrée de mousses jaunes et noirâtres. Une mendiante, accroupie sous l’ogive du porche, se dressa, monta un escalier devant moi, sonna. Je fus introduit par un jeune homme long et pâle. Le Padre Capillan vint aussitôt. À son aspect, j’admirai comment la formation monastique peut épurer la laideur la plus triviale : un crâne chauve, une mâchoire, des dents et des pommettes énormes et, sur cette ossature d’une violente animalité, des lunettes d’or, tel se présentait le chapelain des Dominicaines. Mais une âme simple et bonne émanait de ses yeux, de ses gestes ; il m’accueillit comme s’il m’eût connu depuis des années. Je me confessai à lui dans un latin farci d’espagnol qu’il eut quelque peine à comprendre. Ensuite, il me mena sur un petit balcon d’où la vue atteint tout un versant de la ville, les clochers orgueilleux de la basilique, les coupoles de mainte église, la continuité majestueuse, mais grise, pesante des édifices atténuée, çà et là, par des verdures sombres.

Je lui demandai si le monastère se maintenait peuplé. – Non, répondit-il, en agitant le rosaire pendu à sa ceinture, il y en a trop, muchos, muchos. Et, du doigt, il m’indiquait, au Nord, le Carmel, Santa Clara, plus près, les Bénédictines, les Mercenarias et d’autres.

Belvis, jusqu’en 1836, possédait des terres ; on prit alors tout aux moniales, on les chassa ; et, à cette heure, elles ne sont guère assurées du lendemain.

« Chantent-elles, repris-je, comme, en France, l’office au milieu de la nuit ? – Hélas ! non, fit-il, elles sont délicates ; Son Éminence le leur a interdit. »

Je me disposais à prendre congé ; le Padre Capillan voulut me faire voir la chapelle. Il appela son domestique, réclamant cerillas, des allumettes. J’ignorais pourquoi ; le domestique ne répondit pas. Alors le moine poussa une porte, me prit la main et m’attira, sans lumière, dans un couloir où les ténèbres étaient opaques. Il marchait, avec ses pantoufles sourdes, en silence et doucement ; je sentis que nous descendions, puis que nous remontions. J’éprouvais une attente singulière à m’avancer ainsi dans le noir, guidé par une main que je ne voyais pas. Tout d’un coup, il me dit : « Escala » ; quelques marches nous élevèrent à une autre porte. Le grand jour se fit brusquement ; nous entrâmes dans la chapelle solitaire. Les religieuses, à la tribune, invisibles, psalmodiaient ; un harmonium soutenait le ton. Le Padre me conduisit au maître-autel pour que je contemplasse de près une Assomption peinte en relief, Marie enlevée sur des nuages en stuc, parmi des anges, aux joues carminées, sous une pluie de rais d’or que le Père laisse tomber de ses paumes étendues. Mais j’étais davantage attentif aux voix des nonnes, tour à tour languides ou ranimées par un unisson plus ardent. Les versets, passant par ces lèvres virginales, me semblèrent descendre d’un lieu de paix et d’expiation. C’est ainsi que, dans les vallons du Purgatoire, les Psaumes doivent résonner.

Quand je me séparai du Padre Capillan, il me serra les deux mains avec effusion, comme celles d’un ami qu’on avait longtemps attendu et que peut-être, en ce monde, on ne reverra pas. Je contournai le jardin de Belvis du côté de la campagne et j’allai m’asseoir sur un petit mur de pierres sèches. Une paysanne, devant une maison blanche, en chantonnant, étendait du linge ; un coq lointain dilata son cri. Je regardai, au Sud, le Pico sacro, la cime où les disciples de Saint Jacques allèrent quérir les taureaux furieux. Les druides, auparavant, y avaient dressé des dolmens qu’on voit encore. Le ciel, comme une eau dorée, coulait sur ses flancs nus ; autour de collines plus distantes vibraient des ombres limpides, veloutées. Cependant le pays restait sévère ; le Pico sacro, même au soleil, garde la couleur brun tabac qui plaît aux Galiciennes pour leurs robes et leur prête un air monacal. Le cercle des monts enserre Compostelle, ce vaste moutier, ainsi qu’une plus vaste clôture.

Je pensais, en repartant, aux frêles et suaves Dominicaines dont, tout à l’heure, j’écoutais l’office. À moi, pèlerin, livré aux dissipations des spectacles changeants, leur vie recluse derrière ces murailles, tellement absorbée déjà dans l’éternel qu’elles n’auront qu’un pas à faire de leur cellule au Paradis, exprimait le plus désirable des reposoirs. Quand donc atteindrai-je l’incessible demeure, la montagne sainte d’où l’on ne peut plus redescendre ?

Belvis, cependant, bien qu’entrevu du seuil, m’imposa la mélancolie de son déclin. Chez les Franciscains, au rebours, je rencontrai un monastère en pleine vigueur et prospérité. Sans le connaître, je passai auprès en revenant, par un soir pluvieux, d’un faubourg à l’Ouest de Santiago ; je montai une ruelle qu’enferme, à droite, un mur puissant, renflé comme un rempart ; des grillages verts, surplombant contre de petites fenêtres, révélaient un couvent. La chapelle devait être voisine, car un chant mâle m’arriva, sur lequel un orgue brodait de vagues harmonies. Et cette musique me remémorait un autre soir, à Granville, où, des Bastions du Roc, je voyais la mer s’enfler dans la brume, tandis que, dans une église prochaine, grondaient les pulsations profondes d’un orgue.

Je débouchai sur une place, l’entrée de la chapelle se présenta et je reconnus, au creux d’une niche, l’effigie, quoique fort laide, de Saint François. À l’intérieur, dans l’unique nef, une seule vieille femme dormait, assise au bout d’un long banc ; les religieux, en haut, vers le fond de la tribune, chantaient leurs vêpres.

Je m’attardai jusqu’au crépuscule à les entendre ; leur église, malgré son faux goût, me heurta moins que je ne m’y serais attendu ; je m’accoutumais aux dorures ampoulées, aux triples étages de statues sur les autels, et je tâchais de m’appliquer ce sage avis de Saint Jean de la Croix : « L’âme qui n’est pas disposée à prier en tout lieu, mais dans celui-là seulement qui est de son goût, manquera bien souvent à la grâce de l’oraison ; car elle ne sait lire, dit le proverbe, que dans le livre de son village. »

Je retournai, le lendemain, au couvent, en compagnie de l’abbé da Viña. Sous le porche, une table de pierre est dressée ; là, on donne à repaître aux mendiants. Une corde pendait à la voûte ; la cloche que je fis tinter avait une douceur de son vraiment angélique. Un Frère, dont les joues mal rasées et l’air de jubilation énonçaient avec son saint Patron une ressemblance familiale, nous ouvrit la porte vitrée du parloir. Un moine y recevait un ouvrier et sa femme. Ici, comme ailleurs, les Franciscains ont l’amitié des humbles, car ils en sont eux-mêmes et, mieux que d’autres, ils ont retenu la parole : Vous aurez toujours les pauvres avec vous.

Nous fûmes reçus au cloître par un jeune père, le Padre Athanasio, qui venait d’Assise et se consumait en des recherches sur l’histoire de son Ordre. Les travaux et les jeûnes avaient laminé sa figure pâlotte et froncé autour de ses lèvres des rides précoces ; mais une gaieté d’écolier un peu malicieuse vivifiait son œil anémique et son parler rapide. Il nous montra d’abord les salles où les moines ont constitué une rudimentaire collection de plantes, d’animaux et d’instruments scientifiques :

– C’est pour faire la classe, me dit-il, aux Frères et aux novices.

Ceux-ci prenaient alors leur temps de récréation et paraissaient engagés avec feu dans une partie de quilles ; quelques-uns, en groupe sur les marches d’une fontaine, causaient tranquillement.

Le couvent, malgré son air simple, est conçu selon l’ampleur commune à tous les édifices monastiques de l’Espagne et que les Jésuites ont transportée, chez nous, dans leurs collèges. Le Padre Athanasio laissa voir une certaine fierté de la bibliothèque ; il voulut me prêter des livres. Chemin faisant, il m’expliqua les origines très glorieuses de la maison.

Saint François lui-même la fonda quand il fit, en 1214, son pèlerinage. Il avait trouvé un gîte chez un charbonnier nommé Cotolay ; une nuit, pendant qu’il priait dehors au bas du Monte Pedroso, il connut par une révélation qu’un monastère de ses fils devait naître en cet endroit. Il postula quelques arpents de terre auprès de l’abbé des Bénédictins et promit de le payer en lui offrant chaque année « un cestillo de peces », une corbeille de poissons. Puis il dit à Cotolay : « Dieu veut qu’ici tu me bâtisses un couvent 21. – Comment peut vous obéir un pauvre charbonnier ? objecta Cotolay. Le prodige se fit pourtant et d’une manière aisée : Saint François conduisit Cotolay en un champ où il lui ordonna de fouir le sol, et un trésor s’offrit.

Aujourd’hui, les Franciscains de Santiago ne comptent plus pour vivre sur les trésors miraculeux. Ils ont leur verger, les aumônes des messes et ce que l’État leur octroie comme gardiens de la Terre Sainte. Mais surtout leur maison forme pour le Maroc des missionnaires. Je fus frappé d’apprendre qu’en cette Afrique, où l’Espagne s’évertue à recoudre un pan de son manteau impérial, les moines qui suivent l’armée conquérante essaiment du giron de Saint Jacques, le Matamoros.

Je revis d’autres fois les joyeux Franciscains ; mais ce ne fut pas chez eux que je m’unis le plus fervemment au cœur mystique de Compostelle ; il faut en venir aux deux choses qui, après la crypte de la cathédrale, ont fixé les plus purs moments de mon pèlerinage : la Capilla de las Animas et la Puerta de la Gloria.

J’avais l’occasion de fréquenter un homme d’une aménité rare, le señor Garcia Queipo. Il possédait toute la souplesse d’esprit des Galiciens, beaucoup plus proches de nous que les raides Castillans ; sauf un léger accent aigrelet, il me donnait l’illusion de causer avec un compatriote. Petit, grisonnant, voûté, les yeux bleus, le sourire courtois, le parler sobre, il présentait en sa personne un délié de contours plutôt français qu’espagnol. Sa causerie m’ouvrait sur l’état présent de l’Espagne des perspectives anecdotiques qui seraient superflues ici. Nous nous promenions ensemble le long de l’Alameda et par les vieilles rues :

« Connaissez-vous, me demanda-t-il un jour, la Capilla des las Animas ? Allons-y, vous verrez un étonnant Chemin de Croix. »

Nous y fûmes la veille de mon départ ; cette église, même si rien d’autre ne la distinguait, m’aurait ému en raison simplement du culte auquel on l’a vouée : de cinq heures à midi, des messes s’y célèbrent pour les défunts ; de ses autels au monde des âmes souffrantes tombe la continuelle rosée du Sang qui rafraîchit.

Des pauvresses et des mendiants la remplissaient, comme si on leur eût délégué le soin d’assister les prêtres dans le Memento des morts. Tout autour, dans des chapelles, un artiste italien du XVIIe siècle sculpta et peignit une Passion d’un réalisme sans profondeur, mais extraordinaire par la véhémence des figures et des attitudes. Les soldats et les bourreaux ont des faces cuivrées de brutes hurlantes, telles qu’on dut en voir, ces jours-ci, dans les émeutes des grèves, à Culloa. La Mise au sépulcre est disposée comme une belle déploration dramatique autour du cadavre, dont se renverse la tête blêmie.

L’œuvre me toucha moins que ne l’espérait M. Queipo. Mais, en sortant de l’église, je levai les yeux vers le portail qui m’avait paru d’abord insipide : entre quatre grosses colonnes doriques, sous le triangle du fronton, le soleil éclairait en plein une frise de marbre représentant des hommes et des femmes immergés jusqu’à la poitrine dans le brasier du Purgatoire, les regards collés aux cieux et les mains jointes avec un air d’ineffable impatience.

Cette figuration simpliste d’un mystère poignant emmena ma pensée vers l’habitacle de douleur et d’extase où je sens vivre les plus chers des miens, et, comme l’appel d’une cloche plaintive, il me semblait entendre leur cantique dans la fournaise :

Ô flammes qui savez mordre, mordez-nous plus fort. Chérubins, attisez-les. Que la pointe ardente de vos glaives nous transperce. Hâtez-vous, flammes miséricordieuses ; consumez en notre substance tout ce qui n’est pas vous ; rendez-nous agiles et libres comme vous l’êtes, langues pures de l’Esprit-Saint.

Nous sommes à vous, Seigneur, et rien peut plus faire que vous ne soyez pas nous. Pour nous, les dents du Dragon sont brisées, le mal a cessé d’être ; il n’y a que Vous et les voluptés de votre Gloire, et elles ne finiront jamais. Comme des enfants à la mamelle, quand ils ont soif, nous vagissons vers le Paradis. Aiguisez nos tourments, et que nous entrions plus vite. Ô frères humains qui pouvez mériter encore, souffrez, priez, délivrez-nous !

De la Capilla de las Animas à la basilique la distance est courte. J’y retournai prendre congé de l’Apôtre et saluer encore la Puerta de la Gloria. Une dernière fois je sentis l’attente pleine de délices dont je frémissais toujours, en arrivant, au delà du jubé, dans le bas de la grande nef, vers l’heure où le soleil s’en va. J’allai jusqu’au fond du porche et je tâchai de fixer, pour la vie, dans ma mémoire, ces images de joie si parfaitement naïves que nul artiste chrétien ne me paraît avoir réduit en formes plus exactes et paisibles la théologie de la vision suprême.

L’œuvre rappelle en son ordonnance les Jugements de nos cathédrales. Mais le triomphe des Saints et celui de l’Apôtre Jacques dominant les intentions du sculpteur, il convenait que l’Enfer fût restreint à une figuration brève : du soubassement des piliers se dégagent avec révolte des têtes de démons ou d’animaux symbolisant les hérésies et les vices ; toutes les pierres des colonnes, la voûte de l’église pèsent sur eux, et leurs gueules béantes essayent de crier sous l’horreur de ce faix ; c’est la gloire des Justes qui les écrase ; voilà bien l’idée de l’Enfer, telle que l’exige, par équilibre, l’infinité du Paradis. Regardés isolément, ces monstres sont effroyables : des oreilles de porc, des becs de vautour, des mufles de crapaud bossués et dilatés se combinent dans une expression de désespoir bestial ; l’un d’eux, de rage, se mord la patte. Les damnés apparaissent, en outre, sur un arc latéral, à la gauche du Juge. Cependant on y songe à peine : la grimace des Maudits se perd parmi la liesse des Bienheureux.

Je suivais lentement, du sud au nord, la rangée des prophètes répartis autour des piliers, sous les trois cintres ; les deux plus extrêmes, près de l’ange qui sonne de la trompette, ont l’air de se confier l’un à l’autre la promesse de la Rédemption. Un, plus proche, longue barbe en pointe, semble dire à son voisin, celui-ci imberbe et jeune, tenant contre sa poitrine un livre ouvert : Oui, IL viendra. De l’autre côté, Isaïe, le front ceint d’un turban, avoisine Daniel qui rit et Jérémie triste, les yeux baissés. Au centre, une colonne d’agate divise et porte le tympan ; de fins reliefs, laissent distinguer une torsade de lierre montant de la poitrine d’un vieux roi jusqu’aux pieds de Marie qu’elle s’abstient de toucher, signifiant ainsi sa conception sans tache.

Plus haut que la colonne, Saint Jacques, assis, appuie sa tête contre un large nimbe ; il serre en ses doigts un parchemin déroulé sur ses genoux et où se lisent ces mots : Misit me Dominus. Son visage ressemble à celui de Jésus, soit pour commémorer qu’un sang commun les apparentait, soit parce que le disciple, même extérieurement, s’identifie au Maître. Les traits de l’Apôtre, graves et doux, réguliers, sa barbe triangulaire répondent à un type de beauté sainte traditionnelle. Ses paupières sont closes, ses lèvres aussi ; il écoute en silence la Parole intérieure et s’y recueille, tel qu’un prêtre à l’instant où il a communié.

Au-dessus de Saint Jacques, Jésus, plus grand et auguste que son Apôtre, lève ses mains éployées et montre ses plaies radieuses, tandis que les Archanges, à sa droite, présentent les trophées de la Passion. Les Évangélistes écrivent auprès de lui, comme s’il leur dictait. Plus haut encore se pressent d’innombrables figures de séraphins et d’élus, rondes et juvéniles, d’une quiétude extasiée ; enfin, sur la courbe de l’archivolte enlacée d’épais feuillages, les vingt-quatre vieillards, jeunes eux-mêmes d’aspect, siègent à la façon d’un concile ; quelques-uns se renversent en arrière, ivres d’une félicité qui sans fin commence. Plusieurs ont le front ceint de couronnes ; d’autres tiennent des coupes de parfums, d’autres, des violes, des harpes, des psaltérions.

Toute l’allégresse du Paradis semble affluer en eux : Non, c’est trop ! paraissent-ils dire.

Il fallait la foi ingénue des vieux sculpteurs pour exprimer de la sorte une Jérusalem céleste où l’on est éternellement assis ; Dante, déjà tourné vers l’instable, devait voir les âmes emportées dans une ronde de lumière et de musique à l’infini plus profonde, plus éperdue. Cette pensée ne me vint pas alors ; mais, pendant que je regardais l’assemblée calme des Élus, les mains de Jésus-Christ, les faces des Archanges et des Évangélistes s’animèrent au soleil couchant. Il ravivait le rose de leurs joues et l’azur de leurs manteaux. Leurs yeux endormis paraissaient prêts à s’éveiller pour la résurrection, une mélodie tremblait sur les harpes muettes. Je m’oubliais moi-même devant l’éternité de leur Béatitude. Non loin de moi, une pauvre femme debout contemplait et priait...

Ô Saint Jacques, murmurais-je en regagnant la Capilla mayor pour m’y agenouiller une dernière fois, je ne suis qu’un atome d’ombre dans le soleil de Dieu. Brûlez-moi, épurez-moi ; que je quitte votre sanctuaire, plus avide de la gloire où je vous verrai !

Je m’éloignai de Compostelle, un matin qu’il pleuvait, le cœur empli pourtant d’une sérénité lumineuse. Peu de villes m’ont laissé un attachement aussi net de toute amertume. Si jamais, j’étais banni de France, volontiers je m’y réfugierais. Je l’aime d’autant plus qu’elle est maintenant délaissée ; et il n’est point à souhaiter pour elle de redevenir un caravansérail de grands pèlerinages : trop de mercantis s’abattraient sur ses humbles boutiques, des palaces hideux s’érigeraient là où chantent ses monastères. Mais je voudrais que des pèlerins moins rares y vinssent chercher, comme je l’ai fait, un lieu de méditation et de réfection chrétienne. Sa vie passée et présente se peindrait assez bien dans le mouvement du botafumeiro, l’encensoir des solennités : il monte, se balance d’une vaste oscillation ; ses charbons s’embrasent, son encens fume ; puis il redescend et se pose doucement à terre ; mais il ne s’éteint pas. En passant, j’ai soufflé sur la cendre sainte ; d’autres, après moi, feront flamber les charbons rouges, plus fort et plus haut.

 

 

 

Émile BAUMANN, Trois villes saintes.

 

 

 

1. V. sur Marie Salomé, Fillion, Saint Jean l’Évangéliste.

2. Proprement, celui qui donne un croc-en-jambe dans la lutte.

3. Nous suivons ici des données traditionnelles plus que des certitudes historiques.

4. Une autre tradition – mais peu importe – veut que le fait ait eu lieu avant son voyage en Espagne.

5. Histoire de la vie, prédication, martyre, translation et miracles de Saint Jacques le Majeur, par J. Gouyn, imprimée à Sens en 1595, pour Robert Collot, libraire d’Orléans. Je dois à mon excellent ami M. Félix Chandenier de connaître ce petit livre très rare, écrit avec l’ingénuité redondante du XVIe siècle catholique.

6. D’après le livre de la Hermandad de loi Caballeros Cambeadores.

7. Saint-Jacques, Saint-Sernin et Sainte-Foy de Conques sont trois églises issues d’un même type auvergnat.

8. De 1168 à 1188.

9. Est-il besoin d’ajouter que le Jansénius, commentateur des Évangiles, n’est pas l’auteur trop fameux de l’Augustinus ?

10. Elle est bien petite.

11. À Madrid, pourtant, les églises cossues possèdent de confortables prie-Dieu.

12. V. les Annales du Midi, tome XII.

13. Aussitôt après les persécutions, la Galice fut dévastée par une hérésie, le Priscillianisme. Priscillien, manichéen d’Espagne, entre autres erreurs, niait la résurrection des corps ; ne devait-il point nier Saint Jacques, Docteur de la Résurrection ?

14. Histoire de la vie et des miracles de Saint Jacques le Majeur, op. cité plus haut.

1. Il Barone, dit Dante, que Saint Jacques, au chant XXV du Paradis, interroge sur la vertu d’Espérance.

15. Ces miracles et les suivants sont extraits du petit livre de Jouyn, et l’auteur lui-même les trouva dans le Codex de Compostelle.

16. V. Bonnault d’Houet, Pèlerinage d’un paysan picard au XVIIIe siècle à Saint Jacques de Compostelle.

17. V. Fernandez : Guia de Santiago.

18. V. André Rebsomen : Un pèlerinage à Saint-Jacques-de-Compostelle (Bordeaux. 1911).

19. En Espagne, le grand et le petit séminaire ne sont pas séparés ; l’un est au premier étage, l’autre au second du même bâtiment.

20. De même à Santo Domingo, devenu un asile pour les mendiants.

21. Ce détail suffirait à dénoncer l’origine toute légendaire du récit. Nous savons trop que saint François d’Assise avait horreur « de bâtir des couvents ».

 

 

 

 

 

 

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