Frédéric Bastiat

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mgr Louis BAUNARD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA VÉRITÉ !

Je la comprends maintenant.

(Sa dernière parole.)

 

 

 

La veille de Noël, 24 décembre 1850, dans la modeste chambre d’une locanda de Rome, un Français, représentant de son pays à l’Assemblée législative, était près d’expirer entre un prêtre et un ami. Le nom de Frédéric Bastiat venait d’entrer alors dans la célébrité, et si l’on peut contester la vérité du système au triomphe duquel il avait dépensé une vie qui l’abandonnait, son talent était au-dessus de toute discussion.

Sa foi religieuse avait fléchi sous le vent du scepticisme et des passions ; mais, au sein même des méfiances et des préjugés de son siècle, il avait su du moins retenir son âme sur les hauteurs d’un spiritualisme qui, bien qu’insuffisant à lui donner la clef de l’économie supérieure qui doit présider aux sociétés humaines, lui avait fait chercher dans Dieu et la vie future l’achèvement suprême de notre perfection. L’isolement, la souffrance, l’amitié, et plus encore la rectitude de l’esprit et la bonté du cœur, achevèrent le travail intérieur et ouvrirent chez lui la porte à la vérité, qui y frappait depuis longtemps. Il la reçut comme une ancienne et chère connaissance, qu’il avait sans doute perdue de vue dans le monde, mais sans jamais l’oublier, et qui venait se rappeler à lui près de son lit de mort, comme ferait une amie d’enfance retrouvée sous les traits d’une sœur de Bon-Secours. Elle en remplit la mission : elle lui amena le prêtre ; elle lui donna Jésus-Christ. Son nom fut le dernier que ses lèvres prononcèrent. Comme il allait expirer, il souleva un peu sa tête, l’appuya sur sa main droite, pour se disposer à une solennelle parole, et le seul mot que l’on put entendre distinctement fut celui-ci : LA VÉRITÉ ! Un long baiser au crucifix acheva sa pensée. C’est dans ce baiser de Dieu que son âme s’exhala, le soir de cette veille de Noël, pendant que toutes les cloches de Rome annonçaient la grande nuit où naquit le Sauveur, et où les anges chantèrent qu’un Dieu était venu apporter la paix aux hommes de bonne volonté.

On peut déjà le pressentir, ce n’est pas l’économiste que nous étudierons ici : c’est l’homme intime que nous chercherons derrière le publiciste ; et si le publiciste est souvent interrogé, c’est afin qu’il nous révèle son âme dans ses livres, et que son système porte témoignage de sa foi. Nous sommes donc en présence, non de l’examen d’un système, mais de l’exemple éloquent d’un homme de talent dont le nom va grossir, sur le livre toujours ouvert des conquêtes de la religion, la liste déjà si riche des esprits supérieurs qui, à ce titre même, appartiennent à Jésus-Christ, relèvent de son empire et lui doivent leur tribut, ne fût-ce qu’à l’heure dernière.

 

 

 

 

I

 

 

La vie de Bastiat se divise en deux existences diverses et d’inégale longueur. Le spectacle de la nature que j’ai sous les yeux en écrivant ces pages m’en donne bien l’image. Je les écris au bord d’une petite rivière, le Loiret, qui, après s’être longtemps dérobée et grossie sous terre, en jaillit soudain par un puissant bouillonnement, puis s’étend aussitôt en une large nappe qui porte bateau à sa source, et enfin, après seulement deux ou trois lieues d’un parcours qui embellit, fertilise et réjouit ses rives, disparaît languissamment dans le fleuve, qui l’engloutit. C’est avec cette soudaineté et cette amplitude qu’à quarante-cinq ans l’existence de Bastiat sourd à la lumière de la publicité ; c’est avec cette rapidité qu’elle s’écoule et s’épuise dans le cours de quatre années ; c’est avec cette langueur qu’elle s’achève enfin à quarante-neuf ans. Mais une longue vie cachée, souterraine, pour ainsi dire, avait précédé celle-là et déposé dans cette âme méditative et solitaire des trésors de savoir et de réflexion dont elle n’eut ensuite qu’à épancher sur son passage l’abondance profonde.

Bastiat était de Mugron, petite ville de deux mille âmes, assise sur un monticule, au-dessus de l’Adour, au pied des Pyrénées, au milieu de ces vignobles et de ces prairies renommées de la Chalosse, dont la fertilité contraste avec la stérilité de la lande voisine.

De cette ancienne et petite ville était sorti, vers le milieu du dernier siècle, un cadet de famille, Pierre Bastiat, qui s’établit à Bayonne. La franchise récemment assurée à ce port par le traité de Versailles permit à Pierre d’atteindre un assez haut degré de prospérité et de richesse. Son fils aîné lui succéda, mais avec moins de bonheur, car au régime de Turgot venait de succéder le régime prohibitif de l’empire. C’est de lui que naquit, le 29 juin 1801, notre Frédéric, qui de bonne heure dut entendre au foyer domestique comparer les deux systèmes économiques dont son aïeul et son père avaient fait une expérience si diverse. N’est-ce pas là le point de départ de ses opinions libre-échangistes, et celles-ci ne procéderaient-elles point originairement d’un sentiment héréditaire de reconnaissance envers le régime, auteur premier de sa fortune ?

Orphelin de père et de mère à l’âge de neuf ans, laissé à la tutelle de son grand-père paternel, qui habitait Mugron ; élevé par une digne tante, Mlle Justine Bastiat, qui lui servit de mère, Frédéric trouvait la bourgeoisie bayonnaise, que voyait sa famille, partagée entre deux influences morales et religieuses absolument opposées. Dans la vieille société, un Bayonnais célèbre, l’abbé de Saint-Cyran, avait ouvert au jansénisme une large brèche à peine refermée aujourd’hui ; et l’esprit de la secte, pénétrant par là, avait formé les mœurs à sa rigide et orgueilleuse ressemblance. Par contre, la jeune bourgeoisie, celle des parvenus, s’était jetée dans le tourbillon révolutionnaire avec l’Émile pour évangile et les Droits de l’homme pour code. C’est à cette école qu’appartenait la famille Bastiat ; et je ne sais de quelle main le jeune Frédéric, ardent, curieux, inquiet des choses de ce monde et de l’autre, eût reçu l’empreinte divine qui ne s’efface plus, si le collège n’était venu remplacer le foyer et montrer le prêtre à l’enfant qui n’avait plus de mère.

Un prêtre vénérable, l’abbé Meillan, avait fondé un petit collège près de Bayonne. On l’y mit, pour commencer, avec un de ses cousins, M. de Monclar, qui devait entrer dans la Compagnie de Saint-Sulpice. Ils se lièrent d’une amitié dont la parenté était encore moins le nœud que la religion. Il paraît bien qu’alors l’âme de Frédéric reçut une profonde impression de christianisme ; et comme son intelligence était d’une nature à la fois méditative et pratique, ce fut un petit livre de méditation et de bon sens, la Journée du chrétien, qui jeta dans cette jeune âme les premières assises de ce béton indestructible qui, résistant au flot débordant du scepticisme, devait porter un jour la reconstruction de la foi et de la vie chrétienne. Plus tard, à ses derniers jours, Bastiat se ressouviendra de cette lecture d’autrefois ; il demandera à la refaire pour retremper sa foi à ses sources premières ; et la main qui lui en présentera le bienfait sera la main de ce même ami, ministre des dernières grâces, témoin des dernières heures, qui aujourd’hui, plus qu’octogénaire, a bien voulu nous transmettre ces souvenirs intimes, par un effort de charité dans lequel le digne prêtre semble épuiser ses dernières forces.

Après un an passé au collège de Saint-Sever, Bastiat fut envoyé à Sorrèze, où l’on peut voir encore, dans la grande salle dite « des souvenirs », le buste de Frédéric à côté de celui de Lapeyrouse, de Cafarelli et de La Rochejacquelein. Sorrèze, ancienne abbaye bénédictine dont la fondation remonte à Pépin le Bref, avait un glorieux passé. Elle était devenue collège depuis la fin du XVIIe siècle. Au XVIIIe, elle avait reçu d’un homme éminent, dom Victor de Fougeras, prieur de l’abbaye, un plan d’étude ingénieux : sa singularité consiste principalement en ce que chaque élève est spécialement poussé vers celles des branches du savoir où le porte son aptitude, selon la diversité et le degré de ses facultés, sans tenir compte, comme ailleurs, du cadre inflexible de la classe où il se trouve. C’est ainsi, par exemple, qu’un élève de la classe de troisième pour le latin peut être élève de la classe de philosophie pour les mathématiques, et vice versa. Cette simultanéité des études scientifiques, historiques et littéraires, indépendantes les unes des autres, existait de la base au sommet du système. Cette organisation ne parvint pas à faire de Bastiat un bachelier, elle ne servit pas peu à en faire un homme. Elle était d’ailleurs du goût de l’écolier, et il paraît s’en être souvenu et servi dans l’article qu’il écrivit, en 1834, sur le sujet d’un « Collège à fonder à Bayonne ».

Le directeur de l’école était alors dom Raymond-Dominique Ferlus, un grand éducateur et un grand citoyen. En plein règne de la Terreur, il avait flagellé en vers les Faux républicains. Sous l’empire, Napoléon, en guerre avec l’Espagne, ayant osé lui demander de faire conduire et enfermer dans les prisons de Castres les jeunes Espagnols qu’il élevait, il avait répondu au maître de l’Europe qu’il n’était pas le geôlier de ses élèves, mais leur père. L’école était chrétienne, mais elle était encore plus libérale. Du moins dom Ferlus avait-il réussi à y allumer une vive émulation pour les bonnes études. Bastiat y suivit de front, avec un égal succès, les cours des études littéraires et des sciences positives. Il était naturellement plein d’entrain et de verve, et excellent camarade. Son amitié avec son condisciple Calmètes est restée célèbre. On raconte qu’en l’année 1818, une pièce de poésie écrite en collaboration avec cet inséparable ami ayant remporté le prix, qui ne pouvait se diviser, Bastiat remit à Calmètes la médaille d’or qu’ils avaient méritée en commun, avec cette noble parole : « Garde-la, mon cher ; puisque toi tu as encore ton père et ta mère, la médaille te revient de droit. »

Bien des années plus tard, en 1846, les deux amis de Sorrèze rejoignaient encore leurs mains par-dessus un quart de siècle. M. Victor Calmètes, magistrat, futur conseiller à la cour de cassation, recevait alors de Bastiat, devenu lui-même membre correspondant de l’Institut, des lettres comme celle-ci : « Mon bon et vieil ami, ta lettre m’a réjoui le cœur, et il me semblait, en la lisant, que vingt-cinq ans de moins pesaient sur ma tête. Je me reportais à ces jours heureux où nos bras toujours entrelacés étaient l’image de notre cordiale union... »

Ce qui suit ces années de collège est l’histoire déjà tant de fois racontée de la jeunesse d’alors. Bastiat sortit de Sorrèze couronné, mais incertain de sa foi et de ses voies. « Il eut vingt ans, remarque un de ses panégyristes, dans ces jours brillants de notre histoire où la nation, longtemps distraite sur les champs de bataille, se porta avec tant d’ardeur vers les choses de l’esprit ; où l’éclat fut partout, dans les arts, à la tribune et dans la presse ; époque de transformation et de nouveautés immortelles, où l’on vit l’histoire réformer ses méthodes et raviver ses couleurs, la science s’ouvrir des horizons nouveaux et inconnus, le théâtre agrandir son domaine, et la poésie elle-même, modifiant son rythme, donner une nouvelle voix aux émotions de l’âme. Bastiat fut digne de ce temps : il en eut l’ardeur, la confiance, la laborieuse activité. C’était comme une passion de vouloir tout connaître. « J’aimais, dit-il, à laisser errer librement mon esprit sur tous les objets des connaissances humaines 1. »

Or c’est cet ardent esprit qu’à l’âge de dix-huit ans on enferma à Bayonne, dans le comptoir de son oncle, entre les livres de comptes et les expéditions de sa maison de négoce. Bastiat douta justement que ce fût sa vocation. Qu’est-ce que tout le commerce de la place de Bayonne, mis à côté des questions et études sociales, pesait dans la balance à laquelle le jeune philosophe demandait de fixer l’équilibre encore instable de sa destinée ? « Continuerai-je l’étude de la philosophie, qui me plaît, écrivit-il à son ami Calmètes, ou m’enfoncerai-je dans les finances, que je redoute ? Sacrifierai-je mon devoir à mon goût ou mon goût à mon devoir ? »

Il n’eut à faire ni l’un ni l’autre ; et le moyen qu’il trouva de concilier ensemble la finance et la philosophie, ce fut de s’appliquer à la philosophie de la finance. Telle lui apparut la science de l’économie politique et sociale. Il s’y plongea tout entier. À dix-neuf ans on le voit qui possède Jean-Baptiste Say. Il prétend qu’il trouva dès lors à cette lecture « tout le plaisir qui naît du sentiment de l’évidence ». Son application à ces études fut telle, qu’il y contracta une infirmité douloureuse. Il dut se les interdire momentanément et prendre quelques distractions. Mais lui-même nous apprend que, « jusqu’au sein des plaisirs, où il voyait les autres se précipiter en aveugles, son âme vigilante avait toujours un œil en arrière, et que la réflexion l’empêchait de se laisser dominer par le monde ». Retenons ce trait : il est caractéristique. Cette âme a, hélas ! des pieds par lesquels elle ne touchera que trop aux fanges de ce monde ; mais elle a des ailes aussi, les ailes de la réflexion : ce monde ne la dominera pas ; elle finira, tôt ou tard, par s’élever au-dessus.

Quant aux affaires, aux richesses, déjà Bastiat ne les regarde plus comme un but à l’existence. C’est une rançon, nécessaire seulement pour se procurer la liberté de faire quelque chose de mieux. Il avait calculé qu’en mettant en balance sa fortune et ses besoins, il pourrait très jeune encore se décharger d’un travail inutile à son bonheur : « Tu connais mes goûts, confie-t-il à son ami Calmètes ; tu sais si, pouvant vivre heureux et tranquille, pour peu que ma fortune excède mes besoins, tu sais si, pendant les trois quarts de ma vie, j’irai m’imposer le fardeau d’un ennuyeux travail pour posséder le reste de mes jours un superflu inutile ! Te voilà donc bien convaincu que, dès que je pourrai avoir une certaine aisance, j’abandonne les affaires. »

Tel est Bastiat tout entier : le généreux souci de l’économie politique le laissera sans souci de son économie domestique ; il dépensera sa vie à chercher les moyens d’accroître la richesse publique en sacrifiant la sienne. Il se peut qu’il y ait là un excès et un défaut ; mais ce défaut est assez rare pour qu’on n’ait point à s’inquiéter de sa contagion.

D’autres et plus graves questions sollicitaient cet esprit de dix-neuf ans. Ce n’est pas, comme Dante le veut, « au milieu du chemin de notre vie », c’est à l’entrée de la carrière, de dix-huit à vingt-deux ans, que s’ouvre devant l’homme cette forêt obscure, sauvage, hérissée de périls, à travers laquelle il lui faut se tracer une route. Le scepticisme en garde l’entrée. C’est à lui que Bastiat eut affaire de bonne heure. Il n’avait pas vingt ans que déjà ses lettres signalent en lui cette crise religieuse, qui est le travail décisif de l’existence morale. « Une chose qui m’occupe plus sérieusement, écrivait-il à son ami, le 10 septembre 1820, c’est la philosophie et la religion. Mon âme est pleine d’incertitude, et je ne puis supporter cet état. Mon esprit se refuse à la foi, et mon cœur soupire après elle. »

L’esprit est d’un côté et le cœur est de l’autre : cette fatale antinomie que nous retrouvons si fréquemment, il essaye au même lieu de l’expliquer de cette sorte : « En effet, comment mon esprit saurait-il allier les grandes idées de la Divinité avec la puérilité de certains dogmes ; et, d’un autre côté, comment mon cœur pourrait-il ne pas désirer de trouver dans la sublime morale du christianisme des règles de conduite ? » Là-dessus il tranche d’un mot, comme on tranche à vingt ans : « Oui, si le paganisme est la mythologie de l’imagination, le catholicisme est la mythologie du sentiment. » C’est du style à facettes. Mais pour être brillant, il n’en est pas plus solide ; Bastiat en sent le faible, et revenant lui-même à ce sentiment religieux qu’il vient de calomnier, il s’empresse d’ajouter : « Quoi de plus propre à intéresser un cœur sensible que cette vie de Jésus, que cette morale évangélique, que cette médiation de Marie ! Que tout cela est touchant ! »

Un mois après on est encore au fort de la bataille. L’esprit de scepticisme se cantonne obstinément dans son mot de mythologie. Mais saurait-il tenir longtemps ? Cette banale allégation est un si pauvre retranchement devant la coalition de l’esprit et du cœur qui le battent en brèche ! Bastiat se sent enveloppé, débordé par le besoin du vrai et du bien, et, fatigué par l’incertitude, il appelle la foi. « Je t’avoue, mon cher ami, écrit-il en octobre, que le chapitre de la religion me tient dans une hésitation, une incertitude qui commence à me devenir à charge. Comment ne pas voir une mythologie dans le dogme de notre catholicisme ? Et cependant cette mythologie est si belle, si consolante, si sublime, que l’erreur est presque préférable à la vérité. Je pressens que si j’avais dans mon cœur une étincelle de foi, elle deviendrait bientôt un foyer. »

« Ne sois pas surpris, se hâte-t-il d’ajouter, de ce que je te dis là. Je crois à la Divinité, à l’immortalité de l’âme, aux récompenses de la vertu et au châtiment du vice. » Mais cette religion naturelle et toute philosophique ne saurait lui suffire : « Quelle immense différence, s’écrie-t-il, entre l’homme religieux et l’incrédule ! Mon état est insupportable, mon cœur brûle d’amour et de reconnaissance pour mon Dieu, et j’ignore le moyen de lui payer le tribut d’hommages que je lui dois. Il n’occupe que vaguement ma pensée, tandis que l’homme religieux a devant lui une carrière tracée à parcourir. Il prie. Toutes les cérémonies du culte le tiennent sans cesse occupé de son Créateur. Et puis ce sublime rapprochement de Dieu et de l’homme, cette rédemption, qu’il doit être doux d’y croire ! Quelle invention, Calmètes, si c’en est une ! »

Un autre besoin de son âme est celui d’une morale qui soit le flambeau de sa conscience et la règle de sa vie. Bastiat est passionné, ardent, impétueux. C’est un cheval emporté : il lui faudrait un frein. Or ce n’est pas, il le sent, la philosophie qui le tiendra en bride. « Outre ces avantages, écrit-il, la religion en a un autre qui n’est pas moindre : l’incrédule est dans la nécessité de se faire une morale, puis de la suivre. Quelle perfection dans l’entendement, quelle force dans la volonté lui sont indispensables ! Et qui lui répond qu’il ne devra pas changer demain son système d’aujourd’hui ? L’homme religieux, au contraire, a sa route tracée. Il se nourrit d’une morale toujours divine. »

Un moment on put croire que la foi allait rester définitivement maîtresse du champ de bataille. C’était le 23 avril 1821, après les fêtes de Pâques. Frédéric venait-il de ranimer au foyer de l’autel l’étincelle de foi dont il parle ? Tout le fait présumer ; ses résolutions sont prises désormais ; il écrit à son ami : « Je crois que je vais me fixer irrévocablement à la religion. Je suis las de recherches qui n’aboutissent et ne peuvent aboutir à rien. Là je suis sûr de la paix, et je ne serai pas tourmenté de craintes, même quand je me tromperais. D’ailleurs, c’est une religion si belle, que je conçois qu’on la puisse aimer au point d’en recevoir le bonheur dès cette vie. »

En conséquence, voilà déjà qu’il se sent ramené à ses anciens goûts. Il voit le vrai, il aime le beau : tous les nobles amours sont frères. « Les livres de polémique où se complaisait son doute ont été remerciés ; il s’est remis à la littérature, à l’anglais, à l’italien ; il a déjà relu quelques tragédies d’Alfieri. » Pâques l’a ressuscité. Jésus a passé par là ; il l’a béni, il l’a guéri, il l’a réjoui. Mais pourquoi le disciple ne s’attache-t-il pas à lui définitivement ? Pourquoi hésiter encore, ô homme de peu de foi ? « Crains, dit saint Augustin, crains le Jésus qui passe pour ne plus revenir. » Ce passage de Jésus ne fut, hélas ! qu’un éclair dans la vie de Bastiat. Jésus ne revint plus que trente années après, et c’était près d’un mourant : Time Jesum transeuntem et non revertentem !

 

 

 

 

II

 

 

Entre la date de la dernière lettre que nous venons de citer, 29 avril 1821, et celle de la suivante, 10 septembre de la même année, que se passa-t-il ? Je ne sais ; mais, à cette dernière date, Bastiat n’est plus le même homme. Un souffle délétère, venu de je ne sais où, a passé sur ce cœur ; ses confidences exhalent une odeur de mort.

« Je change de genre de vie : j’ai abandonné mes livres, ma philosophie, ma dévotion, ma mélancolie, mon spleen enfin, et je m’en trouve bien. Je vais dans le monde, cela me distrait singulièrement. Je sens le besoin d’argent, ce qui me donne envie d’en gagner... Porter la solitude dans la société est un contresens, et je suis bien aise de m’en être aperçu à temps. »

Un peu plus tard, 8 décembre, il est en pleine déchéance. Des belles idéalités où nous l’avons vu planer, il est tombé au terre-à-terre des intérêts vulgaires. « Pour moi, dit-il à son ami devenu avocat, pour moi ce n’est pas Thémis, c’est l’aveugle Fortune que j’ai choisie ou qu’on m’a choisie pour amante. Cependant, je dois l’avouer, mes idées sur cette déesse ont beaucoup changé. Ce vil métal n’est plus aussi vil à mes yeux. »

Ayant changé ses idées, Bastiat voudrait bien aussi changer les idées des autres ; il dit dans une autre lettre de la même saison, adressée au même ami : « Tout le monde court après le bonheur, tout le monde le place dans une certaine situation de la vie et y aspire ; celui que tu attaches à la vie retirée n’a peut-être d’autre mérite que d’être aperçu de loin. J’ai plus aimé que toi la solitude, je l’ai cherchée avec passion, j’en ai joui ; et, quelques mois encore, elle me conduisait au tombeau. L’homme, le jeune homme surtout, ne peut vivre seul ; il saisit avec trop d’ardeur, et si sa pensée ne se partage pas sur mille objets divers, celui qui l’absorbe le tue. » Le reste de la lettre est écrit de ce ton, dicté par le même esprit.

Le jeune homme de vingt ans qui tout à coup déclare qu’il « abandonne ses livres, sa philosophie, sa dévotion, sa mélancolie, son spleen » ; qu’il « va maintenant dans le monde et qu’il s’y amuse singulièrement » ; qu’il « sent le besoin d’avoir de l’argent », apparemment pour en user ; « qu’il fait désormais profession de haïr la solitude et de ne chercher que le bonheur » ; cet adolescent qui pose en axiome que « l’homme, le jeune homme surtout ne peut vivre seul » ; qui vante soudain ces choses qu’il appelle « grâces, manières aisées, vernis, coup d’œil, avant-main, ce je ne sais quoi qui plaît, attire, entraîne », et les prescrit à un ami en le renvoyant, sauf réserves, aux lettres de lord Chesterfield ; ce jeune homme-là est de tous les temps. Nous le connaissons tous par son nom ; jadis, dans l’Évangile, il s’appelait l’enfant prodigue, mais son nom de toujours c’est celui d’homme de plaisir. Ce plaisir, Bastiat ne se défend pas de l’aimer ; il avoue, au contraire, qu’il commence à s’y livrer, en s’excusant toutefois sur ce qu’il ne s’y livre que peu et pour peu de temps : « Je crois qu’en me livrant un peu au plaisir je n’ai voulu qu’attendre le moment de l’abandonner. »

Ceux qui ont connu Bastiat si fin, si spirituel, si plein de verve et de ce qu’on appelle argent comptant dans le monde, se représentent facilement le succès qu’il y obtint et le goût qu’il y prit. Il serait plus malaisé de comprendre qu’il y eût trouvé ce qui pouvait fixer une nature en même temps studieuse et passionnée, philosophique et rêveuse. Le monde vit par le dehors, Bastiat vivait par le dedans. Il n’y trouva pas d’abord ce qui seul peut en être le charme : une forte affection. Aussi son premier regret fut-il pour ce qu’il appelle les « jouissances sentimentales, auxquelles aucune ne peut être comparée ».

Le monde lui avait fourni des connaissances, des relations. Son âme profonde estima que l’amitié valait mieux, ne fût-ce que l’amitié de collège. Il se retourna donc vers elle par le souvenir ; et c’est un souvenir de Sorrèze qu’il rappelle, en effet, dans ces lignes à la fois mélancoliques et charmantes à son cher Calmètes, qui, sorti de l’École de droit, commençait à cette époque son stage d’avocat à Toulouse : « Mon cher ami, à mesure que s’éloigne l’époque de notre séparation, je pense à toi avec plus d’attendrissement, je sens mieux le prix d’un bon ami. Je n’ai pas trouvé ici qui pût te remplacer dans mon cœur. Comme nous nous aimions ! Pendant quatre ans, nous ne nous sommes pas quittés un seul instant ! Souvent l’uniformité de notre manière de vivre, la parfaite conformité de nos sentiments et de nos pensées ne nous permettaient pas de beaucoup causer. Avec tout autre, de silencieuses promenades aussi longues m’auraient été insupportables ; avec toi, je n’y trouvais rien de fatigant ; elles ne me laissaient rien à désirer. J’en vois qui ne s’aiment que pour faire parade de leur amitié ; et nous, nous nous aimions obscurément, bonnement ; nous ne nous aperçûmes que notre attachement était remarquable que lorsqu’on nous l’eût fait remarquer. Ici, mon cher, tout le monde m’aime, mais je n’ai pas d’ami... »

Oui, l’amitié, le bon cœur, la fidélité, tout ce fond d’honnêteté, tous ces éléments purement humains, subsistent et subsisteront dans l’âme de Bastiat. Mais l’élément divin ne s’y retrouve plus ; il s’est évaporé et comme volatilisé dans l’atmosphère brûlante qu’il vient de traverser, et s’il en reste quelque chose, c’est à je ne sais quel état fluide, impalpable, qui échappe à l’appréciation. C’en est fait du surnaturel, et il ne faudra rien moins que la réaction énergique d’une puissance divine pour le ramener dans une vie qui a trouvé le secret de se passer de lui.

Or ce secret est connu : c’est une recette vulgaire. Il consiste, pour un esprit délicat et distingué, à remplacer dans sa vie tout ce qui vient du ciel par ce que la terre peut offrir de moins grossier. De céleste qu’il était, l’idéal de Bastiat est revenu tout terrestre, mais d’un terrestre digne et simple, comme ses goûts. « J’aimerais bien la solitude, mais j’y voudrais des livres, des amis, une famille, des intérêts. Des intérêts, oui, mon ami, ne ris pas de ce mot ; l’intérêt attache, il occupe, il rend heureux Orgon, et fait dire à l’optimiste :

 

            Le château de Plainville est le plus beau du monde.

 

« Je voudrais donc posséder un domaine dans un pays gai, surtout dans un pays où d’anciens souvenirs et une longue habitude m’auraient mis en rapport avec tous les objets. C’est alors qu’on jouit de tout, c’est là le vita vitalis. Je voudrais avoir pour voisins, ou même pour cohabitants, des amis tels que toi, Carrière et quelques autres. Je voudrais un bien qui ne fût ni assez grand pour que j’eusse la faculté de le négliger, ni assez petit pour m’occasionner des soucis et des privations. Je voudrais une femme... ; je n’en ferai pas le portrait ; je le sens mieux que je ne saurais l’exprimer. Je serais moi-même (je ne suis pas modeste avec toi) l’instituteur de mes enfants. Ils ne seraient pas effrontés comme ceux des villes, ni sauvages comme dans un désert, etc. »

Il v a dix-neuf cents ans, un affamé de bonheur, ainsi que nous le sommes tous, faisait de son idéal de félicité une semblable peinture, si semblable qu’on dirait que celle-ci n’en est qu’un ressouvenir classique. Hoc erat in votis ! et ces vœux du poète romain s’enfermaient, comme ceux de Bastiat, entre les haies verdoyantes d’un petit bien de campagne où il y aurait place pour l’amitié et les livres, les belles occupations et les loisirs. C’était bien peut-être alors, c’était peut-être assez pour le cœur d’un païen. Mais nous n’en sommes plus là. Peu d’années après Horace, quelqu’un venait en ce monde qui nous révélait que nous étions rois et faits pour une couronne. Et depuis qu’il nous l’a montrée suspendue sur nos têtes, une ambition royale dévore l’humanité, qui ne sait plus se contenter de sa pauvre condition et de ses terrestres domaines, héritière qu’elle se sent du royaume des cieux. Aussi dorénavant sera-ce la ravaler, la diminuer que de tenter de la ramener à ces « éléments du monde qui nous asservissaient », comme s’exprime saint Paul. Ni la loi de notre être, refait à la mesure de ses nouvelles destinées, ni la loi de Jésus-Christ, révélateur de nos espérances sublimes, ne nous permettent ces abaissements, qui seraient à la fois une dégradation pour nous, un outrage pour lui. L’homme ennobli est trop grand pour se contenter de si peu, et Bastiat a beau rêver d’un paradis terrestre, c’est l’autre qu’il nous faut.

Restent les nobles plaisirs de l’esprit. Volontiers, par instants, Frédéric leur eût sacrifié tout le reste. « Pour peu que cela continue, confie-t-il à un ami, je jette de côté tout projet d’ambition et je me renferme dans l’étude solitaire. Je ne dois pas craindre que l’étude ne suffise pas à mon ardeur, puisque je ne tiendrais à rien moins qu’à savoir la politique, l’histoire, la géographie, les mathématiques, la mécanique, l’histoire naturelle, la botanique, quatre ou cinq langues, etc. » Ces langues étaient l’anglais, l’italien, l’espagnol, qu’en effet il apprit à fond ; et il n’y eut pas jusqu’au vieil idiome des Basques, l’escualdan, dont il ne voulût pénétrer la beauté pittoresque, qui impressionnait vivement son âme d’artiste.

En même temps, il rêvait d’aller s’établir à Paris. Mais son grand-père était malade, il ne voulut pas le quitter. « Je sais bien que ce sacrifice n’est pas celui d’un plaisir passager, c’est celui de l’utilité de toute ma vie ; mais enfin je suis résolu à le faire pour éviter du chagrin à mon grand-père. »

C’est une idylle que cette vie studieuse et solitaire, domestique et champêtre, rêvée par Bastiat et déjà en partie réalisée par lui. C’est le rêve éternel de la philosophie que cette vertu stoïque qui, mettant Jésus-Christ hors la loi de sa vie, prétend ne rien devoir à Dieu parce qu’elle tient tout de l’homme. « Or qui de nous n’a eu ses jours de stoïcisme ? se demande un moraliste. Quel est l’adolescent un peu bien né et instruit par de bonnes leçons qui n’a cru très sincèrement que pour connaître le devoir il suffit de le chercher, et pour l’accomplir il suffit d’en former la résolution ? Épictète est le dieu de tous les jeunes gens qui débutent et de toutes les philosophies qui commencent. Mais, hélas ! on n’a pas fait beaucoup de chemin en ce monde, ni beaucoup regardé autour de soi, sans s’être aperçu que la tâche de commander à ses passions est plus compliquée qu’elle n’en a l’air... À l’école et dans les rêves, le devoir est la règle ; dans le monde et dans la vie, le devoir n’est plus que l’exception. Le spectacle et l’exemple de la corruption sociale saisit à la gorge le jeune stoïcien dès qu’il est revêtu de la robe virile :

 

                              Totaque impune Suburra

            Permisit sparsisse oculos jam candidus umbo...

 

« On ne résiste pas longtemps à cet entraînement, et un matin on se réveille tombé du rocher d’Épictète dans la boue de son quartier, où l’on va désormais piétiner comme le plus vulgaire des passants 2. »

Depuis le christianisme, la morale philosophique exclusivement naturelle, la félicité naturelle, sont des défis à l’Évangile. Or ces défis à la fois orgueilleux et séditieux tiennent-ils contre les faits ? Nous avons eu une première réponse de Joseph Droz ; l’expérience de Bastiat va nous en donner une autre.

 

 

 

 

III

 

 

Dans le courant de l’année 1825, Bastiat, revenu à Mugron, y perdit son grand-père, créateur d’une fortune de laquelle cette mort le mit en possession. Elle consistait en partie dans le domaine de Sengresse, dont Frédéric fit son séjour de prédilection. C’est une propriété de 250 hectares sur la rive droite de l’Adour, à un quart de lieue à peine du pont qui donne accès au bourg de Mugron. Une maison de campagne y domine la petite ville et les sinuosités capricieuses du fleuve. De là le regard peut se partager entre les deux régions si différentes d’aspect dont cette villa semble être le point de séparation : le riant pays de la Chalosse avec ses riches plaines au pied des Pyrénées, et les déserts des Landes avec leurs forêts de pins. C’est un séjour à souhait pour les rêveries du poète et les méditations du philosophe.

Le rêve qu’y fit Bastiat fut de faire valoir ce domaine et de l’améliorer : expériences laborieuses d’où l’agronome novice devait finalement recueillir plus d’ennui que de profit. Qui s’en étonnera ? Il avait pris les livres pour maîtres de culture ! « Je lis des livres d’agriculture. Rien n’égale la beauté de cette carrière, écrit-il, elle réunit tout ; mais elle exige des connaissances auxquelles je suis étranger : l’histoire naturelle, la chimie, la minéralogie, les mathématiques et bien d’autres. » En tête de toutes, bien entendu, sa prédilection mettait la science économique ; et J.-B. Say, Dunoyer, Smith, Destutt de Tracy, Franklin et Charles Comte sont pour lui des amis du jour et de la nuit.

Mais était-ce dans un village que son esprit pouvait trouver sa culture complète ? Il sentait le besoin de Paris. D’autre part, le séjour de Mugron devenait mauvais à son âme ; et c’est ici que s’ouvre un drame intime et terrible, qu’on ne saurait révéler sans montrer tout ce que peut traîner de misère morale et de longue souffrance une âme noble pourtant, mais qui, en perdant la foi, s’est désemparée de ses ancres et s’en va à la dérive.

Nous ne voudrions pas ici pénétrer trop avant dans le secret domestique d’une situation anormale et cruelle sur laquelle les biographes se sont tus à dessein, mais qu’on ne saurait omettre de mentionner dans l’histoire d’une âme. Ce n’est pas à nous de décrire la passion effrénée qui porte au foyer d’autrui, avec le trouble et le remords, l’amère semence de larmes qui n’ont pas fini de couler encore. Disons seulement qu’un mal moral, devenu chronique, vengea trop la religion de l’abandon que Bastiat avait fait de sa loi. Disons seulement qu’en vue de le fixer et de le guérir, on le maria à Mugron ; qu’on le maria par surprise, que son honnêteté lutta, que sa franchise protesta, qu’il consentit ou plutôt se résigna enfin, non à donner son cœur, mais à donner sa main : son cœur était ailleurs. C’est de ce côté de son cœur que continua à aller sa vie, en passant par-dessus des droits deux fois sacrés. Il le fit avec éclat, car au bout de quelques mois il reprenait la liberté qu’il venait d’engager devant Dieu et les hommes, pour rouler autour de lui une chaîne volontaire dont la meurtrissure a laissé sur son nom une empreinte fatale.

Pauvre Bastiat ! quand on considère ce ménage de quelques mois, ces colères, ces déceptions, ces larmes de part et d’autre, ces abandons, cette retraite, cet oubli de soi-même, ces profanations..., comment ne pas le condamner ? Et, d’autre part, quand on se rappelle tout ce qu’il a souffert, les surprises calculées, les contraintes obstinées, les luttes impuissantes, les déchirements intérieurs, les regrets irrémédiables, les entraves, les remords, les trop tardifs et vains essais de rapprochement, comment ne pas le plaindre ? Mais surtout plaignons-le d’avoir, par une telle vie, placé entre Dieu et son âme la barrière infranchissable d’une situation qui lui fermait l’accès aux sources de la grâce divine. Ne nous étonnons pas, dès lors, de l’éclipse prolongée qu’a subie la vérité dans l’âme qui interposait entre elle et sa lumière un corps opaque comme celui qui jeta tant d’ombre et de froid dans cette existence. Mais étonnons-nous plutôt que la dernière parcelle du divin, comme dit le poète, ne se soit pas éteinte dans la matière terrestre où elle était tombée : Non affligat humi divinae particulam aurae.

Il se trouva heureusement près de lui, dans cette bourgade, une amitié capable de le consoler, sinon de le relever. Difficilement pourrait-on en imaginer de meilleure que celle de Félix Coudroy, ami d’enfance de Bastiat, son condisciple de Saint-Sever, fils d’un médecin de l’endroit, avocat à Mugron, qui, économiste comme lui, musicien comme lui, partageait toutes ses idées comme tous ses goûts. Un seul point les séparait, et c’était tout à l’honneur de M. Coudroy. Celui-ci était chrétien de croyance et d’action. « Son éducation, écrit un biographe, ses opinions de famille et plus encore sa nature méditative l’avaient tourné de bonne heure du côté de l’étude de la philosophie religieuse. Un moment séduit par les utopies de Rousseau et de Mably, il s’était rejeté ensuite, par dégoût de ces rêves, vers la Politique sacrée et la Législation primitive, sous ce dogme de l’autorité, si éloquemment prêché alors par les de Maistre et de Bonald 3. » Nous voyons, dans une lettre, qu’il s’intéressait vivement au grand ouvrage de la Mennais, l’Essai sur l’indifférence, alors en cours de publication. « Lorsque les deux jeunes gens se retrouvèrent en sortant, l’un de l’École de droit de Toulouse, puis de Paris, l’autre des cercles de Bayonne, et qu’on se mit à parler d’opinions et de principes », chacun d’eux y apporta les doctrines de leurs deux écoles, l’un de l’école catholique et traditionnelle, l’autre de l’école philosophique et révolutionnaire. Ce fut une longue discussion, féconde pour tous deux. Les amis habitaient à deux pas l’un de l’autre et se voyaient trois fois le jour, tantôt dans leurs chambres, tantôt sous la charmille du jardin, tantôt à de longues promenades qu’on faisait un livre sous le bras, sur le chemin de Sengresse. Que d’idées furent semées dans ces entretiens !

C’est de ce temps, embelli par l’étude et l’amitié, que Bastiat écrivait : « Tantôt nous lisions Platon, non pour admirer sur la foi des siècles, mais pour nous assurer de l’extrême infériorité de la société antique, et nous disions : Rassurons-nous, l’homme est perfectible, et la foi dans ses destinées n’est pas trompeuse. Tantôt nous nous faisions suivre, dans nos longues promenades, de Bacon, de Lamartine, de Bossuet, de Fox, de la Mennais et même de Fourrier. L’économie politique n’était qu’une pierre de l’édifice social que nous cherchions à construire dans notre esprit, et nous disions : Il est utile, il est heureux que des génies patients et infatigables se soient attachés, comme Say, à observer, classer et exposer, dans un ordre méthodique, tous les faits qui composent cette belle science. Désormais l’intelligence peut poser le pied sur cette base inébranlable pour s’élever à de nouveaux horizons. »

Notre correspondance, à laquelle toute cette étude est grandement redevable, nous apprend que le foyer de Coudroy était un foyer chrétien. C’était là que Frédéric, dans sa meilleure époque, se réfugiait le vendredi pour avoir la liberté et l’exemple de l’abstinence prescrite par l’Église. Coudroy lui donnait l’exemple d’un autre genre de courage, celui de la souffrance. Au moment où le jeune avocat s’ouvrait déjà une brillante carrière de jurisconsulte, une maladie terrible, impitoyable, fondait sur lui et le condamnait à l’isolement, dans la fleur de son âge. C’est depuis lors surtout que, retiré solitairement à côté d’une sœur qui fut pour lui un ange de consolation et de dévouement, Coudroy se rejeta plus que jamais dans le sein de la religion. On se souvient à Mugron des Réflexions sur le suicide, qu’il imprima dans le journal de l’arrondissement, et de son très remarquable et religieux article sur l’Apostolat de la France par les missions étrangères. Il l’avait écrit pour seconder l’évêque d’Aire, Mgr Savy, dans l’organisation diocésaine de l’œuvre catholique et française de la Propagation de la foi ; et comme il lui prêtait le secours de son aumône, il fut heureux de lui prêter le concours de sa plume. C’était une plume élégante, limpide, légèrement caustique, singulièrement attrayante. Quand, à la suite de longues discussions entre les deux économistes, il fallait résumer les débats en une page, cette page, c’était Félix Coudroy qui l’écrivait.

Voilà quel fut cet ami. Nous en parlerions moins si nous ne savions que le talent de Bastiat procède, pour une très grande part, de cette intelligence sœur et presque mère de la sienne. Il n’était que juste lorsque, lui adressant plus tard le premier volume de ses Harmonies, il lui écrivait ces mots : « Mon cher ami, je ne te dédie pas cet ouvrage, il est autant le tien que le mien. » Nous en parlons surtout parce qu’il représente, dans la vie de Bastiat, cet élément supérieur que le christianisme mêle aux affections nées de la sympathie morale et intellectuelle. Que si, durant quelques années, et sous l’influence de je ne sais quel cours d’idées révolutionnaires, l’infortuné Coudroy s’attiédit dans ses habitudes religieuses, Dieu et les hommes l’oublièrent lorsque, durant de longues et douloureuses années, on le vit se préparer à son éternité en vivant comme un moine et récitant chaque jour les psaumes de la pénitence, pour se rendre propice le Dieu dont il portait la croix avec amour.

Il nous semble impossible qu’une telle société d’esprit comme de cœur n’ait pas exercé une utile influence sur l’âme de Bastiat. Dans quelle mesure l’admirateur de de Maistre et de Bonald agit-il sur l’esprit du lecteur passionné de Smith et de Charles Comte ? On ne saurait le préciser. Ce dont on peut être certain, c’est que Bastiat fit toujours un très grand compte des croyances chrétiennes d’un homme dont il tenait les idées en si haute estime dans un autre ordre de choses. Aussi bien remarquons-nous la teinte plus religieuse que prend sa correspondance dès qu’elle va à cette adresse, comme en témoignent ces lignes à son pauvre malade : « Ta lettre m’a fait une pénible impression, mon cher Félix, à cause de ce que tu me dis de toi, de ta santé, de la lutte terrible que se livrent ton âme et ton corps... Après tout, mon ami, et au milieu des épaisses ténèbres qui nous environnent, attachons-nous à cette idée qu’une Cause première, intelligente et miséricordieuse, nous a soumis, pour des raisons que nous ne pouvons comprendre, aux dures épreuves de la vie : que ce soit là notre foi. Attendons le jour où elle jugera à propos de nous en délivrer et de nous admettre à une vie meilleure ; que ce soit là notre espérance. Avec ces sentiments au cœur, nous supporterons nos afflictions et nos douleurs. »

 

 

 

 

IV

 

 

La révolution de 1830, avec ses violences impies, n’était guère de nature à remettre cette tête superbe et cette conscience malade sous le joug de la foi. Bastiat eut, dans ces jours-là, la fièvre révolutionnaire. Il faut lire ses lettres écrites à Bayonne, les 4 et 5 août : c’est de l’ivresse. « Mon cher Félix, l’ivresse de la joie m’empêche de tenir la plume... » Le dithyrambe se poursuit sur ce ton délirant : « Bayonne est un spectacle admirable pour qui sait le voir ! – Paris est ensanglanté par ces abominables gardes prétoriennes, qui se nomment gardes royales, et qui s’en vont égorgeant hommes, femmes et vieillards. Deux mille étudiants, dit-on, y ont perdu la vie ! – Nous avons à déplorer la perte de vingt mille frères ! Paris, après trois jours et trois nuits consécutives de massacres et d’horreurs, se gouverne elle-même et gouverne la France. »

Lui-même est venu à Bayonne pour chercher de patriotiques dangers, pour vaincre avec ses frères ou mourir avec eux ; mais il n’a trouvé que de joyeux compères, beaucoup de vin et point de sang. – Au moins faut-il qu’il arbore le drapeau tricolore sur la citadelle ; déjà il a rédigé la proclamation aux citoyens ; on aura la garnison par famine, par ruse ou par force ; en cas d’échec, il a tout un plan de campagne pour soulever la Chalosse, puis la Lande, le Béarn, le pays Basque, etc. Peine superflue ! La citadelle n’a pas même essayé de résister. Le drapeau tricolore y flotte mélancoliquement, et le pauvre Bastiat, content d’avoir fraternisé avec la garnison parée des belles couleurs, s’en retourne à Mugron comme il était venu, après une expédition dont les vins, le punch, les liqueurs et surtout Béranger ont fait seuls les frais. Tout cela n’est guère épique ; et le héros de Juillet s’en rend compte quand, à la fin du dernier chant de ce poème, il jette ce mot de désespoir auquel on s’attend peu : « Adieu, tout est fini. Je repars sur-le-champ ; je t’embrasserai demain. La proclamation que j’ai faite a été inutile, tu ne la recevras donc point : elle ne vaut pas les deux sous qu’elle te coûterait. »

Les révolutions politiques sont mauvaises conseillères. Elles sont démoralisantes, et cela pour plusieurs raisons : d’abord elles abaissent le principe d’autorité en renversant le pouvoir ; et, faisant bon marché de l’autorité de l’homme, elles amènent, par voie de logique ou par voie de tendance, à mettre en question l’autorité de Dieu. Puis c’est un mal pour l’homme, appelé à régler ses conditions d’existence par des moyens légitimes et des voies pacifiques, de se dispenser de la sagesse pour recourir au hasard des solutions violentes, et de décharger ainsi la responsabilité de son libre arbitre sur le fait accompli d’une force qui prime le droit. Enfin les révolutions, que je comparais à la fièvre, ont cela de commun avec les plus pernicieuses que, même l’accès passé, elles laissent dans le cerveau des désordres prolongés, et dans le tempérament une débilitation qui passe à l’état chronique. C’est l’esprit révolutionnaire qui survit dans les idées, lors même que les révolutions sont vaincues dans les faits, et qui fausse tout chez un peuple : les intelligences, les consciences, les mœurs.

Bastiat s’en ressentit longtemps. La période de dix-huit ans qui remplit le règne de Louis-Philippe jusqu’au régime de Février, fut pour lui une solitaire et lente incubation des idées qui devaient alors éclore à la lumière de la tribune et de la presse. Il était devenu juge de paix de son canton, en mars 1831, et il le fut pendant quinze ans, avec une intégrité qui honora sa fonction, et une autorité qui grandit celle des lois. Propriétaire foncier considérable, possédant cette fortune qui, plus encore que le talent, donne l’influence parmi les populations rurales, Bastiat était devenu le roi du canton. Il en reçut le mandat de conseiller général en 1832. Mais ses idées et ses plans allaient bien au delà de cette sphère locale. Un vaste système s’élaborait dans cet esprit méditatif, chez qui le problème de se former seul, dans une petite ville, sans autre maître que lui-même, avait trouvé sa difficile et rare solution. On a dit que l’isolement était un capital. Peu d’autres lui ont fait rendre davantage que Bastiat.

Quelle était donc cette idée à laquelle il sacrifia tout ce qu’il eut, tout ce qu’il fut : sa fortune, son temps, son talent et sa vie ? Il semble qu’on l’a définie dans sa généralité en la nommant d’un seul mot : la liberté.

Il ne manque pas aujourd’hui de généreux esprits, séduits par l’idée grandiose d’une fraternité qui relierait entre eux tous les membres dispersés de la famille humaine par des liens de communauté, appelés à remplacer les barrières antiques qui divisaient d’intérêts, comme d’idées et de mœurs, les sociétés et les peuples. Le fait qui évidemment met sur la voie de cet espoir est celui de l’universel rapprochement des nations, par ces prodigieux moyens de communication qui effacent les distances et s’irritent des barrières. Toutefois il est une barrière qui menace de mettre obstacle, et pour longtemps encore, à cet embrassement général des peuples : c’est la guerre. Là est, en effet, l’objection la plus grave à l’application de ce régime de libre échange qui est la première conséquence positive de la théorie de la fraternité. Mais elle n’inquiète pas, loin de là, les économistes les plus ardents de cette école, lesquels y répondent en disant que la paix universelle sera forcément amenée par l’universelle liberté commerciale, laquelle deviendra le lien obligé de tous les peuples dès qu’elle sera reconnue comme leur intérêt général. Aussi, tandis que les modérés du parti demanderaient qu’au moins cette transformation des relations sociales et internationales ne se fit que graduellement, par de lentes préparations et avec des tempéraments indispensables, eux, au contraire, accélèrent le mouvement, disant de la liberté absolue, illimitée, ce que les Livres saints disent de la sagesse, « qu’il faut la chercher d’abord, et que les autres biens viendront d’eux-mêmes à sa suite ».

Bastiat fut le théoricien de la liberté en tout genre. La liberté commerciale, à laquelle son nom est demeuré attaché, n’est que l’une des conquêtes qu’il voulait assurer à la société moderne. Il en était devenu le disciple convaincu dans sa solitude studieuse. Il aspira bientôt à en devenir l’apôtre : « Mon ami, écrivait-il à Félix Coudroy, l’existence retirée, solitaire, est incompatible avec nos doctrines, qui pourtant agissent sur nous avec toute la force de vérités mathématiques, car nous savons que la vérité n’a de puissance que par sa diffusion. De là l’irrésistible besoin de la communiquer, de la répandre, de la proclamer. De plus, tout est tellement lié dans notre système que l’occasion et la facilité d’en montrer un chaînon ne peuvent nous contenter ; et, pour en exposer l’ensemble, il faut des conditions de talent, de santé et de position qui nous feront toujours défaut. Que faire, mon ami ? Attendre que quelques années encore aient passé sur nos têtes. Je les compte souvent, et je prends une sorte de plaisir à remarquer que plus elles s’accumulent, plus leur marche paraît rapide : Vires acquirit eundo. »

Le jour vint enfin pour lui de la manifestation. Un périodique anglais, The Globe and Traveller, lui avait révélé le grand mouvement libre-échangiste que Cobden imprimait alors à l’Angleterre. Bastiat tend la main à Cobden par-dessus le détroit, et, en 1844, un premier article du Journal des économistes, sur l’Influence des tarifs anglais et français, lui ouvre les portes de la renommée. L’heure féconde avait sonné. « Bastiat sentait bourdonner sur son front, comme des abeilles dans une ruche, les pensées que vingt ans d’études et de méditations y avaient amassées. Il n’eut qu’à ouvrir la porte à cet essaim pressé de prendre son vol. » Alors parurent coup sur coup les Sophismes économiques, puis Cobden et sa ligue, avec une introduction à laquelle l’Institut répondait par un diplôme de membre correspondant. En 1846, sur son initiative, une ligue française s’organisait sur le plan de la ligue anglaise, se recrutant non seulement parmi les membres de la Société des économistes, mais parmi les deux chambres et dans la France tout entière. Secrétaire général de l’Association, Bastiat en était l’âme. Après l’étude, l’action ; après la plume, la parole. À Bordeaux, à Marseille, au Havre, à Lyon, il parle avec cette fine bonhomie et sous cette forme piquante d’apologues populaires qui le font surnommer le La Fontaine de l’économie politique. « Ce n’est pas que Bastiat eût rien de l’orateur. Sa voix était sourde et voilée ; il manquait d’animation dans le geste, de sûreté dans l’intonation. Mais sa parole était spirituelle, sa physionomie expressive et son accent empreint d’une conviction si forte, que l’auditoire oubliait les imperfections de l’orateur, en applaudissant au style de l’écrivain et en se laissant gagner à la conviction communicative de l’apôtre 4. »

La presse, d’ailleurs, secondait ou suppléait la parole. On avait offert à Bastiat la direction du Journal des économistes. Il fonda et rédigea en chef le Libre-Échange. Mais il lui avait fallu, pour cela, quitter Mugron. « Quitter Mugron, s’écrie-t-il dans une de ses lettres, quitter ma tante ! » Et dans un de ses écrits, s’adressant à lui-même ce reproche plaintif : « Mon cher Frédéric, dit-il, c’en est donc fait. Tu as quitté notre village, abandonné les champs que tu aimais, ce toit paternel où tu jouissais d’une si complète indépendance ; tes vieux livres sont étonnés de dormir sur leurs poudreux rayons ; ce jardin où, dans nos longues promenades, nous causions à perte de vue de omni re scibili et quibusdam aliis ; ce coin de terre, dernier asile de tant d’êtres que nous chérissons, où nous allions chercher des larmes si douces et de si chères espérances. Te souvient-il comme la racine de la foi reverdissait dans nos âmes à l’aspect de ces tombes chéries ? avec quelle abondance les idées affluaient dans notre esprit sous l’inspiration de ces cyprès ? À peine pouvions-nous leur donner passage, tant elles se pressaient sur nos lèvres. Mais rien n’a pu te retenir : ni ces bons justiciables de la campagne, accoutumés à chercher des décisions dans tes honnêtes instincts plus que dans la loi ; ni notre cercle, si fertile en bons mots ; ni ta basse, qui semblait renouveler sans cesse la source de tes idées ; ni mon amitié, ni cet empire absolu sur tes actions, tes heures, tes études, le plus précieux des biens peut-être. Tu as quitté le village, et te voilà à Paris ! »

Paris et lui furent d’abord étonnés de se rencontrer. « Il nous semble encore le voir, raconte M. G. de Molinari. Il n’avait pas eu le temps encore de prendre un tailleur et un chapelier parisiens ; d’ailleurs, il y songeait bien, en vérité ! Avec ses longs cheveux et son petit chapeau, son ample redingote et son parapluie de famille, on l’aurait pris volontiers pour un bon paysan en train de visiter les merveilles de la capitale. Mais la physionomie de ce paysan à peine dégrossi était malicieuse et spirituelle, son grand œil noir était vif et lumineux ; et son front, de grandeur moyenne, mais taillé carrément comme en pleine étoffe, portait l’empreinte de la pensée. Au premier coup d’œil on s’apercevait que ce paysan était du pays de Montaigne, et, en l’écoutant, on reconnaissait un disciple de Franklin. »

Était-il fait pour Paris ? Il en doutait le premier et souffrait de ce doute. « Ah ! croyez-le bien, écrivait-il à Cobden, ce n’est ni la tête ni le cœur qui me manquent. Mais je sens que cette superbe Babylone n’est pas ma place, et il faut que je me hâte de rentrer dans ma solitude et de borner mon concours à quelques articles de journaux, à quelques écrits. N’est-il pas singulier que je sois arrivé à l’âge où les cheveux blanchissent pour me sentir, à mon âge, envahi par l’ambition. L’ambition ! oh ! j’ose dire que celle-là est pure ; et si je souffre de ma pauvreté, c’est qu’elle oppose un obstacle invincible à l’avancement de ma cause. »

 

 

 

 

V

 

 

Cette cause lui devint dès lors plus chère que la vie même. « Ami, écrit-il, si l’on me disait : Tu vas faire prévaloir ton idée aujourd’hui, et demain tu mourras dans l’obscurité, j’accepterais tout de suite. Mais lutter sans chance, sans même être écouté, quelle rude tâche ! » Plus explicite encore avec Richard Cobden : « Hélas ! cher monsieur, je pense quelquefois à notre infortuné André Chénier. Quand il fut sur l’échafaud, il se tourna vers le peuple et dit en se frappant le front : « C’est dommage, j’avais quelque chose là. » Et moi aussi il me semble que j’ai quelque chose là. Mais qui me souffle cette pensée ? Est-ce la conscience d’une valeur réelle ? Est-ce la fatuité de l’orgueil ? »

Enfin, un peu plus tard, cette intime conviction se tournant en prière : « J’ai, je le sens, dans ma tête une nouvelle exposition de la science économique. Que le bon Dieu me donne un an de force, et mon passage sur la terre n’aura pas été inutile ! »

Je ne puis m’empêcher d’être touché de cette passion, non seulement parce qu’elle est forte, mais parce qu’elle est noble, bienfaisante, élevée. On a beaucoup médit de l’économie politique : c’est un tort. En dépit de ses lacunes et de ses tâtonnements, gardons-nous de l’ingratitude de traiter dédaigneusement une science qui, en définitive, cherche à procurer le bien-être physique pour arriver par lui jusqu’à la grandeur morale. Tel est du moins le but que Bastiat se propose. Il le proclame, et je le crois volontiers quand il dit : « Lorsqu’il s’agit de moi, je ne demande rien et ne veux rien. Mais lorsqu’il s’agit des masses, je n’ai pas ce dédain stoïque pour la richesse. Ce mot ne veut pas dire quelques écus de plus : il signifie du pain pour ceux qui ont faim, des vêtements pour ceux qui ont froid, de l’éducation, de l’indépendance, de la dignité. »

Il était donc l’apôtre de la liberté en tout genre. Il a dit : « Laissons les hommes travailler, échanger, apprendre, s’associer, agir et réagir les uns sur les autres, puisque aussi bien, d’après les décrets providentiels, il ne peut jaillir de leur spontanéité intelligente qu’ordre, harmonie, progrès ; le bien, le mieux, le mieux encore, le mieux à l’infini 5. » Le libéralisme absolu ne saurait se formuler plus explicitement.

En conséquence, comme tous les libéraux sincères, il voulait pleine et entière la liberté de l’enseignement. Ainsi le monopole universitaire ne lui était pas moins odieux que le monopole commercial. Il demandait à son pays : « L’enseignement est-il dans les attributions de l’État ? Est-il du domaine de l’activité privée ? Vous devinez ma réponse. Le gouvernement n’est pas institué pour asservir nos intelligences, pour absorber les droits de la famille. » Puis, posant des principes parfaitement incontestables dont peut-être il n’eût pas osé tirer toutes les conséquences pratiques : « Le monopole de l’instruction, affirme-t-il, ne saurait être raisonnablement confié qu’à une autorité reconnue infaillible. Hors de là, il y a des chances infinies pour que l’erreur soit uniformément enseignée à tout un peuple. Le monopole universitaire n’est compatible qu’avec l’infaillibilité. Laissons donc l’enseignement libre : il se perfectionnera par l’émulation 6. »

Une autre conséquence, et celle-là extrême, de son libéralisme, c’est la glorification, non pas seulement en fait, mais en principe, de la liberté religieuse. Il ne veut pas plus de douanes doctrinales et religieuses que de douanes commerciales. La maxime du laisser-faire et du laisser-passer n’est pas seulement pour Bastiat la formule de son système économique, c’est celle de sa philosophie et de sa religion. Nous aurons à revenir sur l’erreur et le danger d’une doctrine qui, mettant en doute que la vérité absolue existe, sacrifie la vérité à la liberté, et tient conséquemment en égale indifférence toutes les communions religieuses. Mais le comble du scepticisme ne serait-il pas de prétendre que non seulement l’unité religieuse n’est pas compatible avec la liberté, mais qu’elle n’est pas un bien, mais qu’elle n’est pas désirable, mais qu’elle n’est pas l’état vrai de l’humanité, et que la religion doit faire son deuil de l’unité des esprits, pour les laisser librement flotter dans la variété ?

Bastiat ne recule pas devant cette énormité :

« N’en est-il pas en religion comme en économie politique ? demande-t-il. Et n’a-t-on point le tort de chercher la solution dans une unité factice, imposée, intolérante, persécutrice, socialiste, incapable d’ailleurs de fournir ses titres à la domination et ses preuves de vérité ! L’unité, en toutes choses, est la consommation suprême, le point vers lequel gravite et gravitera éternellement, sans jamais l’atteindre, l’esprit humain. Si elle devait se réaliser dans l’humanité, ce ne serait qu’à la fin de toutes les libres évolutions sociales. Mais c’est la variété, la diversité qui sont au commencement, à l’origine, au point de départ de l’humanité ; car la diversité des opinions doit être d’autant plus grande que le trésor des vérités acquises est plus petit, et que l’esprit des hommes s’est mis d’accord, par la science, sur un moins grand nombre de points... »

Ici Bastiat s’arrête, il n’achève point sa pensée : on dirait que sa plume commence à se faire peur d’elle-même.

D’après cela, que l’Église s’arrange pour se fusionner, si elle peut, avec les sectes dissidentes ; mais qu’elle ne prétende à aucune autorité sociale. C’est le sens de ces lignes à un ecclésiastique qui l’avait interrogé sur ses opinions : « J’ai foi, écrit-il, dans une fusion future entre toutes les religions chrétiennes, ou, si vous voulez, dans l’absorption des sectes dissidentes par le catholicisme. Mais pour cela il ne faut pas que les Églises soient des institutions politiques. »

Il s’explique plus durement dans un projet d’article demeuré inédit : « J’ai toujours pensé que la question religieuse remuerait encore le monde. Les religions positives actuelles retiennent trop d’esprits et de moyens d’exploitations pour se concilier avec l’inévitable progrès des lumières... Ce long déchirement a été décidé le jour où un homme s’est servi de Dieu pour faire d’un autre homme son esclave intellectuel, le jour où un homme a dit à un autre : Je suis le ministre de Dieu, il m’a donné tout pouvoir sur toi, sur ton esprit, sur ton corps, sur ton cœur. »

Mais si ce pouvoir est bon, et s’il descend de Dieu, Bastiat peut-il l’appeler une usurpation ? C’est la question préalable, et il ne l’examine pas.

Pratiquement, son idéal serait la séparation de l’Église et de l’État. Il est vrai qu’il ne la veut ni violente, ni spoliatrice, ni même immédiate ; il la demande pacifique, équitable, opportune, comme serait celle de deux époux qui, divisés d’intérêts, se quittent à l’amiable en prenant leur temps et évitant le scandale. À cette condition il la tient pour bienfaisante. « Supposons les deux puissances séparées, écrit-il. Alors la religion ne pourrait procurer aucun avantage politique. Alors le clergé n’aurait pas besoin de la surcharger d’une foule de ces rites, de ces cérémonies propres à étouffer la raison. Et chacun sentirait reverdir au fond de son cœur cette racine de foi qui ne se dessèche jamais entièrement. Et les formes religieuses n’ayant plus rien de dégradant, le prêtre n’aurait plus à lutter contre le respect humain. Et la fusion de toutes les sectes chrétiennes en une communion ne rencontrerait plus d’obstacles. Et l’histoire de l’humanité ne présenterait pas une plus belle révolution ! »

Que voilà bien le mélange d’illusion et d’honnêteté, de principes erronés et d’excellentes intentions dont se compose la sagesse du libéralisme ! Mais que la fusion rêvée ressemble à de la confusion ! Et ne voyait-il pas, l’honnête Bastiat, comment pratiquement la demande de séparation n’est de la part de l’État qu’un prétexte à une plus grande oppression de l’Église ? Mais il n’a pas vécu assez longtemps pour cela.

En somme, Bastiat avait donc et portait dans ses jugements toutes les préventions qu’ont contre le catholicisme ceux qui ne voient que la surface tout humaine des choses. C’est ainsi qu’on l’avait vu, en 1840, dans un voyage en Espagne et en Portugal, se scandaliser, à la vue des cérémonies du culte, de ce que « ce peuple n’était pas plus spiritualiste que les autres » ; s’étonner ou faire ironiquement semblant de s’étonner que les catholiques de Lisbonne « ne dédaignent point la fraîcheur et les parfums de l’oranger, et ne se renferment pas dans les sévères plaisirs de la pensée et de la contemplation » ! De quoi ne s’alimente pas la prévention philosophique ! C’est ainsi qu’en s’indignant des violences sanguinaires exercées à cette époque contre les couvents d’Espagne et tout en flétrissant les voleurs et les égorgeurs, il lui plaît de déclarer que « le temps des moines est fini en Espagne comme partout ». Il va plus loin, il généralise, et c’est de l’Église de Jésus-Christ qu’il écrit : « Mon ami, je crains bien que le catholicisme ne subisse ici le même sort qu’en France. » Par contre, et pour se consoler, il ira de là contempler l’Angleterre protestante, et il se flatte de n’y trouver que des perfections. « Là, des liens de famille, l’homme et la femme chacun au devoir de leur sexe ; le travail ennobli par un but patriotique ; la fidélité aux traditions des ancêtres, l’étude constante de la morale biblique et évangélique ; un culte simple, grave, se rapprochant du pur déisme. Quel contraste ! Que d’oppositions ! Quelle source de réflexions ! »

Cependant il y avait des heures où, selon son expression, « il sentait reverdir cette racine de foi qui ne se dessèche jamais entièrement ». Une lettre des Eaux-Bonnes, du 26 juillet 1844, met à nu toute cette âme, avec ses regrets, ses doutes, ses besoins inassouvis de foi et de religion. C’est à Coudroy qu’il parle : « Quelquefois, mon cher Félix, je regrette d’avoir bu à la coupe de la science, ou du moins de ne pas m’en être tenu à la philosophie synthétique, et mieux encore à la philosophie religieuse. On y puise au moins des consolations pour toutes les situations de la vie, et nous pourrions encore arranger tolérablement ce qui nous reste de temps à passer ici-bas... » Une autre déclaration précieuse de la même lettre, c’est que la science économique ne saurait plus lui suffire, et qu’il y étouffe faute d’issue vers les choses d’en haut : « Quoique nous ayons la conscience de connaître la vérité en ce qui concerne le mécanisme de la société et au point de vue purement humain, nous savons aussi qu’elle nous échappe quant aux rapports de cette vie avec la vie future ; et, ce qu’il y a de pire, nous croyons qu’à cet égard on ne peut rien savoir avec certitude. »

Quelle profondeur de ténèbres et dès lors de souffrances cette dernière ligne nous révèle ! Cependant la vérité l’attire instinctivement. Il fait un pas de plus : « Nous avons ici, raconte la même lettre, plusieurs prêtres distingués. Ils font de deux jours l’un des instructions de l’ordre le plus relevé ; je les suis régulièrement. C’est à peu près la répétition du fameux ouvrage d’Abbadie. Hier, le prédicateur disait qu’il y a dans l’homme deux sortes de penchants, qui se rattachent les uns à la chute, les autres à la réhabilitation. Selon les seconds, l’homme se refait à l’image de Dieu ; les premiers le conduisent à faire Dieu à son image. Il expliquait ainsi l’idolâtrie, le paganisme : il montrait leur effrayante connivence avec la nature corrompue. Ensuite il disait que la déchéance avait enfoncé si avant la corruption dans le cœur de l’homme, qu’il conservait toujours une pente vers l’idolâtrie, laquelle s’était ainsi insinuée jusque dans le catholicisme. Il me semble qu’il faisait allusion à une foule de pratiques et de dévotions qui sont un si grand obstacle à l’adhésion de l’intelligence. – Mais s’ils comprennent les choses ainsi, pourquoi n’attaquent-ils pas ouvertement ces doctrines idolâtres ? Pourquoi ne les réforment-ils pas ? Pourquoi, au contraire, les voit-on empressés de les multiplier ? – Je regrette de n’avoir point de relations avec cet ecclésiastique, qui, je crois, professe la théologie à la Faculté de Bordeaux, pour m’en expliquer avec lui. »

Le fit-il ? Je ne sais. Entendit-il une parole intelligente et autorisée lui expliquer que la superstition n’est pas la religion, que le culte extérieur n’est pas l’idolâtrie, que l’Église, mère des hommes, doit accommoder son culte à la double nature de l’homme, que « l’homme enfin, selon une parole célèbre, n’est ni ange ni bête, et que qui veut faire l’ange fait la bête ? » Apprit-il tout cela alors ? Du moins il le sut plus tard, comme nous le raconterons. Sans doute la fin de cette existence nous montrera encore bien d’autres négations et aberrations ; mais, par contre, elle nous montrera comment la douleur, le regret l’apaisement des passions, l’exemple, l’étude, l’expérience, en comblant les vallées, en abaissant les montagnes, en redressant les sentiers de la vie, préparent les voies du Seigneur dans une âme sincère.

 

 

 

 

VI

 

 

En 1847, Bastiat était parvenu à ce rare sommet qui s’appelle la gloire. Une insigne fortune lui avait été donnée : celle d’être l’homme d’une chose. Cette chose grandissait, et M. de Lamartine n’était que l’organe d’une fraction de l’opinion quand un jour, à Marseille, il disait de lui et devant lui : « Messieurs vous et vos enfants, vous vous souviendrez toujours avec reconnaissance de ce missionnaire de bien-être et de richesse, qui est venu vous apporter, de si loin et avec un zèle si désintéressé, la vérité gratuite dont il est l’organe, et vous placerez le nom de M. Bastiat, ce nom qui grandira, à côté de Richard Cobden et de J.-W. Fox, parmi les noms des apôtres de l’évangile du travail émancipé, dont la doctrine est une semence qui fait germer chez tous les peuples, sans acception de patrie et de nationalité, la liberté, la justice et la paix. »

Or c’est là, sur ce faîte, à l’instant même où, arrivé, il allait s’y établir, que soudain un ennemi secret, jusque-là embusqué derrière tant de bonheur, l’inexorable maladie, apparaît, le surprend, le renverse, l’agenouille, et le force de regarder le ciel avant de quitter la terre.

Dès 1846, Bastiat se plaignait de sa santé. Il écrivait alors à Richard Cobden : « Si je jette un regard sur moi-même, je sens des larmes de sang me venir aux yeux. Ma santé ne me permet pas un travail assidu... Mais que servent les plaintes et les regrets ? »

Le 10 janvier suivant, s’adressant au même ami qui parcourait l’Italie, et lui parlant de sa grande campagne économique : « Pour la mener à bonne fin, lui confie-t-il douloureusement, il me faudrait du temps et de la force, et je n’ai ni l’un ni l’autre. Que vous êtes heureux d’être sous le ciel d’Italie ! Quand verrai-je aussi les champs, la mer, les montagnes ! O rus ! quando te aspiciam ! Et surtout quand serai-je au milieu de ceux qui m’aiment ? Vous avez fait des sacrifices, vous ; mais c’était pour fonder l’édifice de la civilisation. En conscience, mon ami, est-on tenu à la même abnégation quand on ne peut que porter un grain de sable au monument ? Mais il fallait faire ces réflexions auparavant ; maintenant l’épée est sortie du fourreau, elle n’y rentrera plus. Le monopole ou votre ami iront avant au Père-Lachaise. »

Un trait pareil termine cette lettre du 11 mars, où les mêmes regrets se consolent par les mêmes rêves de vie rurale, amicale et poétique, plantes d’imagination qui fleurissent d’ordinaire dans les poitrines en ruines. Il s’adresse à Coudroy : « Ta blanche campagne me sourit. Je t’admire et te félicite de ne placer ton château en Espagne qu’à un point où tu puisses atteindre. Deux métairies en ligne, de justes proportions de champs, de vignes, de prés, quelques vaches, deux familles patriarcales de métayers, deux domestiques, qui à la campagne ne coûtent pas cher, la proximité du presbytère, et surtout ta bonne sœur et tes livres. Vraiment il y a là de quoi varier, occuper et adoucir les jours d’automne. Peut-être un jour j’aurai aussi ma chaumière près de la tienne. Pauvre Félix ! tu crois que je poursuis la gloire. Si elle m’était destinée, comme tu dis, elle m’échapperait ici, où je ne fais rien de sérieux. J’ai, je le sens, une nouvelle exposition de la science économique dans la tête, et elle n’en sortira jamais ! »

Le désenchantement commence : laissons-le se faire ; laissons s’effacer à ces yeux éblouis l’éclat de la gloire terrestre : la gloire céleste, qui est par derrière, n’en brillera que plus vive.

Un mois après, une lettre signale un accident révélateur et précurseur de désordres mortels. « Je suis allé passer vingt jours dans mon pays. J’espérais que ce voyage me rendrait la santé, mais il n’en est pas ainsi. La grippe a dégénéré en rhume obstiné, et dans ce moment je crache le sang. Ce qui m’étonne et m’épouvante, c’est de voir combien quelques gouttes de sang sorties du poumon peuvent affaiblir notre pauvre machine et surtout la tête. Le travail m’est impossible... Je consacre tous mes efforts à élucider le problème économique. Ce sera le point de départ de vues plus élevées. Seulement, que Dieu me donne encore trois ou quatre ans de forces et de vie ! »

Frappé à mort et le sachant, Bastiat n’eut plus qu’une pensée : faire vivre du moins son idée, puisqu’il ne pouvait plus faire vivre sa personne. C’est à cette idée que désormais il s’attache, il s’attelle, la traînant jusqu’au bout, dans la carrière épuisante qu’il marque, pour ainsi dire, d’une traînée de son sang. Convaincu que sa pensée est une pensée rédemptrice, il la léguera d’abord à la jeunesse française ; et c’est pourquoi à Paris il rassemble les étudiants du droit et de la médecine, « ces hommes qui demain, dit-il, gouverneront le monde », et leur fait des conférences qui seront son testament. Il la léguera à la France, il parlera, il agitera ; et combien il regrette de « n’avoir pas vingt ans de moins et la santé ! Il prendrait alors le bon sens pour sa cuirasse et la vérité pour sa lance, et il se croirait sûr de vaincre. Mais, hélas ! l’âme, malgré sa noble origine, ne peut rien faire sans le corps » ! Il la léguera à l’avenir dans ce qu’il nomme « un petit ouvrage » dont il a arrêté le titre : les Harmonies économiques. « Oh ! s’écrie-t-il en suppliant, que la bonté divine me donne encore au moins un an de force ; qu’elle me permette d’exposer devant mes jeunes concitoyens ce que je considère comme la vraie théorie sociale, et je remettrai sans regret, avec joie, ma vie entre ses mains ! »

Ce cri est plus qu’une prière, c’est l’oblation d’un sacrifice. Ne semble-t-il pas que de telles dispositions, si désintéressées du monde et de la vie même, mettent déjà une âme sur le chemin du retour à la religion de la croix ?

Sur ces entrefaites, la révolution de 48 appelait Bastiat à l’honneur, mais surtout à la charge de siéger à l’Assemblée constituante de son pays.

L’ambition qu’il y porta, il y avait longtemps qu’il l’avait fait connaître, lorsque, dès le lendemain de 1830, il répondait aux offres de ses compatriotes : « Si le choix tombe sur moi, j’avoue que j’en éprouverai une joie vive, non pour moi, mais parce que je ne soupire aujourd’hui qu’après le triomphe des principes qui font partie de mon être, et que, si je ne suis pas sûr de mes moyens, je le suis de mon vote et de mon ardent patriotisme. » C’est le même patriotisme, ce sont les mêmes principes qu’il apportait à la chambre de 1848 ; mais, hélas ! avec la santé en moins. Voilà pourquoi un instant on le voit qui hésite avant de franchir le seuil de l’humble cabinet où, pendant vingt ans, il avait travaillé à se forger les armes qu’il ne se sentait plus aujourd’hui de force à manier. Il écrit à un ami : « Si j’avais de la santé, j’accepterais cette mission avec enthousiasme. Mais que pourront ma faible voix, mon organisation maladive et nerveuse au milieu des tempêtes révolutionnaires ? Combien il eût été plus sage de consacrer mes derniers jours à creuser, dans le silence, le grand problème de la destinée sociale, d’autant que quelque chose me dit que je serais arrivé à la solution ! »

Il accepta néanmoins le « terrible mandat de député », comme lui-même l’appelle, et la même lettre s’achève par cet adieu à Mugron – un adieu qu’il sait être un adieu éternel : « Pauvre village, humble toit de mes pères, je vais vous dire un éternel adieu. Je vais vous quitter avec le pressentiment que mon nom et ma vie, perdus au sein des orages, n’auront pas même cette modeste utilité pour laquelle vous m’aviez préparé. » Il partit.

Il est dans la vie un âge où l’on s’enflamme pour les formes de gouvernement sur leur seule étiquette, pour ce qu’elles disent ou promettent. Il en est un autre, plus mûr, plus rassis, où l’on juge les régimes politiques uniquement par ce qu’ils font et ce qu’ils donnent. Or ce que Bastiat demandait à tout gouvernement, quel qu’en fût le nom et la forme, c’était l’amélioration des conditions d’existence de la société. Ne sont-ils pas faits pour cela ? Ce qu’il pressa conséquemment la république de nous donner, ce fut le désarmement, la réduction des impôts, toutes les grandes libertés. On sait ce qu’il obtint. Il s’ensuivit chez lui un premier désillusionnement qui n’alla pas toutefois jusqu’à le déprendre de la république. Et cependant il put savoir à quoi s’en tenir sur elle lorsque, le 15 mai, il vit, de son banc de député, l’Assemblée issue hier du suffrage universel, envahie et violée par ceux-là mêmes qui s’étaient battus pour cette conquête. « Dans l’émeute, je n’ai été ni frappé ni menacé. J’ajouterai même que je n’ai pas éprouvé la plus légère émotion, si ce n’est quand j’ai cru qu’une tribune publique allait s’écrouler sous les pieds des factieux. Le sang aurait ruisselé dans la salle, et alors... ! »

À partir de ce moment, il fut visible à tous les yeux que Bastiat était triste, plus triste de ce qu’il craignait que de ce qu’il voyait, plus triste du tumulte des esprits que de celui des armes. Un ennemi, son grand ennemi, se dressait devant lui. Il était venu apporter à la chambre l’économisme, – qu’on me passe le mot –, il voyait surgir et rugir le socialisme. Un moment les deux bras lui tombèrent de découragement, et il écrivit : « Je suis profondément dégoûté du métier, et ce qui se passe n’est guère propre à me relever. L’idée dominante, celle qui a envahi toutes les classes de la société, est que l’État est chargé de faire vivre tout le monde. C’est une curée générale à laquelle les ouvriers sont enfin appelés... Où cela nous mènera-t-il ? Je tremble d’y penser. »

Cela mena aux journées de Juin. La veille encore il avait fait son devoir de publiciste et de conservateur en publiant un article dans son journal Jacques Bonhomme, demandant la dissolution des forces insurrectionnelles. Le jour de la bataille venu, il ne lui resta plus que la consolation de faire son devoir de Français. Il écrivit son testament au bruit de la canonnade, puis sortit, prêt à tout. « Entré un des premiers dans le faubourg Saint-Antoine après l’enlèvement des formidables barricades qui en défendaient l’accès, le député y accomplit une double et pénible tâche : sauver des malheureux qu’on allait fusiller sur des indices incertains, pénétrer dans les quartiers les plus écartés pour y concourir au désarmement. Cette dernière partie de sa mission volontaire, accomplie au bruit de la fusillade, n’était pas sans danger. Chaque chambre pouvait cacher un piège ; chaque fenêtre, chaque soupirail pouvait masquer un fusil. » Il ne recula devant rien.

Cependant là encore, devant l’émeute, l’idée le contrastait plus que le fait. Le 24 juin, il écrit : « La guerre civile a commencé, et avec un tel acharnement que nul ne peut prédire les suites de cette lutte. Si elle m’afflige comme homme, tu dois penser ce que j’en souffre aussi comme économiste. La vraie cause du mal, c’est le faux socialisme. » Et dans la même lettre : « Ce qui travaille la société, c’est une erreur manifeste qui ira jusqu’au bout, car elle est plus ou moins partagée par ceux qui en combattent les manifestations exagérées. Puisse la France ne pas devenir une Turquie ! »

Une Turquie, c’est-à-dire une société dans laquelle tout est à l’État, pour l’État, par l’État : tel était bien le péril que, dès le 29 février, il dénonçait dans une lettre : « Depuis dix ans, de fausses doctrines, fort en vogue, nourrissent les classes laborieuses d’absurdes illusions. Elles sont maintenant convaincues que l’État est obligé de donner du pain, du travail, de l’instruction à tout le monde. Le gouvernement provisoire en a fait la promesse solennelle. Je n’ai pas besoin de dire l’avenir que cela nous prépare. »

C’était peu de voir le mal, Bastiat entreprit de le combattre. Il eût voulu l’attaquer de front à la tribune, mais il est poitrinaire, mais il n’a pas de voix ; et comment « se faire entendre à neuf cents personnes assemblées dans une salle immense, lui qui, un jour qu’il a voulu dire seulement quelques mots à la Chambre, s’est retiré avec un rhume qui le consigne chez lui » ? Du moins, il lui livre bataille au comité des finances, dont il est vice-président, tenant tête énergiquement aux « prétentions despotiques de ceux qui, sous prétexte de donner satisfaction au peuple, veulent que l’État s’empare des chemins de fer, des assurances, des transports, etc. ». C’est ce que Bastiat appelle « la spoliation régularisée par la loi et exécutée par l’impôt », et il se félicite d’avoir réussi, quant à présent, à préserver son pays d’une telle calamité.

Sa tribune à lui, son champ de bataille, c’est la presse. Connaissant mieux que personne les plis et les replis du terrain économique, il n’y a pas de défilé où il ne suive le socialisme, ne le dépiste et ne le déloge. Propriété et loi, – Capital et rente, – Justice et fraternité, – Protectionnisme et communisme, etc., autant de brochures, autant de ripostes aux sophismes sociaux qui rêvent de substituer toutes les servitudes légales à toutes les libertés. C’est donc à juste droit que plus tard le député pouvait dire à ses électeurs : « Dans la rue par l’action, dans les esprits par la controverse, je n’ai pas laissé échapper une occasion, autant que ma santé me l’a permis, de combattre l’erreur, qu’elle vînt du socialisme ou du communisme, de la montagne ou de la plaine. »

Ce combat acharné de Bastiat contre l’anarchisme n’était pas entièrement perdu pour son progrès dans la vérité religieuse. D’abord, c’est combattre pour Dieu que de combattre pour l’ordre. Puis est-il indifférent, pour qui n’est pas encore dans les rangs des chrétiens, de faire campagne à côté d’eux sur la frontière ; et, ayant les mêmes haines, est-on très éloigné d’avoir les mêmes amours ? Enfin, l’ordre social est-il tellement distinct de l’ordre chrétien que l’on ne soit pas induit à passer de l’un à l’autre ? J’aime à me figurer d’ailleurs que Dieu, qui est juste et bon, sait reconnaître les siens, même parmi ceux qui ne le servent que comme auxiliaires. Et lever sa bannière contre tout ennemi du bien, c’est encore être son soldat et bien mériter de lui.

Cette vérité est de tous les temps, mais elle recevait des circonstances une saisissante actualité, par la coalition du socialisme et de l’athéisme dans la personne de Proudhon. Bastiat le comprit. En 1849, il engagea contre lui une vive polémique, sur le sujet de la gratuité du crédit : c’était la chimère la plus chère au sophiste. Il ne s’en tint pas là. Voyant que les positions supérieures de la question avaient été sciemment dédaignées par l’impie, Bastiat s’empare de ces hauteurs : Dieu, l’âme, la vie future. Il y établit ses batteries et de là écrase de ses feux l’hérésie proudhonienne. À l’homme mutilé de Proudhon, Bastiat oppose l’homme complet, avec ses aspirations sublimes, ses fins dernières, ses besoins suprasensibles, sa soif d’idéal suprême et infini. C’est une belle page que celle où, s’élevant au-dessus de lui-même comme de son sujet, l’économiste écrit :

« Quelle que soit mon admiration sincère pour les admirables lois de l’économie sociale, quelque temps de ma vie que j’aie consacré à étudier cette science, quelque confiance que m’inspirent ses solutions, je ne suis pas de ceux qui croient qu’elle embrasse toute la destinée humaine. Production, distribution, circulation, consommation des richesses, ce n’est pas tout pour l’homme. Il n’est rien, dans la nature, qui n’ait sa cause finale ; et l’homme aussi doit avoir une autre fin que celle de pourvoir à son existence matérielle. Tout nous le dit. D’où lui viennent et la délicatesse de ses sentiments et l’ardeur de ses aspirations, sa puissance d’admirer et de s’extasier ? D’où vient qu’il trouve dans la moindre fleur un sujet de contemplation ; que ses organes saisissent avec tant de vivacité et rapportent à l’âme, comme les abeilles à la ruche, tous les trésors de beauté et d’harmonie que la nature et l’art ont répandus autour de lui ? D’où vient que des larmes mouillent ses yeux au moindre trait de dévouement qu’il entend raconter ? D’où viennent ces flux et reflux d’affection que son cœur élabore comme il élabore le sang et la vie ? D’où lui viennent son amour de l’humanité et ses élans vers l’infini ? Ce sont là les indices d’une noble destination qui n’est pas circonscrite dans l’étroit domaine de la production industrielle. L’homme a donc une fin : quelle est-elle ? Ce n’est pas ici le lieu de soulever cette question. Mais quelle qu’elle soit, ce qu’on peut dire, c’est qu’il ne la peut atteindre si, courbé sous le joug d’un travail inexorable et incessant, il ne lui reste aucun loisir pour développer ses organes, ses affections, son intelligence, le sens du beau, ce qu’il a de plus pur et de plus élevé dans sa nature... » C’est particulièrement à ce besoin de loisir, de repos physique et moral que voulait aboutir la démonstration de Bastiat. Mais qui ne voit combien ici les prémisses débordent la conclusion ?

Proudhon était frappé au défaut de la cuirasse. Il ne s’en émut point. Secouant le trait dédaigneusement, il ne répondit que par cette fin de non-recevoir : « Je ne vous suivrai point dans les considérations toutes religieuses par lesquelles vous terminez votre lettre. La religion, permettez-moi de vous le dire, n’a rien à faire avec l’économie politique. Une véritable science se suffit à elle-même, et, hors de cette condition, elle n’est pas. S’il faut à l’économie politique une sanction religieuse pour suppléer à l’impuissance de ses théories, et si, de son côté, la religion, pour excuser la stérilité de son dogme, allègue les exigences de l’économie politique, il arrivera que l’économie politique et la religion, au lieu de se soutenir mutuellement, s’accuseront l’une l’autre. Elles périront toutes deux. » C’était un sophisme de plus que M. Proudhon mettait à son actif : il était en fonds pour cela.

Bastiat venait d’indiquer que l’économie sociale véritable, complète, confinait par ses sommets à des choses plus hautes. Il allait bientôt montrer plus explicitement que l’ordre social, tel qu’il le comprenait, était la révélation d’un dessein harmonique conçu par l’Auteur suprême, et marquer ainsi son système d’un caractère religieux, en y faisant voir partout le sceau et le nom de Dieu.

Tel est le dessein et l’esprit du livre des Harmonies.

 

 

 

 

VII

 

 

Les Harmonies économiques furent écrites durant un congé parlementaire obtenu dans l’été de 1849, à la campagne, près Paris, dans une villa de M. Pescatore, au bois de La-Celle-Saint-Cloud. Il a décrit son pavillon dans un style où la poésie coule franche comme l’idée : « Connaissez-vous la contrée qui s’étend de Versailles à Saint-Germain, embrassant Bougival, La-Celle-Saint-Cloud, Vaucresson, Marly, etc. ? C’est le pays le plus délicieux, le plus accidenté et certes le plus boisé, après les forêts d’Amérique, qu’il y ait au monde. C’est pourquoi Louis XIV, n’ayant pas assez de vue à Versailles, fit bâtir le château de Marly... Vers le centre, au milieu d’une forêt épaisse, isolé comme un nid d’aigle, s’élève le pavillon du Butard, que le roi avait placé au point convergent de mille avenues, comme un rendez-vous de chasse. Il tire son nom de sa position élevée. C’est là qu’un réactionnaire, sachant que je désirais goûter de ce pittoresque et sauvage séjour, et que je méditais quelque chose sur la propriété, m’a permis de camper... Me voici donc tout seul, et je me plais tellement à cette vie qu’à l’expiration de mon congé, je me propose d’aller à la Chambre et de revenir ici tous les jours. Je lis, je me promène, je joue de la basse, j’écris, et le soir j’enfile une des avenues, qui me conduit chez des amis... J’ai commencé là à ébaucher l’ouvrage que je suis décidé à faire paraître, même à l’état informe. »

Il le continua et le termina à Mugron, auprès de Félix Coudroy. « Je te laisse à penser, lui écrivait-il, avec quel bonheur je reverrai Mugron, et mes parents, et mes amis. Dieu veuille que l’on me laisse tout ce temps dans ma solitude ! Avec ton concours, j’achèverai peut-être la première partie de mon ouvrage. »

Bastiat eût bien voulu que son livre pût être une de ces œuvres de lente incubation que « le temps aurait consacré parce qu’il l’aurait fait naître ». – Il disait à ce sujet : « Pour qu’un livre surnage, il doit être à la fois court, clair, précis, empreint de sentiments autant que d’idées. C’est vous dire qu’il ne doit pas contenir un seul mot qui ne soit pesé. Il doit se former goutte à goutte, comme le cristal, et, comme lui encore, dans le silence et l’obscurité. » En dépit de cet idéal, Bastiat se vit condamné à ne produire qu’une œuvre hâtée, composée d’articles anciens et de pages nouvelles, jointes plutôt que fondues, espèce de travail de siège construit sous le feu de l’ennemi, où l’on jette pêle-mêle tout ce qui tombe sous la main, le bois et la terre, aussi bien que la pierre et le marbre, car la brèche est ouverte, et il faut faire vite.

Bastiat, en effet, était pressé de toutes parts. Il était pressé par la brièveté de ses jours, qu’il savait être comptés. « Je sèche du désir de publier mon idée. Je crains toujours de n’avoir pas le temps ; et lorsque le choléra décimait l’Assemblée, je disais à Dieu : Ne me retirez pas de ce monde avant que j’aie accompli ma mission ! »

Il était pressé par l’aiguillon de sa renommée, qui le sollicitait de répondre à l’idée supérieure que se faisaient de lui non seulement la France, mais l’étranger, l’Angleterre, par exemple, où une Revue disait : « En économie politique, l’école française a eu trois phases exprimées par ces trois noms : Quesnay, Say, Bastiat. »

Il était pressé par les événements politiques de la France, qui se précipitaient : « J’entrevois une Chambre nouvelle formée de deux camps extrêmes et exagérés, et de laquelle la prudence intermédiaire sera bannie : s’il en est ainsi, il ne me reste qu’à dire : « Dieu protège la France ! » et à travailler pour elle dans l’obscurité. »

Il était pressé encore par son mandat de député, que, ne pouvant remplir par la parole parlée, il désirait remplir par la parole écrite. Il disait : « Si, quand le vaisseau adoré de la patrie est battu par la tempête, je parais m’éloigner quelquefois, pour me recueillir, du poste où j’ai été appelé, c’est que mes faibles mains sont inutiles à la manœuvre. Est-ce d’ailleurs trahir mon mandat que de réfléchir sur les causes de la tempête elle-même et m’efforcer d’agir sur ces causes ? Et puis, ce que je ne ferais pas aujourd’hui, qui sait s’il me serait donné de le faire demain ? »

Il était donc aussi et instamment pressé par le besoin de servir ses frères, en les éclairant : « Ce qui me donne du cœur, ce n’est pas le non omnis moriar d’Horace, mais la pensée que peut-être ma vie ne sera pas inutile à l’humanité. » – « Si cet ouvrage était fait, il me semble qu’il rallierait une foule de belles intelligences que le cœur entraîne vers le socialisme. »

Il était pressé enfin, il était pressé surtout par le besoin de glorifier Dieu à sa manière, qu’il croit la vraie, la grande, et de laquelle il dit : « L’idée dominante de cet écrit est religieuse, l’harmonie des intérêts est religieuse. Elle nous dit que ce n’est pas seulement la mécanique céleste, mais la mécanique sociale qui révèle la sagesse de Dieu et raconte sa gloire. »

Et un peu plus loin, s’adressant à la jeunesse : « Jeunes gens, dans ces temps où un douloureux scepticisme semble être l’effet et le châtiment de l’anarchie des idées, je m’estimerais heureux si la lecture de ce livre faisait arriver sur vos lèvres, dans l’ordre des idées qu’il agite, ce mot si consolant, ce mot d’une saveur si parfumée, ce mot qui n’est pas seulement un refuge, mais une force, puisqu’on a dit de lui qu’il remue les montagnes, ce mot qui ouvre le symbole des chrétiens : JE CROIS. Je crois que Celui qui a arrangé le monde matériel n’a pas voulu rester étranger aux arrangements du monde social. Je crois qu’il a su combiner et faire mouvoir harmonieusement des agents libres aussi bien que des molécules inertes. Je crois que sa Providence éclate autant, si ce n’est plus, dans les lois auxquelles il a soumis les intérêts et les volontés que dans celles qu’il a imposées aux pesanteurs et aux vitesses. Je crois que tout dans la société est cause de perfectionnement et de progrès, même ce qui la blesse. Je crois que le mal aboutit au bien et le provoque, tandis que le bien ne peut aboutir au mal, d’où il suit que le bien doit finir par dominer. Je crois que l’invincible tendance sociale est une approximation constante des hommes vers un commun niveau physique, intellectuel et moral, en même temps qu’une élévation progressive et indéfinie de ce niveau. Je crois qu’il suffit au développement graduel et paisible de l’humanité que ses tendances ne soient pas troublées, et qu’elles reconquièrent la liberté de leurs mouvements. Je crois ces choses, non parce que je les désire et qu’elles satisfont mon cœur, mais parce que mon intelligence leur donne un assentiment réfléchi. – Ah ! si jamais vous prononcez cette parole : JE CROIS ! vous serez ardents à la propager, et le problème social sera bientôt résolu, car il est, quoi qu’on en dise, facile à résoudre. Les intérêts sont harmoniques ; donc la solution est tout entière dans ce mot : LIBERTÉ. »

C’est la préface de son livre que nous venons de citer ; c’en est le dessein et l’esprit que nous venons de montrer : le dessein d’en faire un hymne à la gloire de Dieu. « L’œuvre de Dieu sera justifiée, écrit-il aux premiers chapitres. Nous apprendrons avec bonheur qu’il n’y a pas de lacune dans la création, et que l’ordre social, comme tous les autres, atteste l’existence de ces lois harmoniques devant lesquelles s’inclinait Newton, et qui arrachaient au Psalmiste ce cri : Coeli enarrant gloriam Dei. »

Voilà le premier mot de son livre, puis voici le dernier : « Harmonie ! tel est le résultat des grandes lois de la nature, alors qu’elles règnent sans obstacles, quand on les considère en elles-mêmes et abstraction faite du trouble que font subir à leur action l’erreur et la violence. À la vue de cette harmonie, l’économiste peut bien s’écrier, comme fait l’astronome au spectacle des mouvements planétaires, ou le physiologiste en contemplant l’ordonnance de l’organisme humain : Digitus Dei est hic. »

Bastiat est donc un théiste. Un jour il a écrit que « nos masses innombrables, après avoir recouvré l’une après l’autre toutes les libertés, n’attendent peut-être qu’un grand génie qui les coordonne dans un ensemble harmonieux ». Ah ! sans doute, ce ne sera pas lui qui sera ce révélateur ; trop de choses lui manquent pour cela ! Mais du moins ne saurait-il être son précurseur ? Il en a fait le rêve, il en caresse l’espérance, il en a l’ambition : l’ambition religieuse et noble d’être le témoin de Dieu dans l’œuvre harmonique des lois de la société.

 

 

 

 

VIII

 

 

Il en aurait une autre : c’est que son livre pût être réputé chrétien, du moins dans le sens collectif et général de ce nom. Ici Bastiat demande plus qu’on ne peut lui accorder, et ses affirmations ne donnent plus raison à ses ambitions. Que son soin de faire voir Dieu dans les lois du monde social lui assure le nom de philosophe théiste, c’est ce que nous venons de revendiquer pour lui. Mais cela n’est pas suffisant pour lui valoir le titre de chrétien et de catholique. Et comment le serait-il ? Dans l’étude de l’humanité, il ne tient compte que de la raison. Or, cela évidemment n’est pas le fait d’un chrétien. Est-ce même suffisamment celui d’un économiste ? La raison, par elle seule, est-elle un instrument d’assez d’étendue pour embrasser dans ses gammes le concert entier des lois de la société ? Il peut rendre le son de Dieu ; mais ce n’est là qu’un prélude, et il ne nous donnera pas les harmonies du monde et de l’humanité tant qu’il n’aura pas rendu le son de Jésus-Christ, et complété les accents de la philosophie par ceux de l’Évangile.

Rien d’étonnant, dès lors, que Bastiat se soit heurté à plus d’un dogme de la révélation. Il se trouva d’abord en présence du grand problème de la sagesse humaine : le problème du mal en ce monde. D’où vient le mal ? Vient-il de Dieu ? Mais faire Dieu auteur du mal, c’est le faire mauvais, c’est le nier. Vient-il de l’homme ? Mais si le mal est dans l’homme, comment s’y trouve-t-il ? À la suite de quelle chute, en châtiment de quelle faute ? Mis en demeure de répondre, Bastiat se déroba : « On a demandé souvent, écrit-il, si l’existence du mal pouvait se concilier avec la bonté infinie du Créateur, redoutable problème que la philosophie agitera toujours et ne parviendra probablement jamais à résoudre. Quant à l’économie politique, elle doit prendre l’homme tel qu’il est7. »

Oui ; mais si l’homme tel qu’il est c’est l’homme déchu, et dès lors condamné à souffrir, est-ce que de cette autre manière de concevoir l’état de l’homme ne va pas découler une manière différente de concevoir la condition de la société ? Est-ce qu’il n’y a pas là le point de départ d’une économie sociale tout opposée à l’autre ? Est-ce qu’il ne faudra pas reconnaître que l’harmonie a dû souffrir quelque peu du trouble que l’humanité a subi originairement, et qu’avec le péché une terrible antinomie est entrée dans le monde ? Est-ce que, conséquemment, il restera permis de considérer ce globe comme un paradis terrestre qu’il suffira de cultiver pour en faire sortir ces biens soit du corps, soit de l’âme que Bastiat semble assigner comme notre seule fin terrestre : la richesse et le loisir ? Est-ce que ce ne sera pas, au contraire, au sacrifice de rétablir l’ordre dans l’homme et de satisfaire à Dieu ?

Bastiat a vu l’objection ; dans sa préface, il reproche aux catholiques d’avancer « que les grandes lois providentielles précipitent la société vers le mal, et qu’il faut leur échapper en se réfugiant dans l’abnégation, le sacrifice, l’ascétisme et la résignation ». « Le principe du sacrifice, dit-il carrément, n’est qu’un appel au désespoir résigné. » Et pourtant ceux qui le prêchent, ce ne sont pas seulement les catholiques, ce qui, d’ailleurs, ne manquerait pas déjà d’être fort respectable ; ce sont unanimement ces « communions chrétiennes » dont Bastiat nous promettait « de ne point heurter les dogmes les plus mystérieux ». Le péché originel n’est-il pas un de ces dogmes, et cette méconnaissance ne le heurte-t-elle point ?

Ainsi l’économiste, par la base même de son système, n’était donc pas chrétien : l’homme, hélas ! ne l’était plus. Mais Dieu travaillait son âme, frappant sans relâche sur le cœur pour redresser l’esprit, selon sa divine méthode. De plus en plus, la vie se décolorait pour Bastiat ; il voyait s’évanouir tout ce qui en dore le couchant : la gloire, l’espérance, l’étude. Il écrivait, le 14 octobre 1849, à une dame amie : « C’est en vain que vous présentez l’avenir à mes yeux comme renfermant les chances d’un tardif bonheur. Il n’en est plus pour moi même dans la poursuite, même dans le triomphe d’une idée utile à l’humanité, car ma santé me condamne à déserter le combat. Chère dame, je n’ai versé dans votre cœur qu’une goutte de ce calice d’amertume qui remplit le mien. Voyez, par exemple, quelle est ma pénible position politique, et vous jugerez si je puis accepter la perspective que vous m’offrez. »

Cette position politique, c’était, comme il l’explique, l’impuissance où il se voyait, par suite de sa santé, d’agir sur cette Assemblée, sur « ces neuf cents personnes, sur cette élite de la nation, animée des meilleurs désirs, faisant silence dans l’espoir qu’une voix va s’élever, qu’une idée de salut va se produire ». – « Or, cette idée, dit-il, je la sens qui fermente en moi, et je suis forcé de me taire. Connaissez-vous, Madame, une torture plus grande ? Je suis forcé de me taire, parce que c’est dans ce moment même qu’il a plu à Dieu de m’ôter toute force ; et quand d’immenses révolutions se sont accomplies comme pour m’élever une tribune, je ne puis y monter. Quelle amère déception ! Quelle cruelle ironie ! »

Autre déception, les Harmonies ne s’achètent pas : « Elles passent inaperçues de tout le monde, hormis d’une douzaine de connaisseurs. » Bastiat « n’a pas même pour lui le zèle accoutumé de sa petite Église ». – Il se tourne vers Dieu : « Maintenant je demande au ciel de m’accorder un an pour faire le second volume, qui n’est pas même commencé. Après quoi, je chanterai le Nunc dimittis. »

Mais le pourra-t-il ? Il lui a déjà fallu renoncer à parler ; ne va-t-il pas falloir renoncer à écrire ? La même lettre du 14 laisse percer cette alarme. « Un espoir me restait. C’était, avant de disparaître de ce monde, de jeter ma pensée sur le papier, afin qu’elle ne périsse pas avec moi. Je sais bien que c’est une triste ressource, car on ne lit guère aujourd’hui que les auteurs à grande renommée. Un froid volume ne peut certes pas remplacer la prédication sur le premier théâtre politique du monde. Mais enfin l’idée qui me tourmente aurait survécu. Eh bien, la force d’écrire, de mettre en ordre un système tout entier, je ne l’ai plus. Il me semble que l’intelligence se paralyse dans ma tête. N’est-ce pas une affliction bien poignante ? »

La même lettre avouait que « pour avoir voulu seulement faire un article de journal, il était maintenant confiné dans sa chambre » ; et il prenait ainsi congé de Mme Schwabe : « Adieu, chère dame, je suis forcé de vous quitter. Quoique souffrant, il faut que j’aille défendre la cause des noirs dans un de nos comités, sauf à regagner ensuite mon seul ami, l’oreiller. »

Le cœur saigne à lire ces lignes. Quelle main s’est appesantie sur cette tête, qu’elle courbe à quarante-huit ans sous le poids de tant de maux ? C’est une main bénissante. Cette blessure qui le fait crier, c’est celle du coup de lancette dans l’abcès. Elle fait souffrir pour guérir.

 

 

 

 

IX

 

 

C’est à cette époque que s’ouvre cette série des Lettres d’un habitant des Landes, dont le recueil trop rare est la photographie morale de Bastiat. Elles sont adressées au cercle distingué de cette famille, Horace Say et Casimir Cheuvreux, dont il était l’ami jusqu’à l’intimité. On faisait de l’art plus encore que de l’économie dans ce milieu très parisien de l’hôtel Saint-Georges et du château de la Jonchère. C’était un attrait de plus pour un musicien aussi passionné que Bastiat. Puis la brillante société était loin de lui déplaire, et d’aimables relations s’efforçaient d’adoucir les souffrances de ces jours qu’on sentait près de s’éteindre. La politique y prenait de moins en moins de place : il la trouvait misérable, vue de près chez les hommes qui en faisaient métier, et c’est ainsi qu’il en parle au sortir d’une séance de la Chambre, du 2 mai 1849 : « Ah ! Madame, suis-je condamné à tomber ici de déception en déception ? Faudra-t-il que, parti croyant de mon pays, j’y rentre sceptique ? Ce n’est pas ma foi en l’humanité que je crains de perdre, elle est inébranlable ; mais j’ai besoin de croire aussi en quelques-uns de mes contemporains, aux personnes que je vois et qui m’entourent. La foi en une généralité ne me suffit pas. »

Bastiat passait d’ordinaire ses vacances à Mugron. C’est de là que partaient ces petits tableaux de genre qui s’appellent ses lettres. Voici Mugron pris sur le vif : « À présent, Madame, voulez-vous que je vous passe ma lorgnette merveilleuse ? Vraiment, je voudrais que vous pussiez voir derrière le rideau ces scènes de la vie de province. Le matin, nous nous promenons dans ma chambre, Félix et moi, lisant quelques pages de Mme de Staël, ou un psaume de David ; à la nuit tombante, je vais chercher au cimetière une tombe : mon pied la sait, la voilà ! Le soir, quatre heures de tête-à-tête avec ma bonne tante. Pendant que je suis enfoncé dans mon Shakespeare, elle parle avec l’animation la plus sincère, ayant la complaisance de faire les demandes et les réponses. Mais voici que la femme de chambre, qui se doute que les heures sont longues, se croit obligée de les varier. Elle survient et nous raconte ses tribulations électorales. La pauvre fille a fait de la propagande pour moi : on lui objectait toujours le libre échange, elle d’argumenter. Hélas ! quels arguments ! elle me les répète avec orgueil, et pendant qu’elle disserte en jargon, basque, patois et français, je me rappelle ce mot de Patru : « Rien de tel qu’un mauvais avocat pour gâter une bonne cause. » Enfin l’heure du souper arrive ; chiens et chats font irruption dans la salle, escortant la garbure. Ma tarte entre en fureur « Maudites bêtes ! s’écrie-t-elle, voyez comme elles s’enhardissent dès que Monsieur arrive ! » Pauvre tante ! cette grande colère n’est qu’une ruse de sa tendresse ; traduisez : « Voyez comme Frédéric est bon ! » Je ne dis pas que cela soit, mais ma tante veut qu’on le pense. »

C’est avec cette fine grâce que Bastiat écrit une lettre. On dirait Paul-Louis Courier, avec le cœur en plus.

C’est bien le cœur, en effet, qui a fourni les couleurs à cette description de sa chère Sengresse : « Chaîne de coteaux, rivière au pied, et plaines indéfinies au delà ; le village assis au sommet de la colline, ma propriété sur la rive opposée du fleuve : telle est, Madame, la campagne où j’ai vécu autrefois, tantôt seul, tantôt entouré. Il me serait impossible de vous dire l’impression que j’ai éprouvée en revoyant ces longues avenues de vieux chênes, cette maison aux appartements immenses, qui n’ont de meubles que les souvenirs ; ces paysans aux vêtements de couleur tranchée, parlant une langue naïve qui complète pour moi le paysan pour de bon. Quel ciel ! quelles nuits ! quelles ténèbres ! quel silence, interrompu seulement par l’aboiement lointain des chiens qui se répondent, ou par la note vibrante et prolongée que projette dans l’espace la voix mélancolique de quelque bouvier attardé ! Ces scènes parlent plus au cœur qu’aux yeux 8. »

Ce cœur était généreux. Il pleurait comme un enfant à la lecture d’une belle action, d’une belle page : « Nature de montagne n’est pas toujours nature de rocher », explique-t-il. Les bons cœurs le touchaient encore plus que les beaux livres. Parlant de sa tante qui soigne une servante malade : « Du même coup il semble qu’elle a perdu vingt ans, car elle est sur pied nuit et jour. Pour moi, je m’humilie devant de tels dévouements, et je vous soutiendrai toujours, Mesdames, que vous valez cent fois plus que nous. Il est vrai que je ne suis pas d’accord avec les autres économistes sur le sens du mot valeur 9. »

Son entretien avec les femmes était d’une délicatesse respectueuse, attentive, spirituelle et fine, qui faisait de ce rustique habitant des Landes un homme de la plus séduisante compagnie. C’est un des charmes principaux de sa correspondance que cette grâce nuancée de la conversation, qui ne s’analyse pas.

Il n’y avait que la politique qui perdait de jour en jour le don de l’émouvoir. « Je souhaiterais bien, écrivait-il, que l’on consentit à me considérer comme un solitaire, un philosophe, un rêveur, si vous voulez, qui ne veut se livrer à aucun parti, mais qui les étudie tous pour voir où est le péril, et si l’on peut essayer de le conjurer. Tenant très peu et croyant encore moins aux formes politiques, irai-je consumer mes efforts et déclamer contre la république ou la monarchie ? Conspirer pour changer des institutions que je regarde comme sans importance ? Non 10. »

Bastiat était poète, est-il besoin de le dire ? N’était-il pas même un peu poète en économie ? D’autres le diraient mieux que nous. En tout cas, il avait rêvé une nouvelle poésie qu’il appelait poésie sociale. « C’est celle, disait-il, qui désormais ne prendra plus pour sujet de ses chants les qualités destructives de l’homme, les exploits de la guerre, le carnage, la violation des lois divines et la dégradation de la dignité morale ; mais les biens et les maux de la vie réelle, les luttes de la pensée, toutes les combinaisons et affinités intellectuelles, industrielles, politiques, religieuses, tous les sentiments qui élèvent et glorifient l’humanité 11. »

Voilà pour l’imagination. Quant à l’esprit, il est gaulois, avec cette pointe gasconne qui pique l’intérêt par l’imprévu paradoxal de ses assertions. Telle celle-ci, à une personne qu’il gourmandait d’hésiter entre un voyage en Belgique et un autre à Biarritz et à Saint-Sébastien : « Il n’y a que deux peuples au monde, dit un écrivain, celui de la bière et celui du vin. Si vous voulez savoir comment on gagne de l’argent, allez étudier le peuple de la bière ; si vous préférez voir comment on rit, on chante, on danse, venez visiter le peuple du vin. » Mille mots piquants et vifs émaillent les lettres de Bastiat ; on pêche de ces perles-là dans les eaux de l’Adour.

C’était bien de causer, mais on lui demandait d’écrire, et d’écrire des livres. Ceux-là mêmes à qui s’adressaient ces lignes ne lui permettaient pas d’oublier les Harmonies, dont le second volume était toujours à faire : « Vous me grondez, Madame, d’avoir été infidèle à nos chères Harmonies. Quel gage m’ont-elles donné de leur affection ? Depuis six mois elles ne m’adressent aucune nouvelle. Sérieusement je vois bien que ce livre, s’il doit jamais être utile, ne le sera que dans un temps fort éloigné ; et peut-être cette appréciation est-elle encore un refuge de l’amour-propre. »

À quelques mois de là, les mêmes fins de non-recevoir se retrouvent dans une autre lettre, sous une forme plus vive : « Si je passe deux mois au Butard, je viendrai peut-être à bout de me lancer dans le monde des Harmonies. Ici je ne m’en suis pas occupé ; mon éditeur me presse, je lui dis que la froideur du public me refroidit. En cela, j’ai le tort de mentir. Les auteurs ne perdent pas courage pour si peu. Dans ces sortes de mésaventures, l’ange ou le démon de l’orgueil leur crie : « C’est le public qui se trompe, il est trop distrait pour te lire, ou trop arriéré pour te comprendre. » – C’est fort bien, dis-je à mon ange, mais alors je puis me dispenser de travailler pour lui. – « Il t’appréciera dans un siècle, et c’est assez pour ta gloire », répond l’opiniâtre tentateur.

« La gloire ! Le ciel m’est témoin que je n’y prétendais pas ; et si un de ses rayons égarés, bien faible, était tombé sur ce livre, je m’en serais réjoui pour l’avancement de la cause, et aussi quelque peu pour la satisfaction de mes amis. Qu’ils m’aiment sans cela, et je n’y penserai plus 12. »

 

 

 

 

X

 

 

Le second volume des Harmonies ne devait pas paraître. Bastiat en avait déjà tracé le plan et aligné les chapitres. Il voulait, avait-il dit : « 1° établir les vrais principes économiques tels qu’il les concevait ; 2° montrer leurs relations avec toutes les sciences morales », et en particulier avec la religion. C’est cette seconde partie qui restait à faire, la plus féconde pour l’étude que nous lui consacrons, la plus révélatrice de son âme et de sa foi. Il existe seulement quelques fragments posthumes composés par le moribond dans les derniers mois de sa vie, parmi les diverses stations où il traînait et laissait les débris de sa santé, comme un soldat mutilé qui, dans une vaillante retraite, tire encore son coup de fusil derrière chacun des abris qu’il ensanglante de sa trace, afin de tomber du moins les armes à la main.

Mais, tels qu’ils sont, ces fragments sont d’un prix inestimable, en ce qu’ils nous donnent la dernière pensée de leur auteur. Or c’est une pensée plus que spiritualiste, c’est une pensée presque chrétienne qui nous le montre « disposant dans son cœur ces ascensions qui, de cette vallée de larmes », portent l’âme vers le ciel.

On y remarque d’abord les buts supérieurs assignés par Bastiat « à ce moteur infatigable qu’on appelle le désir ». – « Est-ce, demande-t-il, qu’à mesure que les besoins les plus grossiers sont satisfaits, il ne se forme pas en nous des cercles concentriques et expansifs de désirs d’un ordre de plus en plus élevé ? Est-ce que l’amour des arts, des lettres, des sciences, de la vérité morale et religieuse, est-ce que la soif des solutions qui intéressent notre existence présente et future n’est pas dans tous les êtres sentants et vivants ? » Qui, plus que Bastiat, était cet homme de désirs ?

Puis, c’est la pensée de Dieu créateur et providence qui devient de plus en plus le fond de ses conceptions, à ce point que la conformité de son système au plan divin en est désormais le criterium suprême : « Pour moi, je l’avoue, dans mes études économiques il m’est si souvent arrivé d’aboutir à cette conséquence : Dieu fait bien ce qu’il fait, que lorsque la logique me mène à une conclusion différente, je ne puis m’empêcher de me défier de ma logique. » – « Il y a dans ce livre, dit-il ailleurs, une pensée dominante ; elle plane sur toutes les pages, elle vivifie toutes les lignes : cette pensée est celle qui ouvre le symbole chrétien : Je crois en Dieu ! »

Et l’âme ? Plus que jamais il la sent libre, mais réglée : « Je sens mon libre arbitre, écrit-il, non plus vaguement, mais plus intimement cent fois que s’il m’était démontré par Aristote ou par Euclide 13. » Mais il sent en même temps l’action de Dieu réglant le libre arbitre de l’homme. Sa conclusion est celle-ci : « Dans l’ordre social, les écarts des êtres libres se bornent finalement à quelques oscillations d’une amplitude déterminée autour d’une direction supérieure qui les ramène dans la limite hors de laquelle ils ne réussiraient qu’à se détruire eux-mêmes. »

Mais voici le point par où, accomplissant un progrès absolument nouveau, Bastiat fait son entrée dans les croyances révélées. Le mal, qu’il avait jugé jusqu’alors inexplicable, il le fait dater aujourd’hui de la chute de l’homme : « La Genèse, raconte-t-il, dit que le premier homme ayant été chassé du paradis terrestre, parce qu’il avait appris à distinguer le bien du mal, sciens bonum et malum, Dieu prononça contre lui cet arrêt : In laboribus comedes, et le reste. Voilà donc le bien et le mal, – ou l’humanité. Voilà les actes et les habitudes produisant des conséquences bonnes ou mauvaises, – ou l’humanité. Voilà le travail, la sueur, les épines, la tribulation et la mort, – ou l’humanité. »

Ce fait de notre déchéance lui semble indiscutable : « Nous n’avons pas, dit-il, à discuter ici le péché originel. Mais ce dont Voltaire se moquait, c’est-à-dire la loi de la solidarité, est un fait non moins incontestable que mystérieux. Il faut pour la méconnaître tout l’aveuglement de l’esprit de secte ou toute l’ardeur d’une lutte obstinée 14. »

Il fait plus, il généralise. L’acte de foi qu’il demande pour ce dogme primordial, il le demande pour tout dogme, si mystérieux qu’il soit : « La foi est le complément nécessaire de nos destinées, déclare-t-il carrément. Elle est le seul lien possible entre la créature et le Créateur, puisqu’il est et sera toujours pour la raison le Dieu incompréhensible. »

La raison de Bastiat ne s’effraye donc plus du mystère. Elle a doublé le cap des tempêtes du scepticisme. Cependant un écueil s’est dressé devant elle, le plus formidable de tous. C’est l’objection tirée du progrès indéfini de la science moderne, qui, s’avançant toujours, et reculant d’autant les frontières de l’incompris, a si bien rétréci son ténébreux domaine, qu’on peut prévoir le jour où il n’y aura plus place pour lui dans l’avenir. Ce sera la fin du mystère et la mort des religions.

C’est l’objection moderne par excellence que celle-là. Je n’en connais pas de plus fascinante. Je ne lui connais pas non plus de formule plus saisissante que celle-ci de Bastiat. Il faut la donner tout entière, avec sa réponse, à l’usage de ceux dont la vue basse n’aperçoit rien au delà des causes secondes :

« Quand l’homme est affecté par quelque phénomène, il en cherche la cause, et, s’il la trouve, il la nomme. Puis il se met à chercher la cause de cette cause, et ainsi de suite jusqu’à ce que, ne pouvant plus remonter, il s’arrête et dise : C’est Dieu, c’est la volonté de Dieu. Voilà notre ultima ratio. Cependant, le temps d’arrêt de l’homme n’est jamais que momentané. La science progresse, et bientôt cette seconde, ou troisième, ou quatrième cause, qui était restée inaperçue, se révèle à ses yeux. Alors la science dit : Cet effet n’est pas dû, comme on le croyait, à la volonté immédiate de Dieu, mais à cette cause naturelle que je viens de découvrir. Et l’humanité, après avoir pris possession de cette découverte, se contentant, pour ainsi dire, de déplacer d’un cran la limite de sa foi, se demande quelle est la cause de cette cause. Et, ne la voyant pas, elle persiste dans son universelle explication : C’est la volonté de Dieu. Et ainsi, pendant des siècles indéfinis, dans une succession innombrable de révélations scientifiques et de foi.

« Cette marche de l’humanité doit paraître aux esprits superficiels destructive de toute idée religieuse ; car n’en résulte-t-il pas qu’à mesure que la science avance, Dieu recule ? Et ne voit-on pas clairement que le domaine des intentions finales se rétrécit à mesure que s’agrandit celui des causes naturelles ? »

Voilà la grande séduction des esprits de nos jours. Il l’a connue, sans doute, celui qui vient de la mettre dans cette vive clarté ; mais aujourd’hui le charme est tombé de ses yeux, et le fantôme s’évanouit devant ce raisonnement :

« Malheureux, s’écrie-t-il, malheureux sont ceux qui donnent à ce beau problème une solution si étroite ! Non, il n’est pas vrai qu’à mesure que la science avance, Dieu recule ; bien au contraire, ce qui est vrai, c’est que cette idée grandit, s’étend et s’élève dans notre intelligence. Quand nous découvrons une cause naturelle là où nous avions cru voir un acte immédiat, spontané, surnaturel, de la volonté divine, est-ce à dire que cette volonté est absente ou indifférente ? Non, certes ; tout ce que cela prouve, c’est qu’elle agit par des procédés différents de ceux qu’il nous avait plu d’imaginer. Tout ce que cela prouve, c’est que le phénomène que nous regardions comme un accident dans la création occupe sa place dans l’universel arrangement des choses, et que tout, jusqu’aux effets les plus spéciaux, a été prévu de toute éternité dans la pensée divine 15 !... »

N’est-ce pas ce que Bacon disait, moins explicitement, mais non moins expressément, dans son Progrès des sciences ? « Loin que l’explication des phénomènes naturels par les causes physiques éloigne de Dieu et de la Providence ; au contraire, les philosophes qui font ces découvertes ne trouveraient pas le dernier mot de cette explication, si Dieu et sa providence ne le leur fournissaient 16. »

Mais tout cela, néanmoins, n’était pas le christianisme, parce que ce n’était pas Jésus-Christ. C’est Jésus-Christ, c’est lui qui, un jour ou l’autre, se dresse en face de tout homme qui pense, et qui lui demande, comme à Pierre : « Qui dis-tu que je suis ? » Nul n’évite l’apparition de cette immense figure qui remplit tout le monde ; et depuis qu’elle s’est levée dans le ciel de l’histoire, il en est d’elle comme du soleil : il n’est personne qui se dérobe à son rayonnement, nec est qui se abscondat a calore ejus. À la question qu’elle nous pose, on répondra selon sa foi, on répondra diversement. On répondra comme Pierre : « Vous êtes le Christ fils du Dieu vivant » ; comme Thomas converti : « Mon Seigneur et mon Dieu ! » ; comme Marie Madeleine : « Mon bon Maître ! » Ou bien on répondra comme les Juifs : « C’est un possédé et un Samaritain » ; comme Caïphe : « C’est un blasphémateur » ; comme les pharisiens : « C’est un séducteur des foules » ; comme Pilate : « Voilà l’homme ! » Mais personne ne peut rester indifférent devant lui ; il faut qu’on le confesse ici-bas devant les hommes, pour qu’il nous confesse de même là-haut devant son Père ; il faut qu’on le juge dans le temps pour qu’il nous juge en conséquence dans l’éternité.

Or quel nom lui donne Bastiat ? Comment l’aborde-t-il ? Il est remarquable, d’abord, que ce nom il le mêle à tout, que cette personne sacrée il la rencontre partout, au détour de toutes les questions même les plus étrangères, et qu’il rappelle partout sa loi, son exemple, sa croix, sa sainte vie, sa sublime mort 17 ; qu’il en porte l’inquiétude et qu’elle s’impose à lui, comme par une fascination qui ne lui permet pas d’en distraire son regard : « Jusques à quand tiendrez-vous notre âme en suspens ? semble-t-il lui dire avec les Juifs ; déclarez-nous hautement si vous êtes le Christ ! »

En second lieu, même au sein de ses indécisions, l’admiration domine ; et ce nom divin ou humain n’apparaît dans ses écrits qu’enveloppé d’un nimbe sacré, le nimbe du respect, sinon encore celui de l’adoration. Un de ses plus beaux mouvements est celui où il s’écrie : « Ah ! qu’on veuille le croire, nous aussi nous saluons avec transport ce mot de fraternité, tombé il y a dix-huit siècles du haut de la montagne sainte ! » etc.

Jusqu’ici cependant l’humain domine encore, aux yeux de Bastiat, dans la personne du Christ ; mais peu à peu le nuage tombe, Jésus-Christ se transfigure. Celui qui précédemment n’était pour lui que « le fondateur du christianisme » est devenu « le divin fondateur de notre religion ». C’est à la fin de 1848 que cette épiphanie se fait dans ses croyances ; c’est de l’étude comparative des lois de l’Évangile et des lois de la société qu’est sortie pour lui l’impossibilité du doute à cet égard, ainsi qu’il le déclarait à un de ses amis : « Non, il est impossible d’admettre qu’un simple mortel ait pu avoir de l’humanité et des lois qui la régissent une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l’Évangile. »

 

 

 

 

XI

 

 

Puisque Bastiat admettait le principe de la foi et sa nécessité, ses dogmes fondamentaux, la divinité de Jésus-Christ, quelle était donc encore la pierre d’achoppement qui arrêtait ses démarches vers le catholicisme ? La même que nous avons vue sous les pas de tant d’autres de nos contemporains. Il se heurtait à l’Église, à ses institutions, à ses rites, à ses pratiques. Il commettait l’injustice de regarder la confession comme un instrument de règne et de despotisme spirituel ; il se défiait du sacerdoce comme d’un acheminement à une théocratie qui « se servirait de la religion au lieu de la servir ».

C’est son objection de partout. Mais nulle part elle n’éclate plus douloureusement que dans un brillant pamphlet de 1848, Baccalauréat et socialisme, où elle nous est servie on ne sait à quel propos, comme un hors-d’œuvre, et plus pour la satisfaction de son idée propre que pour le besoin du sujet. « Ne pourrait-on pas dire, s’écrie-t-il soudain, qu’au point de vue religieux nous sommes des contradictions vivantes ? Oh ! c’est un triste spectacle. Nous sentons tous dans le cœur une puissance irrésistible qui nous pousse vers la religion, et, en même temps, nous sentons dans notre intelligence une force non moins irrésistible qui nous en éloigne... D’où vient cette bizarre et dangereuse situation ? Ne serait-ce pas qu’aux vérités religieuses, primordiales et fondamentales auxquelles toutes les sectes et toutes les écoles adhèrent d’un consentement commun, se sont agrégés, avec le temps, des institutions, des pratiques, des rites que l’intelligence, malgré qu’on en ait, ne peut admettre ? L’unité religieuse se fera, mais elle ne se fera que lorsque chaque secte aura abandonné les institutions parasites auxquelles je fais allusion. »

Il continue dans une page qu’on croirait de Jouffroy : « Un antagonisme fatal s’est introduit dans le monde. La foi et l’intelligence, chacune de son côté, tirent tout à elles. – La religion devient superstition, et la philosophie incrédulité. Entre ces deux extrêmes, la masse flotte dans le doute, et l’on peut dire que l’humanité traverse une époque critique. Cependant l’abîme se creuse toujours plus profond, et la lutte se poursuit, non seulement d’homme à homme, mais encore dans la conscience de chaque homme, avec des chances diverses. – Quand est-ce que se scellera l’alliance entre l’intelligence et la foi ? Quand la foi ne sera plus une arme, quand le sacerdoce, redevenu ce qu’il doit être, l’instrument de la religion, abandonnera les formes qui l’intéressent pour le fond qui intéresse l’humanité. Alors ce ne sera pas assez de dire que la religion et la philosophie sont sœurs, il faudra dire qu’elles se confondent dans l’unité. »

Que veut-il dire ? Où va-t-il ? Est-ce au protestantisme par le libre examen ? Est-ce à l’unitarisme ou au latitudinarisme par la tolérance, ou, pour mieux dire, par l’indifférence universelle ? Quels sont ces formes, ces rites, ces institutions parasites dont il demande que la religion se dégage ? Quelle est cette arme dont il faut que le sacerdoce se défasse ? Ne serait-ce point l’autorité, dont il est temps de jeter le lest par-dessus bord pour abandonner le navire aux souffles de la liberté ? Mais encore, cette autorité, n’est-ce pas la religion même et le fond de l’Évangile ? Mais le lest qui pèse n’est-il pas le contrepoids qui sauve ? Mais sérieusement peut-il croire que ce sera la liberté qui fera cesser le doute général dont nous souffrons, et qui scellera l’alliance entre l’intelligence et la foi ? Est-ce sérieusement qu’il écrit que Bossuet, conférant avec Leibnitz sur les moyens de ramener à l’unité les confessions chrétiennes, faisait bon marché de ces choses, et que le « grand docteur du XVIIe siècle eût été en ceci autrement audacieux que ceux du XIXe ? » Mais qui donc, entre ceux qui croient que l’Église est de Dieu, oserait toucher à cette arche ? Et qu’est-ce qu’y gagnerait le monde ? Qu’est-ce que gagnerait le christianisme à être ainsi démembré, pour être jeté, par la main parricide des Églises diverses, dans un moule nouveau ? Que gagna le vieux Pélias à être dépecé par ses malheureuses filles, et jeté dans la chaudière où la perfide magicienne leur avait fait espérer qu’il trouverait son rajeunissement ?

Singulière inconséquence, du reste, et fort heureuse, qui, chez Bastiat, met constamment la pratique en opposition avec la théorie, l’action particulière avec l’idée générale, c’est-à-dire l’expérience avec la prévention, et la vie avec le rêve ! Il se trouve presque toujours que les choses catholiques qu’il blâme dans ses écrits ; il les admire dans les faits, leur donnant par ce perpétuel démenti la plus involontaire, mais la plus décisive justification.

Par exemple, le même Bastiat, qui tout à l’heure a rangé le règne du sacerdoce sous l’odieuse rubrique de la « Physiologie de la spoliation », va nous montrer ailleurs le prêtre selon son cœur, « ne songeant qu’à étendre sur la terre la morale et les bienfaits de la religion, doux, humble, tolérant, charitable, plein de zèle, reflétant dans sa vie celle de son divin modèle », et le reste. Et, en un autre endroit, quand il voudra faire voir la valeur supérieure d’un sublime service moral, il mettra sous les yeux le tableau « d’un vieux missionnaire cheminant, le bâton à la main, et le bréviaire sous le bras, pour aller porter secours à un jeune desservant de village, son voisin, et consacrer son temps, sa force, ses talents, sa santé à faire pénétrer quelque clarté dans l’intelligence d’un petit nombre de villageois, et à relever leur niveau moral et le reste. » Nous verrons plus loin Bastiat, à demi expirant, aspirer à la suprême consolation de mourir et de reposer sous la prière « de son excellent curé de Mugron ».

Même hommage rendu à la confession. Il n’a pas craint tout à l’heure de lui attacher l’outrageante et banale étiquette « d’institution inventée par le prêtre pour pénétrer chaque jour dans le secret des consciences ». Et quand, un jour, le même Bastiat s’intéresse à une conscience, c’est au prêtre qu’il l’adresse pour qu’elle décharge ses secrets... Une retraite avait été prêchée à Mugron par un jésuite missionnaire, le père Gondelin, qui y avait reconquis beaucoup d’âmes à Dieu. Or, la tante de Bastiat, cette tante Justine dont il disait encore, à sa dernière heure : « Ma tante, voyez-vous, pour moi c’est une mère ! » ne s’était pas réconciliée en cette occasion. Elle était bonne, charitable, mais élevée dans l’oubli du devoir religieux ; et c’était depuis quarante ans, davantage peut-être, qu’elle vivait en dehors des habitudes chrétiennes. Bastiat s’en émut le premier, en raison de sa tendresse : « Ma tante, êtes-vous allée vous confesser au missionnaire ? » Il fallut avouer que non. – « Comment ! reprit le neveu avec animation, mais il faut le faire tout de suite. – Mais la mission est finie, le prédicateur est parti. – Eh bien, nous irons le retrouver. – Et quand cela ? – Demain ! » Le lendemain matin, Bastiat se mettait en route avec sa tante, sa conquête, et la conduisait lui-même aux pieds du Père, qui prêchait dans la ville voisine. – Qu’est-ce que Bastiat avait donc fait de ses défiances, ce jour-là ? Ce jour-là, le cœur avait parlé plus haut que l’esprit, et parlé mieux que lui.

Une autre prévention de Bastiat était celle-ci : partant de cette idée que la morale est indépendante de la foi, il en cherchait volontiers la justification dans ce fait que les croyants ne valent pas mieux que les autres : « J’ai toujours remarqué, observe une de ses dernières lettres, que la dévotion habituelle ne changeait rien à la manière d’agir des hommes » ; et il en cherchait et citait des exemples. Or, ces exemples, il les prend parmi les fausses dévotes, femmes étroites, ignorantes ou superstitieuses, chargeant leur religion de pratiques minutieuses et de croyances risquées. Mais la vraie religion, grande et pure, ne l’a-t-il jamais rencontrée sous les traits charitables et parfois héroïques de la femme chrétienne ?

C’est à lui-même de répondre et de se rétracter, dans cette lettre de l’année 1849 : « Pour moi, j’en suis réduit à aimer une abstraction, à me passionner pour l’humanité, pour la science. D’autres portent leurs inspirations vers Dieu. Ce n’est pas trop des deux. C’est ce que je pensais tout à l’heure en sortant d’une salle d’asile dirigée par des religieuses qui se vouent à soigner des enfants malades, idiots, rachitiques, scrofuleux. Quel dévouement ! Quelle abnégation ! Et, après tout, cette vie de sacrifices ne doit pas être douloureuse, puisqu’elle laisse sur la physionomie de telles empreintes de sérénité. Quelques économistes nient le bien que font ces saintes femmes, mais ce dont on ne peut douter, c’est la sympathique influence d’un tel spectacle. Il touche, il attendrit, il élève ; on se sent meilleur ; on se sent capable d’une lointaine imitation à l’aspect d’une vertu si sublime et si modeste. Je me disais : Je ne puis me faire moine ; mais j’aimerai la science, et je ferai passer tout mon cœur dans ma tête. » – Il y avait à tirer de là une autre conclusion : c’est que la religion des vertus sublimes doit être la religion des vérités divines, et que l’arbre est bon qui produit de tels fruits.

Ce qui ressort de tout cela, c’est que l’âme de Bastiat était partagée : chez lui, comme chez plusieurs, l’esprit était d’un côté et le cœur était de l’autre ; mais, dans l’œuvre de la conversion, il est d’expérience que le cœur est plus de la moitié de l’âme. Or, c’était éminemment un cœur honnête que le sien. Je sais trop qu’il a aimé ce qu’il ne devait pas aimer, mais je vois qu’il n’a rien haï de ce qui est honorable, et qu’en somme il a aimé ou du moins respecté tout ce qui mérite de l’être.

Il a aimé ses amis. Toute sa correspondance, – nous le verrons encore, – est une effusion de tendresse ; et sa dernière lettre publique a été pour glorifier ce cher Félix, cet autre lui-même, dont il disait : « Je dois beaucoup aux entretiens intimes d’un ami de cœur, M. Félix Coudroy, avec qui, pendant vingt ans, j’ai remué toutes les questions économiques dans la solitude, sans que jamais il se soit produit dans nos appréciations la moindre divergence, phénomène bien rare dans l’histoire de l’esprit humain et bien propre à faire goûter les délices de la solitude. »

Il a aimé son pays, son village, sa patrie, et, par-dessus sa patrie, l’humanité entière, sur laquelle il appelle la paix, la liberté, de quelque part qu’elle vienne, répétant avec le poète :

 

            Viens du couchant, viens de l’aurore.

 

Il a aimé les pauvres, les ouvriers, les classes populaires, « les masses innombrables », qu’il eût voulu apaiser, enrichir et guérir. À Mugron, sur son siège, il a aimé ses justiciables, distribué autour de lui la paix avec équité, et c’est bien de sa modeste judicature que Thouret aurait pu dire que « les chemins conduisant des villages aux villes ne furent plus couverts de plaideurs ».

Il a aimé enfin la modestie, la sagesse, l’obscurité, la poésie, la campagne, ces choses simples et calmes, qui l’éloignaient des honneurs en le mettant au-dessus : « Je regarderai le mât de cocagne et je n’y monterai pas », disait-il avec la vivacité de son accent méridional. – « Je sais bien qu’en ce temps, s’isoler c’est s’annuler, mais j’aime mieux cela. »

L’humilité, elle aussi, l’oubli de soi lui étaient chers : « Je diffère de bien d’autres en ceci, Monsieur, que je ne me crois pas infaillible. Je suis tellement frappé de l’infirmité native de la raison individuelle que je ne cherche ni chercherai jamais à imposer mes systèmes. Je les expose, je les développe, et, pour la réalisation, j’attends que la raison publique se prononce. S’ils sont justes, ce temps arrivera certainement ; s’ils sont erronés, ils mourront avant moi. »

Celui qui pense ainsi n’est pas de ceux dont le poète a dit :

 

            Dieu ne s’abaisse pas à des âmes si hautes.

 

Les cœurs où l’amour-propre ne prend pas toute la place en gardent toujours une pour Dieu. Sans doute, il peut bien manquer à ces vertus tout humaines cette source de foi et cette sève de charité qui seule est capable d’y faire monter la vie pour l’immortalité ; mais il n’en reste pas moins que ces vertus naturelles et ces dispositions, même en dehors de l’état de grâce, qui leur donne cours pour le ciel, ne sont pas sans prix devant Dieu. Que si elles ne nous assurent pas l’entrée de la cité sainte, du moins sont-elles des avances sur le chemin qui y mène, et les approches qui en préparent et commencent le siège. Sachons donc en tenir compte dans le jugement des âmes, comme Dieu le fait lui-même, et que « notre œil ne soit pas mauvais parce que notre Père est bon ». Ainsi le veut la doctrine de l’Église catholique. Le jour où se leva de son sein une méchante secte prétendant cruellement et outrageusement que les vertus des païens et de tous ceux qui leur ressemblent étaient autant de vices, l’Église l’a condamnée. Et quand elle-même fixa sa doctrine sur ce point, ce fut pour affirmer que ces vertus et ces bonnes œuvres d’ordre purement naturel sollicitent pour leur auteur la grâce du salut, si, à proprement parler, elles ne la méritent pas.

Dans ces dispositions, qui va finalement l’emporter chez Bastiat, de la prévention ou de la religion ? Je vois bien que Jésus-Christ a gagné du terrain ; mais quelle ligne d’erreurs à rompre encore, que de préjugés à vaincre ! Ce ne sera plus l’affaire de la discussion, ce sera uniquement l’affaire de la grâce d’une part et de la confiance de l’autre, de la grâce de Dieu et de la confiance de l’homme. Que, sans souci de ces obstacles, l’homme fasse un pas encore ; que, pour cette dernière démarche, il se jette les yeux fermés entre les bras de son Père ; ce Père n’attend que cet acte de foi, décisif, nécessaire, pour le recevoir sur son sein et l’emporter dans le bonheur.

Tel est le spectacle que va nous révéler la fin de Bastiat. « En tout le reste, dit Montaigne, il peut y avoir du masque... Mais à ce dernier rôle de la mort et de nous, il n’y a plus que feindre ; il faut parler françois, il faut montrer ce qu’il y a de bon et de net dans le fond du pot :

 

            Nam verge voces tum demum pectore ab imo

            Eliciuntur ; et eripitur persona, manet res 18.

 

« C’est le maistre jour, c’est le jour juge de tous les autres. Au jugement de la vie d’autruy, je regarde toujours comment s’en est porté le bout 19. »

 

 

 

 

XII

 

 

Plus Bastiat avançait dans le terrible hiver de 1849 à 1850, plus les constatations douloureuses sur sa santé devenaient, dans ses lettres, fréquentes et significatives. Le 25 décembre, juste un an avant sa mort, il annonce qu’il ne peut plus écrire que quelques mots. « Mon rhume m’a mis sur le flanc. Je vous assure qu’il me rend l’existence pénible. »

Une toux lugubre retentit désormais dans toutes ses lettres. Il écrit en mars : « Depuis samedi jusqu’à hier matin, je n’ai eu qu’une quinte : elle a duré douze heures. Je ne puis comprendre comment les fragiles enveloppes de la respiration et de la pensée n’éclatent pas sous ces secousses violentes et prolongées. »

Bastiat disait que cette indisposition faisait renaître en lui ses vieux penchants solitaires, ses inclinations provinciales : « Une chambre paisible, pleine de soleil, une plume, quelques livres, un ami de cœur, une douce affection : c’était tout ce qu’il me fallait pour vivre. En faut-il davantage pour mourir ? »

Il comptait sur le printemps pour sa résurrection. Le printemps ne le guérit pas, mais le jeta dans des rêveries doucement mélancoliques, fleurs d’imagination qui poussent trop souvent dans l’avenue des tombeaux. Il était à Paris, promenant aux premiers rayons du soleil d’avril ses pensées tristes et douces, sous les ombrages naissants du jardin des Tuileries. Le 11 avril, son âme s’ouvre dans ces confidences émues : « Nous autres souffreteux, nous avons, comme les enfants, besoin d’indulgence, car plus le corps est faible, plus l’âme s’amollit, et il semble que la vie, à son premier comme à son dernier crépuscule, souffle au cœur le besoin de chercher partout des attaches. Ces attendrissements involontaires sont l’effet de tous les déclins, fin du jour, fin de l’année, demi-jour des basiliques, etc. Je l’éprouvais hier sous les sombres allées des Tuileries... Ne vous alarmez pas cependant de ce diapason élégiaque. Je ne suis pas Millevoye, et les feuilles, qui s’ouvrent à peine, ne sont pas près de tomber... Autrefois j’aimais la solitude, mais alors je savais la peupler de lectures, de travaux capricieux, de rêves politiques, avec intermèdes de violoncelle. Maintenant tous ces vieux amis me délaissent, même cette fidèle compagne de l’isolement, la méditation. Ce n’est pas que ma pensée sommeille, elle n’a jamais été plus active ; à chaque instant, elle saisit de nouvelles harmonies, et il semble que le livre de l’humanité s’ouvre devant elle. Mais c’est un tourment de plus, puisque je ne puis transcrire aucune page de ce livre intérieur et invisible sur un autre livre édité par Guillaumin. Aussi je chasse ces chers fantômes, et comme le tambour grognard qui disait : « Je donne ma démission, et que le gouvernement s’en tire comme il pourra », moi aussi je donne ma démission d’économiste, et que la postérité s’en tire si elle peut ! »

La même lettre disait que, « se sentant plus faible, il ne pouvait plus reculer devant la demande d’un congé ». Il le sollicita et l’obtint, – définitif, hélas ! – et au milieu de mai il s’en fut demander à sa chère Chalosse une vie qu’elle n’était plus capable de lui donner.

Il s’arrêta à Bordeaux, et adressa de là à ses amis des lettres de souvenir où il disait que « sa pensée, tout le long de la route, s’était retournée très souvent en arrière » ; que certaine note d’un certain chant de Pergolèse, entendu le samedi précédent dans le salon de l’hôtel Saint-Georges, « avait fait avec lui deux cents lieues, et vibrait encore dans son oreille, pour ne pas dire plus » ; qu’il était un peu humilié d’en être réduit à faire de sa santé le premier chapitre de ses lettres, mais « les maladies dont la toux se mêle ont le tort de trop alarmer nos amis. Elles portent avec elles comme une cloche importune qui ne cesse de poser cette question : qui l’emportera du rhume ou de l’enrhumé ? »

Le 20 mai, c’était de Mugron que sa lettre était datée : « J’arrivai vendredi ; en revoyant le clocher de mon village, je fus surpris de ne pas éprouver ces vives émotions que sa vue ne manquait jamais autrefois de faire naître. Sommes-nous de la nature des végétaux, et les fibres du cœur deviennent-elles ligneuses avec l’âge, ou bien ai-je maintenant deux patries ? » C’est à cette seconde patrie de son cœur, à Paris, qu’il demandait les lettres devenues son meilleur remède : « Croyez bien qu’il n’y a ni cordial ni pectoral qui vaillent pour moi quelques lignes venues de Paris, et ma santé dépend plus du facteur que du pharmacien. » Lui-même écrit, jusqu’à craindre de fatiguer ses amis : « N’y a-t-il pas dans cet empressement indiscrétion ou inconvenance ? Je n’en sais rien, car je ne suis pas encore bien rompu aux usages du monde. Mais soyez indulgente ; bien plus, permettez-moi de vous écrire capricieusement, sans trop regarder aux dates, et sous l’empire de l’impulsion, cette loi des natures faibles. »

Il avait été convenu d’abord que « l’exilé des Landes », comme lui-même s’appelait, resterait à Mugron sans aller aux Eaux-Bonnes : « Mugron valait les Eaux-Bonnes. » Mais la fatigue augmentait. À Bordeaux, la tentation de la causerie était venue, « et alors l’occasion, l’herbe tendre, et sans doute quelque diable aussi me poussant, je tondis de ce pré la largeur de ma langue. Je n’en avais nul droit, puisqu’on me l’avait défendu. Mais j’ai succombé, et le larynx n’a pas manqué de m’en punir. » À Mugron, il avait fallu entretenir toute sa famille. « J’en revins fatigué. Les quintes ont reparu assez fortes pour que la respiration n’y pût suffire. Je pensais à la description de la pêche de la baleine que vous faisait votre cousin : « Tout va bien, disait-il, quand on peut donner du câble à l’animal blessé » ; la toux est peu de chose aussi tant que les poumons peuvent lui donner du câble. Après quoi la position devient incommode. »

Et Mugron, lui aussi, commençait à l’être : « Si vous saviez combien Mugron est vide et triste, vous me pardonneriez de tourner toujours mes regards vers Paris. Ma pauvre tante, qui fait à peu près toute ma société, a bien vieilli ; la mémoire l’abandonne ; elle n’est plus qu’un cœur : il semble que ses qualités affectives gagnent tout ce que perdent les autres ; aussi je l’aime plus que jamais. Mais, en sa présence même, je ne puis retenir mon imagination voyageuse. Et puis, ne suis-je pas malade ? »

Les malades veulent être aimés. Bastiat se faisait mendiant d’affections : « Quels que soient le nombre et le mérite de vos amis, conservez-moi une place dans votre affection. Pour moi, je puis bien vous le dire, à mesure que le temps et la mort brisent des liens autour de moi, à mesure que je perds la faculté de me réfugier dans la vie politique ou studieuse, votre bienveillance, celle de votre famille, me deviennent de plus en plus nécessaires. C’est la dernière lumière qui brille sur ma vie ; c’est pour cela, sans doute, qu’elle est aussi la plus douce, la plus pure, la plus pénétrante. Après elle, viendra la nuit : que ce soit au moins la nuit du tombeau ! »

J’insiste sur cette amitié, non seulement parce qu’il la déclare nécessaire, mais parce qu’elle lui sera salutaire ; parce que dans cette nuit du tombeau qui approche, elle fera lever les astres nouveaux d’un autre ciel : coelumque novum et sua sidera norunt.

Mugron, cependant, possédait une amitié dont il savait le prix : « J’y ai retrouvé Félix. Il est impossible de dire avec quelle joie nous avons repris nos entretiens interrompus, et ce qu’il y a d’attrait dans le commerce de deux âmes sympathiques, de deux intelligences parallèles nées le même jour, jetées au même moule, nourries du même lait, et portant sur toutes choses un jugement identique : religion, philosophie, politique, économie sociale, tout y passe, sans que sur aucun sujet nous réussissions à voir poindre entre nous la moindre dissidence. Cette identité d’appréciation nous est une grande garantie de certitude. Mais, malgré les douceurs de cette société, il y a ici un vide ; Félix et moi, nous nous touchons par l’intelligence ; quelque chose manque au cœur. »

Et toujours il demandait à ses amis du cœur de « lui envoyer de ces paroles si douces, qu’elles ressemblent à ces réminiscences d’accords ou de parfums, dont les sens se souviennent quelquefois tout à coup, et auxquels se mêlent quelques souvenirs d’enfance. »

Cependant la Chalosse n’enrayait pas le mal. Il fallut bien s’en rendre compte et penser à d’autres stations. Une lettre du 11 juin disait : « Je m’étais fait un peu d’illusion sur l’influence de l’air natal. Quoique la toux soit moins fréquente, les forces ne reviennent pas. Cela tient à ce que j’ai toutes les nuits un peu de fièvre. Mais la fièvre et les Eaux-Bonnes n’ont jamais pu compatir ensemble. Aussi dans quatre jours je serai guéri. Je voudrais bien guérir aussi d’un noir dans l’âme que je ne puis m’expliquer. D’où vient-il ? Est-ce des lugubres changements que Mugron a subis depuis quelques années ? Est-ce de ce que les idées me fuient sans que j’aie la force de les fixer sur le papier, au grand dommage de la postérité ? Est-ce ?... Est-ce ?... Mais, si je le savais, cette tristesse aurait une cause, et elle n’en a pas. – Je m’arrête tout court, de peur d’entonner la fade jérémiade des spleenétiques, des incompris, des blasés, des génies méconnus, des âmes qui cherchent une âme –, race maudite, vaniteuse et fastidieuse, que je déteste de tout mon cœur et à laquelle je ne veux pas me mêler. J’aime mieux qu’on me dise tout simplement, comme à Basile : C’est la fièvre. Buona sera !... »

Il partit donc pour les Eaux-Bonnes, dont il avait plus d’une fois éprouvé le bienfait. « Me voici à la prétendue source de la santé, écrit-il de là le 23 juin. Je fais les choses en conscience ; c’est vous dire que je travaille très peu. N’ayant pas envie de me mettre à continuer les Harmonies, j’achève le pamphlet Ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas, et je serai probablement en mesure de vous l’envoyer d’ici à quelques jours. » Le pamphlet qu’il annonce est, comme on sait, l’écrit le plus étincelant de verve qui soit sorti de sa plume.

Il avait pris aux Eaux-Bonnes « une chambre à trois croisées, bien aérée, bien ensoleillée, d’où l’horizon était admirable ». Il se sentait, disait-il, du Lamartine en lui. Sa meilleure poésie était dans sa correspondance. Il remerciait de chaque lettre : « Vous vous êtes donc concertées, vous et mademoiselle votre fille, pour me faire supporter l’éloignement. Oh ! qu’il y a de bonté dans les cœurs de femmes ! Je sais bien que je dois beaucoup à ma chétive santé ; rappelez-vous que je disais un jour que les moments dont je me souvenais avec le plus de plaisir étaient ceux de la souffrance, à cause des soins touchants qu’elle m’avait valus de la part de ma bonne tante ; vraiment, Mesdames, vous donneriez envie d’être malade ! »

La mélancolie de Bastiat le portait, dans ses promenades, à la visite des cimetières : « Ces jours-ci, j’ai été au village d’Aas ; vous savez qu’il faut descendre la vallée et la remonter de l’autre côté. Je fus visiter le cimetière ; il est chargé de monuments : jeunes hommes et jeunes filles sont venues aux Eaux-Bonnes chercher la fin de leurs souffrances ; ils ont réussi plus qu’ils ne l’espéraient. Faut-il envier leur sort ? Oh ! non, pas encore. » La société habituelle de Bastiat aux Eaux-Bonnes « se composait, disait-il, d’un lieutenant bien malade, d’un jeune Espagnol presque mort, et d’un Parisien de vingt-trois ans, aussi souffrant que les deux autres ».

En somme, ce triste séjour n’était pas sans quelque charme. « Indépendance, heures libres, travaux et loisirs capricieux, lectures au hasard, pensées errantes au gré de l’impulsion, promenades solitaires, admirable nature, calme et silence, voilà ce qu’on rencontre dans nos montagnes, et la puissance d’un si, d’un seul si, en ferait un paradis. Que faudrait-il autre chose qu’une goutte de cette ambroisie qui parfume tous les détails de la vie, et qu’on nomme l’amitié ? »

Il quitta les Eaux-Bonnes, résigné, mais non guéri. L’esprit pareillement souffrait du combat intérieur. Le doute lui livrait un dernier et redoutable assaut. En juillet, ayant reçu d’une personne amie l’annonce qu’elle venait de perdre quelqu’un de son amitié : « Dans ces circonstances, dit-il, le premier sentiment est celui du regret ; ensuite on jette un regard troublé autour de soi, et on finit par un retour sur soi-même. L’esprit interroge le grand inconnu, et, ne recevant aucune réponse, il s’épouvante. C’est qu’il y a là un mystère qui n’est pas accessible à l’esprit, mais au cœur. – Peut-on douter sur un tombeau ?... » C’est un retour sur lui-même que cette réflexion de Bastiat. Il renvoie les questions de l’esprit aux réponses du cœur.

Le 14 juillet, le problème religieux se dresse encore devant lui. Il souhaiterait de le résoudre par une synthèse générale où toutes les lois physiques, économiques, morales, seraient présentées dans leurs harmonies. « En disant que les lois économiques, politiques, sont harmoniques, écrit-il, je n’ai pu entendre seulement qu’elles sont harmoniques entre elles, mais encore avec les lois de la politique, de la morale et même de la religion. » Il espère que « c’est par là, et par là seulement, que renaîtront au sein de l’humanité les vives et fécondes croyances dont on déplore la perte ». Il croit encore « qu’une épreuve attend le catholicisme ». Il ne s’explique pas. C’est la fin de son second volume qui devait fournir ces explications. Jusque dans ces derniers mois, le trait de la question religieuse reste enfoncé dans son flanc. Il a beau le secouer, il ne l’arrache pas.

Le 9 septembre, Bastiat prenait le chemin de l’Italie, où l’envoyaient les médecins, en désespoir de cause. La lettre que ce jour-là même il écrit à Cobden est un sublime adieu à la vie, à la gloire : « Mon cher Cobden, je suis sensible à l’intérêt que vous voulez bien prendre à ma santé. Elle est toujours chancelante. En ce moment, j’ai une grande inflammation et probablement des ulcérations à ces deux tubes qui conduisent l’air aux poumons et les relient à l’estomac. La question est de savoir si ce mal s’arrêtera ou fera des progrès. Dans ce dernier cas, il n’y aurait plus moyen de respirer ni de manger. J’espère n’être pas soumis à cette épreuve, à laquelle cependant je ne néglige pas de me préparer en m’exerçant à la patience et à la résignation. Est-ce qu’il n’y a pas une source inépuisable de consolation et de force dans ces mots : Non sicut ego volo, sed sicut tu ?... Une chose qui m’afflige plus que les perspectives physiologiques, c’est la faiblesse intellectuelle dont je sens si bien le progrès. Il faudra que je renonce sans doute à achever l’œuvre commencée. Mais, après tout, ce livre a-t-il toute l’importance que je me plaisais à y attacher ? La postérité ne pourra-t-elle fort bien s’en passer ? Et, s’il faut combattre l’amour désordonné de la conservation matérielle, n’est-il pas bon d’étouffer aussi les bouffées de vanité d’auteur qui s’interposent entre notre cœur et le seul objet qui soit digne de nos aspirations ? »

L’humilité, le renoncement, ont dicté ces dernières lignes : les anges durent le transcrire sur le Livre de vie.

Le 18 septembre, Bastiat était à Marseille, où il s’accusait de se dire quelquefois comme André Chénier : « J’ai quelque chose là ! mais cette bouffée d’orgueil ne dure guère. »

Il appelait Pise, il écrivait : « Qu’il me tarde d’être à Pise, qu’il me tarde de savoir si ce beau climat raffermira ma tête, et mettra à ma disposition deux heures de travail par jour. Deux heures, ce n’est pas trop demander, et pourtant c’est encore là une vanité. »

D’autre part, des pensées funèbres hantaient son imagination. Il se disait à lui-même : « Ô imprévoyant ! tu traverseras la Méditerranée dans la cabine commune d’un paquebot, tu mourras dans la salle commune d’un hôpital, et tu seras jeté dans la fosse commune d’un Campo santo. » C’était pour se punir de n’avoir retenu sa cabine à temps, qu’il s’adressait à lui-même ces imprécations.

Le 8 octobre, Bastiat était à Pise. « Si quelque chose est capable de modifier l’état de ma gorge endolorie, disait-il, c’est bien le climat pur et chaud de ce pays. » Mais la nostalgie lui revient, et il ajoute tristement : « Malheureusement, ce n’est qu’un côté de la question. Le plus beau climat du monde n’empêche pas que, lorsqu’on ne peut parler, ni écrire, ni lire, ni travailler, il ne soit bien triste d’être seul dans un pays étranger. Cela me fait regretter Mugron, et je crois que j’aimerais mieux grelotter en Chalosse que de me réchauffer en Toscane. »

Les amis seuls eussent été capables de lui apporter la chaleur qui guérit : celle dont le cœur est le foyer. Il leur écrivait : « Venez, venez bientôt rendre un peu de mouvement à cette Italie qui me semble morte. Quand vous y serez tous, j’apprécierai mieux son soleil, son climat, ses arts. »

La nouvelle prématurée de sa mort avait couru dans les journaux de Paris. Bastiat se hâta de rassurer ses amis. « Mais enfin, ajoutait-il avec grandeur d’âme, si la nouvelle eût été vraie, il aurait bien fallu l’accepter et s’y résigner. Je voudrais que tous mes amis pussent acquérir, à cet égard, la philosophie que j’ai acquise moi-même. Je vous assure que je rendrais le dernier souffle sans peine, presque avec joie, si je pouvais être sûr de laisser après moi, à ceux qui m’aiment, non de cuisants regrets, mais un souvenir doux, affectueux, un peu mélancolique. Quand je serai plus malade, c’est à quoi je les préparerai. » Ce n’est là encore que la résignation philosophique, stoïque ; la résignation chrétienne devait se dresser au-dessus.

Pise touche à Florence. Bastiat vit cette grande ville : il y vit les sommités de la science économique, qui lui firent un accueil sympathique et honorable. « Mais, écrivait-il, le mutisme est un abîme qui isole. Oh ! je vous assure que j’apprends bien la patience. » C’est à Florence qu’il écrivit le dernier fragment du second volume de ses Harmonies : Perfectibilité. Ce pulmonique n’a peut-être rien écrit qui ait tant de souffle. À la vue des maux sans nombre dont il déroule le tableau, il se demande s’il ne faut pas désespérer du progrès de l’humanité... « Lorsque de tels spectacles se déroulent sous nos yeux, en quelque pays du monde que nous portions nos pas, oh ! nous avons peur de nous-mêmes, nous tremblons pour notre foi, il nous semble que cette lumière est vacillante, près de s’éteindre, nous laissant dans l’horrible nuit du pessimisme. » Mais non, jusqu’à la fin, il ne veut pas qu’on désespère. L’humanité marche et avance. « Ce qui nous fait illusion, dit-il mélancoliquement, c’est que nous mesurons sa vie à la nôtre. J’écris ces lignes dans un pays qui a été fertile en révolutions. Tous les cinq ans Florence était bouleversée... »

C’est de la Florence du XVe et du XVIe siècle que parle Bastiat. Au lendemain du 24 février et à la veille du 2 décembre, il n’ose pas assurer que le Paris d’aujourd’hui ait beaucoup gagné sur la Florence d’alors ; mais il se console en disant que « le progrès humain est lent, surtout à son aurore ».

Et lui-même, quel progrès faisait-il vers son éternel avenir ? Il écrivait de Pise, le 29 octobre, que depuis quelque temps il tournait aux Derniers jours d’un condamné racontés par Victor Hugo. Seulement le condamné du poète faisait pauvre figure auprès de Socrate mourant ; et cependant Socrate était païen, et il en était réduit à la seule raison pour se créer des espérances d’outre-tombe : « Un condamné chrétien, dit Bastiat, n’a pas ce chemin à parcourir ; la révélation le lui épargne, et son point de départ est précisément cette espérance devenue certitude, qui, pour Socrate, était une conclusion. Voilà pourquoi le condamné de Victor Hugo n’est qu’un être pusillanime. Ne vaut-il pas mieux avoir devant soi un mois de force et de santé, un mois de vigueur de corps et d’âme, et la ciguë au bout, qu’un an ou deux de déclin, d’affaissement, de dégoût, pendant lesquels tous les liens se rompent, la nature ne semblant plus prendre d’autre soin que de vous détacher de la terrestre existence ? Enfin à Dieu d’ordonner, à nous de nous résigner ! »

Si je ne me trompe, c’est un chrétien que nous venons d’entendre, et c’est la mort d’un chrétien que ces lignes appellent.

 

 

 

 

XIII

 

 

À la fin de novembre, les lettres de Bastiat ne portent plus le timbre de Pise, mais de Rome. C’est de là qu’il écrit : « Je ne puis vous dire si je suis mieux. D’un jour à l’autre, je n’aperçois pas de changement. Mais si je me compare à moi-même de mois en mois, je ne puis m’empêcher de reconnaître un affaiblissement progressif assez prononcé. Puissé-je avoir la force, au mois de février, de regagner Mugron ! »

Mais s’il n’y a pas de progrès dans son état physique, un progrès d’un autre ordre commence à se manifester ; et ce qu’il ajoute est remarquable par le vœu tout chrétien qu’il exprime : « Si je dois succomber, dit-il, je voudrais être couché dans le dortoir où dorment mes amis et mes parents. Je voudrais que mes amis m’accompagnassent à ma dernière demeure, et que ce fût notre excellent curé de Mugron qui prononçât pour moi ce vœu sublime : Lux perpetua luceat ei ! etc. etc. Aussi, si je le puis, je me propose de profiter des beaux jours de février pour aller à Marseille, où vous viendrez me chercher. »

Que la note pieuse qui résonne si franchement dans ces lignes ne nous étonne point : c’est désormais sur ce ton que va se poursuivre cette correspondance. Comment cela se fait-il ? Que s’est-il passé ? Je ne sais. Mais tout à coup les nuages qui hier, à Pise, obscurcissaient encore la foi de Bastiat se sont dissipés à Rome. Ne serait-ce pas parce qu’à Rome on touche, pour ainsi dire, la présence réelle de Dieu dans son Église, comme s’exprime de Maistre ; ou, comme on a dit encore, qu’ailleurs on croit à l’Église, mais que là, à Rome, on la sent ? Or, telle était l’impression qui, de l’aveu de Bastiat, s’était emparée de lui dans la ville des martyrs, des docteurs et des papes, comme on le lit déjà à la fin de cette lettre : « Je n’ai visité que Saint-Pierre, à cause de l’immuabilité de sa température. Je me borne à aller tous les jours m’exposer au soleil sur le mont Pincio, où je ne puis rester longtemps, puisqu’il n’y a pas de bancs. Je n’aurai donc vu Rome qu’à vol d’oiseau. Malgré cela, quelques connaissances vous arrivent toujours par la lecture, la conversation, l’atmosphère. Ce qui me frappe le plus, c’est la solidité de la tradition chrétienne et l’abondance des témoignages irrécusables. »

Ainsi, dans l’esprit de Bastiat, l’image fantastique et longtemps caressée de je ne sais quel christianisme et catholicisme transformé s’évanouissait devant la réalité solide du christianisme antique et traditionnel, le christianisme apostolique vivant et perpétué dans l’Église romaine.

« Cette solidité de la tradition chrétienne, cette abondance des témoignages irrécusables de la foi » dont il vient de parler, et qui l’impressionne fortement, qui la lui faisait toucher ? Un mot d’une lettre explique tout. Il venait d’écrire, le 11 novembre, à Félix Coudroy : « Me voici dans la ville éternelle, mon ami. J’y suis infiniment mieux qu’à Pise, entouré d’excellents amis qui m’enveloppent de la sollicitude la plus affectueuse. De plus j’y ai retrouvé Eugène, qui vient passer avec moi une partie de la journée. »

M. Eugène de Montclar, qui vient de mourir au cours de la composition et de la publication de ce livre, était ce jeune cousin avec qui il avait fait ses premières études, et qui était resté, dans une carrière fort diverse, son ami de tous les temps. Comme lui rebuté du négoce, il avait comme lui aussi quitté la même maison de commerce à Bayonne, pour venir à Paris faire ses études de droit à la Sorbonne, en s’agrégeant à la célèbre « Société des bonnes études », où il trouvait et apportait pour sa part l’exemple de la vie chrétienne. Après deux ans passés, non sans distinction, au barreau de Bayonne, il était entré au séminaire de Paris, s’était fait prêtre et sulpicien, puis avait enseigné la morale et l’Écriture sainte successivement à Bourges, Angers, Bordeaux, Avignon. C’est parmi les labeurs de son professorat qu’atteint dans sa santé, vers la fin de l’année 1848, il obtint de ses supérieurs de voyager en Italie.

Il se trouvait à Naples quand il reçut de Frédéric l’annonce qu’il était à Rome, et la prière de s’y rendre. Il accourut, pressé par le désir de servir l’âme encore plus que le corps de ce parent mourant. Homme de bonne compagnie, esprit facile et cultivé, cœur très chaud, cœur de prêtre, imagination de poète et d’artiste, M. l’abbé de Montclar était surtout un homme de Dieu, d’une foi profonde et d’une piété communicative. Il passait ses heures libres à visiter les monuments de la Rome chrétienne, trouvant dans leur étude des instructions et des émotions qu’il rapportait ensuite à son cher malade, toutes chargées des grâces sollicitées pour lui dans les sanctuaires historiques. Faut-il s’étonner qu’à la chaleur de cette âme « la racine de foi » qu’ils avaient jadis plantée et cultivée ensemble ait non seulement « reverdi d’ans le cœur de Bastiat, mais donné son fruit pour l’éternité 20 » ?

La famille Cheuvreux, si attachée à Bastiat, était venue le rejoindre à Rome. Elle entretenait le malade dans ces dispositions. Ce lui fut une grande douceur et aussi un grand secours. Durant ce séjour à Rome, leur fille, Mme Girard, étant tombée malade et demandant un prêtre français dont elle ignorait l’adresse, Bastiat reçut et accepta la commission de le lui chercher. « Un jour, racontait dernièrement l’abbé de Montclar, Frédéric vient me trouver à l’hôtel de la Minerve et me dit : Mme Cheuvreux et sa fille désireraient se confesser à l’abbé Ducreux, tâche donc de le trouver et de le leur amener. » L’abbé Ducreux, prédicateur justement renommé, prêchait l’Avent à Rome avec un grand succès. Il vint, et ce fut auprès de la famille Cheuvreux qu’il vit et connut Bastiat pour la première fois. Quel dessein d’en haut avait dirigé ces démarches ? Nous le saurons bientôt.

Quelques jours après, 8 décembre, Bastiat avait le regret de voir ses amis s’éloigner : « La famille Cheuvreux, écrit-il, quitte Rome immédiatement, par suite de la maladie de Mme Girard. Jugez de ma douleur ! J’aime à croire qu’elle vient surtout de celle de ces bons amis. Mais assurément des motifs plus égoïstes y ont une grande part. »

Celui à qui cette nouvelle était ainsi annoncée était M. Paillotet, négociant de Paris, épris des idées de Bastiat, fort dévoué à sa personne, et au service de ses publications et de sa renommée. Il se mit aussitôt généreusement en route pour remplacer les partants, apportant à son ami les mêmes dispositions de cœur, mais non de foi, les seules néanmoins que pouvait agréer présentement un malade préoccupé surtout de son âme et de Dieu. Aussi bien Bastiat ne le désirait auprès de lui que fort modérément : « Paillotet m’a écrit ; c’est toujours le même homme, bon, obligeant, dévoué, et de plus naïf, ce qui est assez rare à Paris. » Et dans une autre lettre du 14 décembre à Mme Cheuvreux : « L’excellent, le trop excellent Paillotet se décidera, j’espère, à renoncer à un acte de dévouement aujourd’hui tout à fait inutile. »

Le lendemain 15, dimanche, on remarque ces lignes d’une courte lettre à Mme Cheuvreux : « Il me semble que j’apprends la résignation et que j’y trouve un certain parfum. »

Le 17, il console ses amis affligés d’un deuil inopiné : « Jetez-vous dans les bras de cette force divine, la seule force qui puisse soutenir en de telles épreuves. »

M. Paillotet arriva le 16 décembre. Bastiat, qui, dans le premier moment, l’avait reçu avec une froideur que celui-ci a remarquée, s’habitua à ses soins et lui sut gré de ses visites, lui réservant dans l’entretien les questions économiques, tandis qu’avec son cher cousin de Montclar il traitait d’autres questions, plus élevées, plus sacrées et plus pressantes pour lui.

« Le jeudi 19, relate une lettre de l’abbé de Montclar, à ma visite du soir, il mit la conversation sur la religion ; et, après quelques mots échangés, il me pria de lui amener M. l’abbé Ducreux : « Cette fois, dit-il, c’est pour moi. » M. Ducreux vint le vendredi et le samedi, et s’entretint plusieurs heures avec Frédéric. »

M. Paillotet, qui a écrit sur les derniers jours de Bastiat un journal intitulé : Neuf jours auprès d’un mourant, ajoute-les détails suivants : « Le vendredi 20, dès que nous sommes seuls, il me dit : « Vous ne devinerez jamais ce que j’ai fait ce matin. » Je conjecturai qu’il avait écrit : « Non, reprit-il, cela m’eût été, cela m’est impossible. Voici ce que j’ai fait : je me suis confessé. Je veux vivre et mourir dans la religion de mes pères. Je l’ai toujours aimée, quoique je n’en suivisse pas les pratiques extérieures. » Ce mot de vivre n’était employé là que par ménagement pour moi. Je lui rappelai qu’en 1848 il m’avait dit, en parlant de Jésus-Christ : « Il est impossible d’admettre qu’un mortel ait pu avoir, de l’humanité et des lois qui la régissent, une connaissance aussi profonde que celle qui est dans l’Évangile. »

Cependant la conversion entière et irrévocable de cette âme transformée se révélait par des expressions comme celle-ci : « Si le bon Dieu me rend la santé, va, mon ami, je ne regarderai pas en arrière. » Il demanda à l’abbé de Montclar de lui procurer la Journée du chrétien, avec les réflexions du P. Bouhours, en souvenir de l’impression que lui avait faite autrefois ce petit livre dans leur pensionnat de l’abbé Meillan. Il le feuilleta et le lut, se plaignant de ne pas trouver dans cette édition tout ce qui l’avait fait tant pleurer et prier autrefois. La conversation de ce jour-là fut toute chrétienne. « J’étais étonné, rapporte M. Paillotet, de la profondeur comme de la lucidité de ses explications. Vers la nuit, il m’a parlé de Rome, considérée au point de vue religieux : « Ce qui m’a le plus frappé, dit-il, c’est la solidité de la tradition des martyrs. Ils sont là, on les voit, on les touche dans les catacombes ; il est impossible de les nier. » Son langage était plein d’onction. »

La société de M. de Montclar lui devenait indispensable. Un de ces derniers jours, le voyant entrer et le priant de s’approcher, il lui dit : « Il me semble, Eugène, qu’il y a deux esprits en moi ; mais quand tu es là, il n’y en a plus qu’un... »

Le samedi, il se confessa de nouveau et reçut l’absolution ; sa joie était grande. Il voulut sortir encore sous un soleil magnifique, et contempler à cette lumière la colline couronnée d’ifs où il avait pu naguère traîner ses pas languissants. Son compagnon écrit : « En sortant par la porte del Popolo, nous sommes allés au Ponte Molle, et revenus par la porte Angelica. Un beau soleil illuminait les sites que nous avions sous les yeux. Il me répétait souvent : « Quelle délicieuse promenade ! Comme nous avons bien réussi ! » C’était une promenade d’adieux. La veille, il avait dit à l’abbé de Montclar : « Je trouve que, depuis trois jours, le déclin de mes forces est bien rapide. Si cela continuait ainsi, Dieu me ferait une grande grâce de m’appeler à lui, et il m’épargnerait bien des souffrances. »

Ce même jour, après sa promenade, il laissa M. Paillotet faire la lugubre opération du classement de ses papiers et prit son livre de prières pour se préparer à la grande action du lendemain.

Ce fut le dimanche 22 décembre, à neuf heures du matin, que la sainte communion lui fut apportée par l’abbé de Montclar. « Il voulut absolument se mettre à genoux pour communier, rapporte celui-ci, et ses sentiments religieux éclatèrent, à notre grande édification. Oh ! mon ami, me disait-il après, quel acte solennel je viens de faire ! Oh ! je suis résolu de ne jamais plus regarder en arrière. »

M. Paillotet ajoute : « Quand je revins, vers midi, il me demanda un crayon, et je le vis tracer les lignes suivantes sur son livre de prières : « Les 20 et 21 décembre, je me suis confessé à M. Ducreux. Le 22, j’ai reçu la communion des mains de mon cousin, Eugène de Montclar. »

« Il me parla aussitôt après du sacrement qu’il avait reçu le matin, et, à ce propos, il m’expliqua ses idées religieuses. »

Cette explication fut telle que la comportait la brièveté de l’entretien et l’état de l’esprit de son interlocuteur : « Le déiste, me dit-il, n’a de Dieu qu’une idée trop vague. Son Dieu, il l’oublie souvent, ou bien il l’appelle du nom de Cause première et ne se croit plus obligé d’y penser. Il faut que l’homme s’appuie sur une révélation pour être véritablement en communication avec Dieu. Quant à moi, j’ai pris la chose par le bon bout et en toute humilité. Je ne discute pas le dogme, je l’accepte. En regardant autour de moi, je vois que sur cette terre les nations les plus éclairées sont dans la foi chrétienne. Je suis bien aise de me trouver en communication avec cette portion du genre humain. »

Le lundi 23 décembre fut son dernier jour de sortie. Il fit une promenade entre ses deux amis. Il put, au retour, faire l’effort imprudent de monter seul dans sa chambre, au second, et reçut le soir la visite de M. de Rayneval, ambassadeur de France. Mais cette journée l’acheva. L’abbé de Montclar ne voulut pas le quitter de la nuit ; le lendemain 24, Bastiat fit venir M. de Gerando, chancelier de l’ambassade, et lui dicta son testament, qui commence par ces mots : « Je recommande mon âme à Dieu. » Il le signa lisiblement, en présence de trois témoins, resta une heure debout et se coucha.

Mais écoutons ici le récit de l’abbé de Montclar : « Au bout d’une demi-heure, il appelle. M. Paillotet se présente : « Non, non, tous les deux », dit-il. Je quitte mon bréviaire et m’approche ; il me saisit la main, la serre vivement, et s’écrie : « Oh ! que je suis heureux d’avoir maintenant mon esprit aussi tranquille !... Si je pouvais dire ce que je sens, si je pouvais parler... » Mais son larynx, profondément altéré, l’en empêchait. Je cherchai à le calmer ; et lui, toujours assis sur son lit : « LA VÉRITÉ, reprit-il, toujours en me serrant la main, je la comprends maintenant. » Mais il ne put continuer et se recoucha 21.

« Quelques minutes après, M. Paillotet et l’abbé Ducreux se retirèrent pour aller dîner et revenir passer la nuit pour me remplacer ; il était cinq heures et quart. Le médecin et moi restions seuls, quand tout à coup, par une inspiration soudaine, je prends le crucifix que le pro-curé venait d’apporter avec les saintes huiles, en me laissant tous pouvoirs, et j’eus le bonheur de lui administrer l’extrême-onction. Son esprit resta calme jusqu’à son dernier instant ; il répondit à toutes les prières, s’unit visiblement à toutes mes exhortations, et mourut en approchant, par un dernier effort, ses lèvres pâles et décolorées du crucifix que je lui présentais 22. »

Il avait quarante-neuf ans.

De splendides obsèques furent célébrées, deux jours après, à Saint-Louis-des-Français, où son corps fut déposé. Mgr l’évêque de Dijon, alors à Rome, officia ; toute l’ambassade et une grande partie de la colonie française remplissait l’église. Le général Gemeau, les membres de l’Académie des beaux-arts, et plusieurs personnages considérables de Rome, avaient pris place dans l’assistance. C’était le premier acte de la justice de son pays envers sa mémoire.

Les journaux et revues de France entonnèrent ses louanges. Son bourg de Mugron ne fut pas en retard d’hommages envers celui qui devenait son illustration. Il a dressé son buste sur la place publique ; il a acheté la maison qui abrita son enfance et sa jeunesse, et en a fait l’école communale, sous la direction des Frères du vénérable de la Salle. Coudroy put voir inaugurer le monument élevé à la mémoire de son ami. Sorèze orna de son buste « la salle de ses souvenirs » ; et dans une fête mémorable, 11 août 1857, Lacordaire lui décerna une louange immortelle. Enfin la Cour de Pau, dans sa séance de rentrée de 1873, applaudit à son éloge, quand un de ses magistrats prononça ce jugement, qui sera celui de l’histoire : « L’économiste sera peut-être dépassé. Plusieurs de ses thèses vieilliront. On pourra rencontrer quelques erreurs dans son œuvre... Mais il saura toujours provoquer la sympathie de ceux-là même que ses doctrines ne pourront convaincre. Ce que le temps ne saura lui ravir, – et c’est bien là toujours le meilleur élément de la gloire, – c’est l’élévation du caractère, la sincérité, l’idée généreuse, le dévouement au bien public et l’amour des hommes ; c’est d’avoir montré, par son exemple, que l’intérêt ne doit être ni le seul guide, ni le but suprême de la vie, et d’avoir su reconnaître la supériorité de toutes ces nobles choses qui se nomment la religion, la morale et l’honneur. »

Il ne lui manquait qu’un hommage, celui de l’enfer ; il l’eut. Apprenant cette pieuse fin, l’athée Proudhon, dépité, en poussa dans un de ses écrits ce ricanement satanique : « Infortuné Bastiat ! Il est allé mourir à Rome, entre les mains des prêtres ! À son dernier moment, il s’écriait comme dans Polyeucte :

 

            Je vois, je sais, je crois, je suis chrétien 23 ! »

 

Reprenons ce vers, retournons-le à l’honneur de celui à qui on vient de le jeter en outrage ; ajoutons-y le mot suprême du mourant : LA VÉRITÉ ; et inscrivons le tout sur la tombe de Bastiat. Nulle épitaphe ne dira mieux ce qu’il a cherché et aimé sur la terre, ce qu’il a enfin retrouvé en entrant dans l’Église ; ce qu’il a salué, j’espère, en entrant dans le ciel.

 

 

 

Mgr Louis BAUNARD, La foi et ses victoires, 1913.

 

 

 

 

 



1 Discours prononcé par M. Paul Gardelle, à l’audience solennelle de rentrée de la cour de Pau du 4 novembre 1879. – M. Gardelle, aujourd’hui avocat à Toulouse, est un de ces glorieux démissionnaires de la magistrature qui refusèrent de servir les décrets du premier ministère Ferry.

2 M. le duc Alb. de Broglie, Questions de religion et d’histoire, t. II.

3 Notice sur la vie et les écrits de Bastiat, par M. de Fontenay. Introduction aux œuvres de Bastiat, t. I, p. 12.

4 Frédéric Bastiat, par M. G. de Molinari, Journal des économistes, février 1851.

5 Harmonies, p. l2.

6 Profession de foi électorale, p. 476.

7 Harmonies économiques, chap. III, p. 63.

8 Mugron, 16 septembre 1849.

9 Ibid.

10 Paris, 2 janvier 1850.

11 Paris, mars 1850. Lettres, p. 61.

12 Lettres d’un habitant des Landes, 4 juillet 1850, p. 100.

13 Harmonies, XX. Responsabilité, p. 600.

14 Harmonies. Responsabilité, p. 601 ; Solidarité, p. 619.

15 Harmonies, chap. XXV, fin.

16 Tantum abest ut explicatio phaenomenorum per causas physicas a Deo et providentia abducat, ut potius philosophi qui in iisdem eruendis occupati fuerunt, nullum exitum rei reperirent nisi postremo ad Deum et providentiam confugerent. (De Augmento scientiarum, I, col. 5).

17 Par exemple, dans cette originale application d’un trait de la vie de Jésus-Christ à un sujet d’un tout autre ordre :

« L’histoire religieuse nous montre le principe et l’expédient en présence dans le plus mémorable évènement dont le monde ait été témoin. Qui fut plus entièrement dévoué à un principe que le fondateur du christianisme ? Il fut dévoué jusqu’à souffrir pour lui la persécution, la raillerie, l’abandon et la mort. Il ne paraissait pas se préoccuper des conséquences, il les remettait entre les mains de son Père et disait : Que la volonté de Dieu soit faite ! »

« La même histoire nous montre, à côté de l’homme du principe, l’homme de l’expédient : Caïphe, redoutant la colère des Romains, transige avec le devoir, sacrifie le juste et dit : Il est expédient, expedit, qu’un homme périsse pour le salut de tous. »

L’homme de la transaction triomphe, l’homme du principe est crucifié.

« Mais qu’arrive-t-il ? Un demi-siècle après, le genre humain tout entier, Juifs et gentils, Grecs et Romains, maîtres et esclaves, se rallient à la doctrine de Jésus ; et, si Caïphe avait vécu à cette époque, il aurait pu voir la charrue passer sur la place où fut cette Jérusalem qu’il avait cru sauver par une lâche et criminelle transaction. » (Le Libre échange, p. 259. Œuv., t. II.)

18 Lucret., III, 57.

19 Montaigne, Essais, ch. XVIII.

20 La trop courte notice circulaire que M. Icard, supérieur général de Saint-Sulpice, vient de consacrer à M. de Montclar, son ami de jeunesse, nous fait connaître la vie et la sainte mort de ce digne prêtre, qui, relevé depuis deux ans de ses fonctions de vicaire de la paroisse Saint-Sulpice, et « ne désirant, ne voulant plus vivre que de Dieu », expira doucement, le samedi 28 janvier 1882, âgé de quatre-vingt-deux ans.

21 Le journal de M. Paillotet a un peu dramatisé le tableau : « Il souleva la tête, l’appuya sur sa main droite et se disposa à parler. L’intelligence brillait dans ses yeux. Il semblait annoncer la solution du problème. La première phrase qu’il prononça sortit si faible de ses lèvres que l’abbé, placé debout à la tête du lit, n’en put rien entendre et que je n’en recueillis que le dernier mot. Ce serait l’adjectif philosophique. Après une courte pause, il prononça distinctement : la vérité, puis s’arrêta, redit le même mot et le répéta encore, en s’efforçant de compléter sa pensée. »

L’abbé de Monclar, consulté par moi, nie absolument que Bastiat ait prononcé le mot philosophique : « Il s’agissait bien alors, dit-il, de penser à autre chose qu’à la vérité chrétienne ! C’est certainement de celle-là qu’il voulait parler en prononçant, non deux fois, mais une, ce mot : la vérité. Il est mort littéralement en collant ses lèvres sur le crucifix que je lui présentais, avec un effort tel que le docteur Lacauchie admira qu’il eût encore autant de forces. »

Sur quoi M. Paul Gardelle, dans son discours de rentrée de la Cour de Pau, fait cette réflexion : « Je ne puis voir dans ce mot suprême : la vérité, un simple adieu à ce qu’il avait tant aimé. Ce n’est pas au moment d’entrer dans la pleine lumière que la vérité d’ici-bas peut mériter un regret. C’était bien l’acte de foi du chrétien qui, désignant Celui qui soutient et console, le saluait du plus beau nom qui puisse sortir des lèvres humaines : la Vérité ! »

22 L’Univers, 17 janvier 1851, p. 4, d’après l’Écho de l’Adour.

23 Proudhon, La Justice et la Révolution, t. I, p. 229.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net