Extraits du journal d’un collégien
par
Alexandrine BAYER
En me quittant, tu m’as demandé d’écrire pour toi, chère maman, une espèce de petit journal. Il n’est pas facile de te satisfaire. Il ne nous est pas permis d’écrire en polonais, et si mon petit journal tombait entre les mains de quelque Russe, on aurait bientôt fait de me chasser du collège. Par bonheur, plus ils nous tourmentent, plus nous mettons d’adresse à les tromper, et plus nous redoublons d’envie de lire et d’écrire en notre langue.
Avec tout cela, ce petit journal, eh ! bien, pour moi, c’est une grosse affaire. Le pis, c’est que je ne sais par où commencer. Ce ne sont pas les idées qui me manquent, mais quel désordre dans mon esprit ! Écrire une lettre dans laquelle je t’embrasse, ainsi que papa et ma petite sœur, et où je te demande des nouvelles de mes chevaux et de mes oiseaux, cela n’est rien ; j’en écrirais bien une tous les jours. Mais te raconter, comme tu le désires, toutes mes occupations, mes leçons comme mes jeux, cela me semble bien difficile. Je ne sais comment cela marchera, mais, puisque tu le veux, maman, j’écrirai chaque jour, ne fût-ce que quelques mots, dans mon petit journal : ce sera toujours un exercice de style.
Je commence donc par me confesser de mes péchés ; à dire vrai, je n’ai pas toujours beaucoup d’ardeur pour l’étude ; mais aussi, tout n’est pas intéressant dans ce qu’on nous enseigne. Et cette insupportable langue russe ! Quel supplice ! Il n’est pas permis de dire en classe un seul mot polonais. Que seulement le pion, un Russe, ou bien le suppléant, un Russe aussi, vienne à nous entendre, aussitôt on nous fourre au cachot. Les maladroits ! S’ils ne nous le défendaient point, beaucoup d’entre nous ne se réjouiraient pas tant de voir arriver cette heure, pendant laquelle nous pouvons parler notre langue.
Sais-tu bien, maman, que, la classe terminée, quand j’entre dans ma chambre, si je n’ai pas avec moi de camarades, je me parle à moi-même, je fais des discours aux murailles, pour le plaisir de parler polonais et de rattraper le temps perdu à apprendre le Russe.
Jusqu’à ce jour, ma petite maman, je n’ai pas reçu une seule correction. Je suis le second de ma classe ; Józio Z... est le premier. Nous sommes en tout 70 dans la deuxième classe, tous bons enfants. Nous vivons en bonne intelligence, bien que parfois nous nous disputions et nous battions à nous faire craquer les os ! Mais moi, ma petite mère, aussi vrai que je t’aime, je n’ai jamais agacé personne ; quelquefois seulement j’ai un peu bousculé un camarade, mais, bah ! cela n’est rien. Il existe entre nous une fraternité incroyable.
Un jour, le Russe qui fait le cours d’histoire entendit l’un de nous murmurer en polonais : « Bonsoir ! » J’ai cru que le Piróg, c’est le nom que nous lui avons donné, en deviendrait enragé. On nous a tous fait venir l’un après l’autre chez le directeur pour nous interroger. Pendant la récréation, on nous a tous mis au cachot ; on ne nous a pas laissé sortir en ville pour le dîner, bien qu’il gelât à pierre fendre, et on nous a menacés de nous renvoyer si nous ne dénoncions pas notre camarade.
Personne n’a soufflé mot. Nous nous étions donné notre parole de ne rien dire. Aussi, motus ! jusqu’à présent chacun ignore son nom, et même pour toi, maman, je ne l’écrirai pas dans mon journal ; j’ai donné ma parole de me taire, et, pour rien au monde, je n’y manquerais.
De tous mes camarades, celui que je préfère est Józio ; il travaille très bien, il n’a que douze ans, et il donne déjà des répétitions. Il est malin comme pas un de nous. Il regrette beaucoup que nous ne logions pas dans la même chambre. Pour les fêtes, il a envoyé deux roubles à sa mère : ses parents sont pauvres ; ce sont des gens simples qui demeurent à la campagne. Je l’aime de tout mon cœur.
Quand je ne peux pas comprendre quelque chose, ou bien qu’un devoir m’embarrasse, c’est toujours lui qui m’explique et me fait apprendre. Hier, il m’a dit : « Sais-tu, Franck, quand nous serons tous deux devenus grands, et que nous serons savants, il faudra absolument inventer quelque chose qui rende heureux tous les Polonais. »
C’est à faire frémir, maman, comme on nous accable de leçons ; cela n’est rien cependant en comparaison de l’esclavage sous lequel on nous tient. Même le soir, chez nous, alors que tranquillement nous sommes occupés à apprendre nos leçons, la porte s’ouvre tout à coup, et le pion s’élance dans la chambre avec le Russe qui enseigne l’histoire, car il est aussi le professeur général de notre classe..... Et tous deux de courir par toute la chambre, fouillant, cherchant, remuant les chiffons, les vieux ustensiles, les malles, les livres. Les voilà qui grimpent même sur le poêle pour voir s’il n’y a pas quelque livre ou quelque cahier polonais !
N’est-ce pas, maman, que c’est affreux qu’un professeur aille mettre le nez dans tous les trous, comme un gamin des rues ? Ah ! s’ils pouvaient voir dans nos cœurs et dans nos têtes ! Justement, pendant qu’ils couraient par la chambre, je répétais tout bas de très beaux vers que m’a appris Józio. Tu les connais peut-être ; cela commence ainsi : « Amour sacré de la sainte patrie. » De mon côté, j’apprends à Józio tous les vers que tu m’as enseignés à la maison. Quand nous allons nous promener ensemble à la campagne, nous les récitons. Le morceau que mon ami trouve le plus beau, c’est : « Sainte Vierge, qui protégez Częstochowa. » Pendant tout un mois, il n’a pas mangé son second déjeuner pour pouvoir, avec l’argent ainsi économisé, acheter un livre de poésies ; c’est qu’ils coûtent cinq florins, les quatre volumes de Mickiewicz.
Ni toi, maman, ni personne à la maison, ne se doute quel gaillard est maintenant votre Franck ! Sans ce maudit accent russe, je serais sûr de passer dans la classe supérieure, mais, d’ailleurs, qui sait ?
Le professeur a dit un matin que j’étais un durak (imbécile) comme tous les Polonais. N’est-ce pas qu’il nous a offensés ? Józio prétend que nous devons travailler encore plus, pour lui montrer qui est le plus imbécile de nous ou de lui. Quel bonheur ! maman, que tu m’aies appris le polonais à la maison ! Jamais je n’oublierai tes leçons, ni tes conseils. Je me répète toutes les leçons en polonais d’abord, puis en russe ; c’est Józio qui m’a indiqué cette méthode ; il traduit chaque mot en polonais, et ensuite il apprend par cœur en russe.
Ah ! comme leur règlement me déplaît ! Dans le trimestre dernier, il n’y avait presque que des jours fériés. Au moins deux fois par semaine, ils fermaient le collège et nous traînaient à leurs-services religieux. Passe encore pour les jours de fête, bien que la santé de tous les princes, pour lesquels nous sommes obligés de prier, nous importe fort peu ; seulement, à la fin du trimestre, pour réparer le temps perdu, ils nous font mettre les morceaux doubles et travailler comme des fous.
Chère maman, depuis quelques jours, je n’ai rien écrit. Il est arrivé un grand malheur ! Ils ont mis Józio au cachot. Pendant la leçon de géographie, un petit Russe lui ayant demandé en quel pays est situé Varsovie : « En Pologne ! » a-t-il naturellement répondu. Cette réponse lui a valu vingt-quatre heures de cachot, au pain et à l’eau ! C’est horrible ! Il gèle affreusement. Les professeurs polonais affirment qu’il attrapera un refroidissement. Avec cela il a un vêtement si mince ! Que va-t-il devenir ? Et nous tous, que ferons-nous sans lui ? Au collège, on dit que c’est un garçon exceptionnel et que, plus tard, il deviendra un grand homme. Dans mon chagrin, j’en ai perdu ma balle aujourd’hui ; je n’en achèterai pas une autre, je garderai mon argent, et, pour la fête de Józio, je lui achèterai un livre.
Pendant la récréation, j’ai regardé par la lucarne du cachot : c’est aussi petit qu’une étable à porcs, chez nous, à la campagne. « Józio, lui ai-je crié, est-ce que tu pleures ? » – « Fi donc ! pleurer ! pour qui me prends-tu ? J’apprends l’histoire de Russie aux punaises ; il y en a ici des régiments entiers », m’a-t-il répondu. Toujours farceur, ce Józio, même quand il est triste.
Ah ! maman, quel malheur ! Józio ne vit plus ! Ces sauvages l’ont tué ; ils l’ont assassiné ! Hier a eu lieu son enterrement. Nous tous, le collège entier, nous l’avons accompagné jusqu’au cimetière. C’était le plus aimé, le meilleur, le plus sage des élèves. Nous pleurions tous, et des larmes brillaient dans les yeux de tous les professeurs polonais. J’ai cru que sa mère mourrait, quand on a descendu dans la fosse le modeste cercueil. C’est le cachot qui l’a tué. Pendant vingt-quatre heures, ils l’y ont laissé au froid, sans nourriture, dans une pièce humide, glaciale ; ils ne lui ont même pas mis un oreiller sous la tête !
Le matin, quand le geôlier ouvrit le cachot, j’y entrai en même temps et je trouvai Józio dans un coin, assis, courbé ; dans la main, il tenait un morceau de charbon, avec lequel il avait écrit sur la muraille sale et humide : « Sainte Vierge qui protégez Częstochowa. » Il était tellement refroidi qu’il ne pouvait plus bouger, le pauvre garçon ! C’est en fiacre qu’on l’a ramené à sa chambre.
Ah ! que je suis malheureux ! Après les leçons, chaque jour, je courais chez lui. Il avait une fièvre continuelle. Quelques heures avant sa mort, il a repris connaissance ; il a dit adieu, tour à tour, à chacun de ses camarades ; il a demandé pardon aux professeurs polonais ; à la fin, il m’a murmuré à l’oreille : « Franio, souviens-toi que Varsovie est en Pologne ! » J’ai placé dans son cercueil la copie des vers qu’il aimait tant ; il m’en avait prié.
Ah ! maman, je ne peux pas en écrire plus long. Je termine ici mon petit journal. J’ai une prière à t’adresser ; que papa vende mes oiseaux et mes chevaux ! Je ne veux plus avoir de jouets. Envoyez l’argent pour qu’on achète un bon vêtement à quelque pauvre camarade : qu’ils aient chaud au moins, quand on les met au cachot ! N’est-ce pas, maman, que là-haut, au ciel, Józio peut répéter en paix : « Vierge sainte qui protégez Częstochowa. »
Alexandrine BAYER.
Traduit par J. G.
Paru dans Bulletin polonais littéraire,
scientifique et artistique en 1889.