Le dominicain Jérome Savonarole et Alexandre VI
D’APRÈS DE NOUVEAUX DOCUMENTS
par
le P. C. BAYONNE
I
Quand Rodrigue Borgia 1 était monté sur le trône pontifical, son élection, notoirement simoniaque, avait provoqué un tel scandale dans la chrétienté que Savonarole, rappelant ce triste souvenir aux Florentins, s’exprimait en ces termes : « Après la mort d’Innocent VIII, il se passa une chose qui vous donna occasion de rire de mes paroles, parce que je vous avais annoncé la rénovation de l’Église, et de croire que j’étais dans une grave erreur, parce que cette rénovation vous semblait désormais impossible. Pour moi, je voyais par ce qui s’était passé qu’elle devait se réaliser absolument, et je m’appuyais précisément sur le fait même que vous retourniez contre mes prédictions 2. »
À son avènement, Alexandre VI fit les plus belles promesses et donna les plus belles espérances. Les unes et les autres ne tardèrent pas à s’évanouir. Malgré son âge et sa dignité, il se laissa dominer par la luxure, la simonie, et un népotisme éhonté qui surpassa tout ce qu’on avait vu jusqu’alors. Les scandales de la cour romaine, souvent reprochés au pape par les princes chrétiens, réveillèrent l’idée et le désir déjà répandus de la réforme générale de l’Église et de la convocation préalable d’un concile. La voix de Savonarole, qui commençait à retentir dans l’Italie et la chrétienté, leur donna une expansion nouvelle, et Charles VIII, entré dans Rome à la tête puissante d’une armée 3, songea un instant à les réaliser pendant que le pape se renfermait au château Saint-Ange : « Avec le Roy, dit Commines, étoient bien dix-huit cardinaux et d’autres..., qui tous vouloient faire élection nouvelle, et qu’au pape fût fait procès. Deux fois fut l’artillerie preste, comme m’ont conté des plus grands, mais toujours le Roy par sa bonté y résista. Or, alléguoient-ils bien que ces murs étoient tombés par miracle, et le chargeoient d’avoir acheté cette sainte dignité. Toutefois, je crois qu’il fit le mieux d’appointer ; car il étoit jeune et mal accompagné pour conduire un si grand œuvre que réformer l’Église. »
Charles VIII, qui avait eu la sagesse d’appointer, n’eut pas celle de consolider sa brillante conquête. Le pape, menacé dans son double pouvoir, se mit hardiment à la tête de la ligue conclue à Venise (21 mars) entre les États italiens, et les ennemis de Savonarole commencèrent de nouveau à s’agiter. Dès la fin du carême, celui-ci démasquait leurs manœuvres. « ... Il me semble que j’y perdrai la vie infailliblement... Je serai content de mourir pour vous. Priez : les embûches sont préparées de toutes parts, on trame de noirs complots, non-seulement à Florence, mais ailleurs 4.
« ... Je veux vous parler clairement aujourd’hui ; retenez bien mes paroles. Nous avons à combattre, et tout ce que je fais a pour but de vous préparer à soutenir la guerre spirituelle et les tribulations corporelles. Cette guerre sera suscitée principalement par les tièdes ; elle sera plus terrible que celle des tyrans contre les martyrs ; plus perfide que celle des hérétiques contre les fidèles ; plus cruelle que l’une et que l’autre... Nous aurons contre nous les deux épées. L’Église devant se renouveler, et sa rénovation ne s’accomplissant jamais sans effusion de sang, l’épée temporelle combattra contre nous, et l’épée spirituelle nous attaquera avec des communications subreptices. Mais vous n’avez pas à redouter les excommunications qui ne sont pas justes... Ils emploieront le poison et toutes sortes de moyens pour nous ôter la vie ; ils ont déjà commencé. Voilà la récompense qui nous attend. Mais qu’importe ma mort ? Je suis prêt à la subir pour l’honneur de Dieu, qui saura bien se susciter de meilleurs serviteurs que moi... Ô Seigneur, je me tourne vers vous. Je vous en supplie, accordez-moi la grâce de vous être offert en sacrifice ; fortifiez-moi afin que je supporte volontiers pour vous tout opprobre, toute peine, toute ignominie, tout mal, pour que je m’estime heureux d’être traité par chacun de fou et d’insensé à cause de vous 5...
« Les tièdes ne combattront pas à découvert ; ils voudront paraître bons aux yeux du peuple, et se présenteront sous le manteau des excommunications, des préceptes, et autres choses semblables. Maintenant ils vont criant publiquement que j’ai dit que les excommunications n’ont pas de valeur, et, pour séduire les simples, ils allèguent ce texte : Soit juste, soit injuste, toute excommunication est à craindre. Ô tiède, ne sais-tu donc pas qu’il faut l’entendre avec cette restriction : à moins qu’elle ne soit fondée sur une erreur manifeste ; car alors elle n’est pas à redouter ? Oui, cette guerre se fera contre la double puissance temporelle et spirituelle. Ils feront opposition au mouvement réformateur dont je vous ai parlé, comme il advint aux temps de sainte Catherine, de saint Pierre martyr, de saint Vincent Ferrier... Ce que je vous ai dit est aussi vrai que je touche de ma main le bois de cette chaire, comme vous pouvez le voir de vos yeux. Et si Dieu se trompe, je me trompe, moi aussi. Voyez avec quelle hardiesse je vous parle. Je vous tiens ce langage, parce que je sais qu’il est impossible que Dieu se trompe, et parce que je suis certain de ce que je dis 6. »
Enfin, le 15 avril, il ajoutait : « Il est bon qu’un seul homme meure pour tout le peuple, disait Caïphe en parlant de Jésus-Christ ; ainsi diront un jour les tièdes en parlant de ma personne. Ici même, dans cette ville, des prêtres, des religieux et des laïques, se sont réunis naguère, dans un certain lieu, pour délibérer contre moi... »
Les Tiepidi et les Arrabiati 7 épiaient le moment favorable. Apprenant tout à coup l’arrivée de maître Albert d’Orvieto, envoyé par le pape à Florence, afin de détacher la république de Charles VIII, ils s’empressèrent de le circonvenir pour lui persuader que Savonarole étant le plus grand obstacle au succès de sa mission, il devait l’éloigner à tout prix de Florence. Maître Albert ne négligea rien pour dénoncer au pape les prédications du Frate comme fort nuisibles à Sa Sainteté et à toute l’Italie... Il alla trouver les Dix de Balia pour les inviter à entrer dans la ligue, et, voyant de quel immense crédit Savonarole jouissait dans cette ville, il conseilla au pape de lui enjoindre de se rendre à Rome 8. De son côté, Savonarole lui écrivit qu’il aspirait uniquement à prêcher au peuple comment il fallait servir Dieu.
Le 28 juillet, à la veille de suspendre ses prédications, il convoqua dans la cathédrale les magistrats et les citoyens de la ville pour les exhorter à chercher dans l’histoire du passé les garanties nécessaires de l’avenir, et à poursuivre généreusement la double réforme des institutions et des mœurs. – Conclusion, s’écria-t-il en terminant : j’ai tant prêché, je me suis tellement épuisé pour toi, Florence, que j’ai abrégé ma vie de plusieurs années... – Or sus, quelle récompense demandes-tu ? – À toi, je n’en demande aucune. À vous, Jésus-Christ mon Seigneur, je demande de bénir ce peuple, de le prendre sous votre protection, et de m’accorder la récompense que vous avez donnée à vos prophètes, à vos apôtres et à vos martyrs. »
Peu de jours après, il recevait un bref, en date du 21 juillet, par lequel le souverain pontife, ayant appris, disait-il, « qu’il se distinguait entre tous les ouvriers de la vigne du Seigneur par ses travaux évangéliques, lui ordonnait, au nom de la sainte obéissance, de se rendre à Rome, afin de pouvoir l’entretenir sur toutes les choses qu’il annonçait, non par sagesse humaine, mais par inspiration divine, selon qu’il l’avait, naguère encore, déclaré publiquement ».
Savonarole lui répondit humblement (31 juillet) que plusieurs graves raisons s’opposaient à son voyage : d’abord, le mauvais état de sa santé ; ensuite, le danger imminent auquel il s’exposerait à cause des ennemis du dedans et du dehors qui avaient conjuré sa perte ; enfin, la réforme accomplie par le Seigneur dans la ville, encore faiblement enracinée, et qui serait aisément renversée par les méchants. « J’espère néanmoins, ajoutait-il, que je pourrai me rendre bientôt à Rome. Je ne l’ai jamais vue, et depuis longtemps je désire y vénérer la chaire de Saint-Pierre, les reliques des saints et le vicaire du Christ. En attendant, si Votre Sainteté désire être renseignée sur mes prédictions touchant les châtiments de l’Italie et la rénovation de l’Église, elle n’aura qu’à lire l’ouvrage que je fais imprimer en ce moment, et que j’aurai soin de lui envoyer sans retard. » (Le Compendium des révélations.) Le pape agréa volontiers ses excuses.
Jérôme prit quelque temps de repos pour réparer ses forces épuisées. Ses ennemis, profitant de l’irritation produite chez les princes de la ligue par le nouveau traité conclu entre Florence et Charles VIII, redoublèrent d’efforts afin d’entraîner sa perte. Elle fut résolue dans une réunion de religieux et de citoyens, dont les dénonciations calomnieuses servirent de thème à un deuxième bref qui fut adressé, le 8 septembre suivant, par l’inadvertance la plus incroyable, au Prieur et au couvent de Sainte-Croix de l’ordre des Prêcheurs 9. Loin d’être élogieux comme le précédent, ce bref renfermait de nombreux et graves reproches. « Nous avons appris qu’un certain Jérôme de Ferrare s’était laissé séduire par la nouveauté d’un dogme pervers, et que le bouleversement de l’Italie l’avait amené à un tel point de démence qu’il se disait envoyé de Dieu, qu’il parlait avec lui..., qu’il avait proféré entre autres paroles ineptes, téméraires et impies, que s’il mentait, Dieu et Jésus-Christ mentaient eux-mêmes. Nous avions espéré que notre longanimité lui ferait reconnaître la folie de sa profession de prophète, et que sa rétractation publique changerait en allégresse la douleur profonde que nous avait causée sa scandaleuse séparation de la congrégation de Lombardie. Non content de nous désobéir, quand nous l’avons appelé près de nous, il a osé publier par écrit les choses qu’il avait eu la témérité de prêcher. »
En conséquence, Savonarole était déclaré suspens de l’enseignement et de la prédication, pendant que sa cause s’instruisait devant le P. Sébastien Maggi, vicaire général de ladite Congrégation, à laquelle les deux couvents de Saint-Marc et de Fiesole étaient incorporés 10.
Ce bref fut porté au couvent de Saint-Marc en l’absence de Savonarole. À peine arrivé, celui-ci le notifia aux religieux, et eut soin d’ajouter sa réponse du 31 juillet à la lettre qu’ils s’empressèrent d’adresser au souverain pontife. Le lendemain, il lui écrivit afin de se disculper personnellement : « J’ai reçu votre bref de bon cœur et avec tout le respect voulu ; mais j’ai été profondément attristé, et je gémis encore de voir que certains hommes ont poussé la malice au point qu’ils n’ont pas craint de suggérer au souverain pontife, vicaire de Jésus-Christ sur la terre, des choses si fausses et si perversement interprétées. Et, puisque la teneur de ces lettres prouve assez que je suis la cause de cet orage, en raison des fautes qu’on m’impute, je prie Votre Sainteté de vouloir bien m’excuser si je me défends contre les interprétations, assertions et suggestions erronées dont je suis l’objet, par la simple vérité des faits et l’exposé sincère du bien qui s’est accompli et de celui qui, je l’espère, s’accomplira dans la suite. Ce ne sera pas bien difficile, car j’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans l’Église et le Temple où s’assemblent les chrétiens, et je n’ai rien dit dans le secret. Aussi j’ai tant de milliers de témoins qui peuvent déposer touchant ma simplicité et ma doctrine, que je suis certain de n’éprouver aucune peine à me justifier devant Votre Sainteté. »
Après avoir dit qu’il prêchait conformément à la sainte Écriture et aux saints docteurs, et qu’il avait inauguré sa prédication prophétique bien avant le bouleversement de l’Italie, il rétablissait le vrai sens des paroles qui lui étaient reprochées, et rappelait comment le couvent de Saint-Marc avait été régulièrement séparé, par autorité apostolique, de la Congrégation de Lombardie ; comment il s’était excusé de ne s’être pas rendu à Rome ; comment il avait maintenu dans Florence la paix et la concorde. Ensuite il ajoutait :
« Ainsi, Bienheureux Père, il est constant que toutes les choses qu’on vous a rapportées sont fausses, qu’elles sont une pure invention de ces hommes qui, désirant ma mort, cherchent à me faire sortir astucieusement de cette ville, non pour que j’aille me jeter aux pieds de Votre Sainteté, car ils savent qu’il me serait aisé de me justifier pleinement devant Elle, mais afin de m’immoler dans ce voyage et de pouvoir assouvir leur ambition. Votre Sainteté ne dédaignera donc point d’accueillir favorablement ma défense, et de qualifier ma conduite de prudence plutôt que de désobéissance. Je sursois, en attendant une bienveillante réponse de votre part, avec l’absolution des censures comminatoires : tel est, en effet, l’enseignement transmis par vos prédécesseurs et par les saints docteurs, théologiens et canonistes, dont je citerais ici les passages s’ils n’étaient pas bien connus de votre digne auditeur, D. Felino de Ferrare 11.
« Quant à la vérité de toutes mes affirmations, il ne me sera pas difficile de la prouver, dès que besoin sera. Que Votre Sainteté envoie ici un de ses ministres particuliers, homme juste et non suspect, et il sera bientôt informé pleinement par la ville entière. Pour moi, je suis prêt à m’amender en toutes choses et en tous lieux, et à rétracter publiquement toutes mes erreurs. Que Votre Sainteté daigne m’indiquer ce que je dois désavouer dans mes écrits et dans mes paroles, et je m’empresserai de lui obéir ; car maintenant et toujours, selon que je l’ai dit et écrit bien des fois, je soumets ma personne, mes paroles et mes écrits à la correction de la sainte Église romaine et de Votre Sainteté 12. »
Le même jour, il écrivait en ces termes à un religieux de ses amis qui était à Rome, afin de lui ouvrir son cœur et de lui demander conseil et protection :
« Révérend Père dans le Christ, salut et paix dans le Seigneur Jésus !
« Tous ceux qui veulent vivre saintement en Jésus-Christ doivent souffrir persécution. Si je tressais des corbeilles, personne ne me molesterait ; mais comme je travaille à procurer une nourriture qui ne périt point, et que je m’applique tout le jour à délivrer les malheureux des mains de l’impie, tout le monde en ce moment me couvre de malédictions. J’ai appris, en effet, que les Pharisiens sont allés trouver les Hérodiens pour se concerter ensemble. Je veux dire que certains religieux se sont entendus avec quelques citoyens florentins qui ne peuvent pas même entendre prononcer le seul nom de paix, afin de se concerter entre eux pour me charger de nombreuses accusations auprès du souverain pontife et l’irriter contre moi. Sur leurs rapports calomnieux, celui-ci m’a adressé, ainsi qu’à notre couvent, un bref dont presque chaque partie contient des erreurs manifestes. Si le souverain pontife était bien informé, je crois qu’il annulerait ce bref sans retard et punirait sévèrement mes calomniateurs ; car il est notoire à Florence que je ne me suis rendu coupable ni des paroles ni des actes qui me sont imputés. Que dira donc le peuple s’il vient à connaître la teneur de ce bref, sinon que Rome persécute les justes et les innocents ?... Ce sera une grande honte pour les prélats et la ville éternelle. J’ai écrit à Sa Sainteté une lettre dont je vous envoie copie, en vous priant d’en entretenir notre cardinal protecteur, afin qu’il défende notre cause auprès du souverain pontife, et que les innocents ne soient pas injustement opprimés.
« Je pourrais désigner par leurs noms ces religieux, aussi bien que ces citoyens dont je ne comprends pas l’étrange conduite envers moi, qui ai procuré à leur patrie de si nombreux et de si grands services (non pas moi seul, il est vrai, mais la grâce de Dieu avec moi), alors surtout qu’ils ne doivent pas ignorer que si je le voulais, je les exposerais, eux et leurs familles, aux plus graves dangers, puisque je sais qu’en tout ceci ils n’ont eu d’autre but que de renverser la République. Mais je préfère leur rendre le bien pour le mal et prier pour eux, selon le conseil de l’Évangile... J’enverrai pareillement ma réponse, qui est fort longue, à D. Felino, pour qu’il voie, lui aussi, avec quelle injustice on a procédé contre nous.
« Je prie V. P. de vous joindre à lui pour détendre mon innocence. Dans le cas où cela ne servirait de rien, je suis prêt à tout souffrir pour le Seigneur Jésus, et j’attendrai son jugement avec patience. Je le sais à n’en pas douter, non-seulement ils me condamnent sans raison, mais encore ils me lapident à cause de mes bonnes œuvres. Grâces à Dieu, je ne les crains pas plus que je ne crains leur glaive ; il me suffit d’avoir la grâce divine et le témoignage d’une bonne conscience devant le Seigneur. Le temps viendra où Dieu éclairera les profondeurs des ténèbres, et alors chacun recevra de lui la louange qu’il aura méritée. Ah ! certes, si j’étais seul engagé dans cette cause, je mépriserais ces pièges dressés contre moi et je ne me défendrais d’aucune façon. Le pape Gélase n’a-t-il pas dit : Celui qui a été condamné justement doit reconnaître son erreur, et sa condamnation n’aura plus d’effet. Mais celui qui a été condamné injustement ne doit pas s’en inquiéter, d’autant qu’une sentence injuste ne peut obliger personne ni devant Dieu ni devant l’Église. Il ne doit donc pas désirer être absous d’une censure dont il ne se sent nullement atteint. Et saint Augustin : Qu’importe que son droit soit méconnu à celui qu’une conscience coupable n’efface point du livre des vivants ?
« Je connais les vrais auteurs de ces machinations : ce sont des citoyens pervers qui désirent usurper le pouvoir à leur profit et ont pour complices certains princes de l’Italie. Les uns et les autres veulent se débarrasser de moi à tout prix ; ils croient que ma présence dans la ville est un obstacle insurmontable à leurs projets : voilà pourquoi ils me tendent des pièges dans tous les coins, afin de me mettre à mort, en sorte que je ne puis pas sortir de mon couvent sans être escorté... Et puis, la réforme de Florence, aussi bien que celle de notre Congrégation, est encore récente. Or, d’après ma propre conviction et l’aveu général, mon éloignement amènerait le bouleversement de la ville entière et de tout mon couvent ; aussi des hommes recommandables par leur esprit et leur sagesse estiment que je ne saurais m’éloigner en sûreté de conscience ...
« Je ne doute pas que Sa Sainteté ne m’aurait pas mandé si elle avait été ici et vu ce qui s’y passe. Puis donc qu’il vaut mieux suivre l’intention que la parole du législateur, et que ce que je vous écris est l’exacte vérité, je désire savoir de vous ce que vous pensez que je dois faire selon Dieu. Je vous prie, mon Révérend Père, de me prouver que vous n’avez pas été le conseiller de mes ennemis, en défendant les innocents de concert avec le cardinal protecteur, afin de prévenir le grand scandale qui pourrait s’élever dans la cité, et, par là même, la grande effusion de sang qui en serait l’inévitable conséquence. Pour moi, si je ne puis dégager autrement ma conscience, j’obéirai, lors même que mon obéissance devrait entraîner la ruine du monde entier ; car je ne veux pas pécher dans tout ceci, même véniellement. Seulement j’ai pensé qu’il était bon de surseoir, comme disent les docteurs... Que la grâce de Jésus-Christ soit toujours avec vous.
« Florence, 15 septembre 1495 13. »
L’agitation qui s’empara des esprits à la nouvelle que Pierre de Médicis préparait un coup de main contre la République, obligea Savonarole à remonter en chaire le 11 octobre. Après avoir recommandé aux magistrats de faire prompte et sévère justice des conspirateurs, il ajouta : « ... Parlons maintenant aux Arrabiati... Qu’ont-ils fait ? Ils se sont assemblés ; je le sais par tant de voies, que je vous étonnerais si je vous les faisais connaître. Ils se sont concertés avec les Hérodiens, c’est-à-dire avec nos ennemis, et, dans leur délibération, ils ont dit, comme les Pharisiens, en parlant du Christ, lorsqu’ils lui demandèrent s’il fallait payer ou non le tribut à César : Nous prendrons ce renard. Jésus-Christ répondit dans sa sagesse, sans se compromettre, et en respectant les droits de l’empereur. De même, ils se sont dit entre eux : « Nous dirons tant de mal sur son compte au souverain pontife que nous le ferons sortir d’ici. S’il refuse, nous l’accuserons de désobéissance ; si bien que, de toute façon, il sera pris. » Ces gens-là s’inquiètent fort peu que j’aille à Rome ; il leur suffit de m’éloigner de Florence. « S’il obéit, disent-ils, le renard est pris ; s’il n’obéit pas, nous faisons venir une excommunication ; le peuple sera scandalisé, et il « perdra son crédit ». Vous savez bien pourtant que j’obéirai au Saint Père ; que moi et mes frères, nous aimerions mieux mourir que de pécher. Mais je saurai éviter ce double piège : je ne veux pas dire qu’une excommunication ait été lancée ; seulement ils s’efforcent de l’obtenir.
« Écoutez-moi un peu. Vous avez un fils qui travaille à cultiver votre vigne. Des ribauds viennent vous trouver et l’accusent de se livrer au jeu, à la paresse, etc. Vous lui écrivez de revenir ; il accourt, et, pendant ce temps, les accusateurs mettent la vigne au pillage. Dites-moi : est-ce que le père, apprenant la vérité, sachant que son fils ne faisait aucun mal, ne lui dirait pas aussitôt : « Mais, sot que tu es, tu aurais dû rester ? »
« Saint Thomas enseigne qu’il faut obéir, non aux paroles, mais à l’intention des supérieurs. Si l’ennemi, dit-il, campait devant une ville, et que défense eût été faite d’ouvrir les portes, il faudrait les ouvrir néanmoins à un citoyen qui fuirait devant l’ennemi, parce qu’il faut considérer non la lettre mais l’esprit de la loi. » De même, je vous dis : nous obéirons à l’intention du supérieur 14.
« En outre, ignorez-vous que tous les rescrits, bulles, doivent s’entendre avec cette clause : S’il en est ainsi ? Il faut donc écrire de nouveau au Saint-Père et l’avertir qu’il a été mal informé. En voulez-vous la preuve ? Dans le dernier rescrit, il y a plus de dix erreurs manifestes... Ils ont dit que j’ai mal parlé du pape. Peuple, tu m’es témoin. Ai-je fait jamais rien de semblable ? – Mais vous avez parlé des cardinaux et des prélats ? – M’ayez-vous entendu désigner quelqu’un ? Répondez. J’ai toujours parlé en général ; vous n’avez jamais pu comprendre que je faisais allusion à quelqu’un en particulier... »
Informé de toutes les démarches faites par la Seigneurie et plusieurs cardinaux auprès du pape, Frère Jérôme put espérer qu’un nouveau bref annulerait le précédent. Le 26 octobre, il disait à l’ambassadeur de Ferrare qu’il l’attendait de jour en jour, et que ses amis de Rome lui avaient écrit que tout finirait bientôt, parce qu’il s’était parfaitement justifié auprès de Sa Sainteté 15. Ses espérances furent trompées. Il reçut un troisième bref, en date du 16 octobre, par lequel le souverain pontife, quoique moins irrité à son endroit, lui reprochait encore de troubler la paix et la concorde des citoyens, et lui enjoignait de s’abstenir désormais de prêcher 16.
Il répondit avec non moins de respect que de dignité que Sa Sainteté avait été circonvenue ; car tout le monde savait que, par la grâce de Dieu, il avait maintenu la paix dans la cité 17. Ne recevant pas de réponse, il s’inclina devant l’ordre formel qu’il avait reçu, et se fit remplacer en chaire pendant l’Avent par son ami, le P. Dominique de Pescia...
Le pape resta longtemps inflexible. L’ambassadeur de Florence écrivait, le 28 décembre, qu’il était très-irrité contre les Florentins, parce qu’ils n’entraient pas dans la ligue, et qu’il les traitait comme s’ils avaient livré le saint sépulcre aux mains des infidèles.
Le 11 février de l’année suivante, la Seigneurie, impatientée de l’insuccès de ses négociations et empressée de satisfaire l’opinion publique, ordonna, à l’unanimité, sous peine d’encourir son indignation, que le vénérable P. Savonarole reprît ses prédications pendant le carême, ou avant, dans la cathédrale ou dans toute autre église de la ville. Celui-ci refusa, et, en attendant qu’on lui fît connaître les intentions du souverain pontife, il s’occupa de mettre la dernière main au Traité de la simplicité de la vie chrétienne, et de préparer la réforme des enfants qui fut inaugurée par la sanctification du carnaval. Enfin, le 16 février, il annonça qu’il prêcherait le carême, vu qu’il en avait reçu la permission du pape, par l’intermédiaire des cardinaux de Naples et de Pérouse 18.
Tandis qu’il flagellait, en exposant la prophétie d’Amos, les vices des tyrans de l’Italie et des mauvais prélats de l’Église, avec une verve, une hardiesse et une éloquence que la j Jour, de nouveaux nuages s’amoncelaient au-dessus de sa tête, et l’orage qui devait l’emporter commençait à gronder autour de lui. D’une part, les Arrabiati et les Palteschi soulevaient les princes voisins ; de l’autre, les Tiepidi, indignés de ses reproches, et les Compagnacci, furieux contre la réforme des enfants et des femmes, ne cessaient de la dénoncer à la cour romaine 19.
Vers la fin du carême, le pape avait chargé deux cardinaux et deux évêques de faire une enquête, avec le général des Dominicains et plusieurs maîtres en théologie, qu’il convoqua lui-même dans son palais, le 3 avril. Il leur déclara qu’il était résolu à punir Savonarole comme superstitieux, hérétique, schismatique et désobéissant du Saint-Siège. Sur les instances de l’ambassadeur de la République, l’évêque de Capaccio obtint un sursis, et peu après, le pape se montra satisfait des réponses de la Seigneurie, qui l’avait assuré des bonnes dispositions du Frate 20.
Les menaces n’avaient pas effrayé l’intrépide prédicateur ; on essaya de le séduire par l’appât des honneurs et des dignités. Maître Louis de Ferrare, procureur général de l’Ordre, fut envoyé à Florence. Fidèle aux instructions reçues, il commença par discuter avec Savonarole. Après trois jours, se trouvant à bout d’arguments, il lui dit en guise de conclusion : « Il plaît à Sa Sainteté, édifiée de vos vertus et de votre sagesse, de vous élever au cardinalat, pourvu que vous cessiez d’annoncer les choses à venir.
– À Dieu ne plaise, lui fut-il répondu, que je renonce à la légation que j’ai reçue du roi mon maître ! Venez demain à mon sermon, et je vous ferai une réponse plus complète. »
Le lendemain, Jérôme confirma du haut de la chaire tout ce qu’il avait annoncé, et tout à coup s’interrompant : « Non, non, s’écria-t-il, je ne recherche point la gloire humaine : absit hoc a me. Il me suffit, ô mon Dieu, que vous ayez versé votre sang pour mon amour. Je ne veux me glorifier qu’en vous seul, ô mon Seigneur, et d’une seule chose, de ce que vous me voulez du bien. Vous êtes ma gloire, vous exultez ma tête, et tout mon être. Je ne veux ni chapeaux ni mitres, grandes ou petites : je ne veux que ce que vous avez donné à vos saints, la mort. Un chapeau, un chapeau rouge, mais rouge de sang, voilà ce que je désire 21. »
Alexandre VI, apprenant ce qui s’était passé, admira la rare fermeté de Jérôme, et laissa échapper cette exclamation : « Cet homme-là ne peut être qu’un grand serviteur de Dieu. Qu’on ne m’en parle plus désormais, ni en bien ni en mal. »
Malheureusement, à quelque temps de là, il vint à s’en entretenir avec le P. François Mei, qui avait prêché le carême avec succès dans le palais apostolique et succédé au P. Louis de Ferrare 22 comme visiteur de quelques couvents de la Toscane où régnaient les plus grands désordres. Devenu l’ennemi de Savonarole depuis que celui-ci lui avait révélé une faute secrète en lui disant : « Vous vous appuyez sur un roseau ; vos mains seront percées ; vous irez un jour à Rome et vous m’y combattrez », il persuada au pape que, pour venir à bout de toutes les résistances, il n’avait qu’à instituer une nouvelle congrégation dans laquelle seraient fusionnés tous les couvents de celle de Saint-Marc. Par ce moyen, le Frate, redevenu simple religieux, pourrait être envoyé par ses supérieurs immédiats hors de Florence, que, dès lors, on détacherait aisément de l’alliance française.
Ce conseil plut beaucoup au pape. Après en avoir conféré avec le maître général de l’Ordre, il signa, le 7 novembre, un bref adressé aux prieurs et aux religieux auxquels on enjoignait, sous peine d’excommunication, de s’unir ensemble pour former une nouvelle congrégation réformée, dite Toscano-Romaine 23. Elle comprenait plusieurs couvents détachés de la congrégation de Lombardie et de la Province romaine, avec ceux de la congrégation de Saint-Marc, ainsi étouffée dans son berceau 24. Tous les religieux originaires de ces couvents devaient y rentrer immédiatement, et reconnaître pour supérieur le vicaire général, désigné par le cardinal Caraffa protecteur de l’Ordre.
Le but avoué de cette congrégation, aussi légitime que louable, pouvait faire illusion au protecteur et au général de l’Ordre qui avaient montré leur zèle pour l’observance en favorisant l’érection de celle de Saint-Marc, sous l’autorité de Savonarole. Mais était-il réalisable ? Pouvait-on espérer de l’atteindre par les voies et moyens adoptés ? Nous ne le pensons pas. Il s’agissait de faire vivre ensemble dans les mêmes cloîtres, et sous le même régime, des religieux d’une éducation et d’une trempe absolument disparates : les uns, déjà anciens, la plupart expulsés de leurs couvents, errants et vagabonds depuis plusieurs années, et qu’un ancien chroniqueur n’hésite pas à qualifier de lie la plus honteuse de l’Ordre 25 ; les autres, ceux de Saint-Marc, presque tous jeunes, pleins de ferveur et menant une vie tout angélique sous la direction de leur Père. Comment espérer dès lors qu’on fusionnerait des éléments si hétérogènes ? que la lie se transformerait en une liqueur pure et généreuse ? que les rejetons tendres et délicats ne seraient pas flétris dans leur premier épanouissement ? Ensuite, comment faire régner la paix et prospérer l’observance au sein d’une telle association ? Jésus-Christ n’a-t-il pas dit : Nul ne met une pièce d’étoffe neuve à un vêtement usé, car elle emporte toute la partie de ce vêtement et la déchirure devient pire. On ne met pas non plus du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon les outres éclatent et le vin se répand. Et saint Paul n’a-t-il pas ajouté : Ne savez-vous pas qu’un peu de levain corrompt toute la masse ? Il semble donc que la congrégation Toscano-Romaine n’était pas née viable. Divisée contre elle-même, dès son origine, elle était absolument impuissante à relever les uns, et menaçait d’entraîner la chute des autres 26.
Le P. François Mel ne se dissimulait pas que sa réalisation allait rencontrer les plus graves difficultés. Après en avoir été l’inspirateur complaisant, il s’en fit l’agent dévoué, et comme il en connaissait le but caché, le succès ne lui paraissait pas douteux. Il savait que ni Savonarole ni les siens, qui avaient tant prié, tant souffert pour se détacher de la Congrégation de Lombardie, ne consentiraient jamais à s’unir à celle qu’on leur imposait et qui n’offrait aucune garantie de vie régulière ; que Jérôme deviendrait responsable des résistances de ses religieux ; que le maître général et le cardinal de l’Ordre finiraient par se courroucer contre lui, et que le souverain pontife châtierait à son tour sa désobéissance avec la dernière rigueur.
C’est ce qui arriva. Savonarole pouvait redire maintenant avec une tristesse plus poignante : Les enfants de ma mère ont combattu contre moi. Il était trahi par un des siens, et ce n’est pas sans raison qu’après sa mort, lorsque certains personnages voulurent se plaindre à Alexandre VI du cruel supplice qu’on lui avait infligé, celui-ci, faisant allusion non moins à l’ordre des Frères Prêcheurs qu’à la république de Florence, essaya de se disculper en leur répondant par le mot de Pilate : C’est votre nation, et sont vos pontifes qui l’ont livré entre mes mains.
Nous insistons, quoique à regret, sur ces faits. Les historiens les ont ignorés ou négligés, et il importe de les mettre en lumière, parce que nous verrons bientôt que le refus persistant de s’unir à la congrégation Toscano-Romaine fut la cause principale, sinon l’unique motif, de l’excommunication lancée contre Savonarole 27.
L’exécution du bref apostolique suscita de vives oppositions. Les religieux originaires de la province romaine refusaient de rentrer dans leurs couvents ; il leur fut ordonné de s’y trouver au délai fixé, sous peine d’excommunication. Ceux des couvents de la Toscane murmuraient d’être séparés de la congrégation de Lombardie ; on les menaça de la gravior culpa et de la prison, par contrainte du bras séculier. Enfin plusieurs sous-prieurs ou prieurs furent cassés et cités à comparaître devant le cardinal protecteur de l’Ordre 28. Mais les résistances les plus fermes et les plus énergiques, comme aussi les plus nobles et les plus désintéressées, furent faites par le couvent et la congrégation de Saint-Marc.
Savonarole convoqua les parents des novices, qui appartenaient presque tous aux plus nobles familles, et leur exposa les graves dangers que ferait courir à leur vocation l’union avec la congrégation Toscano-Romaine. Ceux-ci déclarèrent qu’ils s’y opposaient de la manière la plus absolue, et qu’ils étaient décidés, si on voulait passer outre, à reprendre leurs enfants. De leur côté tous les religieux, au nombre de 250, écrivirent au souverain pontife qu’ils entendaient vivre et mourir selon les constitutions de leur Ordre, et qu’ils préféraient souffrir les maux les plus extrêmes plutôt que de consentir à cette union, si contraire aux engagements de leur profession religieuse 29.
Fort de sa conscience, de son devoir et de son droit, Jérôme ne reçut que comme simple religieux le P. Jacques de Sicile, quand il vint l’année suivante au couvent de Saint-Marc, en qualité de vicaire général de la nouvelle congrégation. Ce vénérable père, qui avait appris à le connaître, à l’estimer et à l’aimer, pendant qu’ils séjournaient ensemble à Bologne, eut soin d’éviter tout éclat, et fit même tous ses efforts pour ne pas mêler les religieux observants avec les autres. Sa conduite, en harmonie parfaite avec les vues de Savonarole, fut solennellement approuvée par le chapitre général, célébré à Ferrare en 1498. « Les provinciaux, voulant dissiper les troubles, les divisions et les dangers provoqués par le mélange permanent des religieux observants et inobservants, y décrétèrent qu’on déterminerait dans chaque province les couvents où l’on assignerait les religieux résolus à pratiquer la vie régulière, qui pourrait ainsi reprendre plus aisément son ancienne splendeur 30. » Ajoutons enfin que le vicaire général évita de vivre avec ceux qui n’étaient réguliers que de nom, qu’il voulut mourir parmi les disciples de Savonarole, et que la congrégation Toscano-Romaine, abandonnée à son propre sort, s’évanouit bientôt comme de la fumée 31.
En novembre 1496, Florence avait semblé toucher à deux doigts de sa perte. Sa délivrance miraculeuse augmenta beaucoup le crédit de Savonarole, et ses ennemis restèrent confondus à l’intérieur. Cette année s’acheva par la communion générale de la Jeunesse réformée, à la cathédrale, la nuit du Noël ; le commencement de l’année suivante se signala par le 1er Bruciamento delle vanita, accompli le jour de carnaval, sur la place publique.
II
La Seigneurie du mois de mars, ayant pour gonfalonier Bernard del Nero, partisan des Médicis, ouvrit des pourparlers avec Rome. Le pape déclara dès la première entrevue à son envoyé, Alexandre Bracci, que la ligue lui avait donné plein pouvoir touchant la ville de Pise, et qu’il la restituerait volontiers aux Florentins, s’ils voulaient se montrer bons Italiens, en se détachant du roi de France, et ne plus avoir confiance dans ce hâbleur de Frate (parabolano). « Ce qui m’afflige le plus, lui dit-il, c’est que la république, malgré l’assurance tant de fois renouvelée de sa dévotion an Saint-Siège, lui permet de me vilipender. S’il refuse d’obéir au bref qui lui ordonne de s’unir à la congrégation Toscano-Romaine, je saurai l’y contraindre par les censures, et même par l’excommunication. »
Les Dix de Balia, n’ignorant pas que les alliés se défiaient les uns des autres, et que Pise était occupée par les Vénitiens, qui entendaient la conserver pour assurer leur prépondérance en Italie, répondirent que les Florentins n’étaient ni divisés ni épuisés, comme on le croyait ; qu’ils n’avaient fait du mal à personne ; qu’ils s’étaient toujours montrés excellents Italiens. « Quant au Frate, ajoutaient-ils, il continue à remplir merveilleusement son devoir de prédicateur sans se mêler des allaires publiques ; et nous ne pouvons que lui être extrêmement obligés pour tout le bien qu’il a fait à notre ville. Quiconque affirme le contraire se trompe et se laisse emporter par la passion de ceux qui voient d’un mauvais œil la réforme des mœurs 32. »
Les Arrabiati, les Compagnacci et les Tiepidi tressaillaient de joie et d’espérance, maintenant qu’ils savaient Jérôme aux prises avec l’exécution du bref apostolique. Leur jalousie et leur haine, restées impuissantes jusqu’à ce jour, comme un levier sans point d’appui suffisant, avaient enfin trouvé le moyen de le faire excommunier, et de l’écraser ainsi entre les clefs de Pierre, selon ses propres expressions. Leurs efforts furent puissamment secondés, pendant le carême, par deux prédicateurs de l’ordre des Ermites de Saint-Augustin. Celui qui prêchait à Florence dans l’église de San Spirito ne cessa pas de déclamer contre Savonarole de la façon la plus grossière. L’autre, Fra Mariano de Gennazzano, qui ne lui pardonnait pas de l’avoir confondu et éclipsé sous Laurent de Médicis, le poursuivit avec acharnement, à Rome même, en présence du pape.
Jérôme, lui, continuait à préparer le peuple à la lutte terrible qu’il lui faudrait soutenir bientôt contre une double puissance, une double sagesse, et une double malice. Il lui rappelait souvent les conditions canoniques d’une excommunication véritable. « Plusieurs disent que l’excommunication viendra, s’écriait-il le samedi après le 4e dimanche de carême. Ne connaissez-vous donc pas ceux qui cherchent à la procurer ? L’année dernière, ils n’y ont pas réussi. Du reste, c’est un tout autre mal qu’ils voudraient faire. Je prie Dieu qu’une telle excommunication arrive bientôt. Je n’en ai pas peur, non. Comment en serais-je effrayé, puisque je ne fais aucun mal ? Portez-la sur une lance et ouvrez les portes. Je leur répondrai alors, et je ferai pâlir tant de visages sur tant de points, que vous en serez émerveillés 33. – Il paraît qu’on parle mal de vous à Rome ? – Celui qui parle de la sorte, ne le fait pas par zèle, mais uniquement pour complaire aux grands et aux puissants, comme il a fait toute sa vie. – Vous avez recommandé d’éviter des personnalités ? – Je n’ai parlé de lui cette fois en particulier que pour lui faire la correction. Avertissez-le que s’il ne s’amende pas, Dieu, qui l’a déjà corrigé tant de fois, lui infligera la correction suprême. Ô Seigneur, je ne voulais pas dire cela, c’est vous qui m’avez fait parler... Vous voulez excommunier ? Pour quel motif ? Il n’en existe pas, car je fais pratiquer le bien. Vous verrez qu’ils finiront par inventer une ineptie (pappolata), en voulant trouver en moi un péché absolument contraire à tout ce que j’ai pratiqué dans ma vie. Je vous en préviens, afin qu’au moment venu vous soyez certains que c’est une absurdité. Ah ! si je voulais flatter, je ne serais pas aujourd’hui à Florence ; je ne porterais pas une chape rapiécée, et je saurais me tirer d’affaire. Je saurais flatter, moi aussi... Mais malheur à moi, si j’en venais là !... Seigneur, je n’ambitionne que votre croix : faites-moi persécuter. Je vous demande en grâce de ne pas mourir dans mon lit et de verser mon sang pour vous, comme vous avez versé le vôtre pour moi. »
Vers la fin du Carême, un nouveau dénonciateur était entré en ligne. Le théologien Jean Victor, de Camerino, venu à Florence, se mit à déblatérer contre ce qu’il appelait les erreurs du Frate, en publiant partout qu’il était prêt à discuter avec lui. Les Huit l’emprisonnèrent pendant quelques jours, et ne lui rendirent la liberté que sous peine de rébellion s’il rentrait sur le territoire de la république. De retour à Rome, il fit cause commune avec Fra Mariano, et tous deux allèrent voir le pape pour le presser de frapper le coup décisif. Le 1er mai, Alexandre VI, se croyant offensé, d’après les faux rapports qu’il avait reçus, s’en plaignit à l’ambassadeur florentin, qui lui répéta, au nom de la Seigneurie, que c’étaient là d’indignes calomnies, faites par Jean de Camerino et Fra Mariano, non moins hostiles à Savonarole qu’à Florence 34.
L’insuccès de la nouvelle tentative de Pierre de Médicis contre la république ayant porté les Arrabiati au pouvoir, les Compagnacci en profilèrent pour provoquer un effroyable tumulte, le jour de l’Ascension, pendant que Savonarole prêchait dans la cathédrale. La ville entière fut dès lors en proie à la plus vive agitation. Tandis que les magistrats s’efforçaient de pacifier les esprits, les ennemis du Frate circonvenaient de nouveau le Pape et obtenaient enfin, le 13 mai, qu’il signât le bref d’excommunication, depuis si longtemps attendu.
Avertis par leurs ambassadeurs de ce qui venait de se tramer, les Dix de Balia leur écrivirent, le 20 mai, qu’ils en étaient aussi surpris qu’affligés... « Nous vous le répétons encore, quiconque voudra s’enquérir de la manière dont Jérôme a prêché se convaincra aisément qu’il n’a jamais adressé des reproches à quelqu’un en particulier ; qu’il n’a jamais fait des allusions à Sa Sainteté ou aux cardinaux, mais qu’il s’est contenté de blâmer les vices en général, comme c’est le droit et le devoir des prédicateurs. Sa parole a produit le plus grand bien dans la ville, soit à cause de sa haute réputation de vertu, soit à cause de l’excellence de sa doctrine dogmatique et morale. On ne doit donc pas s’étonner si nous déplorons d’avance tout ce qui serait tenté contre lui sur des informations calomnieuses ; car, ne voulant pas nous rendre coupables d’ingratitude, nous sommes obligés de le soutenir de tout notre pouvoir, et de rendre témoignage à la vérité. »
On avait tellement circonvenu Alexandre VI, on l’avait si indignement trompé que, lorsque l’ambassadeur Florentin vint lui communiquer la protestation de la république, il lui répondit : « La Seigneurie ne veut pas avouer que le Frate a mal parlé de mol, et je ne m’en étonne pas, vu son extrême dévouement pour sa personne. Je suis certain du contraire, autant que je suis pape ; j’ai des témoins nombreux et dignes de foi, et on devrait croire que je n’ai pas agi sans de justes motifs. Du reste, j’attends sa réponse au bref envoyé, et j’agirai ensuite selon que Dieu me l’inspirera 35. »
Savonarole lui avait écrit en ces termes, le 22 mai :
« Bienheureux Père, pour quel motif mon maître est-il irrité contre son serviteur, et de quel crime ma main est-elle coupable, si les enfants d’iniquité m’accablent d’accusations injustes ? Pourquoi mon maître n’interroge-t-il pas ou n’entend-il pas son serviteur avant d’ajouter foi à ses ennemis ? Car il est bien difficile de dissuader un esprit manifestement incliné vers la partie adverse. Une meute de chiens m’a entouré ; les méchants se sont assemblés contre moi, et ils me disent : Allons, allons ; il n’y a pas de salut pour lui dans son Dieu.
« En effet, ils m’accusent de crime de lèse-majesté devant Votre Sainteté, qui représente Dieu sur terre. Ils osent affirmer que je ne cesse de la déchirer par mes paroles, qu’ils détournent de mille façons et falsifient d’une manière sacrilège. Pareille chose est arrivée il y a deux ans. Or j’ai des milliers d’auditeurs pour témoins de mon innocence, et aussi, mes sermons eux-mêmes recueillis fidèlement, je crois, pendant que je les prononçais, et dont une partie est déjà livrée à la publicité par les soins des imprimeurs et des libraires. Qu’on les apporte, qu’on les lise, et qu’on les examine : on n’y découvrira pas un seul mot capable d’offenser Votre Sainteté, comme j’en ai été accusé tant de fois. Est-ce que je voudrais qu’on eût écrit autre chose que ce que j’avais prêché publiquement, pour être convaincu ensuite de la plus évidente contradiction ? Dans quel dessein et pour quelle utilité l’aurais-je permis ? Et qui serait assez insensé pour agir de la sorte ?
« J’admire que Votre Sainteté n’ait pas encore découvert leur malice et leur rage. De quel front et avec quelle conscience ce prédicateur célèbre, maintenant élevé en dignité (Mariano de Gennazzano, récemment élu général des Augustins), ose-t-il me reprocher un crime dont lui-même s’est rendu plus particulièrement coupable ? La nécessité m’oblige à révéler ce qu’il a dit. Eh bien ! oui ; il existe de nombreux et véridiques témoins qui l’ont entendu en un autre temps déblatérer ouvertement contre Votre Sainteté. Et afin qu’on ne croie pas que je mens, je produirai, s’il le faut, leurs dépositions, par un acte notarié. Je me souviens d’avoir flétri et condamné une pareille conduite ; car s’il ne convient pas de lancer des invectives contre l’homme le plus humble, il convient bien moins de le faire contre le prince et le pasteur de tous. Qui serait assez insensé pour ignorer un tel devoir ? Toutefois, grâces à Dieu, j’ai encore assez de sens pour ne pas m’oublier moi-même. Je me suis toujours soumis à la correction, et je n’hésiterai pas à m’y soumettre chaque fois qu’il le faudra. Sinon, à quoi bon, moi, pécheur, prêcherais-je de toutes mes forces la pénitence des péchés, la réforme des mœurs, et la foi en Notre-Seigneur Jésus-Christ ? Elle est presque éteinte aujourd’hui. Aussi je m’efforce de la rallumer dans le cœur des hommes, et je m’apprête à publier, s’il plaît à Dieu, pour sa défense, mon ouvrage du Triomphe de la Croix, qui montrera clairement si je suis un semeur d’hérésies, quod absit, ou bien un défenseur de la vérité catholique.
« Que Votre Béatitude veuille donc bien ne pas ajouter foi aux envieux et aux malveillants avant de s’être soigneusement informée ; car il serait facile de les convaincre ouvertement de nombreux mensonges. Si les secours humains venaient à me manquer, parce que l’iniquité des impies aurait prévalu, je concentrerais mes espérances en Dieu, mon soutien, et je dévoilerais leur malice à la face de l’univers entier, si bien qu’ils se repentiraient peut-être un jour de leur conduite. Je me recommande humblement à Votre Béatitude. »
Quand cette lettre arriva à Rome, Alexandre était déjà plus favorablement disposé. L’évêque de Capaccio, le cardinal de Pérouse et le cardinal de Naples avalent plaidé, non sans succès, la cause de Jérôme. Le cardinal de Naples déclara à l’ambassadeur de la république que le pape avait agi à leur insu, et qu’il regrettait maintenant d’avoir envoyé le bref, surtout par l’intermédiaire de Jean de Camerino, dont il avait connu trop tard l’inimitié envers la ville et le prédicateur. Apprenant qu’il n’était pas encore arrivé à Florence, il ajouta : « S’il est sage, il fera bien de ne pas y aller : ce n’est pas par de tels moyens qu’on rendra Savonarole obéissant. »
Jérôme avait écrit au cardinal de Pérouse en même temps qu’au souverain pontife. Ses deux lettres firent une excellente impression et calmèrent beaucoup l’irritation de celui-ci. Il est même probable qu’il n’aurait pas tardé à retirer ce bref, comme il avait retiré celui du mois d’octobre 1496, s’il n’avait pas été publié, contre son attente, dans les principales églises de Florence, ainsi que nous allons le raconter.
Le 5 juin, les Dix de Balia écrivaient à leur ambassadeur qu’aucun bref n’avait encore été remis à la Seigneurie, et que Jean de Camerino, dont il avait annoncé l’arrivée prochaine, n’avait pas paru. « Peut-être, disaient-ils, qu’après avoir réfléchi plus mûrement, et songé au bref qu’il porte lui-même au cou, il aura pris la résolution de ne pas se présenter. » En effet, peu après son départ de Rome, le commissaire du pape, Jean de Camerino, s’apercevant qu’on pourrait lui faire un mauvais parti s’il remettait le pied sur le territoire de la république d’où il avait été expulsé, s’était ravisé et arrêté à Sienne. Le 16 juin, il écrivit de cette ville à la Seigneurie pour lui demander un sauf-conduit, valable pour tout le mois, afin qu’il pût remplir la mission que le souverain pontife lui avait confiée ; et, sans même attendre une réponse, il fit ordonner au clergé de Florence de publier sans délai le bref d’excommunication 36. Quelques-uns s’y refusèrent, par respect pour les conditions canoniques, qui ne leur semblaient pas suffisamment sauvegardées. Mais la publication n’en eut pas moins lieu, trois jours après, dans les principales églises.
Le bref 37 était adressé au clergé séculier et régulier avec injonction de se conformer à toutes les prescriptions du commissaire pontifical. Après avoir rappelé qu’il avait d’abord agréé les excuses de Savonarole, le pape l’accusait d’avoir abusé de sa clémence et de sa longanimité en continuant à prêcher, malgré sa défense 38, d’avoir enseigné un dogme pervers, cause de scandale et de ruine ; d’avoir refusé de se rendre à Rome, où il avait été mandé pour se purger de certains griefs, et de s’unir à la congrégation Toscano-Romaine, selon qu’il en avait reçu l’ordre, en vertu de la sainte obéissance, et sous peine d’excommunication latae sententiae à encourir ipso facto. En conséquence, il était ordonné à tous les prêtres et religieux d’annoncer au peuple dans leurs églises, les jours de fêtes, que Savonarole devait être regardé et évité comme excommunié et suspect d’hérésie par tous les fidèles, sous peine d’excommunication latae sententiae 39.
Ce même jour, Alexandre VI laissait éclater en plein consistoire sa douleur et son repentir causés par le drame sanglant qui venait de s’accomplir au sein de sa propre famille.
Jean, son fils aîné, duc de Gandie, créé récemment gonfalonier de l’Église, duc de Bénévent, de Terracine et de Ponte-Corvo, se disposait à accompagner son frère César, désigné comme légat pour le prochain couronnement du roi de Naples. À son retour, il devait conduire en Espagne sa sœur Lucrèce Borgia, retirée au couvent des dominicaines de Saint-Sixte, en attendant que le pape annulât son mariage avec Jean Sforza. Le soir du 14 juin, après avoir soupé chez leur mère Vannozza 40, dans une vigne voisine de Saint-Pierre in vincoli, les deux frères s’étaient séparés près du palais Cesarini ; mais depuis, le duc de Gandie n’avait pas reparu. Son corps, retrouvé le surlendemain dans le Tibre, les mains liées, et frappé de neuf coups de poignard, fut conduit sur une barque au château Saint-Ange, et enseveli le soir même à Sainte-Marie-du-Peuple, dans la chapelle qui appartenait à sa mère. La rumeur publique accusa César, non sans raison, d’avoir été le Caïn de son frère ; on le savait résolu à quitter la cléricature pour arriver aux grandeurs mondaines, dont Jean lui barrait le chemin.
Alexandre VI s’était renfermé aussitôt dans sa chambre, refusant de voir personne et de prendre aucune nourriture, poussant des sanglots déchirants et s’écriant de temps à autre : « Je sais qui l’a tué ! » Le 19 juin, il réunit un consistoire auquel il convia tous les ambassadeurs de la Ligue. Après avoir reçu les condoléances des cardinaux, il leur adressa la parole en ces termes : « Le duc de Gandie n’est plus ! Sa mort m’a causé la plus grande douleur que je puisse éprouver, car je l’aimais extrêmement. Je ne lui préférais ni la papauté ni rien au monde, et si j’avais sept tiares, je les donnerais toutes pour le retrouver vivant. Dieu l’a voulu, non parce qu’il méritait une mort aussi cruelle, mais peut-être pour punir mes péchés... Puisse-t-il pardonner à son meurtrier !... J’ai donc résolu de ne plus m’inquiéter ni de ma dignité ni de moi-même, pour songer uniquement à la réformation complète de l’Église et de ma personne. Je la confie à une commission composée de six cardinaux et de deux auditeurs de rote. Dorénavant, tous mes frères les cardinaux seront appelés à voter sur les affaires importantes ; les décisions de la majorité devront être exécutées scrupuleusement, et les bénéfices ne se donneront plus que d’après les mérites des sujets 41.
Dans ce même consistoire, le pape fit lire et loua beaucoup la lettre que Savonarole lui avait adressée le 22 mai. Celui-ci, quoique déjà excommunié, lui écrivit de nouveau à l’occasion de son deuil récent :
« La foi..., Bienheureux Père, est pour le cœur humain l’unique source de consolation. En élevant l’esprit vers les choses invisibles, elle nous transporte au delà de ce monde et nous rend magnanimes. Que Votre Sainteté montre comment la tristesse peut soudain se changer en joie ; le Seigneur est doux, et sa bonté surpasse infiniment nos péchés. Toute autre consolation est légère et trompeuse, car la vie présente est courte ; et nous émigrons vite et à jamais vers un autre monde. Seule la foi vient, d’une terre étrangère, apporter la joie à nos cœurs. Ce que j’ai entendu, ce que j’ai vu de mes yeux et que j’ai palpé de mes mains, je l’ai prêché, et pour cette vérité je souffre volontiers persécution, afin de gagner le Christ et d’éviter le châtiment éternel. Je n’ignore pas, en effet, combien il est horrible de tomber entre les mains du Dieu vivant. Que votre Béatitude vienne donc en aide à l’œuvre de foi, pour laquelle je me dévoue jusqu’aux chaînes ; qu’elle ne prête point l’oreille aux impies, et le Seigneur lui donnera l’huile de la force au lieu de l’esprit de tristesse. Ce que j’ai prédit est vrai. Or, qui a jamais joui de la paix après avoir résisté à Dieu ? Je vous écris ceci très-humblement, Bienheureux Père, brièvement, – peu de mots suffisent au sage, – et sous l’égide de la charité, parce que je désire que votre Béatitude se console vraiment et non fallacieusement dans le Seigneur, dont il est dit : Lorsque sa colère se sera appesantie en passant, heureux ceux qui auront confiance en lui ! Puisse le Dieu de toute consolation vous consoler dans toutes vos peines, lui qui a ressuscité d’entre les morts Notre-Seigneur Jésus-Christ, le grand pasteur de brebis !... »
Le repentir d’Alexandre VI n’eut, hélas ! pas plus de durée que sa douleur, et ses bonnes résolutions firent bientôt place à ses préoccupations ordinaires 42. Lorsque la commission chargée de préparer la réforme de l’Église lui présenta un programme, il opposa son veto, en disant qu’il gênerait la liberté pontificale.
Ses dispositions à l’égard de Savonarole turent d’abord très-favorables. Il confia sa cause à la commission des six cardinaux et se montra fort mécontent qu’on eût publié la bulle d’excommunication dans de telles conjonctures, contrairement à ses intentions. Mais les ennemis du Frate ne tardèrent pas à les modifier, en lui dénonçant sa lettre de justification, dont nous allons parler, comme un acte de rébellion ouverte. Dans l’audience du 27 juin, le pape déclara, d’un air courroucé, à l’ambassadeur de la République, qu’il emploierait contre lui tous les moyens dont il pouvait disposer canoniquement contre les contumaces ; puis, s’adoucissant, il lui parla de la restitution de Pise et le chargea d’écrire à la Seigneurie de lui envoyer Savonarole, ad se purgandum. « Je m’engage, lui dit-il, à pourvoir à sa sécurité ; je désire l’entendre ; s’il est innocent, je lui donnerai ma bénédiction ; s’il est coupable, je ferai justice et miséricorde 43. »
Le lendemain du jour où la bulle d’excommunication était publiée dans les principales églises de Florence, Savonarole adressait une lettre à tous les chrétiens, afin de leur rappeler comment Dieu, dans sa bonté, l’avait choisi pour annoncer les châtiments réservés à l’Italie 44... « Les persécutions des méchants, leur disait-il, ont toujours vérifié les diverses prophéties de l’Ancien et du Nouveau Testament : c’est ce qui s’accomplit maintenant à propos de mes prophéties sur les excommunications dont je vous parlai bien des fois, alors que nul n’y songeait encore. D’ailleurs les grands bienfaits ont toujours été récompensés par la plus noire ingratitude : témoins, Notre-Seigneur Jésus-Christ, les prophètes, les apôtres, saint Jean Chrysostome, saint Athanase, saint Jérôme, saint Hilaire et tant d’autres qui ont eu à souffrir beaucoup plus que nous.
« Ne croyez donc pas, mes bien-aimés, que les excommunications de ce genre soient valides devant Dieu et devant l’Église ; elles ont pour principe les fausses suggestions d’hommes qui songent uniquement à faire le mal, à combattre contre Dieu et contre la vérité. Aussi, n’ayant pu trouver aucun juste motif pour me faire excommunier, ils ont suggéré au pape le faux pour le vrai, en disant que j’étais un semeur de doctrines perverses et hérétiques, quand il est constant que j’ai prêché en public la seule doctrine du Christ, pour laquelle je suis prêt à mourir. Ils m’accusent de désobéissance. Eh bien ! sachez que jusqu’à présent, jamais je ne m’en suis rendu coupable ni à l’égard de la sainte Église romaine, ni à l’égard du pape, ni à l’égard de mes supérieurs ; je proteste que je suis fermement résolu à leur obéir toujours ; et si je ne dis pas la vérité, que cette lettre se dresse contre moi au jour du Jugement, devant le tribunal du Christ. Non, ce n’est pas désobéir que de ne pas se soumettre à des commandements contraires à Dieu et à l’Église ; rappelez-vous et relisez au besoin tout ce que je vous ai prêché sur cette matière, en prévision de ce qui se passe maintenant, dans mes sermons du premier jour de Carême (1496), du lundi et du mercredi après le quatrième dimanche.
« ... Au reproche qu’on me fait de n’avoir pas uni la congrégation de Saint-Marc à celle dite Toscano-Romaine, j’ai répondu plusieurs fois qu’on l’avait conseillé au pape, non par zèle pour la religion, mais pour me persécuter personnellement, et pour trouver l’occasion de procéder contre moi, parce qu’ils étaient convaincus que je ne consentirais jamais à faire une mauvaise action, et que leur conscience leur disait assez que telle était l’union qu’on nous imposait. Je leur ai prouvé victorieusement qu’elle était contraire à l’honneur de Dieu et au salut des âmes... Après tout, cette union ne dépendait pas de moi seul, mais des parents et des religieux, qui ont déclaré ne pouvoir et ne vouloir y consentir à aucun prix... Voyez par là combien est grande l’audace de nos adversaires, qui n’ont pas rougi de suggérer au pape les plus évidentes faussetés 45...
« ... Il est dit dans le bref que j’ai refusé de comparaître pour me disculper ... Or, jamais je n’ai reçu de citation semblable. Qu’ils cherchent dans les registres, et ils verront que je ne l’ai jamais reçue... J’ai tous mes papiers en ordre... j’ai répondu à tout ce qu’on m’avait reproché... j’ai prouvé que le pape avait été circonvenu... »
Dans cette situation si douloureuse et si délicate, peut-être unique dans les annales de l’Église, Savonarole suivit fidèlement la ligne de conduite tracée par les docteurs et les canonistes les plus autorisés de son temps, Pierre de la Palue, Gerson, saint Antonin, etc. La censure portée contre lui ne troubla ni sa conscience ni son cœur 46. Ne se regardant pas comme atteint par elle, il se refusa d’en demander l’absolution, et repoussa avec indignation et fierté l’offre que lui fit le cardinal de Sienne de l’obtenir du pape s’il consentait à lui payer une dette de cinq mille écus qu’il avait à Florence.
« Seuls, disait-il, en s’expliquant avec un de ses amis 47, les pharisiens obstinés pourraient se scandaliser si je ne l’observais pas extérieurement, puisque chacun sait qu’elle est subreptice, et n’a été extorquée au souverain pontife par les méchants qu’à force d’importunités et de calomnies... » Néanmoins, par respect pour l’Église et par ménagement pour les faibles, il s’imposa de ne plus paraître désormais en public, et se tint renfermé dans son couvent...
Ses religieux, qui le considéraient toujours comme leur supérieur légitime et leur père bien-aimé, s’empressèrent d’écrire au souverain pontife pour protester contre les faux rapports faits par quelques citoyens qui n’avaient pas la crainte de Dieu, et le supplier d’absoudre frère Jérôme. « Nous sommes presque tous Florentins, disaient-ils, nous vivons et nous conversons avec lui ; et puisque nous avons quitté le monde pour servir Dieu, Votre Sainteté ne doit pas croire que nous voudrions défendre un étranger, si nous n’étions pas convaincus de l’excellence de sa vie, si nous n’avions pas la certitude que la main de Dieu est avec lui, que de son séjour et de sa prédication parmi nous dépendent à la fois le salut de notre ville et le progrès de la religion chrétienne. La preuve en est dans le grand nombre d’hommes honorables, prudents et instruits qu’il a convertis, qui se convertissent chaque jour, et qui vivent sous son ombre pour croître dans la vertu et dans la foi. Et, afin de confirmer notre témoignage et de le mettre à l’abri de tout soupçon, nous avons fait signer notre adresse par des citoyens nobles et vertueux 48. Quand Votre Sainteté le voudra, nous produirons des signatures, non-seulement par centaines, mais par milliers ; elle pourra se convaincre ainsi qu’elle a été mal informée sur cette affaire par des gens qui n’ont pas la crainte de Dieu. Nous vous supplions, en conséquence, de bien vouloir révoquer les censures portées contre Frère Jérôme et de lui prêter votre concours, afin qu’il conduise à bonne fin l’œuvre sainte qu’il a entreprise... »
La Seigneurie écrivit à son tour pour rendre hommage à l’innocence, aux vertus, à la doctrine de Savonarole, et rappeler tout le bien qu’il avait fait dans la cité, où il n’avait rencontré, disait-il, quelques ennemis que parce que la vertu éminente suscite partout des envieux. « Nous supplions donc Votre Sainteté de l’absoudre, avec tous ceux qui auraient encouru quelques censures, et nous espérons qu’elle voudra bien nous exaucer, afin que les âmes ne soient exposées à aucun péril, surtout en ce temps où la peste ravage notre ville 49. »
Les ambassadeurs firent de nombreuses démarches auprès du pape et de la commission des six cardinaux : ce fut en vain. Le 19 juillet, Richard Becchi écrivait aux Dix de Balia : « Nos ennemis ne cessent pas d’agir à Rome pour réduire à néant les bonnes dispositions de plusieurs. Si vous n’obtenez pas que Savonarole s’unisse à la Congrégation de Toscane, ou bien, si vous ne garantissez pas qu’il se présentera lui-même devant le pape, dans deux mois, son absolution sera certainement refusée. »
Nous avons dit pourquoi Savonarole ne pouvait pas accepter l’union avec ladite Congrégation ; il ne pouvait pas non plus se rendre à Rome, malgré son vif désir. Comment l’aurait-il pu, puisque ses ennemis le poursuivaient avec un tel acharnement qu’il se trouvait à peine en sûreté dans l’intérieur des cloîtres, et même au pied des autels ? D’ailleurs, la peste, qu’il avait annoncée tant de fois l’année précédente, venait d’éclater à Florence, et, moins que jamais, il devait quitter la ville et le couvent de Saint-Marc.
Dès qu’elle eut commencé à sévir, il accepta les offres généreuses de plusieurs nobles familles, et dispersa dans les villas voisines les novices et les jeunes religieux, par petits groupes, placés sous la direction d’un père maître et d’un lecteur. Quant à lui, il voulut rester avec une quarantaine des plus anciens à Saint-Marc, où ils furent entretenus journellement par la charité des citoyens. Il fortifiait les absents par des lettres admirables qui nous révèlent la fermeté et la sérénité de son âme, et soutenait ses compagnons en leur exposant tour à tour l’histoire de Samson, la prophétie de Jonas et les lamentations de Jérémie. « Rassurez et remerciez mes parents et mes amis, écrivait-il à son frère Albert : je vais bien. Encore qu’on m’ait souvent prié de partir, je ne l’ai pas voulu pour ne pas abandonner mes brebis et pouvoir consoler les affligés. Tous, religieux ou laïques, rendent l’âme, en la recommandant au Seigneur, non comme s’ils mouraient, mais comme s’ils s’endormaient... Si Rome est contre moi, sachez bien que ce n’est pas moi qu’elle combat, mais le Christ et Dieu. Or, qui jamais a fait résistance à Dieu et joui ensuite de la paix ? »
La veille, il avait écrit au chancelier du duc de Ferrare : « Je suis resté ici avec les pères anciens ; nous vivons dans la joie et la consolation de l’esprit, sans éprouver, grâce à Dieu, le moindre trouble intérieur, parce que Dominus est in circuito nostro, et posuit se pro antemurali. Quant à mon excommunication, je me regarderais comme atteint d’une plus grande censure si j’en achetais l’absolution à prix d’argent. Jugez par là combien sont menteurs les hommes qui m’attribuent un tel dessein. J’ai fait de mon côté tout ce que je devais. Le souverain pontife paraît bien disposé personnellement ; mais il est à craindre qu’il ne soit détourné par quelque personnage puissant et malveillant. Désormais, j’en abandonne le soin à celui in cujus manibus sunt omnia, et qui sait mieux que nous ce qui est expédient. J’ai le ferme espoir que nulla praevalebit adversitas si nulla nobis dominabitur iniquitas. »
À l’ambassadeur du duc de Ferrare, qui lui avait fait part de ce qui se passait à Rome, il avait répondu : « ... J’en suis informé. Je défendrai la cause de Dieu, et Dieu me défendra. Le Seigneur est mon soutien : je ne crains pas les hommes. Je ne suis que son ministre : je le laisserai faire ; il agira lui-même, et nul ne pourra lui résister 50. »
Sur ces entrefaites, la paix, que le fléau avait ramenée peu à peu dans les esprits et dans les cœurs, fut troublée par un grave événement dont nous devons dire un mot, parce qu’il a donné lieu à de nouvelles accusations contre Savonarole. Les magistrats avaient saisi des papiers importants sur Lambert d’Antella, ancien partisan des Médicis, qui s’empressa de révéler toutes les manœuvres de Pierre, et d’indiquer les noms de ses complices du dedans et du dehors. À mesure que ces révélations s’ébruitaient dans la ville, le trouble et l’agitation s’aggravaient de plus en plus. On apprenait coup sur coup que Pierre, soutenu par plusieurs cardinaux et plusieurs princes, rassemblait des troupes sur la frontière ; que des citoyens avaient conspiré pour l’introduire secrètement à Florence, dans la nuit du 15 août prochain, et que, selon les propres déclarations de son frère, le cardinal Jules de Médicis, sa famille, une fois rétablie, saurait prendre, pour se maintenir, des mesures telles que les confiscations de 1431, après le retour de Cosme, et les exécutions de 1478 après la conjuration des Pazzi, ne seraient rien en comparaison. L’instruction terminée, on trouva cinq des principaux citoyens, amis dévoués ou proches parents de Pierre, coupables de haute trahison. Leurs défenseurs, comptant sur l’élection de la nouvelle Seigneurie, s’opposèrent d’abord, pour gagner du temps, à ce que leur cause fût portée devant le grand conseil. Les coupables n’en furent pas moins condamnés à mort dans une Pratica, composée de deux cents citoyens, et la Seigneurie vota, à la majorité de six voix, l’exécution de la sentence par les huit de justice. À la dernière heure, les défenseurs, évoquant la loi de 1495, dont plusieurs accusés avaient déjà bénéficié, en appelèrent au grand conseil ; mais le cas n’était plus le même. Ils avaient perdu le droit d’en appeler contre la décision du tribunal extraordinaire qu’ils avaient eux-mêmes demandé. N’y avait-il pas d’ailleurs crime flagrant de haute trahison avec les circonstances les plus aggravantes ? La patrie n’était-elle pas en péril imminent ? Et la loi suprême, le salut du peuple, ne devait-elle pas être appliquée avant toute autre, d’après les réclamations énergiques des meilleurs citoyens ? F. Gualterroti et F. Valori s’opposèrent de toutes leurs forces à cet appel, et, après un deuxième tour de scrutin, la Seigneurie vota à l’unanimité l’exécution immédiate de la sentence rendue. Le soir même du 21 août, elle écrivait à Rome à son ambassadeur : « Il est sept heures de nuit, justice est faite ! Dieu ait pitié de leurs âmes ! elles en ont vraiment besoin pour avoir voulu trahir la patrie. »
« Tout l’odieux de cette exécution, dit un récent critique 51, en rejaillit sur Savonarole, qui n’avait rien fait (cela ressort de ses propres aveux) pour prévenir l’effusion du sang, ou modérer les excès de ses amis. » Étrange accusation en vérité, qu’on dit fondée sur ses propres aveux 52, comme si on pouvait appeler ainsi les réponses mises dans la bouche de Savonarole par les actes des procès qu’on eut soin de falsifier avant leur publication ! Du reste, si Savonarole ne fit rien, qu’aurait-il pu faire, surtout en ce moment ? Est-ce que lui-même, après avoir fait décréter la paix et l’amnistie, n’avait pas recommandé souvent et avec la même ardeur de faire justice et justice sévère de ceux qui conspiraient contre le bien commun ? Est-ce qu’il prit jamais part aux délibérations politiques ou judiciaires ? Enfin, est-ce qu’à cette époque il n’évitait pas soigneusement de paraître en public, par respect pour l’excommunication dont il était frappé ? Les accusés songèrent si peu à le rendre responsable ou solidaire de leur condamnation, que l’un d’eux, le plus jeune et le moins coupable, Giannozzo Pucci, qui naguère avait signé l’adresse au souverain pontife, légua en mourant trente florins au couvent de Saint-Marc, afin de célébrer chaque année une messe pour le repos de son âme 53.
Cependant les Seigneuries qui s’étaient succédé n’avaient pas cessé de demander l’absolution de Frère Jérôme, dont l’excommunication affligeait tous les cœurs et troublait bien des consciences. Celle de novembre écrivait à son ambassadeur : « Nos instances réitérées vous disent assez tout l’intérêt que nous portons à cette affaire. Nous voulons que pour son heureux succès vous frappiez à toutes les portes, que vous criiez de tous côtés, que vous ne reculiez devant aucune peine, que vous fassiez toutes les démarches possibles auprès du souverain pontife, des cardinaux et de tous les personnages que vous savez nous être favorables. S’il y a lieu, indiquez-nous les mesures à prendre, car nous voulons ne rien négliger 54. »
Savonarole put croire un instant que les négociations allaient aboutir : « D’après ce qu’il m’a dit ces jours derniers, écrivait Manfredi au duc de Ferrare (19 novembre), il compte que son affaire sera bientôt réglée ; la matière est bien disposée et le pape incliné de nouveau en sa faveur 55. »
Quand il vit qu’il n’avait plus rien à espérer du côté des hommes, il convoqua ses religieux, presque tous rentrés au couvent depuis la Toussaint, et leur enjoignit d’adresser à Dieu d’incessantes prières afin qu’il daignât achever l’œuvre de la rénovation commencée dans l’Église. Ce fut alors qu’il institua un nouveau genre de psalmodie et d’oraison qui ne manqua pas d’émerveiller la ville entière. Au couvent de Saint-Marc et dans les autres couvents de la Congrégation, on se mit à faire pendant la nuit, deux ou trois fois par semaine, particulièrement les jours de fête, des processions qui se prolongeaient souvent jusqu’à l’aurore. Les Frères parcouraient les cloîtres et le jardin, portant en main un cierge et une croix rouge, et chantant des hymnes ou le Te Deum, dont ils alternaient les versets avec celui-ci : Ecce quam bonum et quam jucundum, etc., sur un mode si suave que les chantres avaient peine à leur imposer silence. Une fois on fit trois stations, et Savonarole, qui portait le saint Sacrement avec une ferveur admirable, prit à témoin la sainte Trinité qu’il était envoyé à Florence pour y annoncer la rénovation de l’Église 56.
À la fin, convaincu que les faibles étaient suffisamment édifiés et éclairés, tant par ses écrits que par ceux des hommes savants et vertueux qui avaient pris sa défense 57, il résolut d’exercer publiquement son ministère, sans tenir compte du scandale des pharisiens. La nuit et le jour de Noël, il chanta les trois messes et donna la communion à ses religieux, à un grand nombre de séculiers et à plus de trois cents jeunes gens, venus dévotement pour assister à la messe de l’aurore. Après cette messe, les séculiers prirent part à une procession qui parcourut l’intérieur du couvent et fit le tour de la place Saint-Marc.
La Seigneurie élue en janvier lui était entièrement dévouée. Pour lui donner un témoignage public de vénération, elle se rendit en corps à Saint-Marc le jour de l’Épiphanie. Savonarole chanta la messe ; les magistrats y firent l’offrande et baisèrent un à un la main du célébrant.
Le 9 janvier, Dominique Bonsi partit pour Rome en ambassade, avec les mêmes instructions que ses prédécesseurs. Le pape exigea préalablement de nombreuses garanties de la part des Florentins. Après un mois de pourparlers, il déclara, dans l’audience du 8 février, qu’il fallait d’abord régler l’affaire de Pise, et qu’ensuite il ferait tout son possible pour accorder à la République ce qu’elle désirait 58.
Déjà la Seigneurie, lassée de ces lenteurs et de ces tergiversations, avait ordonné de préparer toutes choses à la cathédrale pour que Savonarole y reprît ses prédications, et d’y rétablir les bancs et les tribunes, comme pendant le carême de 1496 59. Léonard de Médicis, vicaire de l’archevêque, alors absent, voulut protester. Les magistrats lui intimèrent de donner sa démission dans deux heures, sous peine d’être déclaré rebelle.
L’ambassadeur de Ferrare, désirant connaître les dispositions personnelles de Jérôme, vint lui rendre visite au couvent de Fiesole, où il se reposait 60. Celui-ci lui répondit qu’il se disposait à prêcher le carême prochain, mais qu’il ignorait encore le jour où il commencerait. À l’objection qui lui fut faite touchant les murmures et le scandale qu’il pourrait occasionner dans la ville, en prêchant malgré l’excommunication, il répondit simplement : « Si la censure avait été portée légitimement, servitatis servandis, je me garderais bien de ne pas la respecter, et je suis plus que certain que ma parole ne provoquera ni scandale ni désordre. »
LE P. C. BAYONNE,
DES FR. PR.
– À suivre. –
Paru dans la Revue de France en 1878.
1 Nous pensons avec C. Cantu (Histoire des Italiens, tom. VIII, p. 203) « qu’on a trop dénigré Alexandre VI » ; mais nous ne pouvons plus ajouter avec lui « que ce pape n’a jamais trouvé un apologiste, pas même dans notre époque où domine la manie des paradoxes... »
Nous signalons aux nouveaux apologistes, dont les divers systèmes sont résumés dans l’Histoire des papes, 1. II, par le comte Dandolo, les documents publiés par Gregorovius (Appendice de l’Histoire de Lucrèce Borgia) ; par L. N. Cittadella (Saggio di ilbero genealogico, etc., Torino, 1872) ; A. Reumont. (Archivio storico Italiano, t. XVII, 2e et 3e Disp. Del 1873), et la Civilta Catolica (15 mars 1873), dont l’article se termine par de très-sages réflexions.
2 Sermon du 13 janvier 1493. – Le cardinal Jules de la Rovère fut témoin de cette élection scandaleuse, due principalement à l’entremise du cardinal Ascanio Sforza. Devenu pape sous le nom de Jules II, et voulant qu’une pareille mise à l’encan de la papauté ne se renouvelât plus jamais dans l’Église de Dieu, il promulgua la fameuse Constitution : Cum tam divino, par laquelle il déclarait nulle et sans valeur toute élection entachée de simonie, etc., etc. (Voir Quetif, vita R. P. F. H. Sav., vol. II, p. 257 et. suiv., Parisiis, 1674.)
3 Il était fort irrité parce que le pape s’était retourné du côté de ses ennemis et même du côté du sultan Bajazet II, auquel il avait envoyé un messager pour le prévenir que « le roi de France marchait contre Rome et contre Naples, avec l’intention de débarquer ensuite en Grèce et de soumettre à sa loi l’empire turc ». – L’envoyé apostolique fut arrêté au retour de sa mission à Sinigaglia, dont Jean de Rovère, frère du cardinal Jules, était préfet. (Documents sur Savonarole et son temps, publiés à Modène, 1869, par A. Capelli, p. 38.)
4 Sermon 33e, 5 avril 1493.
5 Sermon 36e, 8 avril.
6 Sermon 37e, 9 avril.
7 Savonarole appelait Tiepidi (tièdes) les mauvais prêtres et les mauvais religieux ; le peuple, qui appelait ses partisans Frateschi ou Piagnoni, avait surnommé les ennemis du nouveau régime Arrabiati (enragés). Les libertins qui détestaient surtout la réforme des femmes et des enfants s’appelaient eux-mêmes Compagnani (mauvais compagnons). Les Palleschi étaient les partisans des Médicis.
8 Dépêches des 8, 14 et 26 juillet, de l’ambassadeur de Ferrare à Florence. (Documents Capelli, p. 109.)
9 Le couvent de Sainte-Croix appartenait aux Frères Mineurs.
10 Quétif, loc. cit., vol. II, p. 130, avec la date erronée du 16 octobre 1497, reportée par Meyer et Villari à 1496. – La mort du P. Sébastien Maggi, survenue à la fin de 1496, et surtout la confrontation du texte avec les lettres écrites, le 15 septembre, par Savonarole au souverain pontife et à un religieux de son Ordre, ainsi qu’avec les sermons du 11 octobre 1495 et du 18 février 1498, nous avaient déjà convaincu que la date véritable était celle du 8 septembre 1495, quand nous eûmes la bonne fortune de voir cette date dans une copie de ce bref qui existe à la Riccardiana, Ms. 2052, p. 109, et dans l’original trouvé par nous, en 1874, à la Magliabecchiana, Ms. Cl. XXXV, p. 190.
11 Felino Sandei, savant jurisconsulte et canoniste, secrétaire du pape, référendaire apostolique, etc., mort évêque de Lucques en 1503.
12 Quétif, loc. cit., vol. II, p. 136-150, avec la date erronée du 29 octobre 1497, reportée à tort par Meyer et Villari à 1496.
13 Voir Perrens (Vie de Savonarole, vol. I, p. 468), qui a corrigé avec raison la date de 1490. Dans le Ms. de la Riccardiana, la date a été corrigée à tort par celle de 1496. – Deux jours après, la Seigneurie écrivit au Saint-Père pour la défense de Savonarole et de la Congrégation de Saint-Marc. (Voir Villari, loc. cit., Doc., XLII.)
14 Quand il remonta en chaire, le 17 février 1496, il ajouta : « ... Dites-moi un peu, je vous prie : vous avez à Bruges une maison de commerce sagement administrée par un de vos commis. Des concurrents jaloux vous font de faux rapports sur son compte, vous lui écrivez de revenir en lui disant tout ce que vous avez appris. Il revient, et pendant ce temps votre maison périclite. Ne lui direz-vous pas alors : « Sot que tu es, ne vois-tu donc pas comment je t’avais écrit ? Tu n’aurais dû quitter Bruges d’aucune façon. »
« Et puis encore, écoutez. Un roi envoie un de ses sujets guerroyer contre ses ennemis sous les ordres d’un baron. Ce sujet commence à remporter des victoires signalées, et tout à coup, le baron, soit qu’il ait été mal renseigné, soit pour tout autre motif, lui commande de s’arrêter et de revenir. Si le sujet refusait d’obéir en songeant que sa retraite va assurer le triomphe de l’ennemi, et que d’ailleurs l’ordre qu’il reçoit est contraire aux intentions du roi, qui est très-content de ses succès, ne vous semble-t-il pas qu’il agirait avec sagesse, et que le baron, s’il est loyal et fidèle à son roi, devrait ensuite se réjouir d’une telle désobéissance couronnée par une telle victoire ?
« Donc, on ne doit jamais obéir quand un supérieur donne un ordre manifestement contraire aux commandements de Dieu et surtout au grand précepte de la charité, puisqu’il est écrit : « Mieux vaut obéir à Dieu qu’aux hommes » ; s’il y a doute, j’estime qu’il faut s’en tenir aux ordres du supérieur. Voilà pourquoi, s’il m’était évident que mon départ va entraîner sa ruine spirituelle et temporelle, je n’obéirais jamais, parce que cet ordre serait contraire à la charité, et que je dois présumer que telle n’est point l’intention de mon supérieur, car je sais qu’il faut plutôt considérer l’esprit que la lettre dans la loi.
« Ô vous qui écrivez tant de mensonges à Rome, qu’allez-vous écrire maintenant ? Ah ! je le sais bien, moi. Vous écrirez que je ne veux pas obéir au pape, et que j’ai prêché la désobéissance. Rapportez fidèlement mes paroles, et vous verrez qu’elles ne feront point votre affaire. Si le maître de la vigne était ici, et qu’il pût voir de ses yeux tout le bien qui s’y fait, il ne ferait aucun cas de ce que vous lui écrivez... S’il vous connaissait, s’il savait bien qui vous êtes, il vous traiterait d’insensés. »
15 Voir les Documents Capelli, loc. cit., p. 68, 69.
16 Publié par Quetif, loc. cit., vol. II, p. 131, avec la date erronée de 1497. – M. Villari avait cru que ce bref, envoyé en novembre, ne nous avait pas été conservé. (Loc. cit., vol. I, p. 365, note 1.) La confrontation attentive des textes nous révéla dans ce bref la réponse même faite par le souverain pontife à la dernière lettre de Savonarole. Nos inductions furent de nouveau confirmées par la découverte de l’original, due à M. Gherardi, qui vient de publier de nombreux et importants Documents, avec la collaboration de M. Citadella, de M. C. Guasti et la nôtre : Nuovi Documenti intorno a Girolamo Savon., Firenze, 1876-1878. – Par là, la chronologie des rapports de Savonarole avec le pape, en 1495, se trouve parfaitement rétablie, et on peut aisément faire justice de l’assertion suivante : « ... Véritablement, à comparer les brefs du pape et les réponses hautaines que Savonarole lui adresse le plus souvent du haut de la chaire ou dans des écrits répandus à profusion, il semblerait que le persécuteur n’est pas Alexandre VI ; car évidemment c’est lui qui est le plus maltraité. » (Savonarole et ses récents historiens, P. J. Brucker, Études religieuses, août 1874, p. 291.)
17 Sermon du 18 février 1498.
18 Voir les Documents publiés par Is. del Lungo dans l’Archivio storico Italiano, V. ; Villari, Doc., XC ; P. Marchese, p. 7-9 ; et Gherardi, p. 66-69.
19 « Un homme de bien et très-véridique parlant un jour du Frate, à Rome, avec le plus grand personnage qui s’y trouve, celui-ci lui dit : « Voici la vérité. Je me suis aperçu que tous ceux qui m’ont parlé mal de lui, tant Florentins qu’étrangers, m’ont paru être des gens de mauvaise vie ; et, qu’au contraire, tous ceux qui m’ont parlé en sa faveur, m’ont semblé des hommes vertueux. » (Sermon du 11 février 1498.)
20 Documents. – Marchese et Gherardi, p. 80 et 100, 72-74.
21 Ces paroles nous semblent être la réponse promise à l’envoyé d’Alexandre VI, et, comme elles ont été prononcées dans le sermon du 20 août 1496, nous rapportons, à cette date, le fait raconté par Burlamacchi (p. 85) et les autres historiens.
22 Il ne lui succéda, comme procureur général, que le 1er mars 1497.
23 Bulletin Dominicain, t. IV, p. 124. – Le bref fut remis directement à Savonarole par le P. Thomas Rausini, disait plus tard Alexandre VI, en écrivant aux Florentins (bref du 9 mars 1498, première rédaction).
24 « Alexander VI, qui initium Congregationi dederat, a malo (ut putamus) actus daemone, in ejus primordio illam nisus est suffocare ; et ideo aliam statuit, quae nomine magis observantiae quam re ipsa gloriari poterat, et deinceps ut fumus evanuit. » (Chronique du couvent de Sainte-Catherine de Pise, p. 622, 611, 612, publiée par M. Benaini dans l’Archivio storico Ital., vol. VI, part. II, sez. III.)
25 Fragment de la Chronique du couvent de San-Spirito, p. 77 ; publié à Sienne, 1864.
26 « ... Remarquez ensuite, disait Savonarole (18 février 1498), que de l’aveu même de ceux qui nous ont fait ce commandement, les religieux de Toscane sont déformés... Si donc, d’après les docteurs et les saints, les déformés sont d’ordinaire incapables de se réformer ; si, d’après saint Paul, « un peu de levain corrompt toute la masse », ne s’ensuit-il pas évidemment que cette union aurait entraîné notre ruine générale ?... »
27 Chronique du couvent de Pise, loc. cit.
28 Ex Regist. 3e et 4e. Reverendissimi Joacchini Turriani, Provincia Romana, E. An. 1496, 1497. Archives de l’Ordre.
29 Savonarole a développé toutes les raisons qu’ils en donnèrent, et montré comment ladite congrégation Toscano-Romaine était impossible, irrationnelle, inutile et dangereuse, dans l’opuscule : Apologeticum Fratrum Congregationis Sancti Marci, publié l’année suivante. (Voir Quetif, vol. II, p. 74.)
Voir aussi l’opuscule de François Pic de la Mirandole : Apologia R. P. F. Hieronymi, etc., lib. II, cap. III, IV. V. (Quetif, loc. cit., p. 5.)
30 Voir Fontana, Monum. Dominic., p. 399.
Le P. Antoine Pennetti, provincial de France, délégué du chapitre, demanda et obtint qu’un chapitre généralissime fût tenu à Rome, en 1500, en « vue de restaurer la paix, l’union, l’observance, le régime de l’Ordre », etc., etc. (Bull. Dom., tom. IV, p. 147.) – La guerre en empêcha la célébration.
31 Chronique du couvent de Pise, loc. cit.
32 Doc. Gerhardi, p. 83-87.
33 Ces paroles ont été mal interprétées par l’auteur de l’article : Savonarole et ses récents historiens, loc. cit., p. 291.
34 Doc. Gerhardi, p. 57-89.
35 Doc. Gerhardi, p. 91-94.
36 Documents Gherardi, p. 94-91.
37 Nous en connaissons trois copies conformes, adressées aux Franciscains du couvent de San-Miniato, aux Servites de la Nunziata et aux Bénédictins de la Badia. Il était contresigné par B. Floridus, archevêque de Cosenza, enfermé quatre mois après, sur la dénonciation des rois d’Espagne, pour avoir ratifié un grand nombre de brefs, au château Saint-Ange, où il mourut le 23 juillet 1498.
38 Savonarole n’était remonté en chaire pendant le carême de 1496 qu’après avoir appris que le pape l’y avait autorisé vivae vocis oraculo.
39 « Quant aux autres accusations, dit Savonarole dans son opuscule : Apologeticum... (loc. cit., vol. II, p. 75), les deux premières ne regardent que moi. Je les ai tant de fois repoussées, chacun sait si bien à quoi s’en tenir, que désormais il n’est plus besoin d’insister. 1o J’ai toujours soumis mon enseignement à la correction de l’Église romaine. Jusqu’à présent, on n’a jamais pu découvrir une seule erreur dans mes écrits ou dans mes sermons. Du reste, mon ouvrage sur le Triomphe de la Croix, qui paraîtra bientôt, mettra mieux en lumière mon orthodoxie... 2o Il est facile de prouver, par les lettres apostoliques elles-mêmes, que le souverain pontife m’a appelé à Rome afin de m’entretenir gracieusement, et non ad me purgandum. À coup sûr, rien ne m’eût été on ne me serait plus agréable ; mais il est évident que je ne le pouvais pas alors, et que je ne le puis pas davantage aujourd’hui sans m’exposer à la mort. Mes ennemis et les puissants qui détestent la vérité me poursuivent sans relâche ; c’est à peine si je suis à l’abri de leurs embûches dans l’intérieur du cloître et jusqu’au pied de l’autel...
« La troisième accusation retombe également sur deux cent cinquante religieux. Or, ils ont protesté unanimement au souverain pontife qu’ils préféraient subir les maux les plus extrêmes que s’unir à ladite Congrégation : résolution légitime et sainte dont je ne saurais ni ne pourrais les détourner. Je vais exposer leurs raisons, maintenant que j’y suis contraint par l’acrimonie et l’obstination de mes adversaires, après avoir fait tous mes efforts pour garder le silence et jeter un voile sur cette affaire... »
40 Les archives de Modène possèdent quelques lettres écrites par elle à sa fille Lucrèce, devenue duchesse de Ferrare, et signées : la felice et infelice madre Vanotia Borgia de Cathaneis. L’épitaphe de son tombeau, dans une chapelle de Sainte-Marie-du-Peuple (Forcella, Iscrizioni Romane, 1, p. 335), portait qu’elle était morte le 26 novembre 1518, âgée de soixante-seize ans, et avait donné le jour : 1o à Jean, deuxième duc de Gandie (né vers 1474) ; 2o à César, duc de Valence (né en avril 1480) ; 3o à Lucrèce (née le 18 avril 1480) ; 4o à Joffre, duc de Squillace (né vers 1481).
41 Ragguagli sulla vita e sulle opere di Marin Sanulo, etc. – Venezia, 1837, p. 1, p. 74.
Pierre Delfino, célèbre camaldule, parle de ces projets de réforme dans une lettre écrite le 3 juillet 1497, au cardinal Piccolomini.
Un de ses religieux lui écrivait à son tour le 23 juillet :
« ... Ducis Gandiae interitus erit fortasse causa futuri maximi alicujus boni. Nam audito inopinato filii casu, Pontifex percussus indoluit et attritus non renuit accipere disciplinam, verum sentiens factam super se manum Dei, conversus totus ac mentem ad caelestia erigens, commisit triduo posthabita in consistorio publico gravi oratione, Cardinalibus sex viris summis reformationem Ecclesiae : quam utinam velociter simus visuri oculis nostris... » (D. Marlène, Vet. Script. tom. III, p. 1158.)
42 Paolo Capello, ambassadeur vénitien, écrivait de Rome en 1500 : « ... Le pape a soixante-dix ans, mais il rajeunit tous les jours. Ses soucis et ses inquiétudes ne durent qu’une nuit. D’une nature peu sérieuse, il n’a de pensées et de soins que pour ses intérêts et ceux de sa famille... »
43 Le pape chargea deux autres Florentins, qui étaient présents, de remercier Jacques Nerli (ennemi déclaré du Frate) de ce qu’il avait fait en sa faveur, ces derniers jours, touchant les affaires de Jérôme, et de lui dire qu’il répondrait une autre fois à ses trois lettres... » (Documents Gheradi, p. 91-100.)
44 Quétif, loc. cit., vol. II, p. 185.
45 Voir aussi les sermons du 11 et du 18 février 1878.
46 Imo, in casu, dit le pieux et savant Gerson, pati illam esset asinina patientia et timor leporinus et fatuus. – L’excommunication, ajoute très-bien le P. Bartoli, suppose en droit et en fait un très-grand délit, prouvé juridiquement, et aggravé par l’obstination du coupable ; car le pouvoir des clefs a été confié à l’Église non pour la destruction, mais pour l’édification. Aussi saint Augustin n’a-t-il pas craint d’être taxé de témérité en écrivant aux fidèles d’Hippone que « si jamais un chrétien venait à être anathématisé injustement, la sentence serait plus nuisible à celui qui l’aurait portée qu’à celui qui subirait une pareille injure ». Or, quel délit avait commis Savonarole qui appelât sur sa tête le plus terrible châtiment que l’Église puisse infliger à un de ses membres, et dont on sait que les évêques et les papes les plus dignes n’ont usé que rarement et dans les cas extrêmes ? Aussi bien, puisqu’il s’était déclaré toujours prêt à écouter l’Église, « pourquoi l’en retrancher ? pourquoi le traiter comme un païen et un publicain ? » La preuve avait-elle été faite ? avait-on pris des informations ? avait-on ouvert une enquête sérieuse sur le triple délit dont il avait si souvent démontré la fausseté évidente, due aux manœuvres de pervers calomniateurs ?... Enfin, n’est-il pas vrai canoniquement que l’injustice notoire d’une sentence équivaut à sa nullité ? etc., etc. » (Vita di sant’Antonio, etc., Firenze, 1782. – Libro III, Apologia di Fra G. S., cap. XII.)
« ... En ce qui me concerne personnellement, disait Savonarole le 18 février 1498, je ne l’ai pas observée ; j’ai célébré la messe tous les jours, et je ne l’ai observée à l’extérieur que par égard pour les faibles... C’est aussi par amour pour eux que j’ai écrit et demandé qu’on voulût bien retirer cette censure ; mais je me suis bien gardé d’écrire, comme ils l’auraient voulu, en disant que j’avais erré. Je ne le ferai pour rien au monde ; car si j’ai erré en bien d’autres choses, parce que je suis pécheur, je n’ai pas erré sur ce point, puisque j’ai prêché uniquement la doctrine de Jésus-Christ... »
L’absolution lui fut donnée par commission du pape, peu avant de monter sur le gibet. « Savonarole l’accepta sans protester, dit le P. Bartoli (loc. cit.), parce qu’il n’avait pas à discuter la nature de cet acte, en ce moment suprême où tout croyant ne songe qu’à s’humilier devant son divin Juge... »
47 Quétif, loc. cit., vol. II, p. 191.
48 M. S. Cose spettante al Savonarola, p. 428. (Bibliothèque du musée de Saint-Marc.) Lorsque la peste envahit le couvent de Saint-Marc, le 6 juillet, cette lettre avait reçu trois cent soixante-treize adhésions. On y trouve les noms des principaux citoyens de la ville.
Plusieurs ne se contentaient pas de signer. Dino de Jacopo Dino ajoutait : « Qu’il plaise à Votre Sainteté d’absoudre ce pieux Père, fils obéissant et bon serviteur, ainsi que j’ai eu l’occasion de vous l’affirmer de sa part, prosterné à vos pieds en compagnie du comte Antoine de la Mirandole ; je puis l’attester plus sûrement encore, maintenant que je suis à Florence, et que je connais mieux lui-même, ses adversaires et l’excellente vie de ses disciples. »
Le poëte Ugolino Verini : « Non solum praedicta attestor esse verissima, sed credo nobis Florentinis caelitus demissum salutare sidus doctrinam christianam et catholicam praedicasse, et per septennium fui auditor ejus... »
Laurent Guasconi signait par procuration, au nom de son père, présentement ambassadeur auprès du roi de France. Giannozzo Pucci, etc., etc.
49 8 juillet, Quétif, loc. cit., vol. II, p. 127.
50 Voir Marchese, lettres IX, X, XI ; Doc. Capelli, p. 89.
51 R. P. Brucher, S. J., article cité des Études religieuses, p. 295.
52 Après tout, ses aveux auraient consisté à déclarer qu’il ne s’était pas mêlé particulièrement de cette affaire, et qu’il aurait fait recommander, quoique avec froideur, Laurent Tornabuoni à F. Valori.
L’aveu concernant Bernard del Nero, signalé par quelques historiens, ne regarde nullement la circonstance particulière dont il s’agit ici. (Processi, etc., publiés par M. C. Capponi, p. 22, 23 et 50 ; Villari, Doc. L.)
53 Ms in-folio : Ricordanze B., p. 8 a tergo. (Bibliothèque du musée de Saint-Marc.)
54 Documents Marchese, p. 84-91, et Gherardi, p. 101. – Un religieux écrivait à P. Delfino, le 25 octobre 1497 : « ... De Hieronymo nihil auditur. Cupiunt qui rebus praesunt ut permittatur a Pontifice praedicare populo prout consueverat, et impetrari adbuc nequaquam potuit...
« ... Sentis de summo Sacerdote quod sentiunt tecum multi. Cum voluerit Dominus, qui omnia suo tempore disponit, mittet nobis salvatorem et propugnatorem, et eruet nos de lacu miseriae et de luto foecis... » (O. Marlène, loc. cit., p. 1159.)
55 Documents Capelli, p. 98.
56 Burlamacchi, p. 101. – Annales du couvent de Saint-Marc.
57 ... Quo facto, dit Pierre de la Palue (4 Dist., 18, q. 1), amplius non est scandalum pusillorum, sed Pharisaeorum, unde contemnendum.
Citons seulement les Traités publiés par Dominique Benivieni, chanoine de la cathédrale (6 mai 1496) ; Georges Benigni, de l’Ordre des Mineurs (Propheticae Solutiones, avril 1497) ; les Réponses du P. Paul de Fuccechio (1497-1498), du même Ordre, aux Conclusions du P. Léonard, de l’Ordre de Saint-Augustin, et surtout l’opuscule de Injusta excommunicatione (1497), par le comte F. Pic de la Mirandole. (Voir Quétif, loc. cit., vol. II, 3-70.)
Le P. Bartoli réfute, à la fin du chapitre cité, l’objection de ceux qui prétendent que Savonarole donnait ainsi un mauvais exemple, en se faisant justice à lui-même, et en jugeant en sa faveur dans une sentence portée par le pape... « Savonarole ayant appris à l’école des Pères et des docteurs les plus célèbres comment il fallait se comporter dans le cas d’une excommunication pareille, on ne saurait soutenir que des hommes d’une si haute sagesse lui aient eux-mêmes frayé la voie à ce prétendu mauvais exemple. Non, il ne fut pas juge dans sa propre cause ; cela ne convient jamais dans un cas douteux. Il jugea la vérité telle qu’elle apparaissait, sans voile, sans ambages, sans obscurités, et, par là même, n’exigeant pas le jugement d’un tiers. Il ne jugea pas la sentence du pape ; il estima seulement qu’une censure aussi grave, portée sans de justes motifs, ne pouvait pas lui inspirer la même crainte qu’une condamnation légitime, et il ne crut pas devoir s’abstenir plus longtemps de communiquer avec le peuple, parce que tous ceux qui ne refusaient pas de fermer les yeux à la lumière pouvaient connaître aisément que, dans ces conjonctures, le pape avait dépassé les bornes : Quos ultra citraque nequit consistere rectum. »
58 Documenta Gherardi, p. 101-103.
59 L’ambassadeur Tranchedini écrivait au duc de Milan que Fra Lauro, passant à Florence, avait constaté les préparatifs faits à la cathédrale : « Ils auraient suffi, disait-il, pour saint Jean l’Évangéliste et pour un nouveau saint Paul. » Bologne, 3 février 1498.