Saint Ambroise défend ses églises
contre les ariens
par
René BAZIN
Ambroise, fils du préfet des Gaules, était né à Trèves, dans cette Gaule romaine qui s’étendait jusqu’au Rhin, et que le représentant de Rome gouvernait en même temps que l’Espagne et la Grande-Bretagne. Il était de grande race et de race chrétienne. Quelques années plus tôt, les Ambroise, au commencement du IVe siècle, avaient eu une martyre dans leur ascendance, sainte Sothère, que le bourreau commença par défigurer parce qu’elle était très belle. Par un abus de ces temps antiques, et qui n’est pas sans quelque ressemblance avec le jansénisme du XVIIIe siècle, beaucoup de fils de chrétiens étaient seulement inscrits sur la liste des catéchumènes ; mais on remettait le baptême à plus tard. Il en avait été ainsi pour Ambroise, et pour son frère aîné Satyre ; seule, leur sœur Marcelline avait, dès le début de la vie, été reçue dans l’Église. Ambroise ne se destinait point aux ordres sacrés. Élevé à Rome, après la mort de son père, c’est-à-dire depuis l’âge de 14 ans, entouré de ces familles patriciennes parmi lesquelles l’État romain choisissait, depuis des siècles, ses hauts fonctionnaires, protégé et conseillé par des amitiés puissantes, il avait commencé de suivre la carrière administrative. Et déjà, en 374, il était, depuis plusieurs mois, gouverneur d’une des plus belles provinces, de tout le Nord de l’Italie, que commandait la grande ville de Milan, lorsque l’évêque vint à mourir.
Les autres prélats de l’Insubrie, de l’Émilie et de la Ligurie sont assemblés dans le chœur de l’église principale ; ils délibèrent sur le choix à faire ; dans la nef, le peuple, innombrable, est divisé en deux partis bruyants, les catholiques et les hérétiques ariens, et le tumulte devient si gênant, que le gouverneur intervient. Il apparaît tout à coup, et parle à cette foule, pour prévenir de graves désordres. Il parle admirablement, et ses succès au barreau de Rome sont connus des Milanais ; il est agréable à voir ; il est charitable ; il a de la jeunesse et de la dignité ; ses mœurs, dans ce temps corrompu, sont irréprochables ; le peuple de Milan l’aime, et craint déjà de le perdre. Un enfant, au milieu de l’église, crie : « Ambroise évêque ! » Aussitôt, une immense acclamation approuve ce choix inattendu, et l’impose. Les évêques sé trouvent d’accord. L’empereur, auquel on annonce qu’Ambroise a été désigné, répond : « Il n’y a pas d’esprit plus droit que celui-là, c’est une barre inflexible. » Le 30 novembre 374, le jeune consulaire de l’Insubrie, de l’Émilie et de la Ligurie était baptisé ; la semaine suivante, il recevait le sacrement de l’Ordre, et était sacré évêque.
Qu’un évêque nommé dans ces conditions, et l’on peut dire improvisé de la sorte, soit devenu un des docteurs de l’Église, c’est ce que son génie ne suffit pas à expliquer. Il fallut encore une grâce extraordinaire de Dieu et la correspondance à cette grâce, c’est-à-dire un prodigieux effort. L’historien de l’Église et l’Empire romain au IVe siècle, le duc Albert de Broglie, a essayé de raconter ce qu’était le travail quotidien de l’évêque : « Du jour où il avait franchi le seuil de l’Église, il semblait n’avoir plus gardé une pensée pour le siècle, pour ses soucis et pour ses pompes. Jamais transformation ne fut plus complète. Sa vie ne fut pas seulement celle d’un prêtre, mais celle d’un anachorète. Il avait versé dans le sein des pauvres tout l’or et l’argent monnayé qu’il possédait, et fait don à l’Église du fonds de ses biens, n’en réservant que l’usufruit à son frère Satyre et à sa sœur Marcelline. La merveilleuse facilité d’un esprit rompu au travail comme au commerce des hommes, et qui pouvait à volonté se répandre ou se concentrer, lui permettait de mener de front les soins du ministère sacré et de fortes études destinées à combler les lacunes de son éducation théologique. Dès l’aube du jour, ses dévotions faites et le saint sacrifice célébré, il s’asseyait à sa table, dévorant des yeux un volume de l’Écriture sainte, auquel il joignait quelque commentaire d’Origène, de saint Hippolyte, ou quelque sermon de Basile de Césarée, recueilli par les sténographes d’Orient. Sa porte restait ouverte ; entrait qui voulait, même sans avoir besoin de se faire annoncer. Avait-on affaire à lui pour quelque aumône du corps ou de l’âme, il interrompait sa lecture, répondait au solliciteur avec une attention toujours bienveillante. Puis, la consultation finie, il reprenait son livre, ne s’inquiétant pas même si des visiteurs importuns demeuraient, pour l’observer avec une indiscrète curiosité. Ainsi se passait le jour entier, presque sans interruption, même pour les repas, car, sauf deux jours par semaine, il jeûnait jusqu’au soir. La nuit venue, c’était l’heure de la composition : il préparait alors ses sermons pour le dimanche suivant, ou rédigeait quelque ouvrage dogmatique ; mais notes ou livres, il écrivait tout de sa propre main, ne voulant pas qu’aucun serviteur partageât ses veilles 1. »
La maison où il habitait était située près de l’enceinte de la ville, dans un lieu solitaire. L’évêque y avait réuni tous ses clercs autour de lui, et vivait avec eux une vie de communauté. « Là, écrivait-il, les prêtres lisent, écrivent, travaillent ensemble. Vivant en dehors des sociétés mondaines, ils sont, les uns pour les autres, une fraternelle sauvegarde... Rien ne donne plus de force ni de grâce au sacerdoce que d’être, dès la jeunesse, assujetti à une discipline austère, soumis à une règle sainte qui, tout en laissant les clercs vivre parmi le monde, les sépare des relations et des habitudes mondaines. » Il avait du prêtre la plus haute et la plus juste idée. Il le voulait tout noble et tout simple, ne cessant de répéter qu’on ne devait rien trouver, dans le prêtre, qui fût « plébéien », et en même temps, pour montrer qu’il ne proposait à ses frères que l’imitation même de Jésus-Christ, se faisant tout à tous, et laissant les pauvres l’entourer, dans les rues dans les églises, et leur appartenant.
Il n’y a guère d’évêque, en nos temps, à qui les évènements, une fois ou l’autre, ne proposent le rigoureux devoir d’entrer en lutte avec la puissance séculière, pour défendre la foi, la liberté chrétienne ou le bien des pauvres. L’évêque demeure le defensor civitatis, de la cité divine et de sa banlieue humaine. Débile ou fort, il est contraint de donner sa mesure. Exemples innombrables, aussi variés que les occasions où ils se produisent, et que les caractères qui entrent en conflit.
On a rappelé souvent, dans des livres ou des images, la scène que raconte Théodoret : l’évêque de Milan, se présentant à la porte de l’église, au moment où l’empereur Théodose arrive, l’empereur, pécheur public, qui commanda le massacre de Thessalonique, et qui n’a pas encore donné la preuve de son repentir. « Je vois, empereur, que vous ignorez la gravité du meurtre que vous avez fait commettre... Peut-être l’étendue de votre puissance vous empêche-t-elle d’apercevoir votre faute, etc. » Le discours est digne de celui auquel on l’attribue. Mais fut-il prononcé, et avec cet appareil, et devant la cour ? Il y a des raisons d’en douter, bien que l’indignation de l’évêque de Milan, et la correspondance où il l’exprime avec tant de liberté, soient des faits aussi fortement établis que la pénitence tardive et sincère de l’empereur. La vertu est bonne à citer : encore la faut-il authentique. Les traits de courage ne sont pas rares dans la vie de saint Ambroise. La conduite qu’il tint dans ce qu’on pourrait nommer la dispute des églises, sous le règne du prédécesseur de Théodose, ne sera jamais trop connue. Nous avons même des raisons particulières de l’étudier, car les prétentions de l’État impérial, faible et violent, conduit par les hérétiques ariens, se retrouvent dans la politique religieuse de plusieurs États modernes. Certains traits de l’époque d’Ambroise rappellent, par exemple, la période des « inventaires », en France, au point que nous pourrions dire, si nous ne savions pas notre catéchisme, que le diable est devenu vieux, tant il radote ses tours.
J’ai dit que l’évêque de Milan parlait à merveille. Quoiqu’il eût une voix faible et vite enrouée, il était un orateur très recherché. On célébrait la « suavité d’Ambroise ». Mais, dès le début, on vit que cette douceur n’était qu’une parure et une manière d’être de la force. Il n’y a pas de saints sans caractère. L’empereur Valentinien ne s’y était pas trompé. Lui-même il fit l’expérience de cette vertu de l’évêque, et ses successeurs la connurent aussi. Tout ce qui fait que les hommes sacrifient les droits de la vérité fut employé contre l’évêque de Milan, non seulement la force, mais la puissance d’intimidation de la loi, la flatterie et l’attraction du pouvoir, la ruse, la longueur du temps, la menace des plus grands maux ; il ne céda pas ce qui n’était point à lui : les droits de l’Église.
Dès le début de son épiscopat, en 375, il entendit s’élever la plainte des catholiques, maltraités en Orient, menacés en Occident, par des fonctionnaires païens ou ariens. L’empereur Valentinien, chrétien cependant et chrétien sincère, avait permis, dans un moment d’emportement, quelques-unes de ces vexations, – car le prince était devenu irritable et malade, – et, quant aux autres injustices, il pouvait aussi en être tenu pour responsable, n’ayant pas su les prévenir ou les réprimer. L’évêque, dans la terreur commune, n’eut pas peur : il se présenta devant l’empereur, et parla pour ceux qui n’osaient pas parler. L’empereur fut touché, et il se repentit, et le montra par des actes.
Deux ans plus tard, le fils très jeune de Valentinien Ier régnait, ou plutôt sous son nom, l’impératrice Justine, sa mère, arienne et perfide, gouvernait l’Occident. Elle fut sollicitée par les ariens, qui voulaient qu’on leur laissât la libre disposition d’une église, la basilique Portienne, qui venait d’être bâtie en dehors de l’enceinte de la ville de Milan. Pour être plus forte et paraître plus soucieuse du droit, elle réunit le Conseil des grands fonctionnaires, qu’on nommait le Consistoire sacré, fit rendre une décision qu’on ne pouvait guère lui refuser, et convoqua l’évêque au palais. C’était au commencement du carême de l’année 385. L’évêque accourut, sans savoir ce qu’on voulait de lui. Il fut reçu au Consistoire. L’empereur était là, entouré de ses principaux officiers et des dignitaires de sa cour. La réunion avait été préparée pour intimider Ambroise. Nous avons, de la scène qui se passa, une sorte de procès-verbal écrit par saint Ambroise. Attaqué pour ce qu’il avait dit et pour ce qu’il n’avait pas dit, en cette circonstance où l’ordre chrétien était en cause, il dut se défendre, il raconta les faits, il rétablit le dialogue, et l’émotion même des acteurs vit encore dans le récit de la lutte.
À peine l’évêque fut-il entré, que l’ordre lui fut signifié, en termes très secs, d’avoir à abandonner la basilique Portienne.
Ambroise dédaigna de répondre au fonctionnaire qui lui parlait ; mais, s’adressant à l’empereur, il refusa.
« Non, dit-il, ce serait un crime pour moi et un malheur pour vous. Tout empereur que vous êtes, vous n’avez pas le droit de violer la maison d’un simple particulier : et vous croyez pouvoir envahir la maison de Dieu !
– L’empereur peut tout, interrompit un courtisan, puisque tout est à lui !
– Vous vous trompez : l’empereur n’a aucun droit sur les choses de Dieu. »
L’enfant impérial réitéra la demande de livrer l’église ; l’évêque s’y refusa de nouveau, et la discussion aurait pu durer encore quelque peu, si, au moment même où elle devenait plus émouvante par le ton de décision des deux parties, on n’avait entendu la rumeur de la foule qui enveloppait le palais. « La nouvelle s’était répandue que l’évêque avait été appelé au palais précipitamment, et, comme on connaissait vaguement les mauvais desseins de Justine à son égard, l’inquiétude était générale, et les chrétiens, qui formaient l’immense majorité de la ville, accouraient pour le défendre. On sut bientôt que ce n’était pas la vie d’Ambroise qui était en danger, mais l’honneur du culte chrétien. L’irritation ne fut pas calmée par cette nouvelle, et le peuple commença à se ruer sur le palais avec une fureur telle, que les portes étaient ébranlées et menaçaient de céder. L’officier de garde essaya vainement de faire sortir ses troupes, qu’il ne put même ranger en bataille, et, à la seule vue des épées levées, tous s’écrièrent, d’une voix unanime, qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour leur foi 2. »
L’impératrice eut peur, elle changea d’attitude et de langage :
« Évêque, calmez vos fanatiques !
– Et que leur dirai-je ?
– Dites-leur qu’aucune basilique ne leur sera enlevée. »
La peur ne fait pas les traités durables. Ce ne pouvait être qu’un répit. Le vendredi 4 avril, qui était l’avant-veille des Rameaux, d’importants personnages, comtes du Consistoire, se présentèrent chez l’évêque de Milan, et lui signifièrent qu’il eût à abandonner au culte arien, non plus la basilique Portienne, mais la métropole même, l’église dans laquelle il avait coutume d’officier et de prêcher, et qu’on nommait la Neuve.
« Surtout, ajoutèrent-ils, que le peuple ne bouge pas ! »
Ambroise répondit :
« Le Temple de Dieu ne peut pas être livré. »
Et il attendit. Le lendemain, comme le bruit de cette menace nouvelle s’était répandue, la basilique Neuve était pleine de monde. Amboise s’y était rendu à l’ordinaire, et s’apprêtait à dire la messe. Le préfet du prétoire, venu de son côté, s’émut de voir une si grande foule, et si agitée.
« Cédez, dit-il en s’approchant d’Ambroise ; abandonnez au moins l’église Portienne, l’empereur s’en contentera. »
Mais, autour d’eux, la foule, devinant le piège, cria :
« Ambroise, n’abandonnez rien ! »
Le fonctionnaire, comme ils font tous en pareil cas, se retira pour aller faire son rapport.
Le lendemain, tandis que l’évêque célébrait l’office dans l’église, plus remplie encore que la veille, on apprit tout à coup que les gens du service du palais avaient pris possession de cette basilique Portienne, que la foule chrétienne avait laissée sans défense, ne la croyant plus menacée, et qu’ils étaient occupés à envelopper de riches étoffes les colonnes du parvis et de la nef, ainsi qu’il était d’usage en Italie, dès ce temps-là, aux jours de grande solennité. Subterfuge policier, comme on voit, double attaque, dont l’une n’est qu’un leurre. Combien de fois n’a-t-il pas servi ! On le verra servir encore. Aussitôt, le peuple sortit en tumulte, et courut vers la basilique profanée. Mais Ambroise n’interrompit point la fonction, et commença de dire la messe. On venait lui donner des nouvelles. Il suppliait Dieu d’intervenir, afin que pas une goutte de sang ne fût versée, s’offrant en victime pour le salut des catholiques et des impies eux-mêmes. Il disait :
« Seigneur, que je ne survive pas à la perte d’une telle ville, qui serait celle de l’Italie tout entière ! »
Paroles de héros, et paroles d’Italien déjà !
Pour la seconde fois, la crainte d’une sédition populaire arrêta l’impératrice. Le jeune empereur ne parut point dans la basilique Portienne, les prêtres ariens n’y célébrèrent point leur office, il y eut seulement un grand déploiement de troupes, dans la ville, et notamment à l’entrée des deux basiliques, la Portienne et la Neuve, et défense fut faite aux employés catholiques, à tous les Milanais qui tenaient aux administrations publiques, de sortir de leurs maisons et d’assister aux cérémonies de la semaine sainte. Le lundi, le mardi, le mercredi de cette semaine passèrent sans qu’un conflit violent se fût produit. Les Officiers du palais, et toutes sortes d’entremetteurs bénévoles, gens habiles, qui n’ont guère souci de la justice, mais espèrent se mettre en évidence ou en faveur s’ils résolvent, n’importe comment, un conflit d’ordre public, ne manquaient pas de conseiller à l’évêque de faire des concessions au pouvoir. Réussir est leur seul principe : ils disposent du bien de Dieu avec facilité. L’argument d’État leur semble toujours bon.
« L’empereur est maître de tout, disaient-ils. Ne peut-il pas avoir une basilique à sa disposition ?
– Non, répondait Ambroise : ce qui est à Dieu n’est pas à l’empereur. S’il me demandait ce qui m’appartient, mes fonds de terre, mon argent, n’importe quoi de cette sorte, je ne refuserais pas, quoique tout mon bien soit celui des pauvres... Si c’est mon patrimoine qu’il veut, prenez-le ; si c’est ma vie, je l’offre. Mais une basilique, ô empereur, je n’ai pas le droit de la livrer, vous n’avez pas le droit de vous en emparer. Vous ne pouvez nullement violer le domicile d’un particulier, et vous prétendriez envahir la maison de Dieu !
– Mais au moins, reprenaient les comtes et les tribuns, employez-vous à calmer le peuple ! »
La réponse est remarquable et vaut qu’on la médite :
« Je puis bien ne pas l’exciter, mais il n’appartient qu’à Dieu de l’apaiser. Si vous croyez, d’ailleurs, que c’est moi qui l’ai enflammé, il y a une chose bien simple à faire : vengez-vous sur moi et exilez-moi. »
Pour bien montrer qu’il n’était point, en effet, un agitateur populaire, mais simplement un homme qui ne peut désavouer une indignation juste, et qu’il n’a point soulevée, Ambroise n’alla point officier dans la basilique Neuve ou dans la Portienne, mais dans une ancienne chapelle, depuis quelque temps abandonnée. Là, le mercredi saint, on vint lui dire que la prise de possession, à main armée, de la basilique Neuve était décidée, et que l’église était déjà entourée de troupes.
« Dites aux soldats, répondit-il, que ceux qui prendront part à cette violence seront séparés de la communion des fidèles. »
L’office ne fut point interrompu, l’évêque ne sortit pas ; il commença même aussitôt la leçon qu’il avait préparée pour les catéchumènes, et qui était tirée du livre de Job. « Avant qu’elle fût achevée, on entendit un bruit d’armes ; des soldats parurent à la porte ; il y eut un effroi général, et les femmes éperdues poussèrent de grands cris. Mais quelle ne fut pas la surprise commune, quand on vit les hommes armés eux-mêmes s’agenouiller, répétant qu’ils venaient prier avec leur évêque, et non le combattre, que la basilique Neuve était libre, et qu’on y appelait Ambroise à grands cris. Chose inouïe, en effet : la force armée avait manqué à la consigne ; elle avait résisté, non, ce qui est trop ordinaire, pour aller porter à un nouveau maître des hommage perfides et cupides, mais résisté sans trahison et par conscience : elle avait hésité à violer un droit plus sacré que celui de l’empereur, et senti peser sur elle un devoir plus sacré que l’obéissance militaire 3. »
On comprend que la fête de Pâques ait été, cette année-là, célébrée avec une joie particulière. L’évêque, si ferme dans la défense du droit, ne se défendait pas personnellement, et, d’autre part, ne provoquait pas le pouvoir. On le sentait protégé par l’affection de tout un peuple. Il eut la paix, ou ce qui ressemble à la paix, pendant un an. Mais, en janvier 386, parut, non plus un ordre du Consistoire, mais une loi de l’Empire, qui établissait la liberté du culte en faveur des ariens, et punissait de mort ceux qui y apporteraient un obstacle quelconque.
La première chose qu’on demanda à l’évêque de Milan, en vertu de cette loi, fut de se présenter devant le Consistoire impérial, pour y répondre touchant la foi, en présence de l’évêque hérétique qui se nommait Auxence. L’ordre de la cour portait que chaque partie nommerait ses arbitres ; que l’empereur lui-même présiderait l’assemblée, et qu’après avoir entendu les explications d’Ambroise, il conclurait. L’évêque répondit à l’envoyé impérial qu’il ne comparaîtrait point :
« C’est aux laïques d’être jugés, ajoute-t-il ; c’est à l’évêque d’être juge... Lisez les Écritures, vous verrez qu’en matière de doctrine, ce ne sont pas les empereurs qui jugent les évêques, mais les évêques qui jugent les empereurs. »
Afin que sa pensée ne fût pas dénaturée par le messager, Ambroise écrivit presque aussitôt à l’empereur, et la souveraineté de l’Église catholique, dans les questions religieuses, est de nouveau affirmée dans cette lettre fameuse : « Vieillissez seulement, et vous verrez ce que vous penserez vous-même, de l’évêque qui met les droits de l’Église sous le pouvoir des laïques. Votre père, un homme mûr, – disait : « Il ne m’appartient pas de décider entre les évêques. » Et voici que vous dites : « C’est à moi de juger ! »... Supportez, je vous prie, ô empereur, que je ne vienne pas vous trouver dans votre Consistoire. C’est un lieu où je ne suis point habitué d’aller, excepté quand il s’agit de vos intérêts : je ne puis accepter une discussion dans le palais, moi qui ne connais ni ne recherche le secret de ces demeures. »
Dans cette lettre, Ambroise disait aussi à l’empereur : « Si je suis le seul obstacle à vos desseins, pourquoi faire un décret qui frappe toutes les églises ? Sacrifiez-moi, et laissez les églises en paix. » La cour, embarrassée, n’osant prendre un décret d’exil qui eût ameuté le peuple, envoya un officier qui devait dire simplement à Ambroise, et sans qu’il restât trace de cet ordre : « Sortez de la ville, allez où vous voudrez, et libre à qui voudra de partir avec vous. » On espérait que l’évêque, fatigué par la lutte, redoutant la colère de Valentinien, abandonnerait volontairement ses ouailles. Il n’en fit rien, et se contenta d’être prêt à tout. On le vit parcourir la ville selon son habitude, visiter les fidèles, prier aux tombeaux des martyrs. Et il continua de vivre ainsi, même après que les ariens, vers la fin du carême, l’eurent inutilement sommé, en vertu de la loi du 21 janvier, de céder la basilique Portienne depuis longtemps contestée. La semaine sainte s’ouvrit ; l’évêque commença les offices dans la basilique Neuve, et la foule s’y porta d’autant plus nombreuse, que l’inquiétude de ce qui allait arriver agitait tous les esprits. Chacun se disait que la colère de l’impératrice mère et de l’empereur ne pouvait manquer d’éclater. Le soir, quand l’évêque voulut se retirer, il en fut empêché par les catholiques, qui lui demandèrent de le défendre et de passer la nuit dans l’église, dans les cloîtres et les logements annexes : car les soldats avaient cerné la basilique, et veillaient sur les issues. Les fidèles se mirent même à construire des barricades intérieures, comme pour soutenir un siège. Ambroise en souriait, et leur rappelait que la garde la plus sûre est celle des anges. On ne sortait, on ne rentrait que par surprise. Pendant toute la semaine sainte, un grand nombre de catholiques demeurèrent ainsi enfermés dans l’enceinte de la basilique. Pour occuper les longues heures, Ambroise instruisait les fidèles ; il les mettait au courant des propositions ou des menaces qui lui étaient faites par la cour ou les ariens, comme au commandant d’une place assiégée ; il insistait sur les limites du pouvoir religieux et du pouvoir civil, et formulait la doctrine qu’il définissait à la fois et qu’il pratiquait avec un égal bonheur : « N’ayez pas peur, mes amis, disait-il, je ne vous quitterai pas, si cela dépend de moi. Je puis soupirer, gémir, pleurer, car les larmes sont les armes véritables du prêtre ;... mais déserter mon église et quitter mes enfants, je ne le ferai pas. Je suis le sujet des empereurs, mais non pas leur esclave. L’empereur est dans l’Église et non au-dessus d’elle. Je dis cela humblement, mais je le soutiendrai fortement. » L’évêque faisait aussi chanter des psaumes et des hymnes en deux chœurs, l’un d’hommes et l’autre de femmes, ce qui n’avait été en usage, jusque-là, que dans les églises d’Orient. Même il composait des hymnes, comme « l’hymne de l’aurore », et ce chef très complet versifiait pour ses troupes, et chantait avec elles. Dans l’assemblée de ces fidèles courageux, qui défendaient Ambroise en l’entourant, il y avait un jeune professeur d’éloquence, célèbre à Carthage, à Rome et à Milan, et qui avait perdu la foi par le désordre des mœurs. Cet homme illustre, ce grand artiste, ce professeur d’éloquence, très aimé de la jeunesse, bien que né de parents chrétiens, n’avait pas encore été baptisé. Il souffrait, ayant laissé le catholicisme, qu’il n’avait jamais bien connu, de ne rencontrer nulle part la vérité. C’était une nature inquiète, ardente et tendre. Augustin était venu là à la demande de sa mère ; il avait promis de suivre la prédication de l’évêque. De son siège épiscopal, Ambroise pouvait voir Monique et Augustin, qu’il connaissait tous deux. « À mesure que le chant ecclésiastique prenait l’accent d’une prière plus pénétrante, il voyait, sur le visage de la mère, la confiance dans le secours divin succéder à l’angoisse de l’amour maternel, tandis que les traits altérés du fils portaient l’empreinte d’une lutte douloureuse, entre l’attendrissement du cœur et la rébellion de l’intelligence 4. »
Augustin admirait l’évêque, et ne le comprenait cependant qu’à demi. Il a écrit lui-même, dans ses Confessions : « J’étais assidu à ses instructions publiques, sans y apporter, d’ailleurs, l’intention requise, mais pour m’assurer si son éloquence était à la hauteur de ce qu’on disait, et si elle se tenait au-dessus ou au-dessous de sa réputation. Je demeurais suspendu à sa parole, insouciant et dédaigneux du fond 5. »
Mais la force de la vérité, bien qu’elle fût combattue, prenait, en ces circonstances, dans ce péril, dans l’unanime conviction de la foule, un avantage qui grandissait, et Augustin a encore écrit : « Je retenais mon cœur sur le penchant de l’adhésion, de peur du précipice, et cette suspension même m’étouffait... Ainsi mon âme souffrante, que la foi seule pouvait guérir, de peur d’être trompée par la foi, se refusait à la guérison 6. » L’heure approchait où la foi serait victorieuse, et l’on peut dire que cet évènement, qui allait donner à l’Église un nouveau docteur, d’un génie et d’une culture incomparable, fut en partie déterminé par la prédication et l’exemple d’Ambroise, pendant le siège de la basilique milanaise.
La fermeté de l’évêque fut encore récompensée autrement. Les troupes envoyées contre les catholiques se relâchèrent de leur surveillance. Bientôt elles furent retirées. La paix n’était point faite. Mais, dès le début de l’année 387, elle fut imposée, à Justine et à l’empereur Valentinien II, par une terrible menace qui arrivait de la Gaule. La Gaule était à ce moment gouvernée par un usurpateur, soldat rude et rusé, qui cherchait un prétexte pour intervenir en Italie. Il avait cru en trouver un dans les désordres de Milan, et, ayant à se plaindre des troupes de Valentinien préposées à la garde des cols des Alpes, il ajoutait à sa lettre un paragraphe, où il faisait mine de protéger les catholiques italiens, et s’indignait contre la persécution dont ils étaient l’objet. Un seul homme connaissait Maxime : c’était Ambroise ; un seul personnage pouvait en imposer à ce chef de la Gaule : c’était l’évêque de Milan. La cour ne pouvait hésiter. Valentinien fit appeler Ambroise, et celui qui venait d’être si injustement traité, depuis deux ans, sortit de la ville après la Pâque de 387, en qualité d’ambassadeur de l’empereur, chargé de se rendre à Trèves, auprès de Maxime, et de sauver l’empire d’Occident.
L’Église, dès ce temps-là, avait souffert de presque toutes les souffrances que pouvait lui causer la méchanceté humaine. Il lui restait à connaître les empiétements des princes convertis, à ne point accepter le joug de la puissance civile, même bien intentionnée, et à refuser de se taire devant les erreurs ou les fautes de ses protecteurs officiels. Ambroise devait connaître un jour cette seconde épreuve, et en sortir, je ne dis point à son honneur, ce qui est une pauvre expression humaine, mais à l’honneur de l’Église. Cet évêque de haute naissance, si cultivé, d’un esprit si prompt, vrai représentant de la civilisation latine dans sa perfection, n’aurait été, vraisemblablement, qu’un orateur teinté de rhétorique, sans le catholicisme. La foi fut sa force. Par elle, il fut un très grand homme : elle l’empêcha d’être esclave de la musique des mots et de la médiocre ambition de la puissance.
René BAZIN, Fils de l’Église, 1927.
1 L’Église et l’Empire romain au IVe siècle, par Albert de Broglie, de l’Académie française, troisième partie, t. II, p. 9 et 10.
2 Albert de Broglie, l’Église et l’Empire romain au IVe siècle, troisième partie, t. II, p. 161.
3 Albert de Broglie, op. cit., p. 167, 168.
4 Albert de Broglie, op. cit., p. 185-186.
5 Confessions, traduction de Labriolle, livre V.