Le crâne

 

COUTUME ESPAGNOLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

René BAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Jadis, à Vitigudino, avait lieu, au commencement de novembre, une curieuse cérémonie, qui se répète encore de temps à autre, le jour de la Toussaint. Cela s’appelle la funcion del ramo. Dans l’après-midi, le curé en chape, accompagné du maire, vient, avec tout le peuple, chercher le seigneur au palais. Ils sont précédés d’un jeune homme qui tient un bâton enguirlandé, et de huit jeunes filles portant, deux à deux, un cerceau couvert de fleurs et de rubans. Le maître du domaine se place entre le maire et le curé, et la procession se dirige vers l’église, pauvre et petite comme une grange. Les jeunes filles chantent, sur un ton triste, une complainte qui commence ainsi :

« De la maison de la tante Jeanne – nous sommes sorties huit jeunes filles ; – toutes pareilles nous entrerons au ciel – en coupant les lis. – Allons, mes compagnes, allons ! – Qu’aucune de nous ne s’intimide, – car les âmes bénies – vont nous venir en aide. – Grâce à Dieu nous arriverons – aux portes de cette église ; – nous lui demandons licence – pour pouvoir entrer dedans. »

L’église est fermée ; le cortège s’arrête ; le jeune homme qui le conduit déclame une pièce de vers, où il expose que tout ce peuple vient prier pour les morts, et que les trépassés, les âmes bénies, comme il dit, attendent ce moment. Qu’on ouvre donc les portes.

Elles sont ouvertes. La foule emplit entièrement l’église, dont les fenêtres sont tendues de noir, et qui se trouve ainsi dans l’obscurité complète, sauf au milieu, où se dresse un catafalque entouré de cierges jaunes, et sur le haut duquel on a posé une tête de mort et des ossements desséchés. Les jeunes filles et le jeune homme se placent, avec leurs cerceaux fleuris, dans la pâle lumière, autour du catafalque. Tour à tour, ils récitent à haute voix des poésies, où ils exposent les souffrances des âmes qui n’ont pas encore satisfait à la justice de Dieu, demandent pour elles la commisération des vivants, déplorent l’oubli où nous laissons nos plus chers parents après que nous avons cessé de les voir, et l’oubli même où nous sommes habituellement de notre fin certaine.

« À quoi pensons-nous, dit l’une des jeunes filles, jeunes hommes et demoiselles, – vous qui êtes de mon âge ? – Nous pensons seulement – à faire comme l’hermine, – à bien garder notre couleur, – à aimer la toilette, – à façonner des nœuds de rubans, – à soigner nos nattes et nos bandeaux, – à bien ajuster nos tailles – Ô corps qui, si rapidement, – et quand tu es le mieux paré, – peux tomber là, comme une pierre ! »

Alors, la dernière de toutes, une orpheline, se penche sur le catafalque, prend le crâne du mort dans une main, les ossements dans l’autre, les élève au-dessus de sa tête, et s’en va à travers l’église sombre, chantant à peu près ceci :

« À qui appartenaient ces os blancs ? Peut-être à un laboureur ou à un berger ? À quelqu’un dont les amis étaient nombreux parmi nous ? Peut-être qu’ils sont là encore, ceux qui l’ont traité d’aïeul, de frère, d’oncle, de cousin ? Il était brave et nous n’y pensons plus, il était bon et nous l’avons oublié. Pauvre ancien du pays, qui étais-tu ? »

Elle est revenue près du catafalque. Des sanglots éclatent. Elle regarde un moment la tête décharnée qu’elle tient dans ses mains, l’approche de son visage, la baise sur ses dents blanches :

« Peut-être tu étais mon père ! » dit-elle.

Et elle la repose sur le cercueil.....

On a beau être un homme, il est impossible de se défendre, à ce moment, d’une émotion poignante. Ces chants lugubres sortis de l’âme populaire, cette obscurité, ce recueillement, ces larmes qu’on devine, cette jeune fille, image de la vie dans son épanouissement, embrassant la mort et appelant son père : tout cela compose un souvenir d’une horreur ineffaçable.

 

 

René BAZIN.

 

Paru dans Échos de Notre-Dame de France en 1908.

 

 

 

 

 

 

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