Saint Guénolé
par
René BAZIN
Lorsqu’on ouvre un de ces vieux livres où la vie des saints de la Bretagne Armorique est contée par l’histoire et chantée par la légende, à voix si douces et si voisines qu’il n’est pas aisé toujours de les reconnaître l’une de l’autre, on rencontre, à chaque page, le nom de la Grande-Bretagne, de l’île peuplée de Celtes aussi et d’où venaient, traversant la mer, vers la Bretagne Mineure, des apôtres qui vécurent parmi nous et figurent parmi nos saints. C’est pourquoi le vieil hagiographe dominicain Albert le Grand a pu écrire joliment, en commençant le récit de la vie de saint Jacut : « Il faut avouer que si nous avons obligation à la Bretagne de nous avoir conservé plusieurs saints et excellents personnages, nous n’en avons pas moins à l’Angleterre de nous les avoir envoyés. » N’est-elle pas la patrie de saint Brieuc, le Gallois ; de Saint Méen ; de sainte Nennok, fille de la race princière de Guthiern ; de saint Goulven ; de saint Malo ; de saint Efflam, l’Irlandais, et de tant d’autres ? Peut-être devons-nous aussi à la Grande-Bretagne ce comte Fragan, qui fut le père de saint Guénolé. C’est possible ; ce n’est pas très sûr, et quelqu’un démontrerait, sans que j’en fusse étonné, que ce comte de Léon, et de Cornouaille, était né dans la presqu’île, et chez nous.
Plusieurs traits de la vie de saint Guénolé, tels qu’on peut les lire dans les auteurs anciens, sont tout à fait hors de doute, par exemple ceux qui se rapportent à l’éducation du petit seigneur, à l’abbaye dont il devint le chef et le modèle, à l’amitié qui le liait au roi de Bretagne. Ils nous remettent dans le vrai d’une époque si facile à trahir, et si souvent trahie par la passion des historiens modernes ; ils retracent un caractère fort net et fort complet ; ils expliquent la piété des provinces celtiques envers un de leurs vieux saints demeuré populaire. Ce sont de belles leçons.
J’ouvre donc l’énorme volume intitulé : « Les vies des saints de la Bretagne Armorique, par Albert le Grand, de Morlaix. » À la date du 3 mars, qui fut celle de la mort de Guénolé, nous apprenons de quels parents il naquit. « Le valeureux et magnanime prince Conan Mériadec, qui, avec son beau-frère Derdon et son neveu Fragan, jeune seigneur de grande attente,... avait favorisé Flave Maxime Clemens en son passage ès Gaules, s’estant fait couronner roy de la Bretagne Armorique, choisit, pour son séjour ordinaire, la ville de Nantes. » Il voulut récompenser Fragan, et le maria à une dame noble, du nom de Guen, c’est-à-dire Blanche. On comprend dès lors que les jeunes époux, retirés dans le comté de Léon dont ils avaient reçu le gouvernement, aient pu nommer leur premier enfant Guénolé, c’est-à-dire : « Il est tout blanc 1. »
Guénolé, comme les enfants de son rang et de son temps, semblait né pour le devoir des armes, car c’est un devoir de prince, et non le dernier, de défendre la terre et les familles qui lui sont confiées. Le comte le voulait faire bon écuyer, bon archer, bon escrimeur d’épée et de hache, bon capitaine de partisans au service du roi breton. Et, quand Guénolé eut une quinzaine d’années, on commença de parler de son prochain séjour à la cour de Nantes, et de lui faire apprendre ce qui constituait alors l’art de la guerre. Guénolé ne se souciait point d’être page ; il s’était promis, en son cœur, au service de Dieu. Il y eut là, entre le père et le fils, une cause de dissentiment et, pour chacun, une épreuve. Elle dura peu, le Ciel s’étant mis du côté de l’enfant. Un jour que Fragan voyageait, escorté, pour quelque affaire de sa seigneurie, il fut, en rase campagne, surpris par un si violent orage et une pluie si serrée, qu’en un moment toute la troupe fut mouillée jusqu’aux os. Ni lui ni ses hommes d’escorte n’étaient gens à se troubler pour un orage ordinaire. Ils en avaient vu d’autres, et leurs cottes et leurs hauts-de-chausses avaient plus d’une fois séché, accrochés à des clous, au retour des manœuvres, dans la salle des gardes. Mais les coups de ce tonnerre étaient si impérieux, les éclairs, autour d’eux, foudroyaient le sol à si courte distance, et ces lances d’or tenaient les compagnons si bien emprisonnés, que le comte, baissant la tête et tendant le dos à la tempête, n’osa changer de place, et pensa promptement que c’était là, – et pourquoi pas ? – un avertissement du Seigneur de toutes choses. Aux heures de grand péril, nous sommes plus aisément de bonne volonté. Il promit que, s’il échappait à la mort, « non seulement il n’empêcherait, mais mesme il induirait son fils à la vie monastique ».
L’orage ayant cessé, Fragan put rentrer au château. Le narrateur ajoute : « La bonne dame Guen et son fils Guénolé estant venus au-devant de Fragan, après les caresses accoutumées, entendirent de lui tout le succès de voyage, et le vœu qu’il avait fait, dont la bonne mère et son fils remercièrent Dieu. »
Dès que les habits furent secs et qu’on eut pris le loisir de préparer le départ du jeune homme, autant dire quelques jours, le comte Fragan quitta de nouveau le château, cette fois pour mener son fils premier-né, son successeur espéré, à l’ermite Corentin, qui vivait en la paroisse de Plou-Wodiern de Cornouàille, à la lisière de la grande forêt du Nevet.
Si l’on veut entendre exactement les choses, Guénolé entrait au petit séminaire. Voici ce qu’on ne sait guère, et ce qu’il faut retenir. Les ermites de ces premiers siècles, du moins les plus fameux d’entre eux, enseignaient la discipline chrétienne, la science des mœurs et les lettres humaines, à des disciples choisis parmi les fils de seigneurs, et aussi dans le peuple. Ils formaient ainsi, parmi des populations encore païennes, ou à demi païennes, des élites religieuses, d’où sortirent beaucoup de saints. Dans un livre savant, publié en 1923, sur la formation de la nationalité au pays de Galles, M. Jacques Chevalier, professeur à l’Université de Grenoble, a relevé ce même trait d’une grande importance historique. Il parle des monastères des pays de Galles et d’Irlande, fondés par des saints illustres, un siècle environ après l’époque où vivait, en Bretagne, saint Guénolé. Mais il est évident que la pensée était la même, d’une rive à l’autre de la mer bretonne, et que les grands abbés du VIe siècle, dans les pays du nord, n’ont fait qu’imiter ce que les ermites de l’Armorique avaient commencé de faire dans l’âge précédent. « Leurs monastères, dit-il, comprenaient, en plus des moines, un grand nombre de discipuli laïques ; de la description du monastère de Cadoc, il ressort que les clercs ne formaient guère que le quart de sa famille monastique... Gildas ne se contente pas d’élever et de plier à la discipline monastique quelques fils de famille nobles ; mais, afin de pouvoir offrir au Seigneur un plus grand nombre de fidèles, moine lui-même, il tire ses disciples des rangs du peuple, et groupe, en compagnies monastiques, les pauvres, les orphelins, les malheureux ; il arrache les esclaves à la servitude où les tenaient les païens : en sorte qu’instruits par son exemple et par sa parole, les peuples de l’Irlande, de l’Angleterre et des pays étrangers, le reconnurent pour leur maître et leur libérateur. Le monastère devint ainsi l’école du peuple 2... » et, selon le mot juste d’un historien de l’Écosse, « le foyer d’une vie nationale nouvelle ».
Ainsi avait commencé de faire, en Bretagne, saint Corentin, et ce n’est là, sans doute, qu’un exemple. Autour de l’ermitage, le fils du comte Fragan eut, comme condisciples, deux jeunes hommes qui devinrent des saints, Jacut et Tugdin, et d’autres comme ce Thethgonus, qui s’endormit dans les champs, en lisant un livre, fut mordu par un serpent, et, tout enflé, déjà noir, dut son salut à la prière de Guénolé, plus puissant en vérité que son père, et comte déjà, à la cour terrestre de Dieu. Les temps étaient rudes ; ils nous paraissent tels surtout à travers l’énorme légende et tous les discours qui déforment les lointains de l’histoire. Il suffit qu’il y eût des serfs, des châteaux forts, des combats de partisans, et parfois des disettes locales ; il suffit de moins, et que le costume ne ressemblât pas à celui d’aujourd’hui, pour que certains décrètent de barbarie toute une époque et tout un peuple. Non, il y avait, çà et là, de la lumière et de la paix, et cela marque un grand progrès sur les âges païens. Une floraison humaine s’épanouissait, dans les monastères d’hommes et de femmes, lis et liserons de la lande ; les violents connaissaient la loi ; le remords souvent galopait en croupe des chevaux d’armes ; des cantiques répondaient aux cris de mort ; des saints se mêlaient aux tribus encore sauvages et séparées, de qui devait naître un jour le royaume de France.
Guénolé ne sortit guère de son Léon et de sa Cornouaille. Il était trop illustre, homme de naissance et de mérite ensemble, pour ne point être obligé, cependant, de quitter la solitude où son âme trouvait sa force et sa joie dans la constante prière. Devenu prêtre, désigné par saint Corentin, – lui-même contraint d’accepter l’épiscopat et de gouverner l’église de Quimper, – pour diriger le monastère de Landévennec, il recevait là, fréquemment, la visite du roi Grallon. C’était presque un voisin, ce roi Grallon, successeur de Conan Mériadec. Avec sa cour et son train, il avait abandonné Quimper, l’ancienne capitale, pour s’établir dans la plaine qui est maintenant la baie de Douarnenez, et dans la ville d’Ys, grande et voluptueuse. Que de chars à bœufs j’aperçois, sur les routes de Cornouaille, et que de gués traversés, d’une berge à l’autre de ces petits fleuves côtiers, que, deux fois le jour la mer fait remonter vers leur source ! Grallon avait besoin d’un conseiller intègre, patriote et non courtisan. En ce temps-là comme à présent, pour d’autres raisons et pour les mêmes, conduire les hommes était une difficile affaire. Et de même que le roi venait à Landévennec, sous prétexte de chasser ou d’y trouver du repos, l’Abbé allait dans la ville d’Ys, pour lui rendre visite.
Guénolé vivait en intimité avec le Paradis, les Bretons le savaient, et c’est ce que veut dire, en tous cas, l’usage qu’on fit de son nom dans la grande légende de la mer bretonne, lorsque les poètes se mirent à raconter la fin de la ville d’Ys. Il priait Dieu si souvent, que Dieu lui répondait, quelquefois, autrement que par la paix habituelle et par le don de sagesse, comme on le peut lire, d’ailleurs, dans la vie de beaucoup de saints. Parmi les traits qu’on raconte du grand Abbé de Landévennec, j’aime surtout ceux qui révèlent en lui la puissance du regard intérieur de l’âme, qui lui permettait de voir ce que nous ne voyons pas. Il désirait, par exemple, d’un désir de sainteté, s’entretenir avec le grand Patrice, apôtre de l’Irlande, afin d’apprendre de lui les secrets de la perfection, infinis comme ceux de la nature. « J’irai, s’il le faut, pensait-il, jusqu’en Hybernie, pour le rencontrer. » C’était, en ce temps-là, un voyage bien difficile, et c’est, de nos jours encore, un long voyage. Tout occupé de ce projet, et demandant au Ciel de connaître la volonté divine, il était demeuré prosterné devant le saint Sacrement, dans l’église abbatiale, après que ses moines s’étaient retirés dans les dortoirs, ayant ensemble chanté matines, et il était donc, environ, deux heures du matin, lorsque Patrice l’Irlandais lui apparut et vint à lui, fraternel et lumineux, disant : « Serviteur de Dieu, pour ne priver tes religieux de ta présence à tant d’eux profitable, et ne t’obliger à un voyage si long et si pénible, Dieu m’a envoyé vers toi. » Aussitôt ils s’entretinrent du gouvernement des monastères, et de la méthode la meilleure de se sanctifier soi-même et de sanctifier les autres, ce qui les mena, toujours parlant et le cœur en joie, jusqu’à l’office de Prime, qui se récite à six heures du matin.
Ainsi encore, la veille au soir du jour où il devait mourir, l’église où il se trouvait prosterné, tout vieux et tout cassé, fut soudain illuminée. Ce grand éclat, vous le devinez, accompagnait un ange, et disparut avec lui, lorsque l’ange eut annoncé que le lendemain serait, pour Guénolé, le jour de la mort et de la récompense. L’Abbé fut tout réjoui de la nouvelle, passa la nuit en oraison, et, le matin venu, assembla, dans la salle capitulaire, ses religieux, auxquels il raconta sa vision et fit un dernier commentaire de la Règle. Puis il se choisit lui-même un successeur, nommant à sa place son disciple Wennaël ; après quoi, s’étant un peu reposé, car la fièvre le tenait bien fort, il se fit mener de nouveau à l’église : le vieux chêne, sentant la cognée, voulait tomber du côté où plongeaient ses racines. Toute sa résolution d’âme, Guénolé l’employa à célébrer la messe conventuelle, à communier tous ses moines, à tracer dans l’air, au-dessus de l’assemblée, le dernier signe de croix. Dans l’église, autour de lui, il apercevait des troupes d’anges descendus en ambassade, compagnons de l’éternité. La douleur qui le dissolvait ne lui était de rien. Il expira dans la joie, à l’autel, le troisième jour de mars, dans la trente-huitième année de sa profession religieuse.
Nous répéterons que cette histoire de l’aïeul des saints bretons est, en somme, un portrait.
La tradition rapporte qu’il était extraordinairement grand. Elle dit que Guénolé avait tant de révérence pour Dieu présent parmi nous qu’on ne le vit jamais assis dans les églises. Il était à genoux, ou « sur bout ». Son humeur était d’une égalité voulue, donc héroïque. Les chagrins ne le rendaient pas triste ; on ne le voyait pas se réjouir immodérément. D’esprit net, persuasif, et de cœur débonnaire, on dut voir en lui la promesse d’un temps où il y aurait beaucoup de justice et une paix fraternelle entre les hommes. Ses contemporains firent sans doute, pour leurs petits-enfants, ce rêve qui échappa à ceux-ci, comme il nous échappe à nous-mêmes : ce qui rapproche singulièrement les âges.
L’abbaye de Landévennec fut détruite au Xe siècle par les Normands, puis rebâtie au XIe. Pour la seconde fois, elle est, depuis longtemps, ruinée, et sans doute à jamais. Des pans de murailles, quelques bases de colonnes et de piliers indiquent le lieu où s’élevait l’église du plus célèbre monastère de la Bretagne. Mais le nombre est toujours grand des églises et des hommes vivants qui ont été placés sous le patronage du fils du comte Fragan, et de la dame qui voulut le nommer au baptême : « Il est tout blanc. »
René BAZIN, Fils de l’Église, 1927.
1 Au temps d’Albert le Grand, qui écrivit son livre entre 1628 et 1634, le manoir de Lez Guen existait encore dans le Léon, et la chapelle était dédiée à saint Guénolé. La famille du dominicain dom Le Grand était de ce diocèse ; elle portait pour armes : d’azur à trois feuilles de trèfle d’argent ; deux en chef, une en pointe.
2 Essai sur la formation de la nationalité et les réveils religieux au pays de Galles, des origines à la fin du VIe siècle, par Jacques Chevalier, professeur à la Faculté des Lettres de l’Université de Grenoble. Paris, Félix Alcan, 1923.