Il faut que France,
il faut que chrétienté continue
par
Manuel BEAUFILS
I
Un élan spirituel est nécessaire dans l’âme des peuples qui veulent vivre, même si cet élan n’est qu’un commencement, même s’il est ressenti confusément, même s’il n’est que la trace instinctive d’une tradition.
Pour les peuples qui combattent pour leur existence, qui veulent défendre ou retrouver leur héritage, il n’est pas suffisant que cet élan soit juste approché, juste ressenti ; mais il faut en outre qu’il soit au-dessus et plus fort que les autres facteurs l’action.
Enfin il est absolument nécessaire que cette force spirituelle remplisse entièrement et qu’elle remplisse toute seule le cœur des hommes qui doivent être les guides, les points de ralliement, les chefs de ces mêmes peuples.
Cette force de l’esprit, si nous la laissons à ce point là est encore une force morte.
C’est seulement lorsqu’elle sera devenue foi – (quand nous disons qu’elle sera devenue foi, nous ne voulons pas dire qu’elle y sera parvenue par une suite de pauvres raisonnements, par une série de pauvres apports chichement mesurés, mais que son point de départ, son essence même, son cheminement étaient faits d’une tendresse irremplaçable, d’un amour qui ne s’acquiert pas, et que son point d’achèvement est un point d’éclatement) – c’est seulement lorsqu’elle aura créé une vie neuve qu’elle aura obligé à des attitudes, qu’elle aura nourri pour être nourrie à son tour par cette vie qu’elle a elle-même provoquée, qu’elle sera étayée, prouvée, affirmée par sa projection charnelle, qu’elle sera le matériau et que ce sera le matériau qui servira à faire la charpente, qui fera le chantier pour faire grandir le tout ensemble, alors seulement cette création spirituelle sera mystique, alors seulement elle sera action.
Nous voyons donc que tout cela ne peut être confié uniquement à la pensée. C’est à des hommes qu’il est dévolu de porter cette mystique.
De la porter sur leurs épaules de paysans, d’ouvriers, de patrons, d’intellectuels, de la porter enfin sur leurs vraies épaules.
Et là encore il faudra qu’ils la montent plus haut, au bout de leurs bras, pour qu’elle soit au-dessus de leur tête, au-dessus de tout le reste.
Il faudra de bons bras et de bonnes épaules pour la porter longtemps et avec confiance, et avec joie.
Ils ne pourront le faire que s’ils sont forts, mais cette mystique qui est au-dessus de leur tête – et si elle y est c’est grâce à eux – elle sait que c’est elle qui leur donne de la force, et eux qui la portent le savent aussi. Il leur arrivera d’être fatigués, et même plusieurs fois pendant la marche, mais c’est ainsi, parce que ce sont simplement des hommes, de simples hommes, qui vivent dans leur mystique, par elle, grâce à elle, pour elle, parmi leurs travaux d’hommes.
Ce qui est nécessaire à la mystique, c’est que ces hommes soient là, qu’ils soient fatigués par elle, ce qui prouve bien qu’ils sont là.
Qu’ils soient partis en la portant, parce qu’il faut bien le dire, elle les aide à porter, mais aussi et surtout elle les guide.
Elle voit mieux que tous les autres, puisqu’elle est la plus haute, la mieux placée. Elle voit mieux le chemin et les croisements difficiles, et les dépassements nécessaires.
À cause d’elle, par elle, il y a un chemin de choisi, et c’est là le point important, et ce qu’il y a de plus important encore, ce n’est pas d’aller ou vite ou moins vite, de faire de grandes ou de petites étapes, ce qui importe, et par elle on ne risque rien, c’est de ne pas sortir du chemin.
Si la mystique peut tout cela, c’est qu’elle a un état particulier, un bel état, et il n’y a qu’elle qui l’ait. C’est qu’elle est une triple accointance de pensée, de foi, de vie.
Et l’on comprend bien qu’une pensée si haute, si pure qu’elle soit, ne pourra jamais vivre comme une mystique, parce qu’il lui manque des bras, des jambes, des mains d’homme.
Une mystique est aussi autre chose, sur le plan de vie d’un homme, qu’une morale. Une morale est un cadre, un discernement, une obligation souvent passive, une nécessité de vie avec son prochain, tandis qu’une mystique est d’abord une nécessité de vie à soi, propre à soi, une vie entière, avec toute sa fécondité renfermée en elle et aussi sa valeur impérieuse d’élan, de bondissement.
II
Pour nous il y a Chrétienté.
Pour notre sol, parce qu’il est sol de France, habité par des Français, qu’il y a déjà habitude entre la Chrétienté et ce pays ; pour nous il y a Chrétienté française.
Elle est vraiment à nous, pour nous. Elle peut vraiment être portée par le peuple de France. Il l’a bien prouvé, qu’il pouvait la porter, et il l’a portée. Elle est entre de bonnes mains quand c’est à la tenir que ce peuple emploie ses mains.
Elle est une suite
une tradition
une continuité.
Elle est propre à notre peuple, elle est bien à lui, elle est de son être, elle est de sa foi.
Elle n’est pas empruntée, mais au contraire, elle a vécu là, elle a vécu là mieux que partout ailleurs.
Elle est un rempart contre les mystiques qui nous viennent d’ailleurs, qui sont contre notre conception de la vie, contre nos croyances, contre notre jugement, contre notre manière d’être, contre notre esprit, contre la vérité.
Elle est comme la charrue qui fait reculer la forêt, la forêt barbare, l’empêche d’empiéter et toujours tenue par les mêmes mains, des mains françaises, trace le sillon dans la terre de chez nous, comme nous aimons les sillons bien faits, à la française. Puis cette charrue peut servir à d’autres pour tracer d’autres sillons dans d’autres terres, tenue par d’autres mains, pour faire des sillons comme il faut qu’ils soient faits, mais qu’on ne peut faire qu’avec une bonne charrue.
Cela et tout cela ensemble est notre mystique même, avec ce couronnement – miraculeuse accointance de Chrétienté et de vocation française – que cette mystique, notre mystique, est de vérité, de justice.
Elle a besoin d’être portée par un grand peuple, elle oblige à être un Peuple.
Il faut que France
Il faut que Chrétienté continue.
III
Cette terre de France est de Chrétienté. Les hommes de ce sol ont été de France et de Chrétienté. Cette terre est restée marquée de l’empreinte ineffaçable ; ses fils peuvent ne plus donner leur âme pour recevoir cette grâce, une telle terre les marque quand-même, avec ou contre eux. Quand ils vont ensemble, la terre et les hommes, ils font un Peuple. S’ils n’acceptent pas ou luttent contre cette vocation, ils luttent contre la terre elle-même, ils défont ou cherchent en vain l’assemblage unique au monde.
La marque de la terre est irremplaçable – la vocation des hommes est de leur volonté.
Ces hommes (les pécheurs), ces héros, ces saints, ont fait cette Chrétienté française – ils ont fait les plus beaux labours, les seuls même qui méritent d’être comptés – ils ont accepté, mérité, forcé la grâce – ils ont bâti la maison avec le Christ – ils ont fait la route droite comme une barre et aussi « la flèche irréprochable et qui ne peut faillir » – ils ont ajouté leur peine à la peine de ceux d’avant – ils ont gardé leur fidélité, « une fidélité plus forte que la mort » – un siècle après l’autre, ils ont fait leur terre et porté leur foi.
« Deux mille ans de labeur ont fait de cette terre
Un réservoir sans fin pour les âges nouveaux,
Mille ans de votre grâce ont fait de ces travaux
Un reposoir sans fin pour l’âme solitaire. »
Tout cela et toutes leurs forces, tout ce consentement et toute cette peine n’ont pas été vains
Dans cette terre de choix, le sillon a été si bien fait, si bien approfondi, capable de recevoir et de contenir les belles eaux courantes, les eaux d’hiver et les gros orages – tant de fois, durant tant de siècles, tracé au même endroit, il a marqué pour toujours la meilleure, l’unique place.
C’est ainsi que s’est fait un jugement organique, de dedans, profond, un jugement de Peuple.
C’est ainsi que tout un peuple avait rendu temporel le jugement du Christ.
C’est ainsi que tout un peuple avait rendu Français ce jugement Chrétien.
C’est ainsi que tout un peuple était de France et de Chrétienté.
Il y a un jugement de race qui est un jugement de maison, qui est un jugement d’homme
« Nous avons connu un temps où, quand une bonne femme disait un mot, c’était sa race même, son être, son peuple, qui parlait, qui sortait. »
Et c’est ainsi que ce jugement était de chacun, qu’il était différent de l’un à l’autre et qu’il faisait quand-même un jugement de race.
Il était de chacun et tous s’y retrouvaient, l’admiraient, le trouvaient bien. Il fallait qu’il sortît de chacun, autrement ils ne l’auraient point aimé, point reconnu, point voulu, point suivi.
Ce temps n’est pourtant pas très loin. Des pères de nos pères, peut-être.
« Et quand un ouvrier (en ce temps-là) allumait sa cigarette, ce qu’il allait vous dire, ce n’était pas ce que le journaliste a dit dans le journal de ce matin. »
Toute leur vie qui avait inscrit ce jugement était du même coup commandée par lui. Leurs gestes étaient humains, chrétiens, de mœurs chrétiennes. Tout leur amour, leur charité, leur honneur du travail, tout enfin était en plein dans cette insertion du spirituel dans le charnel, de la vocation française dans la Chrétienté.
Pesez un peu tout ce qu’il y a de jugement, tout ce qu’il y a de terre lorraine et de chrétienté dans ces paroles qu’Hauviette, la compagne de Jeanne, met dans la bouche des laboureurs de son pays :
« Jeannette, écoute-moi bien,
« Écoute, je ne voudrais pas dire une bêtise, mais au fond je crois bien qu’ils aiment tout de même autant le labour et les semailles que la moisson. Ils aiment autant au fond labourer que moissonner et semer que récolter, parce que tout cela c’est le travail, le même sain travail à la face de Dieu. »
Tout cela est l’Héritage.
Le premier manquement est de ne pas avoir de jugement ou de garder celui de l’habitude. Plus angoissant, d’une mortelle gravité est le jugement emprunté, ce jugement que l’on a appris ou que l’on a subi sans s’en rendre compte, mais malgré tout avec son appui à soi, avec sa paresse, et que l’on donne comme étant de soi, puisqu’on l’énonce.
Le monde moderne est le monde du jugement accepté, du jugement imposé. Le mal a là une voie toute prête, bien faite, facile.
Le jugement à soi est une fidélité. La première fidélité. La nécessité première pour recouronner l’œuvre. C’est peut-être l’articulation essentielle pour retrouver ou refaire de la grandeur dans la vérité et la justice. C’est en tous cas l’articulation centrale, celle qui est au centre et jointe les autres, si l’on veut être dans notre mystique et pouvoir la porter.
IV
Retrouver son jugement à soi, parce que pour un Français ça se retrouve, c’est peut-être aussi difficile que de le faire, mais au moins c’est plus sûr. Ceux qui rencontreront le plus d’entraves à cette première libération seront les intellectuels. Il leur faudra briser, tailler, quelquefois tout oublier, pour retrouver la vocation première.
Pour tous, les pauvres ou les princes, il leur faudra rompre avec toutes les disciplines. La France a perdu toute sa force dans ce fait inexplicable, de voir ce peuple plein d’une liberté propre adhérer avec une faculté maladive (et c’est bien de maladie qu’il s’agissait) à toutes les disciplines, accepter tous les jugements qu’on lui imposait.
Tout n’était plus que discipline, on obéissait au mot d’ordre. La vérité ou le mensonge se mesurait d’abord à l’étiquette partisane de l’homme ou de la faction qui l’avait énoncé. Une vérité de droite devenait une tromperie ou une astuce, une vérité de gauche, une saleté démagogique.
Et les Français marchaient comme un seul homme. Presque plus – ou très peu – avaient cette réaction, ennemie de l’ordre, de la discipline, qui veut qu’une saleté soit une saleté, un salaud un salaud, une lâcheté une lâcheté. Ils se croyaient libres, individualistes, plus malins que les autres parce que le monde moderne (section française) leur avait laissé un hochet, le Système D. Tromper son percepteur ou essayer de ne pas payer son tramway était devenu le signe accepté, moral, suffisant, de la liberté individuelle française.
Rompre avec toutes les disciples parce qu’elles remplacent le manque de jugement à soi, et évitent de le rechercher. Seule la discipline incluse dans la valeur morale de l’homme retrouvant sa pensée, pourra donner cette force qui manque et qui fait un peuple.
Pour un Français, il y aura toujours un péché à la base si, dans la recherche du bien commun, il n’y a pas l’effort pour retrouver son héritage, sa fidélité, son jugement à soi.
Et c’est ainsi parce que le jugement de ce peuple relève du Christ et de la France.
Un jugement français est un jugement à soi.
Un jugement à soi est de Chrétienté française.
Un geste français est un geste chrétien.
Un jugement de chrétienté française est un jugement français.
Et c’est ainsi, qu’on le veuille ou non, et tous les entendements, tous les raisonnements, toutes les philosophies du monde n’y peuvent rien.
Manuel BEAUFILS, Textes et travaux
de l’Ordre des compagnons de Péguy.
Paru en 1945 dans Les Œuvres nouvelles, vol. V,
Éditions de la Maison française, New York.