Un siècle de Chateaubriand
par
Emmanuel BEAU DE LOMÉNIE
Le centenaire de la mort de Chateaubriand, qui, depuis ces dernières semaines, et pendant plusieurs mois, sert d’occasion à une foule de cérémonies et de manifestations variées, va prêter plus encore que beaucoup d’autres à ces malentendus regrettables dont certains seront comiques et d’autres même assez choquants.
Écrivain et homme politique, prenant toujours position avec un éclat retentissant, Chateaubriand a, pendant sa vie, comme depuis sa mort, inspiré tour à tour les sentiments les plus ardents et les plus opposés. Dès ses premiers débuts avec Atala et Le Génie du Christianisme, s’il était accueilli par le public avec enthousiasme, il était attaqué avec une âpre violence par les critiques alors les plus officiels du monde académique. Quelques années à peine plus tard cependant, Napoléon, alors à l’apogée de sa puissance et désireux de se concilier par une intervention flatteuse cette renommée naissante, exigeait que l’Académie française l’élût. Mais, aussitôt après, il l’avait lui-même, jusqu’à la fin de son règne, soumis à toutes sortes de brimades de police.
Puis l’Empire s’était écroulé. La monarchie des Bourbons était revenue et, au bout de quinze ans, était tombée à son tour. Chateaubriand, entré à la Restauration dans la carrière parlementaire, avait vu dès lors grandir sans cesse l’éclat de son nom. Si de nouveau, à l’occasion des polémiques auxquelles il se mêlait pendant quelques années avec passion, il était par intervalles en butte à des attaques violentes, sur lesquelles nous aurons à revenir, tout de suite, avec une sorte d’unanimité enthousiaste, l’élite de la jeune génération romantique débutante, celle des jeunes gens qui, nés avec le siècle au lendemain de la crise de 1789, allaient bientôt s’imposer au premier rang dans tous les domaines, le proclamait son maître et chantait ses louanges, cependant que toutes sortes de brillantes affections féminines, qui, dès ses premiers succès, s’étaient attachées à lui, l’entouraient et le soutenaient de leur prestige.
Dès 1820, Victor Hugo, dans une revue, le Conservateur Littéraire, qu’il venait de fonder, écrivait : « Dans cette époque de stérilité littéraire et de mesquinerie politique chaque ouvrage de M. le vicomte de Chateaubriand est un triomphe pour les lettres, et, ce qui est plus rare, un service pour la monarchie... L’homme d’État et l’écrivain brillent avec une égale majesté ; et c’est une chose consolante, dans ces temps de sophismes, que la politique de M. de Chateaubriand, toute généreuse, soit en même temps si juste et si forte de raison. »
Un peu plus tard, Lamartine, dans une sorte de manifeste intitulé : Des Destinées de la Poésie, où il analysait la formation de ses idées dans les derniers temps de l’Empire, évoquant ce que, dès ce moment-là, sous le poids de la dictature napoléonienne, Chateaubriand avait représenté alors pour la jeunesse, écrivait : « Son âme grande et généreuse donnait aux chants du poète quelque chose de l’accent du citoyen. Il remuait toutes les fibres généreuses dans la poitrine, il ennoblissait la pensée, il ressuscitait l’âme ; c’était assez pour tourmenter le sommeil des geôliers de notre intelligence... Il fut de notre sang, nous fûmes du sien ; et il est peu d’entre nous qui ne lui doive ce qu’il fut, ce qu’il est ou ce qu’il sera. »
Sainte-Beuve, de son côté, écrivait en 1834 : « Toute l’école littéraire moderne émane plus ou moins directement de lui... Politiquement, son rôle n’est pas moins à peu près unanimement apprécié aujourd’hui. » Plus tard, même encore dans les toutes dernières années du grand homme, en 1844, il le célébrait sur le même ton : « Voilà près d’un demi-siècle, déclarait-il, que M. de Chateaubriand a inauguré notre âge par Atala, par Le Génie du Christianisme, et s’est placé du premier coup à la tête de la littérature de son temps. Il n’a cessé d’y demeurer depuis. Les générations se sont succédé, et, se proclamant ses filles, sont venues se ranger sous sa gloire. » Et il terminait son article en proclamant « l’avide et affectueuse vénération de tous » dont Chateaubriand, assurait-il, était entouré.
Et de fait si, après la chute des Bourbons en 1830, Chateaubriand avait quitté la vie publique, jusqu’à la fin, malgré sa retraite, dans le salon de l’Abbaye-aux-Bois où Mme Récamier, comme lui vieillissante, entretenait avec art le culte de sa gloire, à côté de ses plus anciens fidèles toutes les célébrités ou notoriétés montantes des générations successives, un Balzac, un Augustin Thierry, un Quinet, tout comme Victor Cousin, Saint-Marc Girardin, Tocqueville, Ozanam et tant d’autres, venaient lui rendre hommage. Et cette cour apparaissait par moments si brillante qu’un jour Sainte-Beuve, dans un accès d’émotion, au sortir de l’Abbaye-aux-Bois, écrivait : « Cour de Ferrare, jardins des Médicis, lieux où se sont groupés des génies, des affections, des gloires, faut-il vous envier, et n’enviera-t-on pas un jour ceci ? »
Et puis Chateaubriand était mort. Et tout de suite, avec une surprenante rapidité, le ton avait changé. Sainte-Beuve le premier, comme pour se venger des flatteries dont il l’avait plus qu’aucun autre accablé de son vivant, s’appliquait à présent à se renier. Si, dans le volume qu’il intitulait Chateaubriand et son groupe littéraire, il condescendait encore à reconnaître que l’écrivain, chez lui, dans la première partie de sa carrière surtout, avait été de grande classe, il condamnait l’homme avec une sorte d’acharnement, l’homme privé aussi bien que l’homme public. En une série de notes fielleuses, il collectionnait les informations, plus ou moins appuyées de preuves, qui pouvaient porter atteinte à la dignité de sa vie intime. Il ne s’en tenait pas là. Il affirmait que son catholicisme, son royalisme n’avaient été qu’hypocrisie et mise en scène, que sa carrière politique tout entière avait été dominée non par des convictions, mais par des rancunes. Sous prétexte que Chateaubriand avait, sous la Restauration, polémiqué avec passion, que ses coups avaient porté tour à tour sur des hommes classés à gauche et sur d’autres classés à droite, il l’accusait de versatilité, d’inconstance et de jalousie. Il écrivait expressément : « Une âme qui, s’est un jour ouverte à de telles passions, à des haines aussi atroces, s’est empoisonnée elle-même... Ce n’était pas un homme d’État ni un vrai politique. »
Depuis lors, le ton est à peu près unanimement resté le même. Une sorte de représentation officielle s’imposait d’un Chateaubriand dont toute la carrière n’aurait été qu’hypocrisie, cabotinage, dilettantisme, insincérité pompeuse inspirée par un tempérament d’anarchiste, et dont l’influence aurait eu pour unique résultat de nuire aux causes qu’il prétendait défendre, à la cause religieuse comme à la cause monarchique en particulier. Et, en 1898, à l’occasion du cinquantenaire de sa mort, le jeune Charles Maurras, alors débutant dans la presse conservatrice, résumait et exagérait encore cette thèse dans une brochure restée célèbre, qu’il intitulait Chateaubriand ou l’anarchie, et où il écrivait entre autres : « On a nommé Chateaubriand un épicurien catholique... Je le dirais plus volontiers un protestant honteux, vêtu de la pourpre de Rome. Il a contribué presque autant que Lamennais, son compatriote, à notre anarchie religieuse. Si Le Génie du Christianisme lui a donné l’attitude d’un farouche adversaire de la Révolution, de fait, il en a été le grand obligé. »
Malgré cela, cependant, la vie et l’œuvre de Chateaubriand continuaient à intéresser, à inspirer toutes sortes de travaux et de recherches. Des critiques littéraires, des universitaires, à qui mieux mieux, multipliaient les ouvrages à lui consacrés.
Les uns cherchaient à reconstituer, jusqu’au moindre détail, les étapes encore peu connues de sa carrière. D’autres, plus nombreux encore, Bardoux, André Beaunier, Monglond, M. Herriot, se plaisaient à évoquer la galerie si diverse des amis, des familiers, hommes et femmes, qui l’avaient entouré de leur affection, qui s’étaient attachés à lui, et dont beaucoup lui doivent d’avoir passé à la postérité.
Ses ouvrages enfin servaient de sujet à d’innombrables publications de critique et d’érudition. Par une sorte de curieux paradoxe, il est vrai, la plupart de ces zélés et souvent consciencieux chercheurs demeuraient, semblait-il, dominés, vis-à-vis de leur héros, de ce réflexe de défiance que le Sainte-Beuve d’après 1848 avait le premier mis à la mode.
Ceux qui s’occupaient des amis et des amies de Chateaubriand étaient bien obligés de constater qu’il avait su inspirer des affections durables et profondes. Mais ils ne voulaient le plus souvent voir là qu’une illusion ; ils s’appliquaient à démontrer que Chateaubriand avait été un cœur irrémédiablement égoïste et sec, toujours prêt à exploiter les dévouements qui, par on ne sait quelle mystérieuse chance, s’attachaient sans cesse à lui. Et, s’il leur arrivait de constater quelque brouille, elle était, pour eux, toujours de sa faute.
Ceux qui examinaient sa vie, sa carrière et son œuvre étaient, dans la plupart des cas, occupés avant tout à essayer de le prendre en faute, de découvrir chez lui quelque trait de mauvaise foi ou de tromperie. M. Gustave Bédier, par exemple, s’appliquait, armé de cartes et de guides de l’époque, à démontrer que, lors de son voyage en Amérique, il n’avait pu matériellement avoir le temps de visiter tous les lieux qu’il disait avoir parcourus. Hazard et Mme Durry, auteurs d’une édition critique de son Dernier Abencérage, allait, c’est peut-être l’exemple le plus pittoresque, rechercher un calendrier du temps pour assurer que s’il avait décrit un clair de lune à Grenade, cette description n’avait pu être faite que de chic ; car, pendant les quelques nuits qu’il avait passées dans la ville, il n’y avait pas de lune.
Sans doute, il arrivait parfois à certains de s’attirer quelque réplique un peu gênante. Ici ou là, à côté de la longue série des critiques acharnés contre lui, quelques-uns avaient l’audace de prendre sur tel ou tel point sa défense. M. Émile Henriot, un jour, par exemple, à propos de l’affaire du clair de lune de l’Abencérage, remarquait et osait faire observer par écrit que Hazard et Mme Durry, dans leur examen du calendrier, s’étaient trompés d’année, et que Chateaubriand avait parfaitement pu voir la lune briller à Grenade.
Ce qui était plus sérieux, M. Victor Giraud prenait, dans une série de solides ouvrages, la défense de ses positions religieuses. M. Albert Cassagne entreprenait une première étude sérieuse et objective de sa carrière politique, que sa mort à la guerre interrompait, mais que j’ai reprise par la suite et que je me suis efforcé de mener à bien.
La réaction ainsi amorcée se poursuivait et paraissait tout d’abord si bien se développer qu’en 1930 un groupement se constituait, la Société Chateaubriand, auquel adhéraient tout de suite un certain nombre des notabilités littéraires du moment, et qui, d’après l’article premier de ses statuts, se proposait de « servir la mémoire de Chateaubriand ».
En 1936 encore, dans un ouvrage qu’il consacrait à Chateaubriand et qui vient d’être réédité, M. Maurois, qui sera un des orateurs des séances de Sorbonne, reprenait à son compte, sans y modifier grand-chose, les appréciations sévères ou dédaigneuses de ses prédécesseurs. Après avoir défini son héros en l’appelant un « insupportable homme de génie », après avoir affirmé, entre autres : « Royaliste, il allait contribuer plus que personne à détruire la monarchie légitime... Entre les partis qui se disputaient les gouvernements du pays, il ne sut jamais choisir », son plus grand éloge consistait à écrire en conclusion à la dernière page de son livre : « Une tentative exagérée pour faire de sa vie une œuvre d’art, puis une autre, celle-là réussie, pour faire sur sa vie une œuvre d’art, telle fut à peu près l’histoire de François-Relié de Chateaubriand. »
Et, tout récemment enfin, M. François Mauriac, dans un long article du Figaro Littéraire, spécialement écrit pour inaugurer les commémorations du centenaire, nous expliquait que, « si nous avons la faiblesse de chérir Chateaubriand », sa place, « dans l’ordre de la vraie grandeur », était loin derrière celle de beaucoup d’autres, derrière celle d’Arthur Rimbaud en particulier ; et qu’il n’est pas très sûr, en somme, « que ses convictions religieuses aient été de meilleur aloi que celles qu’il professait en politique ».
Tout cela, ainsi résumé, apparaît bien déconcertant. Si Chateaubriand a été effectivement aussi « insupportable », aussi peu sincère, aussi décevant à tous points de vue, en somme, qu’on nous le présente depuis cent ans, comment se fait-il que, tout au long de sa longue vie, avant même la publication posthume de ses mémoires qui, au dire de M. Maurois, ont été sa seule œuvre d’art réussie, il ait excité dans toute l’élite des générations successives qui pouvaient l’approcher tant de dévouements et tant de juvéniles enthousiasmes ? Comment se fait-il que, malgré tant de critiques qui, par la suite, se sont appliqués à dénoncer ses faiblesses, sa figure, sa carrière, son œuvre continuent à tant retenir l’attention ?
Je voudrais essayer de répondre à ces questions. Je crois être mieux armé que d’autres pour le faire. Je suis lié par tradition directe de famille au souvenir de ceux qui l’ont connu de plus près. Il y a juste cent ans, dans le numéro de la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1848, mon grand-père, tout chargé encore des souvenirs recueillis par lui dans sa longue et intime fréquentation de l’Abbaye-aux-Bois, écrivait déjà un article sur le thème que je reprends aujourd’hui. C’est ma famille qui a hérité de toutes les archives de Mme Récamier, qu’elle a par la suite ouvertes, avec une libéralité dont elle n’a pas été toujours récompensée, à tous les chercheurs, depuis M. Herriot et jusqu’à M. Levaillant, et dont je suis aujourd’hui le dépositaire en son nom. Pour moi-même, je ne me suis pas contenté de passer d’assez longues années à travailler sur Chateaubriand. Je me suis attaché depuis à étudier l’ensemble des courants d’idées et de la structure sociale du XIXe siècle.
Or, à mon avis, ce qui a le plus souvent faussé les points de vue de beaucoup de nos chateaubriandistes contemporains, érudits ou chroniqueurs spécialisés dans la critique littéraire, c’est que, lorsqu’ils s’appliquaient à évoquer l’homme, sa carrière et son œuvre, ils manquaient d’ordinaire de la formation historique propre à leur permettre d’apprécier le vrai sens, la vraie portée et la valeur de ses principales réactions.
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Ce qu’on voit d’ordinaire surtout chez Chateaubriand écrivain, c’est le poète en prose, le père de René, le styliste développant en images éclatantes quelques-uns des grands thèmes lyriques d’émotion, d’inquiétude et de sensibilité religieuse que devait reprendre par la suite la littérature romantique de la première moitié du siècle.
Et certes tout cela a été. Mais d’abord, dans l’ensemble de son immense œuvre écrite, la littérature d’imagination n’a tenu qu’une place somme toute assez restreinte, avec ses trois petits contes d’Atala, de René et du Dernier Abencérage, avec son épopée des Martyrs et quelques-uns de ses couplets lyriques des Mémoires d’outre-tombe ou du Génie du Christianisme. Même, si l’éclat et, par certains côtés, la nouveauté du style avaient une solidité qui avaient tout de suite contribué à imposer son nom, certains de ses thèmes descriptifs ou sentimentaux n’allaient guère plus loin que ce qui, par Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre et d’autres écrivains du temps, aujourd’hui oubliés, était déjà dans le domaine courant. L’ensemble eût vraisemblablement assez peu duré. En tout cas, la carrière de Chateaubriand eût été tout autre, son prestige et son autorité de son vivant infiniment moindres s’il n’y avait pas eu Le Génie du Christianisme.
Petit cadet de Bretagne, jeune officier d’ancien régime sans fortune, qui avait eu ses vingt ans à la veille de 1789, il avait abordé l’existence avec beaucoup des habitudes et des manières de penser de la jeune et légère aristocratie de son temps, passionnée de littérature, frondeuse et attirée par les idées nouvelles des « philosophes » ; mais aussi avec un orgueilleux sentiment de l’honneur et avec une exceptionnelle envergure d’esprit et d’imagination, encore à demi inconsciente d’elle-même, qu’une éducation assez superficielle n’avait ni nourrie ni orientée, et qui seulement, au départ, lui inspirait par bouffées des rêves impatients et confusément inquiets d’ambition et de succès.
Dès les premiers troubles, dès que l’armature sociale avait commencé à s’effriter, il avait réagi avec plus d’inquiétude que beaucoup d’autres. Trop instinctivement lucide déjà pour se faire d’illusions sur les faiblesses de son entourage, mais trop fier pour songer à profiter des circonstances en reniant les siens, il avait commencé par essayer, pour voir venir, d’un voyage en Amérique sous un prétexte d’exploration fort vague, même à ses propres yeux. Puis, apprenant que la vie du roi était menacée, il avait pris le parti de revenir rejoindre l’armée des émigrés, par point d’honneur, sans trop croire au succès. Cependant il avait fait campagne, pour de vrai, dans des conditions très dures. Il avait, lui, officier, servi volontairement comme simple soldat. Il avait été blessé ; il était tombé malade. Physiquement épuisé, interdit de séjour en France, sans ressources, il avait dû se réfugier en Angleterre, où il avait connu quelques années d’atroce misère matérielle et de profond désarroi intellectuel et moral. Son premier réflexe avait été de soulager ses angoisses en composant son petit roman demi-autobiographique et désespéré de René, qui n’a de sens que si on le replace dans l’atmosphère où il a été conçu, que si l’on se rend compte qu’il s’agit des divagations d’un jeune et pauvre exilé, momentanément privé de toute raison de vivre par l’écroulement de la société tout entière. Lui-même, plus tard, se rendant compte comment, une fois la crise passée, on n’en comprenait plus le caractère, devait écrire dans ses mémoires : « Une maladie de l’âme n’est pas un état permanent et naturel... Si René n’existait pas, je ne l’écrirais plus ; s’il m’était possible de le détruire, je le détruirais. »
Bien vite, du reste, il s’était ressaisi. Ces raisons de vivre qui lui manquaient, il les avait cherchées en essayant de se découvrir à lui-même une loi par l’étude de l’histoire. Isolé comme il l’était, sans autre vraie culture encore que celle qu’il s’efforçait de se donner à lui-même, il avait cherché longtemps au hasard. Il avait composé une sorte d’énorme et confus ouvrage de philosophie historique qu’il appelait L’Essai sur les Révolutions, qui était plein de contradictions, et dont, avant même de l’avoir achevé, il reconnaissait lui-même les incohérences et les faiblesses.
Mais peu à peu, à mesure qu’il travaillait, une idée nouvelle s’était imposée à son esprit. Longtemps, comme la plupart de ceux de son temps et de son âge, il avait été dominé par les thèses des philosophes de la fin du siècle qui avaient condamné et rejeté le christianisme comme une force rétrograde de tyrannie et d’obscurantisme. Armé de ses nouvelles lectures historiques, il découvrait qu’en réalité, depuis dix-huit cents ans, le christianisme avait été l’élément civilisateur essentiel de la société moderne, qui avait assuré à la fois l’ordre et toutes les formes de progrès. Et il se mettait à la composition d’un nouvel ouvrage, qui allait être son Génie du Christianisme.
Cette fois, il avait trouvé un sens, une ligne directrice à sa vie jusque-là désorientée. Il se trouvait engagé dans la voie qui allait à la fois lui assurer ses plus éclatants succès et dresser contre lui les adversaires dont les attaques ont poursuivi jusqu’à nos jours sa mémoire.
En entamant son ouvrage, il avait tout de suite compris que, s’il voulait atteindre un public étendu, il ne s’agissait pas de parler en théologien ; il ne s’agissait même pas de composer un ouvrage trop doctrinalement historique. Il fallait d’abord, comme il l’écrivait lui-même dans son introduction, « appeler tous les enchantements de l’imagination et tous les intérêts du cœur au secours de la religion ». Ce n’était pas du tout, comme ses adversaires l’ont soutenu par la suite, comme M. Mauriac l’écrivait encore récemment, parce qu’il lui suffisait que le christianisme « fût touchant » et qu’il lui importait peu qu’il fût vrai. C’était, il l’expliquait lui-même, parce qu’en face d’une opinion déchristianisée une argumentation trop doctrinale n’aurait pas porté. « Il fallait, disait-il, passer de l’effet à la cause, ne pas prouver que le christianisme est excellent parce qu’il vient de Dieu, mais qu’il vient de Dieu parce qu’il est excellent. » Et, armé du style qu’il s’était lentement forgé à force de travail, il avait pleinement réussi.
Les circonstances étaient, du reste, favorables. Tandis qu’il travaillait en exil, la Révolution évoluait en France. Dans beaucoup de milieux, lassés et déconcertés par les désordres, une évolution de même tendance que la sienne s’amorçait confusément. Bonaparte, qui avait pris le pouvoir après le 18 brumaire, se présentait en conciliateur, favorable à l’apaisement religieux autant que matériel. Quand, en 1802, Chateaubriand, rentré en France ainsi que beaucoup d’émigrés, avait publié à Paris son Génie du Christianisme, l’accueil du public avait été enthousiaste. Bonaparte même l’avait ouvertement soutenu et lui avait entr’ouvert une carrière diplomatique en le faisant secrétaire d’ambassade à Rome.
Seulement Bonaparte n’était le maître qu’en partie. Pour s’imposer, il avait dû traiter avec les hommes dont la fortune s’était faite dans les assemblées et dans les cadres administratifs des gouvernements révolutionnaires. Et ceux-ci, qui sentaient à présent leur domination menacée par l’apaisement, se raccrochaient avec passion à l’idéologie antichrétienne et voltairienne à laquelle ils devaient personnellement tant. Par l’Institut qu’ils dominaient, ils avaient fait mener contre Chateaubriand et son œuvre une âpre campagne de presse. Chateaubriand, cependant, dans l’euphorie de sa réussite, repris après ses déprimantes misères d’une fraîcheur de gaieté et de grâce qui lui valait ses premiers et flatteurs succès mondains et féminins, ne s’était pas, tout d’abord, irrité. Il s’était contenté de répondre par de nouvelles œuvres, propres à appuyer la thèse du Génie. L’épopée des Martyrs, en particulier, qu’il entreprenait, devait à la fois faire appel à l’émotion poétique et aux leçons de l’histoire pour faire comprendre l’immense œuvre de renouvellement moral et civilisateur dont l’apparition du christianisme dans le monde avait été la source.
De nouveau, le public avait suivi. Mais, de nouveau aussi, les cadres politiques dirigeants s’étaient émus, prisonniers du porte-à-faux qui allait empoisonner tout le siècle. Napoléon, dès ses débuts, avait entrevu la nécessité de l’apaisement, de la réconciliation des Français. Mais, sur le plan pratique, cette réconciliation supposait à la fois un reniement avoué des excès révolutionnaires et la rentrée en scène, dans les cadres dirigeants, d’une partie au moins des hommes de la société ancienne. Or, de nouveau, et de façon sans cesse plus âpre, les hommes dont la fortune datait de la Révolution, qui en avaient tiré de gros avantages, qui étaient encore en place, qui tenaient les cadres dirigeants, qui, par là, dominaient Napoléon, mais qui sentaient leurs privilèges menacés, s’étaient refusés aux concessions et, justement parce que leur position était instable, avaient pour se maintenir poussé le régime aux brutalités autoritaires qui, en exaspérant l’opinion, allaient mener Napoléon à sa perte.
Mais l’Empire était tombé. Les Bourbons étaient revenus. Louis XVIII, en remontant sur le trône, avait tout de suite paru comprendre que c’était à lui de reprendre l’œuvre d’apaisement manquée par Napoléon en instituant un régime de conciliation entre l’ordre traditionnel et les libertés modernes, et en partageant l’influence entre les équipes de l’ancienne et de la nouvelle France.
C’était le système que Chateaubriand, dès son Génie du Christianisme, avait entrevu. Tout de suite il avait adhéré. Abordant avec ardeur la politique active, il avait entrepris au Parlement et dans la presse la grande campagne de quinze ans dont il devait un jour, en 1827, définir les lignes directrices en écrivant : « Je continuerai, sous la bannière de la religion, à tenir d’une main l’oriflamme de la monarchie et de l’autre le drapeau des libertés publiques. »
Et, de fait, son effort avait porté. Si, comme nous l’avons signalé plus haut, toute la jeune génération romantique, qui entrait en scène avec la Restauration, l’accueillait avec enthousiasme comme son maître, c’est que, faite d’hommes neufs, sans compromissions personnelles avec les erreurs du passé, elle sentait d’instinct que sa position était juste et forte. Le 1er avril 1830, Lamartine, le jour de sa réception à l’Académie, allait résumer leur position à tous en déclarant : « Heureux ceux qui viennent après nous. Tout annonce pour eux un grand siècle. La philosophie, rougissant d’avoir brigué la mort et revendiqué le néant, retrouve ses titres dans le spiritualisme. Le spiritualisme lui-même s’incline devant le dogme... Ce siècle datera de notre double restauration, restauration de la liberté par le trône et du trône par la liberté. N’oublions pas que notre avenir est lié indissolublement à celui de nos rois, et que la monarchie a tout porté parmi nous, jusqu’aux fruits parfaits de la liberté. »
Seulement les plus anciens, eux, ceux qui avaient des positions personnelles à maintenir ou à retrouver en cultivant les préjugés anciens, refusaient de nouveau de comprendre. Les hommes vends de la Révolution avaient bien, au départ, devant l’écroulement de l’Empire, offert leur adhésion au nouveau régime, à condition que leur ralliement leur fût payé du maintien de leurs places. Et, de fait, tout d’abord, Louis XVIII, par esprit de conciliation, leur avait beaucoup accordé. Mais ils se sentaient menacés. Pour se protéger, ils imaginaient une savante équivoque. Ils refusaient d’admettre la formule selon laquelle christianisme et liberté pouvaient s’associer, selon laquelle la monarchie restaurée, pour assurer un ordre sain, pouvait et devait être à la fois catholique et libérale. Ce qui leur facilitait la tâche, c’est que beaucoup des vieux royalistes d’ancien régime, s’ils étaient, au temps de la Révolution, revenus comme Chateaubriand à la religion, avaient, avec un Maistre et un Bonald, vu surtout dans la religion une force d’ordre et d’autorité. À la Restauration, impressionnés par les campagnes du personnel d’origine révolutionnaire qui, dans son propre intérêt, s’efforçait d’identifier libéralisme et antichristianisme, ils allaient se laisser entraîner de plus en plus imprudemment à l’exaltation d’un cléricalisme autoritaire, dont les exagérations allaient rendre des armes à leurs adversaires. Ils allaient, par leur aveuglement, préparer les voies à la Révolution de 1830, qui, en renversant les Bourbons, allait, sous le couvert du libéralisme anticlérical, ramener au pouvoir les hommes des anciennes équipes de la Révolution et de l’Empire.
Pris entre ces campagnes opposées et également malsaines, Chateaubriand, s’il gardait l’appui de la jeunesse, allait, sur le terrain parlementaire, se trouver seul. Il allait se trouver seul parce qu’il avait été le plus lucide.
On s’acharnait contre lui avec des violences dont l’incompréhension, considérée à plus d’un siècle de distance, se révèle accablante. Je pourrais citer d’innombrables exemples. En voici un, entre autres, qui me semble particulièrement caractéristique. Un jour, en 1825, pour mettre les ultras en garde contre les dangers de leur antilibéralisme, leur dénonçant l’écroulement possible de la monarchie, il écrivait dans le Journal des Débats : « La République représentative a déjà ses formes toutes trouvées... cette République qu’on aurait pu repousser à jamais avec la monarchie représentative franchement admise. Des Républiques occupent une immense partie de la terre sur les rivages des deux océans du nouveau monde. Chez ces peuples qui ont toutes les vigueurs de la jeunesse, dans ces pays vierges encore, la civilisation perfectionnée de la vieille Europe va prêter ses secours à une nature puissante et riche. Dans ces forêts réputées impénétrables bientôt passeront sur des chemins de fer des espèces de chariots enchantés, transportant avec une vitesse extraordinaire des poids énormes. L’art de la guerre subira à son tour une altération notable. Des projectiles d’un poids et d’une force énormes sont inventés. » Or, le lendemain, le Journal de Paris, un des principaux organes ultras du moment, ne trouvait rien de mieux, pour l’accabler, que la réplique suivante : « Si la République n’arrive chez nous que sur un chariot enchanté de cette espèce-là, nous avons encore le temps d’attendre... Est-ce l’impatience de la voir arriver qui vous a fait multiplier de façon si prodigieuse la puissance du moteur nouveau ? L’espérance grossit les objets comme la peur. »
Alors, considérées à la lumière de pareils textes, bien des contradictions apparentes s’expliquent. Ce qui s’éclaire tout d’abord, c’est l’amertume des dernières années de Chateaubriand. Il s’était dévoué avec passion à la monarchie restaurée. Il s’était usé à la mettre en garde. Il refusera par honneur, jusqu’après sa chute, de la renier. Mais les incompréhensions des hommes en place le laisseront découragé et sans illusion sur les chances possibles d’une restauration nouvelle.
Ce qui s’éclaire aussi, c’est l’acharnement avec lequel, depuis sa mort, son caractère, son œuvre et sa mémoire ont été attaqués. Tant qu’il avait vécu, tant qu’appuyé sur la fidélité de la jeunesse il pouvait répondre, ceux qui avaient à redouter l’éclat de ses répliques s’étaient contenus. Mais ils ruminaient leurs rancunes. Et beaucoup demeuraient puissants. Parmi ceux qu’il avait combattus, en effet, il n’y avait pas eu seulement les ultras. Il y avait eu aussi les hommes du personnel d’origine révolutionnaire et impériale dont il avait dénoncé les avidités égoïstes déguisées sous le couvert du libéralisme anticlérical. Or c’était ceux-là qui étaient revenus au pouvoir après 1830. C’était eux qui, formant les cadres de ce qu’on a appelé par la suite la haute bourgeoisie orléaniste, allaient, grâce à de nouveaux changements d’étiquette, dominer pendant une suite de générations la société française. Ils allaient tenir non seulement les cadres politiques, les cadres administratifs, ceux des grandes affaires, mais aussi les salons et le monde académique.
Ce sont eux qui ont suscité les premières attaques de Sainte-Beuve ; ce sont eux qui se sont appliqués les premiers dans leurs mémoires à rapetisser la grande figure de Chateaubriand, qui ont inspiré à des érudits trop spécialisés ces minces recherches tatillonnes où les grandes lignes se perdent.
Chateaubriand, vieillissant et dégoûté par trop d’injustices, avait certes lui-même, par une sorte de bravade, exagéré comme à plaisir son dédain des hommes. Il s’était complu, non sans quelque faiblesse, à cultiver l’inquiétude impatiente de caractère que les premières épreuves de sa jeunesse lui avaient laissée. Il avait préparé par là des armes à ses détracteurs. Tout compte fait, cependant, il nous laisse quelques-unes des plus hautes leçons de noblesse et de lucidité de son siècle.
Espérons, sans trop y croire, que les cérémonies du centenaire sauront mettre ces leçons en valeur.
Emmanuel BEAU DE LOMÉNIE.
Paru dans Hommes et Mondes en 1948.