Tarkovski, le passeur

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Guy BEDOUELLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« AU commencement était le Verbe. – Pourquoi, papa ? », dit le petit garçon, muet jusqu’alors, dans le film de Tarkovski, Le sacrifice. Dans ces derniers mots de sa dernière œuvre, il est impossible de ne pas voir comme une sorte de testament spirituel, conscient d’ailleurs dans la mesure où le cinéaste, malade, se savait condamné. Or cette phrase qui affirme et interroge nous introduit d’emblée dans la communication de la foi qui toujours confesse et questionne. Mais on le sent bien : Tarkovski nous emporte d’emblée, d’un bond, vers l’essentiel de cette communication. La question posée par l’enfant fait appel humblement et en même temps impérieusement à une paternité qui pourrait détenir une réponse et la détient en effet. Dans cette simple et ultime réplique, se trouve peut-être contenue l’œuvre de Tarkovski – c’est-à-dire sept films tournés en un quart de siècle : elle se situe entière à cette altitude, sauf sans doute le premier long métrage, L’enfance d’Ivan, qui pourtant recèle déjà en germe les intuitions du cinéaste.

Andreï Tarkovski est né sur les rives de la Volga, en 1932 : il a donc passé son adolescence, puis sa jeunesse, dans les difficultés de la guerre et sous la tyrannie du stalinisme. Plusieurs de ses films manifestent l’importance qu’eut pour l’enfant l’abandon du foyer familial par le père, le poète Arseny Tarkovski. Après des études de musique et de peinture dont la connaissance transparaît dans son œuvre filmée, Tarkovski est admis à l’Institut cinématographique d’État et travaille avec Mikhail Romm.

Son premier film, L’enfance d’Ivan, remporte la plus haute récompense à Venise en 1962, mais le second, Andrei Roublev (1966), doit attendre de nombreuses années avant d’obtenir le visa de la censure pour être diffusé en Union soviétique. Tarkovski est ensuite contraint à un long silence. Solaris (1972) ne s’éloigne qu’en apparence des thèmes qu’il précise avec Le Miroir (1974), très autobiographique, Stalker (1979), puis Nostalghia (1983), tourné en Italie où le thème de l’exil préfigure la rupture du cinéaste avec les autorités soviétiques qui entravent sa liberté de créateur. C’est alors qu’il demande avec sa femme l’asile politique à l’Occident. En 1985, déjà très malade, il tourne en Suède Le sacrifice et obtient que son fils le rejoigne. Il meurt à Paris le 28 décembre 1986. La cérémonie religieuse à la cathédrale de la rue Daru, puis son enterrement au cimetière orthodoxe de Sainte-Geneviève-des-Bois, sont suivis par toute une foule consciente d’avoir perdu prématurément un des grands artistes de notre temps.

 

 

Un langage

 

Tout spectateur des films de Tarkovski a dû quelque jour se sentir bousculé, désorienté et même perdu jusqu’à abandonner la partie, dans une œuvre qui le laisse sans ses points de repère habituels : il ne lui reste plus qu’à tenter de retrouver en lui-même ceux qui sont les plus élémentaires et les plus profonds. On ne trouve pas en effet chez Tarkovski une « logique », ce qui ne signifie pas que son œuvre soit sans cohérence. Mais il vaut mieux savoir que ses films ne sont jamais psychologiques, ce qui n’empêche nullement l’intensité des sentiments ; ils n’offrent pas de déroulement chronologique, mais le passage du temps leur est essentiel.

Tarkovski propose plutôt une attitude contemplative, presque passive. Il a dit à propos de Nostalghia : « Si vous cherchez un sens au film pendant sa projection, vous manquez tout ce qui se passe. Le spectateur idéal, pour moi, regarde un film comme un voyageur le paysage qu’il traverse en train. »

Comme les grands créateurs de l’époque moderne, Tarkovski élabore non pas simplement un style, mais un langage qui chez lui est poétique, c’est-à-dire qu’à la fois il vise à l’universel et à l’essentiel, mais qu’il se trouve comme par nature voué à une lecture plurielle, contradictoire même pour ceux qu’il ne touche pas, comme le fait d’ailleurs le langage religieux et particulièrement biblique. Pour ceux qu’il atteint au contraire, ce langage propre, approprié, atteint à la fécondité inépuisable et non-quantitative du poème. Une goutte d’eau plus une goutte d’eau devient une goutte d’eau, dit un des personnages du Sacrifice, et Domenico dans Nostalghia a écrit sur le mur de sa maison : 1 + 1 = 1.

De cette poétique émergent chez Tarkovski des images récurrentes qui ne sont pas des symboles au sens où elles sembleraient remplacer des choses absentes. L’image selon Tarkovski contient la réalité de la chose qu’elle est chargée de montrer 1. Bien plus, elle a son contenu propre, sa densité en dehors du récit. Elle confère à l’objet filmé, quel qu’il soit, « une force miraculeuse » dont témoigne à plusieurs reprises le verre sur la table qui se meut finalement par sa propre énergie (Stalker, Le sacrifice). L’image est devenue réalité iconique : elle est présence.

Ainsi les quatre éléments du monde tels qu’ils sont filmés par Tarkovski transmettent une « sensation totale ». L’eau d’abord, omniprésente, multiforme, pluie d’orage ou averse de printemps, rivière ou étang, stagnante ou vive, brusque ou régulière, mais toujours apaisante et consolante. Le feu, lui toujours dramatique, colore et purifie en consumant, en réduisant l’holocauste. La terre, boue ou argile, bonne, inépuisable, donne racine : elle est la patrie. Le vent enfin qui, par rafales comme au début du Miroir, fait se pencher les herbes et les céréales, et révèle une présence insoupçonnée.

Liquides ou brûlantes, boueuses ou mobiles, les images de Tarkovski donnent à l’œuvre entière une dimension cosmique, organique. Le monde n’est pas un décor : il est plus proche de la gangue où l’homme se trouve inséré. Cet homme tarkovskien oscille entre la parole, souvent abondante, débordante, provocante ou désespérée comme chez Dostoïevski ou chez Tchékhov, et le silence, mystérieux plutôt que douloureux, qui doit se résoudre ou se surmonter.

Sans s’épuiser jamais dans ce qu’on en perçoit, le langage de Tarkovski ne cesse d’affirmer, sans nier ou dénier ou se contredire. Il n’est pas prédication comme celle du fou prophétique, ce Domenico de Nostalghia, s’immolant sur la place du Capitole à Rome. Pour communiquer, Tarkovski simplement dit, indique et montre.

 

 

Ce qui est montré

 

Il est d’abord montré qu’il y a un autre monde, désiré ou rêvé, promis et déjà possédé, entre la nostalgie et l’espérance. Ses appréhensions et ses compréhensions en seront à chaque fois différentes, mais on voit bien d’instinct « qu’il n’est pas de ce monde 2 ».

C’est le monde enchanté du soleil, de la plage indéfiniment lavée, de la mère jeune et belle dans L’enfance d’Ivan, qui défie le destin de l’enfant traversant les eaux noires de la guerre.

C’est le monde de l’art d’Andrei Roublev, découvert au prix du dépassement de la conception des icônes terribles du Jugement qui a arrêté son génie, pour découvrir, par le courage et la foi d’un fondeur de cloches, l’espérance de celui qui façonne le beau.

C’est la chambre close devant laquelle les désirs s’arrêtent dans la zone explorée par le Stalker et ses compagnons et où, très précisément, les trois personnages se tiennent chacun en repos, placés dans les positions qui évoquent le « Conseil éternel » de l’icône de la Trinité de Roublev 3. Le cadre est désolé, les visages accablés, mais bientôt un rideau de pluie va baptiser cet instant de paix.

C’est, dans Nostalghia, la Russie du poète et du musicien dont la nostalgie rend incompréhensible l’Italie visitée et qui se trouve réconciliée avec elle dans l’image finale du film où l’isba est contenue, incluse dans la cathédrale de l’Occident qui lance ses voûtes vers le ciel.

C’est surtout cette île, inconnue, étonnante, habitée, qui émerge comme après le déluge, à la dernière image de Solaris. Monde nouveau, poétique et réel, qui démultiplie, ouvre vers un ailleurs le désir profond d’un autre monde.

Car il est aussi montré qu’il est possible d’accéder à cet autre monde. Il y a un passage qui nous est intérieur sans pour autant se trouver à portée de la main. À un premier niveau, Tarkovski fait passer incessamment du rêve à la réalité et l’exprime, comme aiment le faire les Soviétiques, par le changement de pellicule, du noir et blanc à la couleur ; ainsi fait-il dans Le Miroir et aussi dans Le Sacrifice. Mais ce niveau s’accompagne d’un mouvement intime : au moment d’être choisie ou de s’accomplir, c’est-à-dire sans doute d’être laissée libre de s’accomplir, cette Pâque fait l’objet d’une décision obscure, douloureuse, prise au tréfonds, comme celle de se laisser guider par le Stalker ou d’accomplir la mission vers Solaris.

Enfin, cette Pâque s’opère par le don, par un holocauste non sanglant, par un sacrifice. On trouve déjà ce don total, mais presque maladroitement exprimé, chez Ivan destiné à périr dans la mission volontaire de pénétrer les lignes ennemies ; l’héroïsme inconscient de l’enfant était ponctué par des images où se détachaient des croix en des plans audacieusement longs pour la Russie de Khrouchtchev.

Le thème de l’offrande et du sacrifice devient ensuite de plus en plus présent dans l’œuvre de Tarkovski, au point d’être le sujet et le titre même de son dernier film. Mais déjà, ce n’est que par l’exemplarité du don total du jeune fondeur de cloches que Roublev revient à l’art de l’icône avec l’aide de l’étonnant personnage de la sourde-muette. C’est que les humiliés, les dépossédés et d’abord les fous, les infirmes muets ou sourds qui abondent chez Tarkovski, indiquent le don absolu, manifestent la kénose. Le fou – et aussi le fol en Christ de la tradition russe – se retrouve sous des formes diverses dans l’œuvre de Tarkovski : rappelons-nous seulement comment la folle mission du fou de Nostalghia est reprise, assumée par le héros qui traverse les thermes sans laisser s’éteindre sa fragile lumière.

Enfin, dans l’extrême détresse rêvée de la catastrophe nucléaire dans Le Sacrifice, Alexandre accomplit le vœu de sa prière exaucée. Il sacrifie tout ce qu’il a, brûlant sa maison dans un holocauste, se séparant de sa famille, mais aussi de ce qu’il est : lui, l’acteur shakespearien, il entre dans le silence et se fait enfermer comme aliéné.

 

 

Devant le mystère pascal

 

D’ébauche en accomplissement, de film en film, Tarkovski est devenu, très lucidement sans doute à la fin de sa vie, le poète cinématographique du mystère pascal. Mais la réalité chrétienne confessée comme telle par Tarkovski à la fin de sa vie, comme les entretiens accordés à l’occasion du Sacrifice l’attestent, ne peut pas être trouvée dans sa plénitude dans chacune de ses œuvres, même si on peut s’émerveiller d’en sentir les frémissements dès le départ.

La question de Dieu, mais aussi sa réponse, sont cependant toujours présentes chez Tarkovski. La question est formulée par un personnage de Solaris. C’est celle de notre tourment : « Pourquoi nous fait-Il souffrir ? » Mais la réponse est donnée en plénitude par la voix off qui, dans Nostalghia, répond dans l’église à l’interrogation essentielle de l’apparente absence : « Je suis toujours avec lui, mais il ne s’en aperçoit pas. » On peut dire que l’œuvre de Tarkovski est comme saturée de la présence divine, certainement exprimée par cette eau qui tombe sans cesse, qui dégouline, qui finit par occuper tout l’écran comme un rideau qui protège et rassure.

Deux critiques hongrois ont pu écrire : « Dans l’art de Tarkovski, le problème essentiel de la forme artistique est la foi. L’Absolu est aussi le centre moral absolu, l’idéal moral d’une existence parfaite, divine, donc bonne, qui se matérialise dans l’amour. » Et ils remarquent le caractère profondément « sérieux » de son œuvre où manquent le rire, mais aussi l’angoisse romantique ou l’horreur glacée 4.

Entendons-nous : il ne s’agit pas de faire de Tarkovski un « cinéaste chrétien ». Mais il faut quand même affirmer, contre le silence de la plupart des critiques, qu’il fut chrétien et a traduit splendidement, audacieusement, respectueusement, la folie de la Croix et le mystère de la Résurrection. Sa recherche de Dieu n’eut jamais la rigueur du dogme et son œuvre n’est jamais exempte de ténèbres, païennes comme dans la nuit de la Saint-Jean qui fascine Andreï Roublev ou comme dans la visite à la « sorcière » du héros du Sacrifice, ni peut-être d’ambiguïtés syncrétistes, également dans ce dernier film.

D’une certaine manière « chrétien sans Église », Tarkovski est trop ancré dans les valeurs immuables de la pensée et de la terre russes, terre « sacrificielle » selon Pouchkine, pour ne pas adhérer au Sacrifice unique, résumé ou porte-parole de tout acte religieux quel qu’il soit, de toute lutte et de toute victoire sur le Mal. Tarkovski a lui-même écrit : « Je suis attiré par l’homme qui réalise que le sens de sa vie réside avant tout dans la lutte contre le mal qu’il porte en lui-même et qui lui permettra au cours de sa vie de franchir au moins quelque degré vers la perfection spirituelle. » Pour communiquer ce message moral, le cinéma a sa place, « car l’art a toujours été une arme dans la lutte contre la matière qui menace de dévorer son esprit 5 ». Mais Tarkovski va plus loin encore dans la compréhension du mystère chrétien, puisqu’il en saisit le prolongement dans l’aventure de la filiation qui ne cesse d’être vécue en contre-point du Sacrifice, œuvre dédiée à son propre fils comme Le Miroir l’était à sa mère. Par l’obéissance à la vérité en quoi consiste le sacrifice, Tarkovski manifeste comment toute souffrance peut être assumée pour que la vie continue, pour que l’engendrement ait lieu, pour que se façonne la filiation, pour que la Parole advienne. L’œuvre de Tarkovski, étonnante d’unité, se résume donc bien dans Le Sacrifice auquel, jusqu’à l’exténuement de sa propre vie, il communique en murmurant le Secret : « Au commencement était le Verbe ».

 

 

 

Guy BEDOUELLE, o.p.

 

Paru dans Communio

en novembre-décembre 1987.

 

 

Guy Bedouelle, né en 1940. Entre dans l’ordre dominicain en 1965. Professeur à la Faculté de théologie de Fribourg (Suisse). Membre du comité de rédaction de Communio en français. Parmi ses publications : Dominique ou la grâce de la Parole, Paris, Fayard-Mame, 1982 ; Du spirituel dans le cinéma, Paris, Le Cerf, 1985. Chroniqueur de cinéma à Choisir (Genève).

 

 

 

 



1  Bâlint Andràs Kovàcs et Akos Szilàgyi, Les mondes d’Andrei Tarkovski, traduit du hongrois, suivi de Freddy Buache, « Andrei Tarkovski et le Sacrifice », Lausanne, l’Âge d’Homme, 1987 (coll. Histoire et théorie du cinéma), p. 29.

2  Kovàcs et Szilàgyi, op. cit., p. 43.

3  C.-J. Dumont, o.p., « L’inspiration théologique d’André Roublev dans l’icône dite de la Trinité », La vie spirituelle, no 672, nov.-déc. 1986, p. 669-678.

4  Kovàcs et Szilàgyi, op. cit., p. 21-22.

5  A. Tarkovski, Die versiegelte Zeit, Berlin, Ullstein, 1985, p. 247. L’ouvrage paraîtra prochainement en français sous le titre : « L’âme du temps ».

 

 

 

 

 

www.biblisem.net