Balzac visionnaire

 

PROPOSITIONS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Albert BÉGUIN

 

 

 

 

 

 

Il faut que le romancier

soit Dieu le Père pour ses

personnages.

Julien GREEN.

 

 

J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné.

Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il est animé lui-même. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne le montre.

Bref, chacun, dans Balzac, a du génie. Toutes les âmes sont des âmes chargées de volonté jusqu’à la gueule.

 

BAUDELAIRE.

 

 

 

 

EXCUSE AU PRINCE

 

 

à Monsieur Marcel Bouteron,

Prince des balzaciens.

 

Cher Monsieur,

 

TOUT ce que l’on écrit sur Balzac vous appartient de droit, mais ce n’est pas sans un peu de crainte qu’à mon tour je vous apporte aujourd’hui le tribut de ces pages. Composées pour servir d’introduction à une série de trente œuvres brèves de Balzac, elles ne sont que l’esquisse d’un livre rêvé, et se bornent à proposer certains des thèmes qu’il y faudrait développer. Le caractère provisoire de cet essai m’imposait de m’en tenir à des aperçus, sans les étayer de toutes les vérifications que permettent aujourd’hui les travaux des balzaciens et, éminemment, les vôtres. J’ai tout simplement repris mon Balzac de La Pléiade, non pas même pour la joie d’une nouvelle lecture intégrale, mais pour une promenade menée au hasard de mes curiosités du moment, plongeant ici puis ailleurs dans l’océan de la Comédie humaine. Je n’ai consulté à nouveau, au moment de rédiger ces notes, aucun commentaire, ni les bons livres de Ernst-Robert Curtius, d’Alain, de Pierre Abraham, de Maurice Bardèche, de Ramon Fernandez, de Fernand Baldensperger, ce qui ne m’empêche pas de leur devoir plus que je ne le sais moi-même. Ce sont ici les simples réflexions d’un lecteur. Puissiez-vous ne pas les trouver trop arbitraires, et y déceler du moins cette intention de fidélité à Balzac à laquelle vous m’avez obligé jadis en me remettant le talisman du BEDOUK.

 

A. B.

 

 

 

 

 

 

Je suis inexplicable pour tous, car nul n’a le secret de ma vie, et je ne veux le livrer à personne.

 

À Madame Hanska, 1837.

 

*

 

Le Lys dans la Vallée étant l’ouvrage le plus considérable de ceux où l’auteur a pris le moi pour se diriger à travers les sinuosités d’une histoire plus ou moins vraie, il croit nécessaire de déclarer ici qu’il ne s’est nulle part mis en scène. Il a sur la promiscuité des sentiments personnels et des sentiments fictifs une opinion sévère et des principes arrêtés... Les sentiments bons ou mauvais dont l’âme fut agitée la colorent de je ne sais quelle essence... Mais, de cette physionomie sombre ou attendrissante... à la prostitution des plus chers trésors du cœur, il est un abîme que seuls franchissent les esprits impurs. Si quelque poète entreprend ainsi sur sa double vie, que ce soit par hasard, et non pas par parti pris comme chez Jean-Jacques Rousseau.

 

Préface du Lys dans la Vallée, 1835.

 

 

Nous croyons tous savoir ce que nous devons à Balzac, ce qui, dans les Lettres françaises, ne se trouve pas ailleurs que chez lui, mais aussi ce qu’il serait vain de lui demander. S’il n’est personne qui, une fois au moins, ne se soit laissé prendre aux puissances de l’imagination balzacienne, on a presque toujours mesuré son œuvre à des critères qui s’y appliquaient mal, – ce qui est le sort naturel de toute invention entièrement originale. Les contemporains de Balzac, lorsqu’ils n’étaient pas des liseurs ingénus (ce sont les meilleurs), ne l’admirèrent qu’avec un peu de crainte et toutes sortes de réticences ; c’est qu’il n’entrait pas dans les cadres de leur jugement esthétique, déterminé encore par la forte doctrine du classicisme français. On acceptait l’arbitraire des romans de Hugo, et leur monde irréel, – je ne parle pas des Misérables, où Hugo rejoint Balzac et la meilleure tradition du roman populaire, – mais on pardonnait malaisément à l’auteur de la Comédie humaine la liberté avec laquelle il taillait en pleine réalité quotidienne les éléments de sa réalité romanesque. Une noblesse très artificielle, un sublime plus verbal qu’intérieur, dans les romans de Hugo, flattait le goût des conventions, tandis que Balzac, avec les disparates de son style et les spectacles tout quotidiens dont il feignait de se contenter, passait pour trivial. Seul, parmi les amateurs de romantisme, Victor Hugo lui-même savait la grandeur de Balzac.

Mais les disciples, ou ceux qui crurent être les continuateurs de l’œuvre balzacienne, ne commirent pas une moindre erreur. C’est d’eux, de Flaubert, des Goncourt, de Zola ensuite, que datent toutes les définitions immobiles qui ont longtemps faussé le sens de l’œuvre. Les « réalistes » et les « naturalistes » eurent le tort de prendre Balzac au mot lorsqu’il prétendait n’avoir eu d’autre intention que de faire concurrence à l’état civil, de peindre la société de son temps, et de transporter le monde extérieur, sans aucune métamorphose, dans le tableau qu’il en brossait. Il faut bien croire que Balzac se proposa une entreprise de cette sorte, puisqu’il l’affirme. Mais nous commençons à savoir que l’auteur n’est pas toujours le témoin le plus perspicace, lorsqu’il s’agit de la véritable portée de son œuvre, ou de l’impulsion profonde d’où elle est issue. Et il n’est peut-être pas un seul écrivain dont les intentions délibérées aient été aussi souvent et aussi totalement renversées par la réalisation, que Balzac. On soutiendrait, sans nul paradoxe, que dès l’instant où ses personnages se mettent à vivre, ils échappent à son contrôle pour suivre la loi autonome de leur destinée, et semblent se plaire à démentir les idées qui lui tiennent le plus à cœur. Mais il faut aller jusqu’au paradoxe, et dire que Balzac, le Balzac profond, vivant, créateur, ne cherchait rien autre, dans sa propre création, que ce démenti opposé à ses vues théoriques. Des signes nombreux révèlent qu’il aimait cette insurrection, contre lui-même, de la vie qu’il portait en lui et qu’il savait être plus vraie que la vie observée au dehors.

Aussi bien les réalistes se réclamaient-ils à tort de son exemple quand ils usaient leurs forces à représenter le monde « tel qu’il est », à réduire l’homme à ses apparences ou à ses brutalités, et à s’absenter de leur œuvre. Mesurée à la Comédie humaine, toute la masse des romans naturalistes apparaît comme privée de la dimension de la vie intérieure, qui est toujours suggérée, et souvent beaucoup plus que suggérée, par Balzac.

Ces mêmes disciples infidèles, qui méconnurent leur maître dans les éloges dont ils le couvraient, ne furent pas moins injustes lorsqu’ils crurent le dépasser. On sait qu’ils lui reprochaient, – et ils ont fait école, – de « mal écrire ». Ici encore, il se pourrait bien que l’erreur initiale de leur esthétique les ait égarés, et qu’en se proposant un art supérieur à celui de Balzac ils se soient condamnés à demeurer très en deçà de sa réussite. Les mêmes romanciers qui ôtaient à l’art toute efficacité créatrice et tout pouvoir autre que la fidèle copie de la « réalité », firent de l’Art une idole. Dans la mesure où ils lui assignaient une fonction plus médiocre, ils exigeaient que tout fût subordonné à sa loi, et que la vie, au besoin, lui fût sacrifiée, ainsi que Flaubert en donna l’effrayant exemple. En fait, ce sont deux aspects, moins contradictoires qu’il ne paraît, d’une même hérésie. Dès que l’art se perd hors de ses limites naturelles, dès qu’il se propose autre chose que d’incarner une vie spirituelle dans les formes dont l’imagination use librement, il est l’objet d’un culte absurde. Peu importe, à ce moment-là, qu’il ait tendance à se désincarner et se prétende créateur d’un monde entièrement irréel, sans rien de commun avec la simple existence terrestre, ou qu’au contraire il veuille n’en être plus que le fidèle reflet : dans l’un et l’autre cas, c’est la nécessité de l’incarnation qui est méconnue, soit qu’on oublie que, pour représenter la vie, il faut en recréer les apparences par l’esprit, soit que, voulant traduire les expériences des profondeurs invisibles, on s’aventure trop loin des données nécessaires du réel. Et si l’art, maintenu dans l’ambiguïté essentielle de sa nature, inspire toujours quelque humilité à celui qui l’exerce et qui en connaît les limites assez proches, il ne peut s’attribuer les pouvoirs de l’invention absolue ou, au contraire, de la pure imitation, sans se gonfler d’orgueil.

L’orgueil de Flaubert est d’une tout autre nature que l’orgueil, bien plus naïf, de Balzac. Celui-ci se manifeste par la joie et le sentiment d’une puissance enivrante. C’est la légitime fierté d’un homme qui s’est acharné à forcer les portes du mystère, qui y a employé toutes les forces de son imagination, et qui, sans ignorer que le secret des choses demeure au delà de ses prises, s’émerveille à juste titre d’avoir mis au monde tout un monde viable. Il sait bien que son ouvrage est imparfait, mais il n’a pas eu la folie de vouloir atteindre à la perfection. Il a usé de moyens de fortune, parce qu’il n’en est pas d’autres entre les mains de l’homme, pour imiter moins l’univers offert à nos regards que le geste même de Dieu créant cet univers. Et, malgré les apparences, cette imitation est plus humble que l’autre, puisqu’elle ne saurait prétendre à égaler son modèle. Il ne s’agit que de chercher à comprendre la vie, en feignant qu’on en soit l’auteur, – mais on sait bien qu’on ne l’est pas. Et pourtant, en récompense, la vie s’est donnée à vous. Balzac, après l’œuvre accomplie, en sait plus long sur la destinée, sur le tragique des existences, sur l’espérance permise, qu’au moment où il n’avait encore que l’expérience de sa propre vie et les réponses de son intelligence.

Chez Flaubert, et chez tous les réalistes, l’œuvre n’apporte pas avec elle cette connaissance profonde. Ce n’est pas, pourtant, que Flaubert ait été exempt d’anxiété métaphysique et n’ait voulu d’abord percer le mystère de la vie humaine ; ses admirables écrits de jeunesse et quelques cris qui lui échappent plus tard, dans sa correspondance, en témoignent assez. Mais, impuissant à surmonter une première conclusion désespérée, il paraît avoir choisi de bonne heure le silence sur ces questions trop angoissantes. Son art lui a servi d’écran, dressé entre lui-même et des abîmes qu’il ne voulait plus affronter ; s’il a divinisé non pas même cet art, mais la forme, mais la phrase et le mot, ce ne fut pas, peut-être, sans qu’il sût obscurément l’absurde d’une pareille tentative. Il s’y résolut pour cette absurdité même, car il fallait bien, afin de ne pas succomber au désespoir, se donner arbitrairement une raison de vivre. Tout ce drame poussé à une solution hâtive se sent dans la contrainte qu’il s’imposera désormais, et dans ce bannissement de soi-même hors de son œuvre, qui est comme une atroce macération de sa chair et comme un suicide fictif. Flaubert se tue, en s’excluant en même temps qu’il exclut Dieu et tout ce qui ne tombe pas sous les sens. Mais l’orgueil ? Il reparaît, transféré de l’écrivain à l’œuvre, qui devient un absolu, au style, qui se veut parfait. Écrire pour écrire, il n’est pas de vanité plus folle que cet abandon de soi au profit de ce que l’on invente. Si le premier propos du réaliste était d’employer la langue à restituer la totalité du sensible, Flaubert se laisse entraîner au delà de cette entreprise déjà démesurée. Les mots se libèrent de ce qu’ils avaient mission d’évoquer. Plus rien ne compte que leur composition autonome et la place qu’ils ont à occuper dans le déroulement forcené d’un rythme qui n’a plus d’autre but que lui-même. Cela donne à toute une partie de l’œuvre de Flaubert son caractère dément, lorsque brusquement ne vient pas l’envahir la simple vérité d’un geste humain ou d’un mouvement du cœur. Et c’est en comparaison de cette perfection maniaque, avec ses interminables reprises de phrases à trois membres rythmiques toujours pareils, et de clausules attendues, qu’on juge insuffisante la langue merveilleusement libre de Balzac !

La hantise du nombre qui fascine Flaubert a exercé, après lui, son influence paralysante sur le roman français et sur la critique pendant un demi-siècle. À peine la foisonnante vie des romans étrangers et la libération des formes conventionnelles, tentée par les écrivains de notre temps, commencent-elles à nous rendre l’oreille plus sensible à une écriture de page en page adaptée à ce qu’elle signifie. Balzac, dont les apprentissages furent hâtifs et soustraits au prestige des régularités classiques, comme aux tendances abstraites du dix-huitième siècle, est en quelque sorte antérieur à la malédiction flaubertienne. Non pas qu’il n’ait, parfois, recherché les harmonies d’un « beau style » et cédé à la tentation d’écrire des pages « sublimes », – c’est alors qu’il tombe presque immanquablement dans le galimatias et la fausse noblesse, – mais quand il suit sa meilleure inspiration, il cède aux suggestions du langage plutôt qu’il ne le façonne, et il choisit son expression selon les changeantes exigences du récit. Le style, chez lui, n’est pas conforme à quelque schéma sonore qui préexisterait au roman et devrait s’imposer à chacune de ses pages. Le style de Balzac n’est jamais dans un morceau isolé, dans une phrase, dans la perfection des détails ; il est fait de rapports entre les épisodes, de précipitations ou de ralentissements du rythme général, de changements de registre ou de vocabulaire, que commande le moment et l’action même. On peut isoler des fragments de cette prose, qui, séparés de l’ensemble, paraîtront ternes, neutres, sans vie, ou d’autres dont les images et les adjectifs seront empreints du pire goût qu’on puisse imaginer. Mais qu’on replace ces morceaux dans le roman d’où on les a arrachés et qu’on les lise comme ils s’y présentent : ou bien on ne remarquera rien, si exigeant soit-on, parce que toute l’attention, à cet instant-là, sera prise par l’événement en cours, ou bien la page douteuse tiendra sa justification de subtiles correspondances avec tout un monde de symboles dont l’éclosion était préparée par les épisodes antérieurs. J’en dirais autant des digressions de Balzac, des exposés théoriques, des conversations, ou des interminables descriptions d’intérieurs, de jardins, de paysages, qu’on lui conteste comme si elles déséquilibraient la composition de ses romans. Presque toutes peuvent se défendre, dès qu’on juge cette composition, non pas comme on juge Flaubert selon une loi universellement applicable, mais comme il faut juger Balzac : selon les innombrables analogies cachées dont le réseau, courant sous le drame et l’intrigue, forme la véritable trame de chacun de ses romans.

Il fut un temps, pas très lointain, où l’on ne pouvait parler de Balzac sans lui comparer Stendhal et sans que se rouvrit le fameux débat sur la préférence qu’il convient d’accorder à l’un ou à l’autre. Et l’opinion de beaucoup de bons esprits est encore aujourd’hui qu’on montre plus de délicatesse en s’avouant lecteur passionné de la Chartreuse de Parme, ou mieux de Lucien Leuwen, qu’en admirant la Comédie humaine. Je veux bien. J’aime beaucoup Stendhal, et il m’arrive de ne mettre aucun plaisir au-dessus de celui que procure l’admirable imprévu, l’enchaînement de surprises, de découvertes soudaines que l’auteur semble lui-même goûter au moment où il invente les aventures de Fabrice et les détours de ses sentiments. Il y a une poésie stendhalienne, moins faite des instants lyriques ou des rêveries aussi vite interrompues que suggérées dont il réserve la joie aux familiers de son œuvre, que d’une limpidité intelligente d’où l’on peut tirer un agréable vertige. Il y a une vérité stendhalienne, moins étroitement psychologique qu’on ne le dit communément, et qui, au delà de ce que livre de façon explicite une langue tendant sans cesse à la litote, n’est pas sans faire allusion à une extraordinaire connaissance des régions obscures de l’être.

Balzac donne bien rarement, et comme par accident, cette jouissance qui vient d’un regard soudain jeté sur les mécanismes ignorés de nos réactions les mieux déguisées. C’est aussi que Balzac n’a jamais l’intrépide cruauté de Beyle. Mais, si ses personnages sont, en quelque manière, moins habilement percés à jour et montrés dans les articulations de leur être, il me semble que leur réalité est plus dense, plus proche de la véritable pesanteur des créatures charnelles, et en même temps plus abandonnée aux souffles de l’esprit. Si Stendhal connaît notre mécanisme, – je ne parle pas du système qu’il en échafaude dans ses écrits théoriques, inspirés des idéologues, et qui reste, comme toute psychologie savante, très au-dessous de ce qu’il sait intuitivement et qui se manifeste par les actes de ses héros, – Balzac possède une science de l’âme et un sens de la destinée que je ne trouve que chez lui. Ce qui empêche les esprits « stendhaliens » de s’en apercevoir, c’est qu’ils comparent personnage à personnage, sans prendre la peine de comprendre d’abord que Balzac et Stendhal ne représentent pas de la même façon, à l’intérieur de chacune de leurs créatures, ce qu’ils peuvent avoir à dire de l’homme. Il est bien vrai que Julien Sorel ou Fabrice ou le comte Mosca sont plus complexes, plus nuancés, plus imprévisibles dans leurs actes que Rastignac ou Félix de Vandenesse ou Vautrin. On ne peut nier, non plus, que la Sanseverina réserve au lecteur de la Chartreuse autant d’heureuses surprises ou de déconvenues qu’une femme peut en ménager, plus ou moins consciemment, aux hommes qui l’approchent, tandis que Mme de Mortsauf ou la duchesse de Maufrigneuse n’ont que des ruses ou des coquetteries auxquelles, après deux ou trois scènes du roman, on s’attend avec la certitude de ne pas se tromper dans ses prévisions. Mais d’abord, il existe, dans l’immense œuvre balzacienne, des personnages, hommes et femmes, qui ont reçu la grâce de surprendre le lecteur le plus accoutumé à Balzac. Et surtout, aucune créature de Balzac ne porte en elle-même la totale complexité de l’humaine nature, telle que le romancier la connaissait. Il l’a répartie, pourrait-on dire, entre ses personnages, de telle sorte que chacun d’eux représente un ou deux aspects seulement d’une psychologie qui ne s’exprime entièrement que par la somme des créatures balzaciennes.

Il est permis d’avancer que, plutôt qu’une psychologie dont les éléments constitueraient chaque âme particulière dans son univers romanesque, Balzac a édifié une mythologie de l’homme. Et cela dans un double sens. Mythologie, d’abord, parce que les passions, les tendances, les sentiments, les grandes constantes humaines sont figurées non pas comme des forces inextricablement mêlées ou affrontées les unes aux autres dans le nœud serré d’une même personne, mais comme ayant pris forme et réalité de personnes différentes. (Il faudrait, d’ailleurs, apporter des nuances et des correctifs à cette observation, car Goriot n’est pas seulement l’amour paternel, ni Gobseck la cupidité, ni Vautrin... mais qu’est donc Vautrin ? Et il n’est aucun personnage vraiment balzacien qui ne soit dévoré de la passion de connaître, cachée sous le déguisement d’une autre passion, d’un vice, d’une avidité matérielle.) Mythologie, ensuite, parce que, au lieu d’être clos sur lui-même et entièrement définissable par l’analyse de sa donnée psychologique, l’individu balzacien est en réalité ouvert de toutes parts à des influences, à des appels, à des forces autres qu’humaines. Ces forces, surnaturelles ou bien qui tendent à le devenir dans la rhétorique de Balzac, sont désignées par une majuscule quand il parvient à leur donner un nom. Elles s’appellent l’Argent, le Destin, le Pouvoir, la Passion, l’Ambition ; elles se nomment aussi Matière et Esprit, Vie et Énergie, Enfer et Paradis, Dieu et Satan. Autour de chaque être vivant, mettant sous ses yeux la promesse de la Félicité ou la menace du Malheur, elles forment l’immense conjuration de la destinée et ouvrent sa brève existence sur les espaces illimités des origines, des profondeurs ancestrales, des prolongements dans l’avenir et les générations, des fins dernières. Si Balzac ne compose pas une série de romans autonomes, mais le vaste ensemble de la Comédie humaine, et s’il lui donne ce titre inspiré de Dante, c’est peut-être, dans son propos conscient, pour avoir un cadre à la mesure des multiples aspects de la société moderne. Mais c’est surtout, en un sens pour lui-même moins clair et d’autant plus révélateur, parce que seul cet extrême enchevêtrement des destinées pouvait lui permettre à la fois de représenter par une figuration assez nombreuse la vie infiniment variée et mouvante de l’âme humaine, et à la fois de situer chacun de ses personnages en un point où s’entrecroisaient les forces multiples dont le faisceau nous environne, nous attire ou nous malmène.

Pourquoi comparer encore Stendhal et Balzac ? « Cela est impossible, et d’un autre ordre », comme disait Pascal. Tout, de l’un à l’autre, est si différent : les intentions, le centre d’intérêt, le rapport de l’auteur avec la vie et avec son monde imaginaire, les nécessités de style qui en résultent. Comme le dialogue Corneille-Racine, la confrontation Stendhal-Balzac n’est utile que si, au lieu d’en vouloir tirer l’impératif d’une préférence, on y cherche, par la différence même, la clef de chacun de ces univers que constitue toute grande œuvre d’imagination.

Ce qui peut ainsi s’éclairer, c’est, outre ce que j’ai tenté de suggérer déjà, la relation entre le romancier et ses personnages. La curiosité de Stendhal commence par lui-même ; rien, d’abord, et même toujours, ne l’intéresse autant que cet homme qui s’appelle Henri Beyle et qui, en se masquant de ses divers pseudonymes, cherche moins à s’évader de soi-même qu’à se protéger de l’indiscrétion d’autrui. De sa personne, de sa nature première et de celle qu’a formée l’expérience, il aime tout ce qui lui paraît n’avoir jamais trouvé de champ d’action à sa mesure. Quant à ce qu’il pourrait désapprouver de son être, il s’attache à le récuser, et ne veut pas le reconnaître pour sien. Ainsi construit-il un premier personnage, généreux, passionné, héroïque, auquel il veut ressembler, et auquel sans doute il ressemble comme les héros de Corneille à cette image d’eux-mêmes, parfaite et glorieuse, qu’ils se sont formée. Il se retrouve, sous ces traits admirables, dans les peuples qu’il choisit au cours de ses voyages et qui lui semblent répondre à son attente. Mais ce n’est pas pour rien qu’il va quérir hors de son pays ces frères de son âme ; le dépaysement dans « l’espagnolisme » ou dans une Italie en partie inventée traduit l’obscure conscience qu’il garde d’avoir à sortir de lui-même pour se voir avec ce beau visage de grandeur et ce bonheur de vivre. Sa gênante clairvoyance, au contraire, son excessive méfiance, tout ce qui paralyse ses élans et lui fait manquer sa vie, il le prête à ses concitoyens grenoblois, à ses compatriotes français, avouant par là, sans l’avouer pourtant, qu’il est moins parfaitement Milanese que ne le prétendra son épitaphe. Lorsque, très tard, il devient romancier, c’est encore une fois son portrait qu’il recommence et sa vie qu’il remanie, – mais, dans le secret et la solitude, il compose en même temps une autobiographie où, s’il affirme son penchant au rêve et son désir de grandeur, il ne dissimule rien de ses échecs ou de ses déficiences. De Stendhal à Julien Sorel, à Fabrice del Dongo, à Lucien Leuwen, la filiation est directe, et plus que la filiation. S’il a défini le roman comme un miroir promené sur les chemins de la vie, c’est à lui-même surtout qu’il tend ce miroir, et son visage y paraît tel qu’il eût voulu le voir. Passionné de soi-même, il ne se quitte pas quand il crée, et si son roman n’est pas simplement autobiographique, c’est que Stendhal est plus curieux de ce qu’il est que de ce qu’il a pu faire ou subir. Autour du héros, qui est encore un pseudonyme de Beyle, les autres personnages sont l’objet d’une curiosité très perspicace, celle qu’il exerçait dans la réalité sur son entourage : sans doute parce que le spectacle des passions humaines le divertissait, mais plus encore parce qu’il pensait qu’une science d’autrui dépourvue de toute illusion, qui le mettrait à l’abri des duperies de son prochain, et lui permettrait en revanche de mystifier ses partenaires au jeu de la vie, était le plus nécessaire des instruments pour la quête du bonheur. La clairvoyance, et aussi les limites, du génie stendhalien viennent de cette immédiate dépendance qui lie sa création romanesque à ses préoccupations personnelles.

Rien de semblable chez Balzac. Il peut avoir transposé, plus littéralement que Stendhal ne le fit jamais, certains épisodes de sa vie dans tels de ses romans. L’enfance de Louis Lambert, la jeunesse de Félix de Vandenesse, la solitude des adolescents balzaciens, la misère des débutants, les plaisirs de la bohème intellectuelle, les amours de bien des personnages ont des sources autobiographiques connues. Les érudits ont retrouvé dans la Fille aux Yeux d’or un salon qui fut celui de Balzac, dans le personnage de Mme de Maufrigneuse un portrait de Mme de Castries qui est une vengeance d’amant déçu, et dans le paysage du Lys dans la Vallée une retraite que Balzac aima. M. Marcel Bouteron, à qui l’on doit déjà une foule de découvertes de ce genre, nous en réserve sans doute beaucoup d’autres. Pourtant, aucun personnage de Balzac ne le représente de la même manière que Julien et Fabrice représentent Stendhal. Mais aucun, non plus, ne lui est étranger comme le sont à leur auteur les comparses de la Chartreuse ou du Rouge et le Noir. Car Balzac n’avait ni pour lui-même ni pour autrui la même sorte de dilection ou d’intérêt que Beyle. Sans être désépris de soi, comme cet étrange Benjamin Constant qui n’arriva jamais ni à se croire tout à fait un être réel, ni à se vouer une juste affection, Balzac estime que les incidents heureux ou malheureux de son existence, et les particularités de son caractère ne peuvent passer, tels quels, de la vie au roman. Ce mélange des deux plans lui paraît impur. Et pourtant, Baudelaire l’a bien vu, les créatures de Balzac sont toutes semblables à lui-même et portent sur elles les marques de son expérience majeure : elles ont, comme lui, du génie.

L’orgueil de l’homme de génie, Balzac n’a jamais eu la pudeur de le dissimuler. Pourquoi aurait-il fait silence sur cette force qui le dévorait et l’exaltait à la fois, sur cette énergie active à laquelle il obéissait, harassé et heureux ? Il ne la confondait avec aucune ambition de parvenir, car il visait plus haut : il pensait que l’imagination, quand elle est poussée à son suprême degré d’incandescence, est une flamme éclairante et le plus sûr de nos instruments de connaissance. Créer, inventer, employer à plein rendement la fécondité que l’on sent en soi, c’est, pour Balzac, approcher les mystères sacrés de l’existence et se donner une chance de forcer les limites imposées à notre savoir. Seulement, s’il lui arrive souvent de parler du génie en termes d’époque, comme d’une foudre fatale qui brûle ses favoris, ou comme d’une glorieuse étincelle posée sur leur front, cette idée grandiloquente du grand homme n’est peut-être pas son dernier mot. Elle appartient à l’arsenal des pensées incontrôlées qu’il reçoit de son temps, et qui deviennent chez lui des formules prêtes à servir, quand l’occasion le veut, avec une sorte d’automatisme facile. En réalité, lorsqu’il ne met pas en scène avec quelque excès théâtral l’homme de génie, tel que l’a conçu son romantisme de surface, il ne prétend point que l’artiste ou le penseur soit absolument différent de n’importe quel autre homme, et en particulier de l’ambitieux, du cupide, de tous ceux que mène une violente passion. À ses yeux, il n’y a pas, ou presque pas de distance réelle entre les héros de la pensée et toute créature qui veut être l’auteur de sa propre destinée. Ou plutôt, il admet bien qu’il existe une foule obscure de gens amorphes, qui ne possèdent de l’unique énergie, origine des actes comme des œuvres, qu’une défaillante part. Mais ces êtres-là n’ont pas place dans son univers romanesque, où l’on ne peut être admis si l’on ne fait la preuve de quelque volonté ardente ou de quelque passion insatiable.

Car, partout et sous mille formes, la même énergie, qui soulève la lourde pâte terrestre et les enfants du limon, creuse dans leur cœur la béante avidité du Désir. Les uns aiment l’or, et les autres s’acharnent à s’emparer du pouvoir ; tel d’entre eux ne songe qu’à posséder une femme et, comme M. de Montriveau dans la Duchesse de Langeais, la voudra morte si, vivante, elle lui échappe ; tel autre, au lieu d’une unique amante, en conquiert d’innombrables ; et Vautrin ne demande pas moins que de gouverner secrètement les destins de toute une société, prenant un singulier plaisir à s’en tenir lui-même écarté, comme un démiurge, et à s’y faire représenter par les jeunes gens auxquels il impose l’occulte puissance de sa paternité spirituelle. Qu’ont-ils tous, qui leur vaut la sympathie et l’admiration de Balzac ? Rien, sinon qu’ils sont lui-même, reparaissant en mille figures dissemblables, sans aucun trait extérieur qui le rappelle, sans même avoir hérité de ses préoccupations ou de ses préférences. Mais ils sont lui par ce qui, dans le désir qui les anime, est instinct créateur, pouvoir de l’imagination, expérience de l’invention continuelle. C’est là ce que Balzac leur prête toujours, parce que, au delà des anecdotes de la vie, son expérience personnelle se résume par ces deux termes : imagination, pouvoir créateur.

On ne cesse de redire que la vie des romans de Balzac tient à l’exactitude des observations qu’il a pu accumuler au cours d’une existence fort diverse et riche en points de vue favorables, connaissant la basoche pour avoir été clerc de notaire, les journaux et les affaires parce qu’il s’y est débattu, le monde du plaisir après y avoir goûté. Et ce n’est pas faux, mais c’est prendre l’accessoire pour l’essentiel. Certes, la perception que Balzac avait de la lutte qui se livre en tout homme entre la matière et l’esprit, sa science d’un combat spirituel qui est mené en pleine épaisseur de la chair, sa conviction qu’en cherchant les satisfactions les plus variées nous aspirons tous, inconsciemment, aux joies immatérielles de la connaissance, – toute cette sagesse balzacienne demeurerait incommunicable s’il n’avait à sa disposition, pour la manifester, les ressources immenses des signes concrets qu’il emprunte aux visages, aux gestes, aux habitudes des gens dans la rue. Mais ce n’est pas la précise description qu’il est capable de faire d’une démarche révélatrice, d’une physionomie parlante ou d’un vêtement trahissant son homme, qui fait de lui un tel maître de l’illusion romanesque. Pour que ces détails, – qui, lorsqu’on y regarde de près, sont souvent notés de façon beaucoup plus vague, plus sommaire qu’on ne croyait s’en souvenir, – s’imposent au lecteur et se mettent à vivre sous ses yeux « comme dans la réalité », il faut qu’ils soient, comme la réalité précisément, les manifestations de quelque chose de plus intérieur qu’eux-mêmes. Les personnages de Balzac, leurs comportements, leurs propos, leur physiologie même, doivent cette extraordinaire intensité de présence à un feu caché, qui brûle au cœur du romancier avant d’enflammer ses créatures. Ils n’existent si fortement que parce qu’ils existent à la façon des symboles, non point comme une matière qui ne signifierait qu’elle-même.

 

 

 

 

 

Il se passe, chez les poètes ou les écrivains réellement philosophes, un phénomène moral inexplicable, inouï, dont la science peut difficilement rendre compte. C’est une sorte de seconde vue qui leur permet de deviner la vérité dans toutes les situations possibles ; ou, mieux encore, je ne sais quelle puissance qui les transporte là où ils doivent, où ils veulent être. Ils inventent le vrai, par analogie, ou voient l’objet à décrire, soit que l’objet vienne à eux, soit qu’ils aillent eux-mêmes vers l’objet...

Les hommes ont-ils le pouvoir de faire venir l’univers dans leur cerveau, ou leur cerveau est-il un talisman avec lequel ils abolissent les lois du temps et de l’espace ? La science hésitera longtemps à choisir entre ces deux mystères également inexplicables. Toujours est-il constant que l’inspiration déroule au poète des transfigurations sans nombre et semblables aux magiques fantasmagories de nos rêves.

 

Préface de La Peau de Chagrin, 1831.

 

 

C’EST tout autre chose de lire, par hasard, un roman de Balzac, ou de vivre longtemps en compagnie de son œuvre et d’explorer peu à peu tout l’univers de la Comédie humaine. La légende de l’œuvre réaliste et documentaire n’a pu être inventée et transmise que par des gens qui n’avaient jamais pris la peine, – la joie, – de prolonger leur lecture balzacienne, de livre en livre. Ils n’auraient pu manquer, sinon, de s’interroger sur l’envoûtement particulier auquel est irrésistiblement soumis le vrai liseur de Balzac, même quand l’aventure le mène aux régions plates et désertiques des rares romans ennuyeux ou faibles qui, avouons-le, figurent dans la grande série balzacienne.

Le mystère où baigne cette somme romanesque est vraiment singulier. Voici un romancier qui, comme tant d’autres à sa suite le tenteront à leur tour, prétend retenir notre attention en évoquant par le menu une époque en elle-même médiocrement passionnante. La Renaissance offre plus de troubles, de guerres, d’occasions d’héroïsme, de bouillonnements d’idées, d’extraordinaires découvertes, de voyages nouveaux que ce dix-neuvième siècle. Le dix-septième a plus de style, de grandeur, d’austère beauté, le dix-huitième serait tout de charme irréel et de jeu s’il ne s’achevait par l’exaltation et le sang de la Révolution. Et sans doute la gloire de Napoléon rayonne-t-elle sur l’âge de la Restauration et sur le monde balzacien auquel l’Empire a légué une impressionnante vieille garde de géants légendaires. Mais quarante-huit est encore imprévisible, et, malgré ce qu’il peut y avoir de prophétique dans son intelligence de l’histoire, Balzac n’est pas de ceux qui sentent de loin monter la fièvre des révolutions : elles lui sont, pour cela, trop étrangères, trop peu sympathiques. La matière de son énorme roman, c’est donc cette société fatiguée, qui succède aux espérances, aux ivresses, aux cauchemars de la Révolution et de l’Empire. Plus rien de grand, aucune auréole méritée n’environne les castes régnantes ; la monarchie fait triste figure quand le roi est Charles X ou Louis-Philippe. On vit petitement, avec des souvenirs, et l’ambition est bourgeoise. La bourgeoisie conquiert le pouvoir, accumule les richesses, commence à les dilapider. La bourgeoisie encore met la main sur la vie de l’esprit et, après avoir été athée, s’installe au banc d’œuvres des églises, où elle apporte les sentimentalités religieuses d’un romantisme nostalgique et les principes hypocrites de l’ordre établi, soutenu par la prédication d’un évangile déformé. Une seule puissance monte et impose sa loi d’iniquité, tandis qu’on parle plus que jamais de justice, de liberté, d’égalité : la puissance de l’Argent.

Les historiens, s’ils se méfiaient moins des témoignages de romanciers, trouveraient dans Balzac la documentation la plus utile, et la plus exacte, sur cette époque sans grandeur. Mais les historiens ne le lisent pas, et nous autres, simples mortels, qui ne sommes guère curieux de ces renseignements sur un temps sans attraits, nous y revenons sans cesse, séduits par quel charme ? Si Balzac, à travers sa peinture de générations qui nous demeurent assez indifférentes, n’atteignait qu’à des vérités d’ordre psychologique, dégageant avec perspicacité de tous ces comportements médiocres les lois générales des conduites humaines, il répondrait sans doute à certaines de nos curiosités. Ce n’est pas de cette façon-là qu’il retient ses vrais lecteurs. On ne sort pas indemne de l’univers où il nous introduit, car à chaque page on a été assailli de questions, on a côtoyé des abîmes, éprouvé des inquiétudes, on a été mené aux limites du monde terrestre ; là, la vie s’ouvre sur quelque région au delà de la vie, le temps vient mourir aux rivages de l’éternité, le déroulement normal des choses est soudain troublé, ou du moins menacé de l’être, par des influences surnaturelles. L’impression singulière que l’on ressent, – et je parle ici des romans les mieux installés dans le terrestre, non pas même des contes fantastiques ou du livre mystique, – tient précisément de ce que tout est à la fois conforme à notre image habituelle du monde et de ses rassurantes normes, et à la fois environné d’une étrangeté dans laquelle il entre du divin et du démoniaque. La réalité est là, solide, concrète, inébranlablement établie dans son équilibre de matière connue ; les hommes ont leur visage de plein jour ; leurs gestes, leurs désirs sont maintenus dans ces mesures moyennes qui donnent au quotidien sa rassérénante banalité. Et pourtant, ces blocs du réel, tout semblables à ce qu’ils sont quand nous rêvons le moins, semblent ici émerger d’une grande ombre, d’une immense mer d’eau nocturne, dont les flots mouvants entourent de toutes parts les apparences inchangées des choses. Mieux encore, cette réalité qu’on croyait d’abord empruntée à l’observation de la vie courante, c’est comme si elle ne demeurait pas extérieure, comme si elle était elle-même le produit du rêve, une terre formée par la vague et dont l’immobilité ne serait qu’illusion.

D’où vient donc cette animation pleine de mystère, et ce mouvement infini, profond, qui fait de l’univers balzacien une féerie de perpétuelles métamorphoses ? Si on ne quitte pas ce grand songe sans avoir été mis en alerte, on n’y pénètre pas non plus de plain-pied. Comme à l’instant où la conscience abdique pour céder aux images du sommeil, il faut franchir une frontière avant de s’aventurer dans l’empire fermé du roman balzacien. Car il a ses lois, qui ne sont pas celles d’ici, ou qui sont bien les mêmes, mais comme multipliées, apparues de façon plus complète, plus surprenante, et portées à une puissance supérieure. Il a aussi ses proportions, autres, essentiellement autres, et ses critères de réalité ou de vraisemblance, qui ne coïncident pas avec les exigences coutumières de notre logique. Les passions y éclatent dans les gestes ou les jeux de physionomie, les grimaces, les rides ; la pureté et la vie spirituelle y produisent, sur les fronts et les visages, des flammes, des étincelles, des lumières rayonnantes, la démence fait craquer les os, les peurs et les colères rugissent plus fort que ne crient autour de nous les hommes. Quand le drame atteint à sa phase mortelle, sa sauvagerie est extrême et le sang versé empourpre tout le décor. Ni l’Espagne, ni les élisabéthains, ni le mélodrame populaire ne vont à de tels excès, ou surtout ne réussissent à leur conférer cet air de vérité dépourvue d’exagération. On a besoin d’un temps de réflexion, et de se frotter un peu les yeux, pour se rappeler que, dans ce que nous nommons « la vie », ce n’est pas tout à fait à ce diapason que se passent les choses.

Un monde à part, mais qui est encore notre monde, composé des mêmes formes autrement groupées, habité par les mêmes êtres dont les relations secrètes semblent toutefois se dévoiler mieux : c’est le rêve. Autant dire, plus simplement, que c’est le roman, ou l’œuvre de poésie. Tout s’est mis à signifier, et pourtant tout garde son exacte pesanteur concrète. La réalité de l’art, en effet, n’est pas celle où les formes et les êtres se dissipent, se dépouillent de leur poids d’existence, pour n’être plus que représentés par des signes abstraits. C’est celle où la vie demeure elle-même, mais en même temps se met à porter visiblement un sens, ordinairement inaperçu. Il en est bien ainsi chez Balzac : il raconte la vie « telle qu’elle est », il dépeint les hommes sans rien leur ôter de leur épaisse présence temporelle, et cependant la vérité de sa peinture est plus grande que la vérité des modèles.

Balzac, qui n’était nullement l’inventeur à moitié conscient que l’on suppose, mais avait au contraire, sur les problèmes de la création esthétique, des vues aussi lucides que celles de Baudelaire, connaissait à merveille la nécessité d’une transfiguration du réel, seule capable de faire apparaître ses aspects les plus vrais. En 1846, dans une réponse à un critique, Hippolyte Castille, qui lui reprochait de montrer des caractères exceptionnels, ou de « les faire gigantesques en accumulant des riens », il affirmait avec force qu’il eût rendu son œuvre illisible, s’il eût voulu laisser scrupuleusement à ses personnages « la place réelle qu’occupent dans l’état social les honnêtes gens dont la vie est sans drame ». Il revendiquait le droit, ou mieux encore, la nécessité, de recourir, pour être vrai, aux « ressources du conte arabe » et au « secours des titans ensevelis ». Et il poursuivait bizarrement : « Dans cette tempête d’un demi-siècle, il y a des géants qui font marcher les flots, ensevelis sous les planches du troisième dessous social. » C’était soutenir que la vision du poète doit inévitablement modifier les proportions apparentes de la réalité, et découvrir dans l’histoire, au-dessous du cours visible des choses, non pas l’influence des meneurs de jeu connus de tout le monde, mais les puissances autrement efficaces qui agissent dans l’ombre. Toutes les proportions accoutumées se trouvent ainsi renversées, aux yeux de qui pénètre le sens secret des faits. Et pour le pénétrer, il ne suffit pas d’un regard d’observateur intelligent. Il y faut ce que Balzac appelle le « don de spécialité », qui discerne, davantage que l’enchaînement analysable des causes et des effets, les rapports plus complexes de la « signifiance ».

 

 

Balzac se bat contre la vaste et profonde nuit de l’inconnu, où baigne, pour lui, le peu de réalité distincte que nous livre notre perception habituelle. S’il s’épuise à noter les détails de l’existence courante, ce n’est pas qu’il leur accorde en eux-mêmes une importance définitive ; c’est, tout au contraire, qu’il cherche à les dépasser, comme s’il lui était nécessaire de les dénombrer d’abord, de fatiguer cette réalité en pesant sur elle avec insistance, jusqu’à ce que sa croûte durcie cède sous la pression et s’ouvre sur un arrière-plan qu’elle dissimulait. On peut décrire minutieusement les apparences de deux façons et dans deux intentions très diverses : soit, à l’exemple des réalistes (qui, pour cette raison, se sont trompés sur l’effort de Balzac), en admettant que les apparences sont toute la réalité et méritent ainsi d’être fidèlement reproduites ; soit, comme Balzac le tente, parce que justement on ne vise qu’à disperser ces fantômes que sont les données sensibles, afin de parvenir à ce qu’elles dérobent à la vue. Balzac confesse cette intention quand, dans une phrase qu’aurait pu signer Rimbaud, il se donne pour tâche d’ »arracher des mots au silence et des idées à la nuit ». Ou encore lorsque, dans son vocabulaire si maladroitement, si comiquement rationaliste, il exprime l’ambition de « faire venir l’univers dans son cerveau ». Il ne se lasse pas de répéter que, si l’observation exacte est une partie indispensable du génie, le véritable écrivain ne copie pas le monde extérieur, mais commence par en replonger en lui-même les images, afin que, dans l’ombre favorable de sa rêverie, elles s’organisent à nouveau, se combinent selon des associations différentes, et composent ainsi une architecture que déchiffrera la « seconde vue » du poète. « Les passions, les pays, les mœurs, les caractères, accidents de nature, accidents de morale, tout arrive dans sa pensée », proclame de bonne heure (1831) la préface de la Peau de Chagrin. On se rappellera aussi le triomphal début de Facino Cane, où Balzac, évoquant ses années de misère et de travail silencieux, ses promenades solitaires, au sortir de sa mansarde, dans les rues populaires de Paris, s’exalte au souvenir de la naissance, en lui, du romancier visionnaire : « Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs, qu’elle allait sur-le-champ au delà ; elle me donnait la faculté de vivre de la vie de l’individu sur laquelle elle s’exerçait, en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles. Lorsque, entre onze heures et minuit, je rencontrais un ouvrier et sa femme revenant ensemble de l’Ambigu-Comique, je m’amusais à les suivre... En entendant ces gens, je pouvais épouser leur vie, je me sentais leurs guenilles sur le dos, je marchais les pieds dans leurs souliers percés ; leurs désirs, leurs besoins, tout passait dans mon âme, ou mon âme passait dans la leur. C’était le rêve d’un homme éveillé... Quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l’ivresse des facultés morales, et jouer ce jeu à volonté, telle était ma distraction. À quoi dois-je ce don ? Est-ce une seconde vue ? est-ce une de ces qualités dont l’abus mènerait à la folie ? Je n’ai jamais recherché les causes de cette puissance ; je la possède et m’en sers, voilà tout. »

La « seconde vue », le « don de spécialité » ont quelque chose d’une participation mystique, en même temps que de cette continuelle métamorphose qui, dans le rêve, rapproche brusquement autour d’une figure apparue, d’une forme, d’un objet, des significations multiples. Comme dans les songes, la fluidité des apparitions, le glissement incessant qui d’un visage fait une masse de nuages sonores, puis une plaque de métal, puis un autre visage, créent des jaillissements de métaphores : ce qui était très éloigné, les fragments du réel qui n’avaient jamais rien eu de commun, s’épousent, coïncident, révèlent leurs ressemblances. Mais la plupart des métaphores surgies ainsi de notre passive conscience nocturne demeurent inintelligibles ; elles portent un message, quelque chose nous en avertit sourdement, et pourtant ce message est indéchiffrable. Je ne saurai jamais pourquoi les yeux angoissés d’un être cher, surgis dans le décor du rêve, y furent remplacés soudain par deux billes d’argent ou par deux bêtes admirables, me laissant d’ailleurs le sentiment qu’entre les regards et ce qui est venu s’y substituer, une analogie ou même une identité irrationnelle mériterait d’être élucidée. La vision du poète, du romancier balzacien, procède de même par métaphores, mais celles-ci opposent moins de résistance à une tentative de l’intelligence pour en percer le mystère. Si elles prouvent leur degré d’authenticité en se soustrayant à une traduction absolument claire, et si elles ne gardent leur force de révélation qu’en taisant une part de leur secret, il est possible de discerner toutefois quelques-uns des rapports d’où elles naissent. Les plus évidents, et qui suffisent déjà à leur donner du prix, sont des rapports d’analogie entre les événements du monde extérieur, présentés par le romancier, et un petit nombre d’événements spirituels ou d’expériences qui constituent la vie intérieure du visionnaire.

Car le monde tel qu’il le présente n’est qu’apparemment une image banale de la réalité banale. Ce sont bien les mêmes formes du quotidien, dont les lois et le déroulement habituel ne semblent pas être troublés. Mais ces formes, qui dans notre expérience de tous les jours sont inexplicables, ces faits qui s’enchaînent très superficiellement de causes en effets et laissent s’accumuler alentour l’immense ombre de l’inconnu, voici qu’ils se montrent dans une nouvelle lumière et nous convainquent qu’entre eux tous existe une impeccable coordination. « Tu n’expliques rien, ô poète, déclare Claudel, mais par toi toutes choses deviennent explicables. » Oui, parce que rien n’est laissé à son état d’objet extérieur, c’est-à-dire isolé et muet. Tout, au contraire, a été transporté, avant de pouvoir être nommé, désigné, situé, dans un univers autre : dans l’univers qui seul a un centre, un foyer, seul dispose de mesures et d’un point fixe par rapport auquel tout a une place. C’est l’univers intérieur, la vision d’un homme. Le romancier, le poète, l’artiste, est celui qui, dédaignant les apparences des choses, s’intéresse uniquement à celles-là qu’il parvient à détacher du rocher silencieux qu’elles constituent hors de nous, pour les plonger dans la cohérence de sa vision. Elles s’animent alors d’une vie toute neuve, puisée non pas en elles-mêmes, mais en nous. Aussi Balzac écrit-il dans Séraphita : « Les miracles, les enchantements, les incantations, les sortilèges, enfin les actes improprement appelés surnaturels, ne sont possibles et ne peuvent s’expliquer que par le despotisme avec lequel un Esprit nous contraint à subir les effets d’une optique mystérieuse qui grandit, rapetisse, exalte la création, la fait mouvoir en nous à son gré, nous la défigure ou nous l’embellit, nous ravit au ciel ou nous plonge en enfer, les deux termes par lesquels s’expriment l’extrême plaisir ou l’extrême douleur. Ces phénomènes sont en nous, et non au dehors. »

 

 

On accordera sans peine cette qualité de transfiguration du réel aux contes fantastiques de Balzac, et aux œuvres où il fait intervenir explicitement des aspects extraordinaires ou occultes de la vie. Mais ses grands romans, qui peignent une époque, définissent le rôle des classes sociales et des castes, dévoilent la puissance de l’argent et les intrigues de la politique, ne sont-ils pas à l’opposé de cet art des métamorphoses ? On peut, en effet, s’y tromper, et ne pas discerner du premier coup que les mêmes sources de vie donnent leur intensité de présence aux usuriers balzaciens et à « l’ange » Séraphitus-Séraphita. Pourtant, les signes avertisseurs ne manquent pas dans les œuvres les plus attachées à analyser l’existence sociale ou les terrestres aventures des humains. Tous les liseurs de Balzac connaissent ces moments où, dans le récit jusque-là absolument « normal », précis comme un reportage, avec ses descriptions, ses inventaires, ses circonstances très communes, quelque chose change. Quelque chose qui au premier abord peut ne rien faire soupçonner de bien insolite. Le rythme de la narration se précipite, ou bien se ralentit et immobilise tout pour une sorte de contemplation ; le langage se charge d’images, de heurts, de disparates ; et les mots, qui tout à l’heure étaient encore comme effacés, sans autre fonction que de désigner exactement des objets ou des gestes, semblent doués soudain de pouvoirs plus rares. Ils se libèrent des servitudes de leur usage accoutumé, et Balzac, possédé, réellement possédé par sa passion de la langue, s’abandonne aux suggestions des vocables. Les plus concrets se doublent de synonymes, d’équivalents moins matériels ; de simples analogies de sonorités font dériver la phrase, d’un mot à l’autre, à travers des calembours suggestifs. Manifestement, le romancier entre dans un état très particulier, où une participation exceptionnelle à la vie se révèle par une participation non moins singulière à la substance verbale. Il cède aux rapprochements, aux affinités que la langue lui propose, en même temps qu’il se laisse aller plus passivement à une sorte d’invasion des choses. C’est l’instant où celles-ci, cessant de mener hors de lui une existence d’objets, descendent en lui et viennent y prendre place dans le réseau complexe et l’échange infini des correspondances.

Ces irruptions de la poésie que marquent le rythme, l’usage des mots, toute une exaltation imprévue, il serait facile de les relever, non seulement dans des œuvres où le mystère est cerné avec intention, mais jusque dans l’histoire terre à terre de César Birotteau, par exemple, au moment où éclate la musique de Beethoven. Ou bien, que l’on se rappelle les épisodes du Curé de Village, avec tous les instants qui, sous la marche des événements extérieurs, constituent la trame plus secrète du livre et l’histoire de l’âme de Véronique ; cette histoire n’est ni analysée, ni décomposée en une succession d’états de conscience, mais suggérée par les transformations du paysage, que provoquent mystérieusement les progrès de Véronique sur la voie de pénitence. Que l’on songe aussi à tous les romans d’amour de Balzac, – qui est, dans la littérature française, le plus grand, peut-être même le seul romancier de la passion, – et l’on se souviendra aussitôt de scènes où le bonheur, le désespoir, le sentiment royal de posséder l’éternité dans un corps et dans une âme, ou bien la conscience contraire de l’inévitable échec terrestre bouleversent l’ordonnance du monde. Et ailleurs, si ce n’est pas l’amour, c’est le triomphe de l’ambitieux ou son implacable défaite, c’est l’ivresse du luxe ou le drame de la misère, c’est encore la folie de la générosité ou l’âpreté de l’égoïsme, qui rendent excessive l’expression des visages, surhumaine l’ampleur suggestive des gestes, et font grouiller de vie les inertes objets, soudain devenus étranges et parlants.

La spontanéité de ces brusques passages à un ton nouveau est évidente. Il ne s’agit pas là des procédés d’un artiste calculant ses effets, mais des emportements d’un esprit qui, quêtant une communication avec le dessous des apparences, suit le mouvement même de ses découvertes intérieures. Balzac ne tente pas consciemment de désorienter son lecteur pour le mener en quelque lieu que lui-même connaîtrait ou dont il devinerait l’approche. Il n’entreprend aucun dérèglement systématique des sensations, à la manière de Rimbaud. Non, c’est bien les choses qu’il regarde, et c’est bien le sens de la vue, avec les autres sens associés, qu’il emploie d’abord à son enquête. Il est, pour y mettre aucune méthode concertée, bien trop persuadé que les vérités réservées à l’art ne peuvent se dévoiler qu’à l’improviste et devant un esprit qui peut-être les espère, mais ne sait leur tendre aucun piège. De même que, dans le Chef-d’œuvre inconnu, il proclame que les peintres doivent méditer les brosses à la main, il n’attend la transformation du sensible en un spectacle intelligible que des surprises de la création littéraire : sa vue devient vision, le décor du monde s’approfondit de perspectives fantastiques au moment où il écrit. Toute découverte, chez un écrivain de sa race, – la race des grands imaginatifs, – se fait la plume à la main.

Ainsi naissent, on peut dire quand il s’y attend le moins, les pages les plus profondes, les plus prenantes de son œuvre, celles où la banale réalité s’ouvre ou se multiplie. Dans ces instants-là, qui nous apparaissaient tout à l’heure comme les signes avertisseurs d’un secret mal discernable, on assiste à une véritable rupture, ou à un changement de plan : le monde des objets ou le monde des hommes, décrits jusqu’à ce point tels que nous croyons bien les connaître, viennent de faire place à un autre monde, ou plutôt à un nouvel aspect qui, sans dépouiller la réalité commune de son existence, la charge soudain de signification. Ce qui se contentait d’exister ne cesse pas de le faire, mais devient quelque chose d’autre par surcroît : devient signe et symbole. Ce surplus de sens, auquel Balzac parvient par l’évocation et par l’expression, le comble toujours de joie. Il jouit alors de se sentir le pouvoir de bousculer les apparences banales ou de les recréer toutes neuves. Le lyrisme verbal qui l’a conduit à cette découverte s’intensifie, se multiplie dans le bonheur de créer, les mots deviennent surprenants, les intuitions se prolongent d’autres intuitions plus aventureuses, de divinations. Et le roman réaliste, le roman des quotidiennes aventures débouche sur la même vision fantastique qui était la donnée première des contes ou de Séraphita.

On a souvent fait un reproche à Balzac de ces exaltations qui, dans chacune de ses grandes œuvres, soulèvent par moments le récit, portent les personnages à des dimensions gigantesques ou légendaires, et suggèrent autour d’eux l’active présence de forces mythiques. C’est lui reprocher d’être Balzac. Car rien n’est plus intimement lié à l’originalité de son génie, rien n’est aussi logiquement inscrit dans la droite ligne de sa vie spirituelle, que ces transfigurations. Elles donnent à l’ensemble de l’œuvre son unité et rattachent les uns aux autres les romans explicitement mystiques et les romans du « réel », – ces deux moitiés de la Comédie humaine qui s’éclairent réciproquement. Les Études philosophiques manqueraient souvent de l’enracinement terrestre indispensable et paraîtraient parfois n’être qu’inventions arbitraires, si les visions qui s’y déroulent n’étaient exactement confirmées par les scènes de la vie parisienne ou provinciale. Et celles-ci, en particulier dans tout ce qui touche à la passion, ne seraient pas intelligibles en leur vraie profondeur, si nous n’avions, pour en situer le sens, les pages où Balzac a affronté les zones frontières de la vie terrestre.

Les meilleurs romans de Balzac sont des romans de la destinée, mais, grâce à la fois à leurs chapitres lyriques et au voisinage des romans mystiques, la destinée des hommes y apparaît bien plus vaste que n’est la simple courbe d’une existence sur cette terre. Les créatures de Balzac sont telles que les gens que nous côtoyons dans la rue, et leur vérité, sur ce plan-là, est assez forte pour que l’on puisse, si l’on a l’esprit ainsi fait, ne rien deviner en elles qui appartienne au mystère. Pourtant, elles y plongent toutes leurs racines, elles y dirigent leurs vœux et leurs pas, leur destinée est une destinée parce qu’elle a ses origines dans l’inconnu, et ses fins dans l’inconnu, et ses étapes soumises à la loi de l’inconnu. Ces créatures peuvent être aveugles, – aussi aveugles que beaucoup de lecteurs de Balzac, – ignorer, comme elles ignorent presque toutes, les puissances surnaturelles qui les mènent ou avec lesquelles elles ont à lutter ; elles peuvent croire à des hasards, quand il s’agit de signes, ne voir que des buts limités là où elles-mêmes désirent obscurément trouver la béatitude infinie ; elles confondent avec de pauvres désirs matériels l’élan qui les jette à la possession de l’absolu ou à la connaissance illimitée. Balzac les regarde se tromper ainsi sur leurs vraies espérances, et il les aime dans leur erreur, dans leur aveuglement, parce qu’il est le dieu qui les a créées à son image et qui les connaît mieux qu’elles ne se connaissent. Il devine surtout, – lui qui tend toujours à déceler les grandes ressemblances et à découvrir l’unité cachée sous les multiples apparences, – que chacun des êtres qui habitent son univers est, comme lui-même, un chercheur d’absolu et un assoiffé d’éternité. Et puisque les créatures de son imagination sont ainsi, il en conclut, – pour lui la conclusion de l’un à l’autre est logique et impérative, – que les créatures de Dieu, les simples créatures vivantes, leur ressemblent, ressemblent à Balzac.

C’est là, sans doute, que prend source sa grande pitié pour les humains, ce don de sympathie qui illumine par éclairs le monde féroce qu’il dépeint ; admirateur des forts, des conquérants, méprisant pour les médiocres, sachant bien à qui appartient la terre, il se penche pourtant sur les faibles et les déshérités avec une compassion qui lui a permis de tracer de quelques-unes d’entre les plus misérables des portraits pathétiquement vrais. Créateur d’une humanité qui sans le savoir, et sous mille déguisements, obéit au même désir immense que lui, Balzac, devait, quand il ne se surveillait pas, se croire le créateur de tous les hommes, des vivants de cette terre comme des vivants de sa Comédie. Et les regarder comme ses enfants...

 

 

 

 

 

Les mythes modernes sont encore moins compris que les mythes anciens, quoique nous soyons dévorés par les mythes. Les mythes nous pressent de toute part, ils servent à tout, ils expliquent tout.

 

La Vieille Fille.

 

*

 

Dem Mythos liegt nicht ein Gedanke zu Grunde, wie die Kinder einer verkünstelten Kultur meinen, sondern er selber ist ein Denken ; er teilt eine Vorstellung von der Welt mit aber in der Abfolge von Vorgängen, Handlungen und Leiden.

 

NIETZSCHE.

 

 

À quel besoin profond répond, chez Balzac, l’invention d’un univers, et cette représentation de l’existence qui s’ouvre de toutes parts sur le mystère des origines et des fins de l’existence ? Il suffirait, en un certain sens, de répondre, comme Balzac lui-même, que, né romancier et doué du pouvoir d’imaginer des âmes ou des destinées, il se servait de ce pouvoir. La question resterait posée, à peine différente : pourquoi l’exercice de sa fécondité imaginative comblait-il Balzac de joie, même lorsqu’il se lamentait de succomber sous tant de fiévreux labeur, même lorsque le prenait la crainte d’être entraîné jusqu’à la folie ? Ce n’est pas sans de profondes raisons qu’un poète met au monde ses personnages, surtout quand il est Balzac, c’est-à-dire un homme que ni le jeu d’un art gratuit, ni les seules curiosités de l’esprit d’analyse ne conduisent au prodigieux effort de sa création romanesque.

Il peut y avoir avantage, – quand il s’agit d’un être aussi exceptionnel dans les lettres modernes que l’est Balzac, – à tenter une hypothèse qui emprunte ses termes à un domaine éloigné de la littérature. Cela n’ira pas sans le risque de commettre une confusion, ou un rapprochement arbitraire. Mais une confusion, pourvu qu’on la connaisse pour ce qu’elle est, et qu’on ne la donne pas pour une explication, oriente parfois l’intelligence et suggère une ressemblance entre des choses qu’il importe de distinguer, et dont chacune, pourtant, s’éclairera d’une confrontation provisoire.

C’est donc par analogie, et pour un instant seulement, que nous parlerons du mythe de Balzac, sachant bien qu’il n’y a de mythe que collectif, au sens exact du mot, et que Balzac est très éloigné d’être, comme Hugo, une conscience « primitive », dont le fonctionnement puisse être comparé à celui des peuples inventeurs de mythes.

La conscience collective de ces peuples ne construit pas ses mythes sans obéir à une profonde nécessité intérieure : la nécessité où l’homme se trouve, dès son premier éveil, d’établir un accord, un dialogue, entre lui-même et la menaçante, l’angoissante réalité qui l’environne. Incapable encore d’analyser cette réalité et d’en décrire les lois ou les constances, la saisissant comme une gigantesque personne ou comme une foule de personnes, en tout cas comme une vie plus forte que sa propre vie, l’homme tentera de la maîtriser, d’établir entre elle et lui une rassurante harmonie. Il dispose, pour cela, du pouvoir de fabulation et de la parole, qui est douée, à ses yeux, d’efficacité magique. En nommant les choses, en les racontant, en imaginant leur histoire, et au cœur de cette histoire la sienne propre, il établit une participation avec ce qu’il nomme, et conquiert un premier sentiment de sécurité. Ainsi que le disait naguère Roger Caillois, le mythe est fait de l’information, par une nécessité interne, des exigences et des données extérieures. Il se présente, en outre, comme une puissance d’envoûtement qui investit la sensibilité, s’impose à elle et l’enchante. Et enfin, le héros mythique est « celui qui donne aux conflits insolubles une solution, une issue, heureuse ou malheureuse ».

Le mythe n’est donc pas n’importe quelle fable, imaginée pour le seul plaisir gratuit ou le simple jeu de l’invention, et d’ailleurs rien n’est gratuit au stade de la conscience primitive. Il faut se garder également de concevoir le mythe comme la traduction en images et en événements de quelque vue de l’intelligence abstraite ou de quelque idée préconçue. Le caractère le plus évident du mythe est son immédiateté ; né d’une nécessité, réponse à une angoisse, tentative pour coordonner selon des exigences subjectives les données multiples du monde extérieur, il naît tout armé et sous forme d’image ou de narration. Nietzsche l’a fort bien dit : « Le mythe n’est pas la transposition d’une pensée, ainsi que le croient les enfants d’une civilisation dénaturée, il est par lui-même un mode de pensée ; il manifeste une représentation du monde, mais sous la forme d’une succession d’événements, d’actions et de souffrances. »

La définition péjorative de Valéry peut servir encore à éclairer la nature du mythe. N’écrit-il pas : « Mythe est le nom de tout ce qui n’existe et ne subsiste qu’ayant la parole pour cause. » Il est vrai, mais une parole qui n’a pas, lorsqu’il s’agit de la conscience primitive, le sens d’irréalité ou d’inefficacité que lui donne le scepticisme de Valéry. Des deux mots grecs qui désignent la parole, Mythos et Logos, il nous est permis d’employer un peu arbitrairement le premier à désigner la parole des primitifs, et le second à préciser le sens qu’elle a reçu à une étape plus évoluée de la conscience. La phrase de Valéry n’a le sens qu’il entend lui donner que par rapport au logos, à la parole devenue simple désignation des choses réelles, elle-même ne possédant aucune réalité propre et se limitant à sa fonction de remplacement de l’objet par un signe abstrait. Et l’on voit bien ce que suggère Valéry : que le mythe est illusion, qu’il est l’erreur présomptueuse d’un signe qui se prend pour ce qu’il sert simplement à signifier. Si l’on se reporte à un âge plus ancien, le langage n’a pas, pour ceux qui en sont les auteurs et les usagers, un rôle aussi effacé. Le mot est réellement doué d’un pouvoir, il est évocateur au sens plein et magique du terme. Le mythos ensorcelle la redoutable ambiance de l’homme et, en lui racontant le drame dont il est le héros, ou plutôt la victime, la fable mythique apaise les fantômes, se concilie les forces ennemies, met fin aux maléfices. Il est un exorcisme sous forme d’histoire.

L’imagination du poète est sans doute différente de l’imagination collective, car le poète moderne peut bien tenter de retrouver, en deçà de l’évolution humaine vers la conscience claire, les facultés immédiates du primitif : il n’est pas et ne peut pas redevenir un primitif. S’il pense par mythes, c’est en marge de sa pensée quotidienne, qui demeure logique. Il lui faut, pour réveiller en lui d’anciens pouvoirs, mettre en somnolence ceux que lui ont formés les âges. Mais, – et c’est ici ce qui nous importe, – l’imagination du poète n’est pas davantage un jeu gratuit que l’invention mythique des peuples. Comme nos ancêtres, en dépit de tout ce que la civilisation lui offre de sécurités et d’explications, d’accoutumances et de vues cohérentes, le poète redevient, au moins par instants, un être voué à l’étonnement, à l’anxiété. Sous ses yeux, l’univers reprend sa figure de menace, son aspect adversaire, et en lui-même, quand il se regarde, le poète aperçoit d’abord les conflits de la nature humaine, auxquels la pensée rationnelle n’apporte aucune solution. Elle n’est capable que de les définir, de les situer, de dégager les lois générales qui les engendrent ou commandent à leur déroulement. Mais la pensée claire s’arrête devant le paradoxe de la condition humaine et le mystère de notre confrontation avec le monde qui nous entoure. C’est alors que le poète, remis en état de stupeur, apercevant toutes choses aussi neuves, aussi étranges qu’au premier jour de l’existence terrestre, fait appel à l’invention. Ce qu’il ne saurait comprendre, il le raconte, le nomme ; ce qui est inconciliable, il le dit inconciliable ; et, renonçant à résoudre les insolubles problèmes de la vie, il persiste à faire éclater son mystère. Car, si un problème exige une solution, un mystère ne demande qu’à être manifesté. Fût-ce le plus tragique, le plus douloureux de tous ceux auxquels nous nous heurtons, il advient ceci de surprenant qu’à le nommer on éprouve une joie profonde. La langue reprend son rôle antique d’exorcisme, de mythe.

Mais sommes-nous bien autorisés à ranger le romancier Balzac parmi les poètes, et à invoquer, quand il s’agit de lui, cette imparfaite mais commode analogie entre la poésie et le mythe ? Il me semble que cela ne saurait faire aucun doute, et qu’il faut soit poursuivre cette ressemblance, soit renoncer à saisir le sens de la grande entreprise balzacienne.

Balzac, dès le premier mouvement de son esprit, se heurte à l’expérience de l’angoisse, d’une angoisse qui, à vrai dire, ne s’est jamais apaisée tout à fait, chez lui, sinon dans les heures exaltées de la création romanesque. Le réel lui inspire d’abord étonnement et frayeur. Il est hanté de questions, de pressantes interrogations sur le temps destructeur, sur l’usure de la vie, sur les abîmes, toujours ouverts devant lui, de la mort et de la démence. L’existence humaine, la nature ambiante, la société, la courbe de chaque destin, l’aventure courue par chaque esprit, tout lui paraît traversé, habité, gouverné par des influences dont il ignore si elles sont divines ou démoniaques, mais dont il sait au moins qu’elles ont un caractère surnaturel. Rien ne demeure immobile sous son regard, rien n’est une fois pour toutes à sa place. Dès qu’il se livre à sa perception immédiate et qu’il écarte de lui les béquilles de la tradition et de la culture intellectuelle, Balzac perçoit le monde extérieur et la vie intérieure comme une immense réalité mouvante, emportée par la course du temps, brassée par les conflits incompréhensibles de forces obscures. Mais il n’est pas ainsi fait qu’il puisse accepter avec détachement ce spectacle d’universelle fluidité et d’écoulement sans fin. Il est aussi affamé d’absolu qu’il est enclin à percevoir partout un dynamisme infini et insaisissable. Baignant dans la matière agitée du devenir temporel, y baignant même avec une puissante joie, il est possédé du désir de l’éternité, du besoin de saisir une vérité immuable.

Il a essayé, non sans y mettre toute sa belle naïveté d’autodidacte, de répondre à l’angoisse et de combler son propre désir en échafaudant une doctrine, une philosophie dont il empruntait les termes à ses maîtres occultistes. On a grand tort, certes, de traiter légèrement, comme le fait presque toute la critique française, le système d’idées dont Balzac ne cesse de recommencer l’exposé dans son œuvre. Il le prenait au grand sérieux et pensait avoir trouvé, dans cet amalgame d’explications scientifiques vite assimilées et de traditions religieuses plus ou moins hérétiques, une synthèse capable d’éclairer bien des problèmes. Cet édifice, qui à l’en croire ramenait les manifestations les plus disparates de la vie physique et spirituelle à une vue d’ensemble cohérente, est extrêmement fragile, et plein de singulières contradictions. Pour s’en contenter, il fallait bien que Balzac fût ce qu’il était : une vaste intelligence, tombant en arrêt devant tous les problèmes proposés à l’esprit par la vie, l’expérience, ou la contemplation, mais une intelligence dénuée d’exigences logiques. Ses théories de l’Unité, de la Vie issue d’une unique énergie, mais composée d’antagonismes nécessaires, de conflits générateurs du mouvement, ses vues péremptoires sur l’esprit et la matière, l’amour des corps et la pureté, que sais-je encore, prêteraient à sourire si on les examinait comme on examine le système d’un philosophe. Elles échappent pourtant à l’ironie, dès qu’on a compris que cette armature ingénument intellectuelle n’est qu’un très provisoire échafaudage, tandis que la vraie réponse de Balzac aux questions qui le hantent se situe sur un tout autre plan.

Sa réponse est celle du romancier, de l’inventeur de mythes. Ce n’est pas quand il explique, moins encore quand il emprunte aux sciences naturelles leurs méthodes d’observation, d’analyse et de synthèse, que Balzac livre la clef de sa pensée, ou trouve la clef qui lui donne accès aux secrets de l’univers. C’est quand il raconte des histoires, imagine des destinées, prête à ses personnages des gestes, des physionomies, des paroles dont la justesse l’enthousiasme avant de frapper son lecteur. Car en chacun de ses personnages, et jusqu’au plus humble, au plus insignifiant, il découvre, parfois sans se l’avouer clairement, un être semblable à lui : jeté en plein mystère, confronté à l’angoisse, dévoré par le temps, dressé de toutes ses forces contre l’usure de son énergie vitale et cherchant avec plus ou moins de bonheur un triomphe qui le divinise. Le mythe de Balzac, je ne le vois pas dans son système du monde, mais dans l’humanité qu’il enfante et qui est une humanité toute tendue vers un acte créateur. Il a pu écrire, sur la continuité de l’élan vital et de l’effort spirituel, sur la transfiguration qui exalte la matière et porte les hommes de chair au seuil de la pureté angélique, les maximes denses et fortes de Louis Lambert ou les pages discursives de Séraphita, – ces exposés ou ces affirmations théoriques ne seraient rien si leur contenu n’était vérifié, en quelque sorte, expérimentalement, par l’histoire de ses héros. Ce qui n’était encore que propos arbitraire et éminemment contestable ne se discute plus quand c’est devenu la vérité intérieure de créatures vivantes, la force qui les fait agir ou subir. Et la preuve est faite, – du moins pour Balzac lui-même et pour le lecteur qui consent à se laisser entraîner, – dès que les aventures et les comportements des héros du mythe ont la force convaincante que leur vaut une étonnante ressemblance avec la vie même.

Sans doute Balzac a-t-il tenté plusieurs fois, surtout à ses débuts, d’inventer des histoires fantastiques et de construire des fables, au sens le plus profond du mot. Les Études philosophiques sont composées d’œuvres, datant pour la plupart des années 1830-1835, qui reflètent ces préoccupations ou ces ambitions selon deux voies diverses. Certains de ces récits, tels que le Chef-d’œuvre inconnu, la Recherche de l’Absolu, Gambara, Massimilla Doni, et bien d’autres épisodes de la Comédie humaine, mettent en scène un penseur ou un artiste qui s’épuise à trouver le secret de son art ou le secret de l’univers ; tragiquement pris entre sa passion de connaître et les simples revendications de la nature humaine, il court à une catastrophe exemplaire. Qui ne discernerait là autant d’images de Balzac lui-même, avec ses folles espérances de possession du monde, avec sa lucide conscience des périls courus sur ce chemin de Prométhée, et avec l’immense regret qui ne le quitta jamais : regret d’avoir délaissé la vie pour la connaissance de la vie ? Ici, le « mythe » de Balzac, mythe de la création, de la science universelle et des limites temporelles, est encore présenté sous la forme d’une image à peine transposée de l’auteur. Ailleurs, dans les Études philosophiques, Balzac a osé une tentative plus risquée, dans la mesure où elle visait à représenter, non plus la recherche de l’absolu, mais déjà une partie de la vision à laquelle le chercheur prétendait accéder. L’Élixir de longue Vie, Jésus-Christ en Flandre, Melmoth réconcilié, et surtout Séraphita, méritent le titre de mythes en un sens plus littéral que le reste de l’œuvre balzacienne. Il s’agit là explicitement d’interventions surnaturelles, et surtout d’histoires qui ne sont plus celles d’un homme, courant les risques et les chances terrestres de son destin, mais les images de l’aventure poursuivie, des origines aux fins dernières, par l’humanité entière. Chacun de ces récits, qu’il soit d’invention balzacienne ou une simple transposition de légendes traditionnelles, se déroule aux frontières de la réalité temporelle et de l’au-delà, aux limites de la terre et du ciel.

Ces mythes constituent bien, en un sens, le foyer de toute l’œuvre et le centre profond par rapport auquel elle s’éclaire de son vrai jour. Ils révèlent sans déguisement les ambitions de l’esprit balzacien et donnent pour tels les mystères autour desquels Balzac n’a cessé de vouloir construire son vaste songe. Plus que les autres épisodes de la Comédie humaine, ils sont placés hors des époques de l’histoire et, malgré les dates qui les fixent dans une chronologie « réelle », ils appartiennent à une zone que l’imagination situe en marge du temps terrestre. La vision, – peut-être partiellement immédiate, authentiquement donnée à Balzac dans une heure d’extase poétique, ou peut-être arbitrairement imitée par une tension voulue de l’imagination, peu importe ! – la vision est nécessaire à leur naissance.

Et pourtant, le vrai mythe balzacien, celui qui, répondant à ses angoisses premières et traduisant sa perception du mystère, est pour lui la vraie forme de la pensée, je crois qu’on le trouve dans ses romans « réalistes » autant, sinon même davantage, que dans les contes de ses débuts. À mesure que Balzac, possédant mieux son métier d’« inventeur du vrai » et sachant plus sûrement suivre les pistes de son univers propre, ajoute les uns aux autres les grands romans de la Comédie humaine, il revient plus rarement à l’expression fantastique et à l’intrusion manifeste du surnaturel. Serait-ce qu’il a renoncé à son dessein, qui était, plus ou moins consciemment, d’imaginer un monde où parût dans son entière ampleur l’homme jeté dans le temps, l’homme incarné dans un corps et de toutes parts attaché par mille liens occultes à des forces autres que corporelles ? Certes non ! Mais Balzac a tiré de son œuvre même, de ses premiers mythes, l’enseignement qu’ils lui apportaient. Le relatif échec de ses récits fantastiques, et singulièrement l’issue tragique où aboutit l’aventure de l’ange Séraphita, lui ont montré sa voie de romancier. Ce que l’expérience ainsi tentée sur des chemins d’exception lui a révélé, c’est précisément que l’ascension spirituelle de l’homme, si haut qu’elle s’élève, reste une histoire de la terre, une histoire incarnée. Le vrai mythe, il faut le créer dans le quotidien, dans le temps, dans l’incarnation. Enseignement de la vie, qui est aussi la découverte d’une loi de l’art. Mais, devenu ainsi plus vraiment romancier, Balzac ne répudie pas son propos initial. Le roman de la vie sera chargé de sens mythique, et devra à cette tacite présence du mythe le meilleur de sa puissance.

Le lecteur naïf, qui aborde le Père Goriot ou les Illusions perdues, peut ne pas se douter de ce fond de mystère sur lequel s’édifie l’histoire dont il n’aperçoit que le très normal déroulement. Mais il est certain que l’impression de forte réalité qu’il en reçoit tient justement à ce que le plan de la vie quotidienne se double constamment de toute une profondeur cachée. Le monde réel ne paraît si réel que parce qu’il est la surface transparente de l’autre. On a le sentiment d’être vraiment dans la vie, mais on ne l’aurait pas si, à chaque instant, le sensible n’était le symbole et la manifestation de l’invisible. Car la vie n’est pas, comme le crurent grossièrement les naturalistes, limitée à son apparence immédiate. Elle n’est la vie que quand, tout autour d’elle, au-dessus et au-dessous, en haut, en bas, et surtout à l’intérieur, on devine ou on perçoit quelque chose qui la dépasse. Pour voir la vie ainsi, dans sa vraie réalité, il faut, plus encore que pour évoquer les songes, être doué de pouvoirs visionnaires.

 

 

 

 

 

La terre est la pépinière du ciel.

 

Séraphita.

 

*

 

Ils ne pouvaient alors être comparés qu’à un ange qui, les pieds posés sur le monde. attend l’heure de revoler vers le ciel. Ils avaient accompli ce beau rêve de tous ceux qui cherchent un sens à l’humanité ; ils ne faisaient qu’une seule âme, ils étaient bien cette perle mystérieuse, destinée à orner le front de quelque astre inconnu, notre espoir à tous !

 

L’Enfant maudit.

 

*

 

Peut-être un jour le sens inverse de l’ET VERBUM CARO FACTUM EST sera-t-il le résumé d’un nouvel évangile qui dira : ET LA CHAIR SE FERA LE VERBE, ELLE DEVIENDRA LA PAROLE DE DIEU.

 

Louis Lambert.

 

 

ALBERT Thibaudet a dit un jour – en passant, et comme s’il ne se doutait pas des prolongements possibles de son idée – que la Comédie humaine était « l’imitation de Dieu le Père ». C’était mettre le doigt sur l’origine profonde du génie de Balzac, sur le sens de son angoisse, de sa souffrance, et sur la relation qui le lie à ses personnages.

Les êtres qui séduisirent l’imagination du romancier et qui sont les grands héros de son univers romanesque échappent aux catégories et renversent les barrières, moins parce qu’ils sont libres que parce qu’ils emploient leur énergie à créer leur propre existence. Qu’ils ambitionnent le pouvoir, la jouissance, la connaissance ou la contemplation, ils ont tous ceci de commun qu’ils sont doués d’une extraordinaire puissance de création. Ils font plus qu’ils ne sont. Celui qui ressemble le plus à son auteur, c’est Vautrin, et Vautrin, accordant sa protection à des jeunes gens auxquels le lie une paternité spirituelle, est la figure mythique du pouvoir créateur. En lui – mais aussi en Gobseck l’usurier, et en chacune des courtisanes qui sont légion dans cet univers – Balzac a mis ce qui était son expérience la plus chère, en même temps que sa plus tragique souffrance : l’expérience de sa fécondité d’invention et le sentiment de l’usure de ce pouvoir, de la catastrophe menaçante. Père de centaines d’êtres dont il dirigeait la destinée, Balzac avait la certitude qu’inventer, c’est connaître. Mieux encore, il se persuadait que cette connaissance était illimitée et pouvait aboutir à lui conférer un pouvoir efficace, une vision à laquelle aucun mystère ne pourrait opposer son opacité. Mais cette ambition d’une science divine s’accompagnait chez lui de la conscience constante et douloureuse d’un échec inévitable.

Cet échec, il le conçoit comme étant la loi implacable du monde terrestre, et il le pense en termes d’énergie et d’usure. La Peau de Chagrin en est la plus complète expression. L’angélisme premier connaît une issue tragique, car c’est la norme commune qui veut que l’homme, soumis à la dévorante action du temps, épuise ses énergies à mesure qu’il les emploie à vaincre le temps. Norme commune qui frappe aussi bien l’ambitieux en quête de puissance ou d’argent que le spirituel avide de vérité. Nucingen, Rubempré, Grandet, Lambert, Claës et Balzac lui-même sont vaincus par le temps dans leur effort et leur tentative de créer quelque chose qui soit soustrait au temps.

Et si, pour Balzac, il y a, à l’origine de toute énergie, de toute vie, de tout acte créateur, un antagonisme fondamental et fécond entre la matière et l’esprit ; si dans ce combat la matière est basse et l’esprit ascendant, leur dualisme n’est pas celui du Bien et du Mal. Le grand criminel peut être plus créateur, donc plus admirable, que le cœur charitable. Il est assez remarquable que, dans le Curé de Village, qui est le roman du remords efficace, la pénitence de Véronique Graslin consiste, sans aucun secours de la grâce, sans attente de ce secours, à créer autour d’elle un pays nouveau ; et l’abbé Bonnet, un prêtre chrétien, présente une doctrine du repentir en de tels termes qu’on y retrouve tout le culte voué par Balzac aux valeurs d’énergie et de fécondité !

 

 

Les romans d’amour de la Comédie humaine offrent l’exemple le plus clair et le plus complexe de l’angélisme balzacien et de son tragique aboutissement. Si divers qu’ils puissent être, ces récits, toujours dramatiques, même quand certains de leurs épisodes ont les couleurs de l’idylle, se situent tous à l’un des points d’une vaste trajectoire dialectique. Le schéma, une fois dégagé de la multiplicité vivante des destins concrets, n’est pas tellement compliqué. Le premier mouvement de Balzac est de conférer à l’amour humain des pouvoirs de transfiguration interne et spontanée qui peuvent l’exalter jusqu’à une pureté divine. Tout le « spiritualisme » de Balzac est dans cet élan, dans cette lancée continue qui porte les amants au seuil du Paradis. Dans l’éternel combat de l’esprit et de la matière, Balzac rêve si peu d’une désintégration des deux éléments adverses qu’il croit la matière, malgré sa résistance et sa pesanteur, associée à l’ascension de l’esprit. L’amour des corps n’est pas exclu de l’amour pur, et les songes de chasteté du Lys dans la Vallée ne sont dus qu’à l’obstacle créé par le mariage de Mme de Mortsauf. Elle-même déclare que nous devons « passer par un creuset rouge (le rouge, c’est la passion terrestre, charnelle) avant d’arriver, saints et parfaits, aux sphères supérieures ». Ailleurs, et fréquemment, l’union physique de ceux qui s’aiment fait naître à la même seconde une étoile dans le ciel des constellations, ou un ange androgyne, composé de la fusion des deux âmes, dans le ciel des félicités futures.

Mais Balzac ne refuse jamais les désastres où le mènent ses aventureuses explorations. Il est trop soucieux de vérité, ou plutôt trop incapable de taire quoi que ce soit de son expérience intérieure, pour dissimuler aucun de ses échecs. Les impérieuses limites de la condition terrestre reprennent toujours les créatures qui ont tenté de s’en évader, que ce soit dans la folie de l’amour ou dans les conquêtes de la connaissance. L’interdiction les frappe un jour, usure des forces, mort des désirs ou menace de démence. L’élan matériel ou l’élan spirituel retombent. Aux harmonies angéliques répond le ricanement des démons.

De là vient aussi que l’œuvre de Balzac soit baignée dans cette ambiance d’obscurs périls qui prend tant de formes diverses. L’amour est dangereux dans la mesure même où ses promesses étaient infinies ; la conquête de la lumière éternelle ne progresse qu’avec la conscience des abîmes qu’elle côtoie. Et les pouvoirs supérieurs sont distribués aux âmes désireuses de monter en grade par des personnages, comme l’antiquaire de la Peau de Chagrin, qui ont en eux quelque chose de satanique. Pour Balzac, comme pour E. T. A. Hoffmann, l’esprit est supérieur à la matière et offre à l’homme de l’emmener sur la seule voie ascendante. Mais l’esprit a d’inquiétantes ressemblances avec les puissances infernales. Une peur règne sur toute l’œuvre de Balzac, qui est la peur du surnaturel, de son intrusion dans le monde de la nature. Et cette peur s’attache à toute œuvre de l’esprit, elle n’est nulle part mieux manifestée que dans l’histoire des artistes, Recherche de l’Absolu, Chef-d’œuvre inconnu, Gambara, Massimilla Doni, ou dans ce petit conte si révélateur qui s’intitule Melmoth réconcilié.

 

 

Balzac n’est pas l’inventeur du mythe de l’Androgyne, qui trouve sa plus complète expression dans Séraphita, mais qui n’a cessé de reparaître, sous mille formes fugitives, dans les rêveries de tous ses personnages amoureux. Ce mythe est naturellement très ancien, puisqu’il répond à l’un des premiers étonnements qu’ait dû connaître l’esprit de l’homme, quand il se regarda au sortir du Jardin perdu, avec la lucidité nouvelle qui lui était donnée dans son infortune. Il se vit devant le mystère profond de la dualité des sexes.

Est-ce une illusion qui veut que l’union de deux êtres, ou seulement le désir de cette union, les emporte hors d’eux-mêmes, dans une exaltation sans commune mesure avec sa cause apparente ? Qu’est-ce donc qui, dans le plaisir ou la souffrance de l’amour, nous suggère qu’il y a là autre chose que l’accouplement de deux bêtes humaines ? Une métamorphose, sans cesse approchée, jamais accomplie, fait des instants de l’amour ceux où nous croyons nous sentir une mystérieuse étendue, plus vaste que nos habituelles limites. Les fables des poètes et des mythologies, les hypothèses scientifiques elles-mêmes tentent, sinon d’expliquer, du moins de raconter cette métamorphose. Elles disent notre ressemblance avec les dieux, et la similitude des engendrements cosmiques avec les nôtres : la Nuit et le Chaos, aux origines lointaines, ont fait l’amour, comme nous le refaisons, cessant pour un moment d’être isolés dans notre taille bornée et notre courte existence. Les vieilles cosmogonies tendent à montrer que, dans un univers fait à notre image, la même loi d’amour et de fécondité commande à la naissance du monde, à celle des créatures de chair, et aux enfantements de l’esprit.

Le mythe de l’Androgyne n’est qu’en apparence une négation de l’amour, et c’est un contresens que de l’expliquer par une volonté ascétique ou, pire erreur encore, par un rêve homosexuel. Sa signification profonde, – et qui devait attirer l’esprit de Balzac dont c’est ici l’orientation dominante, – tient à cette nostalgie du retour à l’Unité perdue, qu’expriment tant d’images de tous les temps. Le rêve d’une humanité échappant à l’incompréhensible dualisme de son état présent est l’une des formes de ce grand songe qui, de siècle en siècle, s’essaie à créer une figure de l’homme où viennent s’harmoniser toutes ses contradictions internes.

Cependant, l’Androgyne, du moins dans son expression la plus achevée, n’est pas issu de l’imagination collective. Quoique certaines religions asiatiques en offrent des préfigurations, ce mythe s’est développé dans la spéculation des penseurs. Les dieux androgynes de l’antiquité grecque ne sont pas ceux de la croyance populaire, mais de l’initiation orphique : le Zeus des hymnes, à la fois mâle et « vierge immortelle » ; le Phanès arsénothêlus (mâle et femelle) qui est la première créature sortie de l’œuf originel et qui, de façon fort significative, s’identifie à l’Éros présidant aux amours des dieux et au coït des éléments ; ou encore le Dionysos « à la double nature » qu’une singulière image, remontant aux mystères et conservée au musée d’Angers, représente barbu, pourvu du phallus et de trois rangées de mamelles, joignant en lui les pouvoirs de fécondation et de conception. L’hermétisme païen des siècles tardifs imagine à son tour un Jupiter « mâle, émettant les spermes, et femelle, les recevant », qui se confond d’ailleurs avec l’Univers « faisant jaillir en soi et prospérer tous les germes ». Des chrétiens hétérodoxes des premiers âges célèbrent encore dans leurs hymnes un Dieu « père et mère, mâle et femelle, racine du cosmos, centre de ce qui est, sperme de toutes choses ». La même tradition ésotérique, à laquelle Platon pouvait emprunter l’androgyne du Banquet, se continue dans la Gnose et reparaît dans les ambitions de l’alchimie, qui prétend à la création d’un homunculus, d’une créature artificielle, œuvre de la science humaine, en laquelle se réuniraient les deux sexes. Tous ces mythes sont savants, et en tous l’homme est conçu comme le microcosme, comme l’abrégé de l’univers : pour l’être de façon complète, il faut admettre qu’à un stade passé de son histoire il a nécessairement contenu en lui les principes mâle et femelle, – ou qu’il les contiendra à un stade encore à venir.

C’est à cette tradition que recourent également les mystiques de la Renaissance lorsque, tel Jakob Boehme, ils renouvellent le sens du mythe. Pour le cordonnier silésien, en effet, c’est l’aurore et le terme de l’histoire humaine qui s’incarne dans l’androgyne. Adam, selon lui, portait en lui-même les deux sexes, Sophia (ou la divine sagesse) étant confondue dans son être au temps de sa royauté primitive et de sa perfection. C’est seulement lorsqu’il eut imaginé et souhaité la vie animale que le principe féminin fut ôté de son flanc pour devenir, hors de lui, Ève. Car il fallait que la chute d’Adam dans l’animalité fût enrayée par l’union de l’homme avec une créature qui eût, comme lui-même, une étincelle de la lumière divine. Et, toujours selon Boehme, l’effort de l’humanité à travers son histoire, comme celui de l’individu, doit aboutir à supprimer à nouveau toute séparation, à réintégrer tous les êtres dans la parfaite Unité originelle, et l’homme dans sa nature sans sexe. Ainsi, chez les occultistes disciples de Boehme, l’androgyne passé et futur exprime la destinée humaine au cœur de la destinée cosmique. L’homme de ténèbres est encadré entre la royauté primitive d’Adam et sa royauté reconquise. Ces trois étapes sont nettement figurées dans les illustrations des ouvrages maçonniques ou rosicruciens : Adam porteur du sceptre dans l’Éden n’a aucun organe sexuel (car il se distingue de l’hermaphrodite et des dieux antiques de la fécondité double), mais son corps unit assez étrangement les caractères secondaires des deux sexes. L’homme de chair (ou « de ténèbres ») du deuxième âge a tous les organes physiologiques, et on juge bon de voiler ses reins. L’homme réintégré, enfin, est celui dont le corps a été transfiguré dans toutes ses parties ; le sexe de ce nouvel androgyne est marqué d’un signe lumineux.

Ce mythe devait subir, à l’époque romantique, de bien curieuses variantes. Un poète de la physique comme Ritter, l’ami de Novalis, imaginera, par exemple, un âge futur où l’union des corps se sera élevée au rang d’une sorte d’acte magique ; l’homme et la femme alors « se confondront dans un même éclat, ne feront plus qu’une lumière, et cette lumière à son tour deviendra un seul corps, sans sexe, et donc immortel ». Le cycle s’achèvera comme il a commencé, le jour où la perfection même de l’amour délivrera l’homme, et du même coup la nature, de tout principe de différence. À la même époque, Franz von Baader mènera la fable à son plus haut degré de cohérence, – de cette cohérence qui n’est pas de l’ordre de la logique, mais qui réside dans l’accord des images et le symbolisme des mots. Pour ce catholique, Ève a été, comme chez Boehme, l’occasion de la seconde chute, après qu’Adam n’eut plus voulu se satisfaire de sa compagne intérieure à lui-même ; mais Ève et Adam restèrent l’un et l’autre androgynes jusqu’à l’instant du péché, jusqu’à ce qu’ils se fussent connus et que, par un double sens révélateur, ils eussent connu leur sexe, qui alors seulement se manifesta par l’apparition des organes différenciés. Mais, à la fin des temps, c’est par l’intercession du Seigneur, fils de la Vierge, que s’opérera la suppression de l’animalité. Chez Baader, il ne subsiste plus rien de cette fusion des deux êtres dans un acte sexuel (aussi lumineux soit-il) qu’entrevoyait Ritter. La réintégration se fera séparément en l’homme et en la femme qui, se prêtant aide mutuellement, redeviendront androgynes chacun pour leur compte.

Nous n’avons malheureusement qu’une seule description précise de l’Androgyne par quelqu’un qui l’ait vu, et le témoin n’est pas de ceux à qui l’on puisse absolument se fier. Le récit pourtant vaut d’être cité ; voici donc ce que demoiselle Antoinette Bourignon, la visionnaire boehmiste du XVIIe siècle, nous dit de l’anatomie d’Adam, telle qu’une extase la lui révéla :

« Dieu lui représenta dans l’esprit, sans l’entremise des yeux corporels, la beauté du premier monde, et la manière dont il l’avoit tiré du chaos : tout étoit brillant, transparent, rayonnant de lumière et de gloire ineffable. Il luy fit paroitre de la même manière spirituelle Adam, le premier homme, dont le corps étoit plus pur et plus transparent que le cristal, tout léger, et volant pour ainsi-dire ; dans lequel et au travers duquel on voyoit des vaisseaux et des ruisseaux de lumière qui pénétroit du dedans au dehors par tous ses pores, des vaisseaux qui rouloient dans eux des liqueurs de toutes sortes, et de toutes couleurs, très-vives et toutes diafanes, non seulement d’eau, de lait, mais de feu, d’air et d’autres : ses mouvements rendoient des harmonies admirables : tout luy obéissoit : rien ne luy résistoit et ne pouvoit luy nuire. Il étoit de stature plus grand que les hommes d’à présent : les cheveux courts, annelés, tirans sur le noir, la lèvre de dessus couverte d’un petit poil ; et au lieu des parties bestiales que l’on ne nomme pas, il estoit fait comme seront rétablis nos corps dans la vie éternelle, et que je ne sçay si je dois dire. Il avoit dans cette région la structure d’un nez, de même forme que celuy du visage ; et c’estoit là une source d’odeurs et de parfums admirables : de là devoient aussi sortir les hommes, dont il avoit tous les principes dans soy. Car il avoit dans son ventre un vaisseau où naissoient de petits œufs, et un autre vaisseau plein de liqueur qui rendoit ces œufs féconds. Et lorsque l’homme s’eschauffoit dans l’amour de son Dieu, le désir où il estoit qu’il y eust d’autres créatures que luy pour louer, pour aimer et pour adorer cette Grande Majesté, faisoit répandre par le feu de l’amour de Dieu cette liqueur sur un ou plusieurs de ces œufs avec des délices inconcevables ; et cet œuf rendu fécond sortoit quelque temps après par ce canal hors de l’homme en forme d’œuf, et venoit peu après à éclore en homme parfait.

» C’est ainsi que dans la vie éternelle il y aura une génération sainte et sans fin, bien autre que celle que le péché a introduite par le moyen de la femme, laquelle Dieu donna à l’homme en tirant hors des flancs d’Adam ce viscère qui contenoit les œufs, que la femme possède, et desquels les hommes naissent encore à présent dans elle, conformément aux nouvelles découvertes de l’Anatomie. »

Revenant ailleurs sur cette vision, Antoinette Bourignon ajoute quelques précisions utiles :

« Comme des petites rivières couloit le sang, l’eau sur la chair ; et le vent les battoit d’une juste mesure, coulant chacune en son centre, par une belle cadence... Et sortoit aussi de ce corps une si douce harmonie du coulant de ces eaux, de ces vents et de ce sang, qu’il charmoit l’ouïe... Véritablement Adam avoit deux nez, comme je l’ay vû avant son péché. Car il n’avoit ès parties extérieures de son corps nulle ressemblance d’homme ou de femme ; ains avoit un nez et deux narines, au pied de son ventre, comme il avoit un nez au pied de son front ; desquels deux nez sortoyent des liqueurs si odoriférantes que jamais nuls parfums ne peuvent être à comparer... »

Gardons-nous de toute interprétation et de tout commentaire, car la visionnaire nous prévient :

« Ce sont des mystères qui ont été cachés aux hommes jusqu’à présent... Que les profanes pourceaux ne mettent pas leurs groins icy dedans : qu’ils demeurent plutôt dans leurs étables et dans leurs ordures, jusqu’à ce qu’on vienne les traiter en bêtes et en pourceaux. »

Mais revenons à Balzac, qui ne dut connaître qu’une partie de cette longue tradition, sans doute à travers les occultistes de la fin du XVIIIe siècle. Séraphita est l’œuvre où il a le plus témérairement tenté l’aventure d’angélisation humaine, et c’est une œuvre profondément tragique. Il n’a pas simplement fait vivre, par plaisir d’invention ou par libre fantaisie, un personnage androgyne, déjà surnaturel et doué d’une surhumaine pureté. Cette création était, en quelque manière, une épreuve décisive de son propre pouvoir créateur. S’il pouvait donner vie à cet enfant de son imagination et, dans son roman, l’amener jusqu’au triomphe d’une parfaite spiritualisation terrestre, ne doutons pas qu’il y eût attaché une extrême importance. C’eût été comme la preuve que le pouvoir du poète était capable de mettre au monde un être soustrait aux lois destructrices du temps et aux impuissances de la nature infirme. Mais si le poète, qui demeure un homme, pouvait réaliser ce miracle, c’est que l’humanité avait le droit d’espérer, dans un avenir proche ou lointain, sa transfiguration par ses seules forces parvenues à maturité.

En outre, l’ange Séraphita devait incarner l’idéal amoureux de Balzac, ou plus exactement cette vertu magique qu’il attribuait à l’amour. Aussi bien, en s’appuyant sur les doctrines swedenborgiennes, a-t-il imaginé déjà la naissance de Séraphita selon ses nostalgies personnelles. Elle est bien une créature humaine, née d’homme et de femme, mais de deux êtres eux-mêmes parvenus à une telle pureté spirituelle que leur enfant a en naissant une nature angélique. Elle est androgyne parce qu’en un sens elle est antérieure au péché et à la séparation des sexes, ou encore douée par avance de l’unité qui sera restaurée un jour. Ainsi, il serait possible que l’humanité, par son seul effort et son progrès interne, remédie à la blessure originelle. Une naissance charnelle ferait un ange pour le ciel où il s’élèverait sans avoir à passer par la mort physique. Balzac n’écrit-il pas : « Dieu n’a point créé d’anges spécialement. Il n’en existe point qui n’ait été homme sur la terre. La terre est ainsi la pépinière du Ciel. »

La première partie de l’œuvre est manifestement composée dans la joie et dans la plus folle espérance. Le paysage hivernal d’une Norvège imaginaire entoure de sa somptueuse blancheur la candide Séraphita. Et la promenade à « patins » (qui aujourd’hui, sous le nom de skis, ont perdu beaucoup de leur immatérielle sorcellerie) est véritablement triomphale. À mesure que l’ange et sa terrestre compagne Minna s’élèvent vers les sommets, la lumière se fait plus rayonnante sur la création de Dieu qui apparaît dans une mystique transparence.

Mais la descente et le retour aux régions habitées sont une première chute, qui préfigure le dénouement du livre. Séraphitus-Séraphita perd de son éclat angélique et l’union en elle des deux natures, mâle et femelle, ne paraît plus avec la même évidence. Il y a plus grave : l’ange n’échappera pas à la douleur. Car deux êtres humains, Minna et Wilfrid, l’une la tenant pour un jeune homme et l’autre pour une jeune fille, vont l’aimer d’une passion qu’il lui faudra repousser. Et Séraphita sera atteinte, blessée, torturée par la souffrance qu’elle doit infliger. Soustraite au temps, elle n’est pas soustraite à l’amère expérience de la condition souffrante d’ici-bas.

C’est l’évidence même : Balzac, absolument sincère, fidèle à la découverte que lui impose son mythe à mesure qu’il se laisse conduire par sa logique interne, fait ici l’expérience des limites imposées à son angélisme. Peu à peu, la pure atmosphère, l’ambiance diaphane du poème initial se marque d’opacité et de pesanteur. Séraphita peut bien enseigner, selon Swedenborg, une doctrine de la contemplation d’après laquelle le vrai miracle n’est pas de métamorphoser les choses, mais de les voir transfigurées en nous. Elle peut vaincre les tentations nocturnes, quelque chose résiste à son pouvoir et à la vision souveraine que Balzac a voulu atteindre : on ne transfigure pas la douleur humaine, et l’ange lui-même demeure impuissant à l’éloigner de ceux qui ont tout espéré de sa présence. Car elle ne saurait ni redevenir une créature comme les autres, ni obtenir que les deux jeunes gens deviennent semblables à elle, puisqu’ils ne sont pas, eux, nés d’êtres accédant à la perfection humaine.

La note tragique finit par se faire entendre, et par tout dominer, à partir du chapitre des « Adieux », où Séraphita, s’apprêtant à quitter la terre, se sépare solennellement de Wilfrid et de Minna. Sans doute annonce-t-elle que les temps viendront où toute la création se transformera en pure harmonie, et où le cœur des hommes ne sera plus qu’amour et prière. Mais, pour le moment présent, elle confesse son impuissance. Les lignes par lesquelles débute ce chapitre sont un terrible aveu de doute et de désespoir. Vanité du miracle, aussitôt noyé dans l’océan de l’histoire, inefficacité de la vision et de la révélation, recouverte par le désordre des choses humaines, tout retombe toujours sous la loi du doute.

« Il est en l’homme un phénomène désespérant pour les esprits méditatifs qui veulent trouver un sens à la marche des sociétés et donner des lois de progression au mouvement de l’intelligence. Quelque grave que soit un fait, et s’il pouvait exister des faits surnaturels, quelque grandiose que serait un miracle opéré publiquement, l’éclair de ce fait, la foudre de ce miracle s’abîmerait dans l’océan moral dont la surface à peine troublée par quelque rapide bouillonnement reprendrait aussitôt le niveau de ses fluctuations habituelles... Le Doute couvre tout de ses vagues. Les mêmes flots battent par le même mouvement le granit humain qui sert de bornes à l’océan de l’intelligence. Après s’être demandé s’il a vu ce qu’il a vu, s’il a bien entendu les paroles dites, si le fait était un fait, si l’idée était une idée, l’homme reprend son allure, il pense à ses affaires, il obéit à je ne sais quel valet qui suit la Mort, à l’Oubli, qui de son manteau noir couvre une ancienne Humanité dont la nouvelle n’a nul souvenir... »

L’épilogue de Séraphita est à la fois conforme à cette connaissance des limites, et à la fois il y répond par une nouvelle espérance. Séraphita, selon sa nature angélique, monte au ciel dans une assomption lumineuse. Et son extase est si forte que, pour une partie du chemin, les deux créatures terrestres qui l’aiment sont entraînées à sa suite. Wilfrid et Minna s’élèvent ainsi jusqu’au seuil de la vision béatifique. Mais Séraphita franchira seule cette frontière du monde éternel. Les deux autres vont redescendre sur terre pour y achever le cours de leur vie temporelle. Une parole tragique échappe à Balzac : « L’Impur et la Mort ressaisissaient leur proie. »

C’est là la conclusion de l’expérience tentée par Balzac dans Séraphita. Il vient d’éprouver, parce que son invention l’y a contraint, que la transformation de la créature de chair en un être de lumière est impossible, ou que si, comme il veut encore le croire, elle est réservée à de rares élus, l’humanité commune reste liée aux chaînes du temps et de l’imperfection.

Pourtant, si c’est bien là l’issue du drame mythique, Balzac, qui n’a pas voulu en fausser la donnée, tente malgré tout de surmonter cet échec. Rendus à la vie infirme, Wilfrid et Minna sont mystiquement unis par leur amour pour Séraphita, et ils vont, par une sorte de pacte des âmes, le prolonger en un amour réciproque. Cet amour ne sera pas pareil à ceux des autres humains, il ressemblera à cette rencontre des êtres purs qui, chez les parents de Séraphita, a été l’origine de l’ange. Et déjà l’on peut prévoir qu’à leur tour Wilfrid et Minna engendreront un nouvel androgyne. Et ainsi de suite, jusqu’à ce que la lumière l’emporte sur les ténèbres, jusqu’à ce que, de l’océan des siècles oublieux, émergent de plus en plus nombreuses les âmes de désir et de prière. On entrevoit, comme si souvent chez Balzac, l’espérance et la prévision d’une Église invisible qui vaincra l’indifférence des âges, traversera les temps et saluera le Jour de l’assomption finale.

Pour bien comprendre le sens de ce retour à l’espérance, il faut prendre garde aux paroles que Minna adresse à Wilfrid. Elles sont un adieu aux ambitions magiques, un consentement à l’humilité, et une exhortation à la prière : « Tu n’as ni la mission des Prophètes, ni celle du Réparateur, ni celle du Messager... Essayons de franchir les espaces sur les ailes de la prière. » Ces mots font écho aux dernières leçons de Séraphita, lorsque, enseignant le « chemin pour aller à Dieu », elle expliquait la voie de l’ascèse, de la résignation et de la prière.

Dans la confuse recherche de Balzac, à travers les divagations et les rêveries, les doctrines incertaines et les mouvements lyriques, il y a de très profondes intuitions. Les unes reflètent fidèlement son expérience la plus personnelle, d’autres la dépassent et appartiennent à une pensée plus volontaire. Il en est ainsi dans Séraphita. Le mythe lui-même, son ambitieuse envergure et son tragique échec traduisent les étapes de l’expérience vraiment vécue dont on retrouve l’expression dans toute l’œuvre balzacienne : expérience de la création d’un monde d’images, qui, par la puissance que se connaît le génie de Balzac, lui paraît d’abord autoriser tous les espoirs de triomphe magique. À ce mythe de l’imagination souveraine, de la vision transfiguratrice, s’associe le désir de prolonger jusqu’à l’amour divin l’élan des passions terrestres et de leur conférer un pouvoir absolu de spiritualisation. De la matière à l’immatériel, du temps à l’éternité, il y aurait une ascension continue. Une même fécondité irait aussi de la paternité charnelle à l’enfantement d’un monde « vrai » par le poète et, finalement, à la création de l’univers par Dieu. L’artiste, créant son univers, opérerait la nouvelle création, la réconciliation définitive, le salut de l’homme et de toutes choses. Mais ces espoirs, que renforce la tradition de l’occultisme romantique, se heurtent à l’expérience de la vie, que Balzac a eu le courage de ne jamais refuser. Avec la conscience des limites et de la souffrance, avec l’angoissante pensée de l’usure des énergies, il redécouvre le tragique et l’échec. C’est l’heure du désespoir dont ses lettres font le si fréquent aveu. C’est l’heure, aussi, où le gagne le sentiment que ses tentatives se brisent contre une interdiction, ou suscitent la menace de la folie.

Pourtant, si obscure qu’elle soit, son œuvre ne demeure pas désespérée. Et c’est ici qu’intervient sa pensée volontaire. Spontanément, il serait porté à faire encore confiance au seul élan de la vie. Mais son exigence spirituelle veille et lui fait chercher une autre réponse. Il ne l’emprunte pas à son expérience, qui est enfermée dans le mythe de la conquête, de l’angélisme, de la créativité et de l’échec. Il la trouve pourtant au bout de cette expérience. Peut-être n’est-il jamais allé au delà d’une certaine étape. Ni sa vie trépidante, ni la dévorante activité de son imagination et le mouvement sans repos de sa nature conquérante n’ont dû, une fois passé l’âge d’adolescence où il fut Louis Lambert, lui permettre de s’arrêter, de se recueillir et d’apprendre la prière. Mais il a reconnu que c’était, dans l’humilité et la résignation, la voie qu’il avait follement cherchée ailleurs.

Séraphita le montre bien. Tout ce qui a rapport à la tentative angélique prend figure et force de mythe vivant, concret, réel, tandis que la voie de prière est enseignée sous forme discursive. Là est le point au delà duquel Balzac ne trouvait pas en lui-même la riche substance imagée du vécu, mais l’austère énoncé d’une conclusion, d’une leçon.

La grandeur de Balzac – dès qu’on considère son œuvre comme la traduction mythique de sa vie spirituelle et comme la réponse à l’exigence de son âme religieuse – est dans cette exacte fidélité à ses connaissances vérifiées. Sa grandeur est dans son échec, comme sa vérité éclate par ses erreurs.

Après Séraphita, Balzac ne reviendra plus de la même manière au mythe de l’androgyne, mais, poursuivant toujours sa méditation sur l’amour charnel, il restera hanté par cette image qui, un jour, l’avait si profondément attiré. Elle reparaît toutes les fois que le tente à nouveau l’idée du dépassement de l’homme par lui-même et de la mystérieuse efficacité dévolue à l’union des amants. Dans une œuvre qui ne décrit jamais l’amour physique mais où il est partout présent, l’espoir d’une fusion des âmes opérée par le don des corps renaît fréquemment. Au détour d’une phrase, à la faveur d’une image, on surprend Balzac à rêver d’instants parfaits où deux êtres qui s’aiment réaliseraient « l’androgyne platonique » par « une graduelle fusion des deux natures » donnant naissance à un ange. L’évocation de ce rêve suscite à chaque fois cette exaltation lyrique où la langue de Balzac s’affole, devient merveilleusement incohérente, absurde, poétique. Des bruits de paradis, les échos d’un Éden naïf soulèvent sa phrase, où les métaphores se succèdent, s’accumulent, s’entre-détruisent. C’est ainsi que, dans le Cabinet des Antiques, le jeune d’Esgrignon, au moment de se séparer de sa maîtresse, « l’ange » Maufrigneuse, retourne au lieu de leurs rendez-vous. On lit alors ces lignes étonnantes, exemple parfait de ce que la critique appelle le charabia de Balzac, et qui, je l’avoue, m’enchante :

« Le comte avait voulu dire adieu à ce nid élégant, bâti par lui qui en avait fait une poésie digne de son ange, et où désormais les œufs enchantés, brisés par le malheur, n’écloraient plus en blanches colombes, en bengalis brillants, en flamants roses, en mille oiseaux fantastiques qui voltigent encore au-dessus de nos têtes pendant les derniers jours de la vie. »

 

 

 

 

 

... L’âme a je ne sais quel attachement pour le blanc, l’amour se plaît dans le rouge, et l’or flatte les passions, il a la puissance de réaliser leurs fantaisies. Ainsi tout ce que l’homme a de vague et de mystérieux en lui-même, toutes ses affinités inexpliquées se trouvaient caressées dans leurs sympathies involontaires. Il y avait dans cette harmonie parfaite un concert de couleurs auquel l’âme répondait par des idées voluptueuses, indécises, flottantes.

 

La Fille aux Yeux d’or.

 

 

TROISIÈME épisode de l’Histoire des Treize, le roman de La Fille aux Yeux d’or occupe une place privilégiée dans l’ensemble de l’œuvre de Balzac. Alors que, dans les deux premiers épisodes (Ferragus et La Duchesse de Langeais), dédiés à Hector Berlioz et à Franz Liszt, la musique accompagne et rythme l’action romanesque, La Fille aux Yeux d’or ne porte pas sans intention précise une dédicace « à Eugène Delacroix, peintre ». En écrivant cette étrange histoire, Balzac se proposait de rivaliser avec l’art pictural et d’exprimer par le moyen du langage ce que les peintres disent normalement par le jeu des couleurs. Faute de prendre garde à ce dessein de l’auteur, on court le risque de ne rien entendre aux singulières aventures de Paquita, de Henri de Marsay et de la marquise de San-Réal, où tant de bons critiques n’ont su voir qu’un récit mélodramatique, plein d’invraisemblances, issu d’une imagination débridée ou théâtrale. On a trop insisté aussi sur le caractère audacieux de la peinture qui est faite ici de l’amour entre deux femmes, sujet que Théophile Gautier et Henri de Latouche venaient, vers 1835, de mettre à la mode, bien longtemps avant les Femmes damnées de Baudelaire ou les jeunes filles de Proust.

Sans doute y a-t-il tout cela dans La Fille aux Yeux d’or : l’optique excessive du théâtre, et la curiosité des passions anormales entrent pour une bonne part dans la composition de ce livre étrange. Mais ce que Balzac a manifestement tenté, avant tout, c’est de « faire du Delacroix », et d’approcher le secret du symbolisme des couleurs.

Il admirait fort Delacroix, qui, comme on sait, a servi de modèle au personnage de Joseph Bridau (dans La Rabouilleuse), mais qui de son côté, si l’on en croit le Journal, n’avait pour Balzac qu’une estime mitigée. Cela n’empêcha pas le romancier d’être très attentif aux propos et aux théories du peintre ; le Chef-d’œuvre inconnu, par exemple, garde certainement l’écho de leurs entretiens. Il y avait entre eux une grande différence de tempéraments : le classicisme aristocratique de Delacroix, sa vigilance, son goût des exigences techniques et du métier exact, corrigeaient, gouvernaient son romantisme d’imagination, tandis que, chez Balzac, l’intelligence finit toujours par céder le pas à l’emportement visionnaire. Mais on relèverait de nombreux points où les deux hommes sont apparentés par leurs communes origines intellectuelles et par certaines tendances d’époque.

La Fille aux Yeux d’or suffit à prouver que Balzac avait, sur l’art et les intentions de Delacroix, des idées à la fois superficielles et profondes : superficielles dans la mesure où elles se résument en quelques définitions conscientes et banales ; profondes, quand il se fie à une connaissance intuitive, à une divination par affinité. Le roman « pictural » de Balzac reste sommaire et insuffisant tant que l’écrivain s’applique à restituer, par ses moyens propres, ce qu’il croit être l’ambiance particulière des toiles de Delacroix. Il est, au contraire, très proche des secrets du peintre lorsqu’il s’abandonne à son invention personnelle et à ce qu’il pensait savoir de l’influence occulte des couleurs sur la vie des hommes, ou de leur indéfinissable « signifiante ». Ces recherches passionnées annoncent souvent celles de Baudelaire, et ce rapprochement n’a rien de surprenant, puisque le poète des Correspondances reste jusqu’aujourd’hui l’homme qui a le mieux compris et Delacroix et Balzac.

Balzac s’est imaginé, semble-t-il, qu’il donnerait à La Fille aux Yeux d’or la tonalité d’un Delacroix en y accumulant les couleurs vives, singulièrement le rouge intense et l’or éclatant, de même qu’en y évoquant sans cesse les fastes de l’Orient. On songe aux vers des Phares :

 

            Delacroix, lac de sang hanté des mauvais anges,

            Ombragé par un bois de sapins toujours vert...

 

Dans le tableau de la population parisienne, qui forme le brillant prologue du roman, et qui lui aussi est déjà baudelairien, la blême grisaille où baigne l’existence des classes pauvres fait place progressivement aux teintes de plus en plus éclatantes qui sont réservées aux couches supérieures de la société. On voit la bourgeoisie commerçante « étendre les mains sur l’Orient, y prendre les châles dédaignés par les Turcs et les Russes » ; les gens d’affaires s’enivrer de féeries orientales à l’Opéra ; les artistes dans leurs mansardes évoquer ces mêmes songes exotiques ; et toute la pyramide sociale n’existe, finalement, que pour permettre aux femmes, aux « petites peuplades heureuses » des courtisanes, de vivre splendidement, « à l’orientale ». Ces allusions se multiplient dans la suite du roman. À la période enthousiaste de leurs amours, Marsay et Paquita rêvent d’aller vivre en Asie, et leur première nuit de volupté, dans le salon blanc, rouge et or – le salon de Balzac lui-même, celui où il écrivait La Fille aux Yeux d’or, – est pour eux comme « un poème oriental ». Aux yeux de Balzac, la scène sanglante de l’épilogue, où la marquise lacère le corps de Paquita, maculant de pourpre le satin des meubles, devait avoir cette intensité dramatique qu’on voit à la Desdémone de Delacroix, et le luxe tragique d’une Venise tournée vers les rivages d’Orient.

Mais ce n’est là encore que le bric-à-brac balzacien, cette imagination à la fois merveilleusement féconde et dédaigneuse de tout choix sévère, qui l’autorise à risquer le côtoiement téméraire du mélodrame et du mauvais goût. Seulement, comme toujours chez cet étonnant génie, le mouvement dramatique, la précipitation de l’aventure lancée vers son inévitable catastrophe, emportent tout l’attirail facile et lui confèrent tant de vie, que le lecteur, privé de défense et hors d’haleine, ne songe plus à juger la qualité des détails. Le secret de ce sortilège tient, cependant, à des raisons plus profondes : c’est que, sous le drame le plus apparent, drame de passion et de mort, Balzac cache à demi, révèle à demi un autre drame, celui d’une quête, d’une connaissance, d’une plongée dans le mystère des choses. Ici, dans La Fille aux Yeux d’or, la recherche du mystère est poursuivie par le jeu du symbolisme des couleurs.

Le titre primitif de l’œuvre devait être, d’après une lettre à Mme Hanska, La Femme aux Yeux rouges. C’est en cours de rédaction – rédaction qui fut tumultueuse, acharnée, conquise de haute lutte comme celle de tous les meilleurs romans balzaciens – que les yeux de Paquita perdirent leur teinte de sang pour se semer de paillettes dorées. Avec cette obéissance instinctive que Balzac offrit toujours aux nécessités intérieures de sa propre création, il faisait ainsi passer son héroïne du camp rouge de la passion amoureuse au camp de l’or, qui est à la fois celui d’une certaine lumière spirituelle et celui de l’ambition. (Car, pour lui, il n’y avait pas de différence bien notable entre la soif de connaître et l’avidité de posséder, entre les illuminations de l’intelligence et les joies du pouvoir ; le personnage de Gobseck en est la meilleure illustration.)

Tout au long du roman, les deux couleurs majeures, qui se détachent sur un fond chatoyant de blanc et de teintes diverses, s’affrontent dans une lutte mortelle. Dès les premières lignes, l’or et le rouge sont posés, dans les images de la moisson fauchée et du volcan incandescent, qui figurent tour à tour la population parisienne, assoiffée de richesse et de volupté. Il faudrait une minutieuse analyse pour suivre les épisodes de ce combat, à travers les heures du plaisir et de la passion, jusqu’à l’éclatement sanguinaire du crime final. Le feu et le sang, l’or et la lumière sont à toutes les pages composés diversement entre eux et avec toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Mais, on ne saurait trop y insister, ce symbolisme constant n’est fixé par aucun système de correspondances stables. De même que Balzac, qui croyait ferme à la physiognomonie, à la signification des formes corporelles, ou à la prédestination incluse dans les noms de lieux et de personnes, ne s’est jamais tenu à une table d’analogies qui eût permis de déchiffrer automatiquement ces précieux indices – de même, il a su éviter l’écueil d’un symbolisme des couleurs déterminé une fois pour toutes. La même syllabe, le même geste, le même trait du visage prennent successivement, dans son invention, des valeurs diverses, et il en va ainsi du sens que, d’œuvre en œuvre, il attribue au rouge, à l’or, à l’azur, à la blancheur. Et non seulement d’œuvre en œuvre, mais de page en page, dans un même roman.

Ce symbolisme demeure extraordinairement vivant, mouvant, et on a l’impression qu’il est sans cesse redécouvert, réinventé, que tout naît, vit et se transforme à l’instant même de l’écriture. L’une des sources de la puissance suggestive que Balzac exerce, plus que tout autre romancier, sur l’esprit de ses lecteurs, est justement cette perpétuelle victoire de l’imagination sur l’abstrait, qui jette à terre chacune de ses vues intellectuelles, chacun de ses préjugés. Une foncière honnêteté lui impose d’accepter ce que lui apprennent, en dépit de ses intentions préconçues, le destin imprévu de ses personnages, les découvertes faites en cours de route sur leurs mobiles ou leurs abîmes intérieurs, le sens à chaque fois différent des formes et des métamorphoses de la vie.

Ce serait très mal lire La Fille aux Yeux d’or, que de traduire en notions claires et univoques les couleurs qui s’y chargent de significations cent fois renouvelées, et peu à peu devenues inextricablement polyvalentes. Sans doute Balzac dit-il, à diverses reprises, que le rouge correspond à la passion amoureuse, et l’or à la possession des richesses matérielles. Mais c’est là une de ces théories comme il en professait à tout propos, enseignant, par exemple, sur la société humaine, des doctrines empruntées aux théoriciens de l’ordre, de la tradition et de l’autorité, tandis que ses meilleurs personnages sont des hors-la-loi, criminels, hommes de génie, aventuriers de tout poil, qui traversent en bolides les cadres et les hiérarchies. De façon tout à fait semblable, Balzac a pu penser, selon les thèses des occultistes ou selon ses propres observations sur les arts, que chaque couleur de la palette avait un sens immuable. Mais le voici qui se met à écrire son roman des couleurs, et, à mesure qu’il les regarde vivre, se combiner, se heurter, tout emmêlées au destin et au rêve des humains, les contrastes deviennent moins nets, moins évidents. Au lieu d’un dictionnaire des symboles colorés, il a devant lui la vie des couleurs, vie changeante, inattendue, où chacune d’elles représente, selon les instants et selon le voisinage des autres couleurs, quelque réalité intérieure qui ne semblait pas lui être réservée. Elles poursuivent entre elles des échanges infinis, comme, dans le cœur des personnages, se confondent, s’allient, s’affrontent les diverses passions, les forces multiples de l’unique énergie. Si le monde des apparences et des sensations correspond au monde profond du cœur et de l’intelligence, ce ne saurait être comme une image fixe qui traduirait une réalité elle-même immobile. C’est, tout au contraire, par sa mobilité, par le vertige de ses incessantes métamorphoses, que le sensible ressemble, avant tout, à l’existence cachée de l’univers et de l’esprit, dont la nature est mouvement, perpétuelle transformation, tension de forces innombrables.

Merveilleux Balzac ! Il n’atteint à la souveraineté de son art qu’en consentant à la défaite de son dessein concerté. Cet homme, à qui la puissance enivrante de son pouvoir créateur inspirait un orgueil apparemment illimité, s’est montré singulièrement humble devant la vérité qui venait à lui soudain à travers ses propres inventions, et lui dévoilait la complexité des choses, tellement plus grande qu’il ne l’avait supposée. Un accueil aussi généreux n’était possible qu’à un romancier qui coïncidait entièrement avec la réalité de ses personnages, et s’identifiait à eux au point d’accepter leurs échecs quand bien même il les avait destinés au triomphe. Et il acceptait ainsi tout le réel, non seulement, comme on le croit trop souvent, le réel extérieur, visible, tangible, mais la réalité du mystère. C’est vers elle qu’il est toujours en chemin, car, jusque dans les récits les plus « réalistes », il demeure le même homme qui a écrit le Livre mystique : un homme qui s’est donné pour ambition majeure l’entière spiritualisation de la matière et le prolongement de l’élan vital jusqu’à ces frontières lointaines où il déboucherait dans la pure lumière de l’éternité bienheureuse.

L’attention qu’il accorde au symbolisme des couleurs se rattache étroitement au vaste dessein de son œuvre entière. De quoi s’agit-il, en effet, sinon de considérer les aspects du monde sensible comme les manifestations, peut-être partiellement déchiffrables, de l’invisible ? et d’orienter, par l’esprit, tout le multiple vers une transfiguration qui en fasse le langage, le, discours infini par lequel l’Unique, le Divin, se communique dans son incommunicable essence ? Seuls les esprits mystiques – Novalis, Nerval, Baudelaire – peuvent admettre que les couleurs sont secrètement chargées, non seulement de traduire notre existence profonde, mais de nous faire accéder à l’intelligence de l’univers. Balzac appartient à la famille de ces esprits insatiables de connaissance, et La Fille aux Yeux d’or, sous ses apparences de roman pathétique, est, par sa structure picturale, l’une des œuvres où il a le plus audacieusement tenté de dérober le secret des dieux. « Voleur de feu », comme disait Rimbaud.

Pourtant, prenons garde : s’il est loisible de lire ce roman en suivant le jeu des couleurs qui s’y combinent de mille façons et en déterminent vraiment la construction profonde, cela ne signifie pas que l’aventure des personnages, leurs passions, la fatalité de leurs destins soient sans importance. Certes, l’intention qui commande tout est bien ici ce surprenant propos de s’abandonner aux suggestions des couleurs, et de conformer les scènes ou les événements à la loi mystérieuse d’une composition picturale. Dans un certain sens, on peut dire que, vraiment, c’est pour fêter l’invasion et la victoire du rouge que la marquise doit massacrer Paquita. Le peintre Balzac, pour cet épilogue qui n’est délirant qu’en apparence, a besoin de jeter à foison la pourpre dans son tableau, et tout le sang d’un corps déchiqueté lui est nécessaire. Mais, en cédant ainsi aux exigences de sa palette, Balzac n’agit pas autrement qu’un peintre qui, dans l’alliage harmonieux ou discordant des couleurs choisies par son œil de peintre, suggère, souvent sans l’avoir prévu bien consciemment, quelque profonde vérité humaine. L’histoire tragique de Marsay et de Paquita peut bien, pour qu’éclatent les triomphantes couleurs, se dérouler sur un plan où tout est extraordinaire, exalté au-dessus de la vie courante, et soumis à une vraisemblance qui n’est plus celle du quotidien. Cette histoire n’en est pas, pour autant, moins vraie, et les conflits du rouge avec l’or ou le blanc, le passage de la pourpre passionnée à la pourpre fatale et sanglante ont manifestement mis Balzac sur la voie d’une connaissance visionnaire qui illumine soudain, pour lui puis pour ses lecteurs, certains aspects très profonds du cœur et de la destinée des hommes.

Cette intime alliance entre les formes et ce qu’elles ont à manifester est essentielle à une pensée et à un art vraiment symboliques. L’un et l’autre, chez Balzac, le symbole et sa signification, les couleurs et les secrets de l’âme qui s’y associent ou s’y révèlent, sont inséparables. Et c’est à l’une des grandeurs de Balzac que nous touchons ici. À son espoir de spiritualisation de la vie terrestre, qui, dans Séraphita par exemple, l’entraîne à une tentative de désincarnation, l’expérience a répondu d’abord par une sorte de rappel à l’ordre dont on perçoit l’écho anxieux en de fréquents passages de son œuvre : aux dernières pages du roman de l’androgyne, dans le Lys dans la Vallée, et chaque fois que la condition terrestre fait valoir sa loi ou ses infranchissables limites. Mais c’est précisément le point où Balzac, refusant de se laisser abattre, de céder à la peur si souvent exprimée dans ses lettres, lui oppose l’acte par lequel il invente son univers romanesque. Si la tentative angélique de spiritualisation mène au seuil interdit de la folie et se heurte à une menace terrible, il reste une voie de salut qui n’aura pas la tristesse d’une résignation ou d’une défaite. Il reste à se retourner vers la vie, vers les hommes, à imaginer leur existence, et jusqu’à la plus lourdement prisonnière de la pesanteur matérielle, dans ce qui malgré tout l’exalte. On ne saurait posséder le pur amour ou la pure connaissance, mais il est possible d’en déceler les reflets, les marques, la douloureuse persistance blessée, dans l’imperfection de la vie. Le roman de Balzac est riche de toute cette tension entre la conscience de l’échec et une opiniâtre volonté d’ascension. La connaissance – et, par exemple, dans La Fille aux Yeux d’or, le sens caché des couleurs – au lieu de demeurer l’objet d’une intelligence dégagée du corps, est incarnée dans les figures, les passions, les destins des hommes. De là vient que ces destins, ces passions, ces figures, vivent si intensément : ils sont animés et dévorés par la même flamme mystique que Balzac lui-même.

 

 

 

 

 

Je ne partage point la croyance à un progrès indéfini, quant aux sociétés ; je crois aux progrès de l’homme sur lui-même.

 

Préface de la Comédie humaine.

 

 

Les sociétés n’ont plus rien de pittoresque ; il n’y a plus ni costumes ni bannières ; il n’y a plus rien à conquérir, le champ social est à tous. Il n’y a plus d’originalité que dans les professions, de comique que dans les habitudes. La forme faisant défaut, il a fallu que la littérature se jetât dans la peinture de l’idée, et cherchât les émotions les plus délicates du cœur humain. Voilà pourquoi l’auteur a choisi pour sujet de son œuvre la société française... L’auteur ne sait encore aucun observateur qui ait remarqué combien les mœurs françaises sont, littéralement parlant, au-dessus de celles des autres pays comme variété de types, comme drame, comme esprit, comme mouvement... Ce désordre est une source de beautés.

 

Préface d’Une Fille d’Ève, 1839.

 

 

BALZAC, peintre de la société, ne croyait pas qu’elle fût perfectible, et tenait que seule l’âme individuelle, courant les risques de son salut, avait à proprement parler une destinée.

Balzac, apologiste de l’ordre établi et des plus strictes hiérarchies sociales, choisissait, de préférence à toute autre, la société française pour objet de son œuvre, parce que son mouvement, son désordre l’enchantaient.

Balzac, qui défendait par tradition la stabilité des classes et des castes, s’est attaché, parmi les créatures de son imagination, à celles-là seules qui brisent les cadres, franchissent les degrés de l’ascension sociale ou tombent des cimes aux bas-fonds.

Balzac, qui vouait à l’aristocratie un sentiment idolâtre, méprisait la bourgeoisie, et se sentait de l’éloignement pour le peuple, n’a peint que des duchesses hypocrites et haïssables, des nobles sans générosité, beaucoup de petits bourgeois pleins de la plus réelle noblesse d’âme, et quelques humbles auxquels il accorde sa sympathie.

Toutes ces contradictions demeurent inexplicables, tant qu’on prend Balzac pour un observateur impartial, attentif à donner, d’une société dont il fut le témoin, un tableau conforme aux exigences de l’objectivité historique.

Mais, dans son Avant-Propos de 1842, il prend soin de revendiquer pour le romancier une liberté qui n’appartient pas à l’historien, et un droit au mensonge qu’il sait être indispensable à la vérité particulière de la fiction.

Son tableau de la société du XIXe siècle est bien loin d’être véridique, au sens positiviste de ce mot. Les amusantes statistiques établies par Pierre Abraham ont démontré qu’un écart considérable sépare la proportion des gens à cheveux noirs, blonds ou châtains, à yeux sombres ou clairs, telle qu’on la relève dans la Comédie humaine et dans la population française. Balzac, en effet, attribuant une valeur symbolique à la couleur des yeux ou des cheveux, et peignant avec prédilection des caractères excessifs, en vient à douer ses personnages de signes physiques beaucoup plus fortement contrastés qu’ils ne le sont dans la réalité. Alors qu’en France, le châtain domine, en terre balzacienne cette teinte neutre n’appartient qu’à une faible minorité, les chevelures d’encre ou d’or se partageant les faveurs du romancier. « Mensonge utile de l’art », répond par avance Balzac à qui lui en ferait un grief.

Il y a davantage : pour Balzac, la société est un spectacle passionnant, parce qu’elle offre, dans un mouvement jamais interrompu, un merveilleux réservoir de figures grimaçantes ou magnifiques, de créatures glorieuses ou déchues, qui séduisent son imagination, sa passion de l’humain visage, son goût des gestes peu à peu formés ou déformés par le destin. C’est toujours, au fond, la personne et son aventure, ses chances, ses périls, l’homme ou la femme avec son succès ou son infortune, son épanouissement ou sa flétrissure, qui suscitent dans l’esprit de Balzac le déclenchement du lyrisme et de la vision. La société est d’abord pour lui ce théâtre où apparaissent, un à un, sortis de l’ombre, amenés sous le projecteur de son propre regard visionnaire, les êtres dont le drame le passionnera.

Mais, au delà même de cet immense spectacle, qui n’a jamais de fin et qui, comme Pascal le dit de la nature, ne cesse pas de « fournir », la société est, dans la Comédie humaine, une sorte de personnage géant, un homme grandi à des proportions surhumaines, une personne portant en elle toute l’inépuisable variété que nous connaissons d’ordinaire répartie entre des créatures diverses. Ici apparaît la valeur mythique de la Société dans l’œuvre de Balzac. Ce mot s’y écrit avec une majuscule, comme le mot Argent, le mot Désir, le mot Passion. Il désigne un des dieux qui règnent sur l’univers balzacien et y exercent une mystérieuse influence. Mais ce dieu-ci est différent des autres du fait qu’en devenant une personne, il n’a pas cessé de demeurer ce qu’il était d’abord : une assemblée d’êtres humains vivant côte à côte, se donnant ou subissant des lois, respectant ou violant un ordre, exerçant l’autorité ou s’y soumettant.

De là vient l’étrange ambivalence de toutes ces notions d’ordre, d’autorité, de loi, et, au contraire, de toutes ces forces de révolte, d’insurrection, de transgression. Quand Balzac considère la société sur le plan banal de la simple observation, elle demeure pour lui une réalité, sans doute, mais en quelque manière étrangère à la tendance profonde de son esprit et aux spontanéités de son tempérament. Il en parle alors comme de cette société non perfectible, qu’il condamne, en fidèle traditionaliste, aux règles inférieures qui régissent la matière. La société, en tant que telle, ne connaît ni perdition ni salut ; elle n’est pas appelée à une ascension spirituelle, elle ne saurait avoir, à proprement parler, de destin. Car il n’est de destin que là où il y a une force ascendante, combattue par une pesanteur. Ce n’est pas la société, c’est l’âme de chaque homme – ou plutôt, c’est son âme et son corps, son âme mêlée à son corps – qui entend l’appel de l’esprit, médite de se transfigurer, et ambitionne une existence élevée à la lumière. C’est aussi cette créature de chair et d’âme qui est menacée de tomber, attirée vers l’ombre, happée par les puissances maléfiques. Théâtre de destinées périlleuses ou splendides, la société est matière, et parce qu’elle est matière, elle doit être organisée, hiérarchisée, défendue, dans son ordre et sa structure établie, contre les dangereuses entreprises de ses membres.

Et sans doute, Balzac contredit à tout instant ces vues qui opposent la société à l’individu, et qui semblent condamner la vie sociale à l’immobilité. Il s’enivre du mouvement de l’histoire, assiste à la montée des classes nouvelles avec le sentiment d’être témoin d’une naissance grandiose – mais alors la Société prend sa majuscule, le Balzac visionnaire se substitue à l’observateur, et, sous le nom même de la Société, achève son portrait d’un Homme riche de tous les mouvements des créatures innombrables. Dès que surgit en lui le feu de la vision, Balzac ne voit plus l’immuable communauté régie par des impératifs et des interdictions ; il n’a plus sous les yeux que ce visage gigantesque sur lequel, à l’aide de ses méthodes de physiognomoniste intuitif, il déchiffre inlassablement les marques de la vie intérieure façonnant le corps.

Ce paradoxe fondamental a égaré la plupart des commentateurs de Balzac, aussi bien en France où, plus accessibles à l’idéologie clairement déduite, les critiques n’ont guère aperçu que les théories conservatrices du Balzac raisonneur, qu’à l’étranger où, faute de comprendre cet attachement à la tradition, on a exagéré son penchant au dynamisme romantique et révolutionnaire. Balzac n’est complet que dans la simultanéité, l’intime fusion, la tension à jamais insoluble des deux tendances qu’il porte en lui. Rien, d’ailleurs, ne le rattache plus typiquement à la France, pays de la tradition et de la révolution, seul pays où l’on sache, de très vieille et très sage science, que toute tradition se sclérose si elle n’engendre sans cesse ses révolutions, mais que, comme le disait si bien Péguy dans sa jeunesse, « une révolution est un appel d’une tradition moins parfaite à une tradition plus parfaite ».

Amour du mouvement, qui est création, qui est chance d’ascension, et qui est toujours suscité par les forces de l’esprit ; goût de l’ordre, qui est la loi préalable et la condition, inférieure mais nécessaire, de tout mouvement fécond : Balzac en revient sans cesse à cet inextricable dualisme. Et précisément, le langage qu’il applique à la vie personnelle et à la vie sociale est presque identiquement le même, pour désigner cette certitude que toute vie naît d’une lutte, d’une tension intérieure. « La vie résulte du jeu de deux principes opposés : quand l’un manque, l’être souffre », lit-on dans Une Fille d’Ève et, en termes approchés, en cent endroits de l’œuvre. La vie, dit-il encore dans Béatrix, « est préférable avec ses blessures et ses douleurs aux noires ténèbres du dégoût, au poison du mépris, au néant de l’abdication, à cette mort du cœur qu’on appelle indifférence. »

La Société est un homme gigantesque ; chaque homme, inversement, est comparable à une nation entière, avec ses conflits intérieurs et ses vicissitudes. Balzac le dit dans une page de César Birotteau, où il met en parallèle le sort des cités qui « naissent, s’élèvent et tombent », avec la courbe des destins individuels passant, comme toute chose ici-bas, par les étapes de la croissance, de la décroissance et de la mort. Mais ce qui est réel pour lui, ce sont les vies des individus ; l’histoire n’est qu’une suite d’images exemplaires, offertes à notre sagacité pour nous enseigner le rythme inévitable de toute existence terrestre. « Troie et Napoléon ne sont que des poèmes. » Et, revenant aux aventures de son marchand parfumeur, Balzac ajoute : « Puisse cette histoire être le poème des vicissitudes bourgeoises auxquelles nulle voix n’a songé, tant elles semblent dénuées de grandeur, tandis qu’elles sont au même titre immenses : il ne s’agit pas d’un seul homme ici, mais de tout un peuple de douleurs. »

 

 

Le visionnaire de la Société qu’était Balzac a choisi, pour le représenter à l’intérieur de sa vision, de son mythe, de la Comédie humaine, deux singuliers délégués de ses pouvoirs : l’Usurier et le Commis voyageur, Gobseck et l’illustre Gaudissart. De l’un et de l’autre, il fait un éloge lyrique, qui certes n’est pas sans humour, – un humour plus gai pour Gaudissart, plus féroce pour Gobseck, – mais qui confère à ces personnages un bien surprenant privilège. Quand Balzac s’amuse aussi royalement, ou s’acharne avec une pareille véhémence, on peut être certain qu’il touche à quelque sujet essentiel de sa méditation, ou qu’il livre le secret de quelque expérience très personnelle. Ici encore, le lien autobiographique qui le relie à ses créatures n’a rien de réaliste ; s’il a tâté de plusieurs métiers qui lui ont offert le spectacle des humains et la comédie de leur vie dérisoire ou pathétique, il n’a ni pratiqué l’usure ni visité la clientèle pour placer un produit de l’industrie. Mais l’usurier, harcelé par les hommes que mène la grande force du Désir, et les voyant aux instants où ils ne taisent plus leurs hontes ni leurs passions, éprouve des jouissances que Balzac n’ignorait pas : celles de la connaissance des cœurs et, grâce à celle-ci, de l’intelligence des puissances divines ou démoniaques qui gouvernent les destinées terrestres. Et le commis voyageur, en jouant lui-même sa comédie, manœuvre ses interlocuteurs comme des marionnettes dont tous les ressorts lui sont familiers. En l’un et l’autre, la connaissance est la source d’un pouvoir. En Balzac aussi : regardant vivre ses personnages, – car c’est en les inventant qu’il apprend la science de l’homme, et il n’en a pas de plus sûre expérience que celle qu’il fait de ces créatures de son imagination, – il dispose d’eux, régit leur sort, et, emporté par l’illusion, goûte le plaisir de régner sur des vivants. Gobseck, Gaudissart et Honoré de Balzac sont des démiurges.

Démiurge de sa société imaginaire, Balzac s’est plu à la diviser en classes sociales, et à porter sur ces classes un véritable jugement dernier. La justice qu’il exerce peut surprendre, et paraître impénétrable, d’abord, comme la Justice divine aux yeux des créatures. Elle n’est pourtant pas inexplicable.

L’attitude politique et sociale de Balzac, les choix qu’il fait, les condamnations qu’il prononce, ne peuvent vraiment être compris, si on ne les réfère à ses vues générales et aux tendances majeures de sa pensée ou de son tempérament. Il faut se rappeler que, pour lui, la matière est par elle-même improductive, mais aussi qu’elle est portée, par son propre élan, au-devant de la force qui doit la féconder : à la rencontre de l’esprit. La cosmologie balzacienne est sexuelle, non pas tant parce que le désir est placé par lui à l’origine de toutes les formes de vie ou de mouvement, que parce qu’il conçoit comme une union amoureuse les relations de la matière avec l’esprit. Laissée à elle-même, la matière est pesanteur stérile ; mariée à l’esprit dont elle a désiré la venue, elle donne un corps aux entreprises de cet époux, et ils engendrent ensemble tout ce qui doit naître dans le temps mais qui déjà est appelé vers la lumière éternelle. Cette métaphysique vaut ce qu’elle vaut, elle est chez Balzac une intuition première, non point une construction délibérée. Sur elle repose son mythe de la créativité, au nom duquel il porte tous ses jugements, et en particulier ses jugements sur la société et ses classes.

Il convient d’y joindre son éternelle nostalgie de l’unité, dont on pourrait relever l’influence jusque dans les moindres détails de ses opinions et de ses inventions. C’est l’indispensable complément de son dualisme et de sa notion de la lutte d’où naît toute vie. Aussi ne tiendra-t-il pour viable une société, pour fidèle à sa mission une classe ou un individu, pour valable une idéologie sociale, que si cette société, cette classe, cette idéologie sont conscientes des exigences de l’harmonie totale et en même temps douées de pouvoirs créateurs.

Gaudissart lui-même, l’illustre commis voyageur, parle au nom de Balzac quand il explique au fou Margaritis comment il conçoit le progrès ; il travaille à « une plus logique coordination des intérêts sociaux », en fondant une économie qui « capitalise le temps » et donne aux hommes la liberté nécessaire au plein exercice de leurs facultés créatrices. Le traditionalisme politique de Balzac tient à son idée de la thésaurisation du temps et de l’accumulation de l’énergie. L’héritage, la propriété privée, l’autorité monarchique lui paraissent favoriser une concentration des forces dont les hommes ont besoin pour vivre et pour créer ; ce sont les organismes nécessaires qui modèrent la dépense de ces forces et, empêchant qu’elles ne soient gaspillées dans le désordre, assurent la longévité des sociétés assez sages pour les respecter. Certes, Balzac en tire des conclusions à l’appui de ses préférences réactionnaires, mais cela importe moins que les mobiles profonds de cette attitude générale. Il n’y a pas, à l’origine de son conservatisme ou de sa méfiance à l’égard de tout le socialisme contemporain, l’égoïsme étroit que l’on pourrait soupçonner. S’il refuse les doctrines nouvelles, c’est dans la mesure où la primauté de l’économique lui paraît accorder dangereusement à la matière une prédominance qui risque d’entraver la liberté créatrice de l’esprit, et cela non seulement au niveau supérieur des activités proprement spirituelles, mais dans l’existence même du corps social et jusque chez le plus humble citoyen.

Sa répugnance a une autre raison encore ; il croit que, s’il s’agit d’organiser la société, les coutumes et les méthodes éprouvées de la tradition, les structures « naturelles » de l’Ancien Régime, sont plus conformes à la vie, plus propices à son épanouissement, que les vastes administrations rationnelles des États modernes. Balzac a été saisi de peur devant la formation de ces grandes sociétés ; plus encore, quand il entrevoyait un avenir où leurs cadres nationaux craqueraient à leur tour pour faire place à une immense humanité uniforme, il a redouté que cette internationale si éloignée des cellules sociales primitives, famille, commune, corporation, ne fût mortelle à l’homme. Un peu de la même façon, dans son œuvre la plus réactionnaire, l’Envers de l’Histoire contemporaine, il voulut opposer à toute organisation de la prévoyance sociale l’action immédiate et personnelle de la charité exercée envers les proches.

Il y a, dans tout cela, beaucoup de naïves nostalgies, et très contraires à l’évolution du siècle de Balzac. Mais on est en droit de dire que les aveuglements dont il fait preuve n’étaient que les erreurs ou les déviations d’une exigence qui se connaissait mal : Les pages fameuses sur lesquelles s’achève le Curé de Tours sont à relire minutieusement, car la protestation de Balzac contre les sociétés trop amples ne s’élève pas au nom de quelque préjugé aristocratique, mais bien au nom des faibles. Non sans candeur, Balzac affirme, en effet, que seuls les esprits supérieurs, les très vastes intelligences, seraient capables de concevoir la réalité d’un organisme géant. Il lui déplaît qu’on soit amené ainsi, – pense-t-il, – à laisser en arrière, dans l’obscurité et l’incertitude, les simples mortels, aptes tout au plus à embrasser du regard et à aimer le groupe humain concret qui est à leur portée. « Nous vivons à une époque où le défaut des gouvernements est d’avoir moins fait la Société pour l’Homme, que l’Homme pour la Société... Le cercle au milieu duquel s’agitent les hommes s’est insensiblement élargi : l’âme qui peut en embrasser la synthèse ne sera jamais qu’une magnifique exception ; car habituellement, en morale comme en physique, le mouvement perd en intensité ce qu’il gagne en étendue. La Société ne doit pas se baser sur des exceptions. D’abord l’homme fut purement et simplement père... Plus tard, il vécut pour un clan... Aujourd’hui, sa vie est attachée à celle d’une immense patrie ; bientôt sa famille sera, dit-on, le monde entier. Ce cosmopolitisme moral, espoir de la Rome chrétienne, ne serait-il pas une noble erreur ? Il est si naturel de croire à la réalisation d’une noble chimère, à la fraternité des hommes. Mais hélas ! la machine humaine n’a pas de si divines proportions. Les âmes assez vastes pour épouser une sentimentalité réservée aux grands hommes ne seront jamais celles ni des simples citoyens, ni des pères de famille. »

On sent bien planer sur ces pensées les ombres de Maistre et de Bonald, et on trouverait pire encore dans les discours de l’ingénieur Grégoire Girard, du Curé de Village, qui, contre les méfaits de la démocratie, finit par souhaiter la venue d’un Dictateur, d’un Marius ou d’un Sylla, « homme providentiel » apparu pour refaire la Société. On était en 1845. Sept ans après...

Sept ans après, Balzac était mort, mais il avait assez vécu pour voir éclater la Révolution de quarante-huit, – et pour s’y rallier, reconnaissant, dans sa profession de foi du mois d’avril, que la vie était de ce côté-là et avec elle toutes les puissances créatrices. Non pas que son antipathie envers les doctrines socialistes eût diminué, il continuait à voir en elles la menace de l’excessive organisation rationnelle et de la part trop belle faite aux questions économiques. Lorsqu’il lui arrivait de se libérer de ses propres théories politiques, il penchait davantage du côté des anarchistes. Les journées d’émeute l’eussent appelé sous le drapeau noir plutôt que sous le drapeau rouge. Dans un long essai de 1840, assez confus, où d’ailleurs il déplorait la fin de la monarchie absolue, n’écrivait-il pas : « Quand un gouvernement déploie des forces contre des masses, ce n’est pas la masse qui a tort ; c’est, dans tous les cas, le gouvernement, même quand il est vainqueur. La réunion d’une masse quelconque mécontente est un acte d’accusation contre lui. » Et, plus explicitement encore, dans un texte de 1848 : « Un État où les bons et sages ouvriers, en travaillant tant qu’ils veulent, tant qu’ils peuvent, ne trouvent pas l’aisance pour leur famille, cet État est mal ordonné. Mais alors la faute n’est plus aux patrons ; c’est le crime de l’État. La punition de cet État, c’est le drapeau noir des ouvriers de Lyon, portant écrits ces mots terribles, qui sont moins une accusation qu’une condamnation : Du travail ou la mort ! »

Mais Balzac vient de nous entraîner hors de son œuvre. Plutôt que ses vues conscientes sur la société et les classes, la peinture qu’il en donne dans la Comédie humaine peut nous indiquer quel est son véritable jugement, celui qui, étant instinctif et spontané, se nourrit au trésor de son âme profonde. Une fois de plus, le vrai Balzac est celui qui s’exprime dans son invention romanesque.

De la noblesse, quand il ne cédait pas aux ingénuités de son snobisme, il a aimé l’élégance et l’art de vivre, qui, d’ailleurs, ne semblent plus être des vertus efficaces que chez les vieillards de la Comédie humaine, ces survivants du XVIIIe siècle qui veillent avec une indulgence amusée sur les amours des jeunes gens, et leur prodiguent d’excellents conseils. On peut penser que Balzac n’a pas arbitrairement réservé à ces générations mourantes les qualités qui, pour lui, étaient celles d’une aristocratie digne de son rang. Pour savoir de quels yeux il voyait cette classe, et avec quelle sévérité il en mesurait la déchéance, il faut relire, dans la Vieille Fille, le portrait-charge du chevalier de Valois ; ou bien, dans le Cabinet des Antiques, les pages où le journaliste Émile Blondet, l’homme d’esprit des romans balzaciens, évoque les d’Esgrignon, dont l’existence semble se dérouler sous les vitrines d’un musée ; ou encore, dans le même roman, la féroce peinture de la duchesse de Maufrigneuse. Et la duchesse de Langeais, que Balzac n’épargne pas davantage, est comme une figure symbolique de la noblesse déchue. Pas plus que cette femme n’a l’imagination et la générosité qu’il faudrait pour donner un style à son existence et de l’animation à son salon, pas davantage la classe tout entière des nobles n’a sauvegardé, sous la Restauration, l’âme qui eût justifié son rang. Balzac s’en explique longuement dans cet épisode de l’Histoire des Treize : la faute fatale de la noblesse fut, à ses yeux, d’avoir perdu le sens de « l’harmonie » dans laquelle elle devait vivre avec les autres classes de la nation. C’est pour avoir cessé de servir, pour avoir oublié le commandement premier de l’unité, que la noblesse, condamnée à l’appauvrissement de ses facultés créatrices, en est venue à ne plus pouvoir tirer de son sein un seul homme de génie. Le réquisitoire est implacable, car Balzac tourne résolument le dos aux énergies épuisées et aux forces qui meurent par leur propre faute.

Les reproches qu’il fait à la bourgeoisie sont du même ordre. Il ne lui en veut pas de ses ridicules, qu’il a si bien notés, ni de ses maladroites singeries du style de vie aristocratique, où il ne voit encore qu’une excusable faiblesse. Il fait plus que lui pardonner son ambition, sa voracité ; car il y reconnaît la puissance des grands désirs et la forme encore grossière d’un espoir de conquête semblable à celui qui chez lui-même s’était spiritualisé. Mais il blâme l’égoïsme de classe qui « offusque de ses petites passions les grands intérêts du pays ». La bourgeoisie aussi est coupable de se soustraire à l’harmonie générale. Pourtant, elle a le bénéfice de sa vitalité, et quand un bourgeois de la Comédie humaine devient soit un grand passionné, porté par les forces rédemptrices de l’amour, soit un vaste esprit, qui domine la vie par les pouvoirs de la connaissance, il quitte l’enfer de Balzac pour pénétrer dans l’éden des êtres supérieurs. Seront sauvés aussi, par la miséricorde de leur créateur Balzac, les braves petits bourgeois qui, dans les modestes échoppes des rues parisiennes ou dans leurs ateliers provinciaux, mènent une humble existence, spiritualisée par les vertus ancestrales, le travail et la pauvreté.

Quant au prolétariat ouvrier, et à la population paysanne, on sait à quel point Balzac les a méconnus. À vrai dire, pour des raisons diverses. L’ouvrier ne lui est guère connu, et l’on ne peut manquer d’observer qu’il est presque totalement absent d’une œuvre qui prétendait être un miroir fidèle de la société contemporaine, à moins que l’on ne se contente de la fugitive évocation, çà et là, d’une gentille midinette ou d’une petite-main les yeux chastement baissés sur son travail. Il serait vain d’invoquer à ce propos, pour la défense de Balzac, le silence traditionnel de la littérature française, car il y avait eu, avant lui, par exemple, les typographes de Restif de La Bretonne. La vérité est que Balzac avait peur de l’ouvrier et considérait avec effroi la menace des mouvements insurrectionnels. Cette terreur instinctive contredit étrangement les textes presque incendiaires que nous citions tout à l’heure, ou les protestations émues de la Cousine Bette contre la misère de certains quartiers de Paris. Ou plutôt, comme si souvent chez Balzac, la contradiction ne fait que traduire de deux façons diverses un même sentiment, trop profond pour être tiré au grand jour. La vue des contrastes entre l’extrême pauvreté et l’extrême magnificence, qui, dit Balzac, « caractérisent la reine des capitales », suscite en lui la montée d’une vision où il croit reconnaître l’image éternelle de la condition humaine, faite de toutes les chutes et de toutes les ascensions. Il ne reste pas, pour autant, insensible à l’injustice ou impassible devant la détresse. À sa peur de l’émeute, clairement avouée dans Madame de la Chanterie, s’associe la crainte plus secrète de tomber lui-même un jour dans une misère semblable. Comment ne l’eût-il pas redouté, dès que pour lui toute vie humaine était sous la menace des pires catastrophes ? Il a moins peur du pauvre que de la pauvreté, ou bien sa peur des révoltes du miséreux s’accroît de l’autre peur. Et dans la misère matérielle, s’il en voit avec une réelle pitié les souffrances trop évidentes, il aperçoit en outre l’image de n’importe quel destin funeste. Elle lui est l’emblème effrayant de la maladie, de la déchéance, de la vieillesse, de la mort, de tous ces fantômes errant autour de sa rêverie et qu’il repoussait désespérément, comme le jour où il écrivait : « La mort est inévitable, oublions-la ! »

À vrai dire, il lui a fallu du courage, et se surmonter lui-même, pour prêter à son Marcas un si sympathique visage et des propos si révolutionnaires !

Son injuste tableau de la paysannerie française ne tient pas aux mêmes incompréhensions, ni à des terreurs secrètes. Pourtant, là encore, le préjugé social ou la simple ignorance ne suffisent pas à tout expliquer, et il faut bien que Balzac ait quelque profonde raison de montrer les campagnards brutaux, cupides, égoïstes, comme il le fait dans les Paysans ou le Médecin de Campagne, et comme, hélas ! l’ont fait depuis lors tant de romanciers qui se croyaient ses fidèles disciples. Aucune malédiction, dans la Comédie humaine, n’est prononcée par le démiurge, sans qu’elle ait sa source dans les principes vivants qui engendrent cet univers imaginaire et qui le régissent. Je crois qu’on comprendra celle qui condamne la classe entière des paysans, si l’on s’aperçoit qu’elle souffre au moins une notable exception. Dans le Curé de Village, les entretiens politiques et les théories sociales qui déparent ce chef-d’œuvre d’entre les chefs-d’œuvre balzaciens, renouvellent, plus durement que jamais, les sévérités du jugement porté sur les paysans ; mais il y a dans ce roman une famille villageoise, qui est douée de toutes les vertus, sens de la solidarité familiale, de l’honneur, héroïsme moral, dévouement allant jusqu’au sacrifice. C’est la famille du criminel, de ce Tascheron qui est lui-même un être très sympathique et qui l’est surtout pour se laisser entraîner jusqu’au crime par le plus violent amour. Qu’est-ce donc qui préserve ces paysans des foudres et du mépris de Balzac ? J’en vois deux raisons possibles, et qui se tiennent de près : d’une part, il y a, précisément, le crime, c’est-à-dire, dans le monde de Balzac, une sorte d’élection à rebours, ou même pas à rebours, une grâce étrange. Tascheron eût été, en effet, sans cet accident fatal, une créature sans destinée, menant hors de toute aventure, de tout risque, l’existence monotone des gens de la terre. Pour Balzac, ce n’est pas là être un homme, car la vie humaine est dans le drame, dans l’espoir d’une métamorphose, d’un avènement, dans l’imminence toujours suspendue d’une épouvante. Là où n’existe ni mouvement, ni chance d’un mouvement, ni possibilité d’une lutte déchirante, la vie est absente. Un être qui n’est pas menacé et que n’éveillera aucun appel du bonheur, ne saurait être promu à la dignité de l’existence romanesque. Il demeure au niveau des bêtes, inerte comme un simple détail du décor. L’amour, puis le crime fondent sur Tascheron et dès cet instant celui qui n’était qu’un corps reçoit une âme. Son destin terrestre, il est vrai, sera bref désormais, et il n’aura plus rien à sauver ici-bas, mais il est entré dans le risque surnaturel, son âme est entre le salut et la perdition. Du coup, il vit dans les dimensions balzaciennes. Et sa famille entière avec lui, qui est élue aussi : non seulement à partir de l’instant où elle vivra pour racheter son honneur et, en gardant la mémoire du fils perdu, porter elle-même sa faute – mais dès qu’elle apparaît. C’est que Balzac, au moment où il invente cette famille, sait déjà, avec sa divine prescience de démiurge, qu’elle est destinée à être la douloureuse famille du criminel. La voici tout entière exhaussée à l’étage du drame.

Cependant, elle sera soutenue, dans sa fidélité et sa pénitence, par un autre paysan qui est l’un des plus beaux personnages de Balzac : l’abbé Bonnet. On entrevoit la seconde raison qui exclut ces villageois de la condamnation : ils sont chrétiens.

Est-il abusif d’en conclure, en prenant le contre-pied de leurs vertus et de leur prestige, que l’injuste mépris de Balzac pour les paysans vient d’une double erreur qu’en vrai bourgeois il commet à leur égard ? Parce qu’ils ne s’expriment pas, il les croit sans âme, sans exigence spirituelle, réduits à une existence végétative ; il ignore ce que leur silence enferme de lente méditation ou de sûre connaissance. Et parce qu’ils suivent avec fidélité le rythme uniforme de la vie saisonnière, où il y a plus de retours éternels des mêmes heures que de course vers un dénouement, il les imagine sans destinée ; c’est ignorer encore l’ampleur que prennent, dans cette lente habitude des choses, tous les grands sentiments humains, la hauteur des joies et la profondeur des souffrances que suscitent quelques rares et simples événements, presque tous prévisibles. La grande confrontation de la vie et de la mort est aussi solennelle pour le paysan qui la découvre dans le cycle des jours semblables, que pour le plus trépidant des aventuriers. Mais ce n’est pas là le tempo de Balzac, et il ne s’y reconnaît plus. Il ne sait que faire de ces gens auxquels il ne suppose ni spiritualité, ni destin, ni imagination. Leur place n’est pas prévue dans son mythe, dont l’accès est réservé aux créateurs de leur propre aventure.

Qu’importent, après tout, les préjugés sociaux de Balzac, ses théories et ses erreurs ? La société qu’il invente n’est pas la société dont l’histoire se déroule sous ses yeux. Sa vérité est une autre. Il poursuit une connaissance de l’homme qui n’a point de commune mesure avec tout ce qu’il pouvait penser quand il se prenait pour un profond politique ou pour le Cuvier de la sociologie. La société de ses romans est à l’image de la personne humaine ; elle est la personne, démesurément, mythologiquement grandie ; elle est aussi à l’image de Balzac, du vrai Balzac intérieur, qui la portait en lui et ne la projette au dehors que pour mieux se voir. Aimant de soi le dynamisme auquel il était en proie ; hanté par les risques, les promesses, les mystérieuses influences surnaturelles dont il se sentait environné ; acharné à vivre, à durer, à produire, à imaginer ; jamais las de chercher, au-dessus de tant de conflits grondant dans la profondeur, le moyen de faire régner l’harmonie et d’instaurer la divine unité : tel est Balzac. Et telle la société en laquelle il s’est représenté.

Mais il y a réservé une place de choix aux êtres d’exception, aux hors-la-loi, aux hommes de génie, aux grands vaincus, et aux courtisanes. C’est une part, la plus singulière, de sa confession visionnaire.

 

 

 

 

 

... le monde des Fanny-Beaupré, des Suzanne du Val-Noble, des Mariette, des Florentine, des Jenny Cadine, etc., ce monde si dangereux a déjà fait irruption dans cette histoire des mœurs par les figures typiques de Florine et de l’illustre Malaga... Mais pour le peindre avec fidélité, l’historien doit proportionner le nombre de ces personnages à la diversité des dénoûments de leurs singulières existences, qui se terminent par l’indigence sous sa plus hideuse forme, par des morts prématurées, par l’aisance, par d’heureux mariages, et quelquefois par l’opulence.

 

Béatrix, 1844.

 

 

Peut-être rendra-t-on justice à l’auteur en voyant avec quels soins il a mis en scène ces figures, si curieuses, de la courtisane, du criminel, et de leurs entourages ; avec quelle patience il est allé chercher le comique, avec quel amour du vrai il a trouvé les côtés beaux de ces caractères, par quels liens il les a rattachés à l’étude générale du cœur humain.

 

Préface de Splendeurs et Misères

des Courtisanes, 1844.

 

 

Elles rachètent tous leurs défauts, elles effacent toutes leurs fautes par l’étendue, par l’infini de leur amour quand elles aiment.

 

Illusions perdues.

 

 

S’IL est un point où le recensement de la population balzacienne s’éloigne des statistiques prises dans la réalité, c’est bien l’énorme proportion des courtisanes, filles, lorettes, grisettes, rats et autres variétés de femmes légères. Balzac n’ignorait pas qu’il bénéficiait là des libertés accordées à la fiction, et il a pris soin de s’en expliquer à plusieurs reprises. Les arguments qu’il invoque en faveur de cette invasion des Florentine Cabirolle et des Héloïse Brisetout, ne manquent pas de force et sont de ceux qui éclairent le mieux les intentions de son œuvre entière. Il voit dans ce monde particulier, qui forme une société dans la société, des réserves de « comique », des trésors de beauté morale, et des indices précieux pour la connaissance du cœur humain : la courtisane lui paraît porter en elle, et manifester plus suggestivement que toute autre créature, les sentiments, les élans, les pouvoirs qui constituent en chacun de nous la source du mouvement vital. Il s’attache encore à ces êtres, lancés dans l’aventure et démunis des garanties de l’ordre social, parce que leurs existences offrent une extraordinaire variété de dénouements possibles, des plus noires déchéances aux paisibles établissements et aux éclatantes réussites ; la courtisane, en ses splendeurs et ses misères, est éminemment quelqu’un qui a une destinée. Enfin, libérées des égoïsmes de l’honnête femme, exemptes des prudences de qui se réserve et calcule ses générosités, les filles sont seules capables d’un don d’elles-mêmes qui soit vraiment total : la courtisane vit et meurt d’amour, elle donne l’exemple de l’infini dans la passion.

Il se peut aussi que Balzac soit, de livre en livre irrésistiblement ramené à ces personnages féminins et à leur ambiance par une sensualité à moitié consciente, pas très éloignée du penchant qui, chez un Restif de la Bretonne, allait jusqu’à la mythomanie amplificatrice. Après tout, nous ne savons pas grand-chose de l’expérience sensuelle de Balzac, et pour ma part je ne suis guère curieux d’en apprendre davantage, car je me persuade que ce genre d’informations est particulièrement inutile à l’intelligence de cette œuvre. Certains indices permettent de supposer que la puissante nature de Balzac s’était si fortement développée dans le sens des activités imaginatives et intellectuelles, qu’il y dépensait la plupart de ses énergies et ne devait donner ni beaucoup de temps ni trop d’importance aux satisfactions charnelles. Ce transfert probable n’empêche pas que, sur le plan du rêve, de l’imagination romanesque, et dans ce monde de son invention qui était celui des seules expériences valables à ses yeux, Balzac n’ait été un homme qui aimait le luxe des amours vénales et se trouvait en accord avec la chair et l’âme des filles. Quand il n’y eût été porté ni par une inclination de nature ni par des habitudes prises dans la jeunesse, il pouvait y venir encore pour se venger des déceptions que lui infligèrent des femmes du monde, ou parce que ces échecs l’amenaient à goûter, par contraste, la libéralité séduisante des femmes faciles. Encore une fois, peu importent les origines psychologiques de la fascination qu’il subissait. Il est autrement intéressant de constater que, dans sa vie imaginaire, il se plut toujours à rechercher la compagnie des Florine ou des Carabine, à faire vivre leurs corps, à dessiner leurs gestes, à imiter les inflexions attrayantes de leur voix. Admettons que les caresses dont il modelait et façonnait les courtisanes de ses romans, satisfaisaient ses appétits sensuels mieux que ne le fit aucune maîtresse vivante.

Cependant, ces jouissances rêvées ne suffisent pas à expliquer une telle insistance, et il faut en croire Balzac quand il suggère que la présence de tant de filles dans la Comédie humaine répondait à certaines exigences intérieures de l’œuvre, auxquelles il avait mûrement réfléchi. L’âme de la courtisane lui paraît, en un premier sens, exemplaire, parce qu’elle possède une envergure, une étendue qui n’est nulle part ailleurs aussi manifeste. Tous les sentiments lui sont connus, elle s’est abandonnée à tous sans précaution, sa règle de vie étant de n’en observer aucune et de suivre jusqu’en ses excès chacune des impulsions du dedans, chacune des invites du dehors. Ses joies sont extrêmes comme ses désirs, ses désespoirs outranciers comme ses audaces. Elle n’est pas sans ressembler aux démiurges balzaciens, l’usurier Gobseck, le voyageur de commerce Gaudissart, avec qui elle a en commun une extraordinaire connaissance des hommes, de leurs faiblesses, de leurs côtés vulnérables. Balzac aima en elle cette science intuitive, pas très différente de celle qu’il s’attribuait à lui-même. L’intervention d’une de ces intelligentes créatures dans le roman qu’il était en train d’écrire, y suscitait le point d’aimantation dont il avait besoin. Il lui déléguait son pouvoir et son savoir humains ; par les yeux de cette femme d’expérience il regardait vivre les autres personnages ; et aussitôt tout ce monde existait de façon plus intense.

À cette pénétration des cœurs, la courtisane balzacienne ajoute d’autres dons admirables. Ayant choisi de créer elle-même son destin, elle a brisé tous les cadres et les écrans que les hommes vivant en société ont appris à maintenir entre eux et les périls ou les promesses de la vie. Elle est l’auteur de ses fortunes et de ses infortunes, le poète de ses propres aventures, une créature qui emploie dans leur plénitude ses facultés créatrices. Rien n’est plus près du cœur du romancier que ces existences faites par la volonté et l’imagination. Et ce sont, en même temps, des existences offertes au risque aussi témérairement qu’aux chances heureuses. Elles ne demandent pas l’ordonnance de leur terrestre aventure aux prévoyances et aux calculs de la raison, mais se fient à toute l’imprévisible irruption des hasards. Balzac aime qu’on ne se défie pas des accidents inattendus par lesquels peuvent être proposés aux humains d’extraordinaires départs vers l’inconnu. Les filles ne sont pas seulement savantes du cœur des hommes, elles sont averties de toute sorte d’influences mystérieuses, et leur histoire se déroule dans un monde qui reste peut-être, parmi la platitude moderne, le seul monde féerique. Aussi sont-elles communément superstitieuses, c’est-à-dire attentives aux signes, exercées à les deviner dans les moindres choses, toujours prêtes à entrevoir, derrière la simple promesse d’une volupté ou d’un luxe, les portes entr’ouvertes de la béatitude conquise. Et, à l’autre extrême, disposées à penser qu’une fleur fanée, un miroir brisé, la vue répétée d’une couleur funeste, annoncent les pires désastres et les flammes de la géhenne inexorable. Cette science-là également, Balzac n’a cessé d’en rêver la possession, et pour lui, comme pour les filles, l’univers visible est plein de symboles avertisseurs où se dévoilent les forces surnaturelles, les puissances mythiques toujours aux aguets autour de nous.

Ces destinées, où le miracle et la catastrophe peuvent surgir à chaque instant, sont partagées entre le luxe et la misère, et il n’en est point qui doive maintenir plus vivace dans la conscience l’affrontement de la vie et de la mort. Car la vie s’y propose avec toute l’intensité qu’elle peut atteindre dès qu’elle est créée de jour en jour, – créée des ombres et des lumières les plus fortement contrastées qui soient, puisque la courtisane obéit à l’amour, à la chance, à la passion de connaître, qui sont les manifestations humaines du divin, et suit en même temps les appels profonds du mal. Mais la vie ne serait pas encore portée à sa plus haute flamme, si elle n’avait cette grandeur d’être une marche consciente vers la mort. La courtisane est un être qui accepte, en se laissant dévorer par la vie, de livrer ses énergies vitales à une combustion précipitée. Elle le sait, et c’est ce qui lui dorme son visage pathétique, ce qui lui vaut la compassion de Balzac. Les destinées des filles, dit-il, comportent la plus grande variété de dénouements possibles ; il feint que cela les rende seulement plus romanesques, plus précieuses à qui fait profession de raconter des histoires. En réalité, il s’agit là d’un privilège bien plus rare, et qui n’est pas exclusivement littéraire. Tout le mythe balzacien, et en particulier le thème de l’usure des forces, de l’impitoyable victoire du temps, y trouve son compte. D’autres créatures peuvent se donner l’illusion de faire des choix et d’accomplir des actes qui ne comptent que dans la durée terrestre, comme si cette durée était illimitée et qu’il ne fût pas nécessaire de songer que sa fin viendra. Mais la courtisane, elle, ne saurait se distraire de cette pensée ; alors que tant de gens se désintéressent d’une mort sans doute susceptible de se présenter sous des aspects divers, mais toujours dans certain cadre, certaines limites prévisibles, un être qui a accepté de rester dans le risque suppose tantôt que sa mort sera entourée d’opulence, et tantôt assombrie par la misère. Peut-être la différence n’est-elle pas très grande, si on parvient à la considérer comme d’au delà de la mort, et du sein de l’éternité. Mais nous sommes en deçà, et c’est une de nos plus tenaces faiblesses que de vouloir mourir « en beauté ». Les courtisanes balzaciennes en ont le souci, avec cette candeur, cette innocence qu’on leur voit en tant d’autres choses. Et les plus beaux récits d’agonies, dans l’œuvre balzacienne, leur sont réservés.

 

 

Séduit par tout ce qu’il y a d’exceptionnel dans la destinée et dans le caractère des courtisanes, épris d’elles comme il l’est de tout être humain échappant aux cadres fixes et aux hiérarchies de l’ordre social, Balzac avait encore une raison, tout opposée, de s’y intéresser. Au sein de la société contemporaine, les filles forment, à Paris du moins, une seconde société qui a, elle aussi, ses clisses, ses castes, son échelle de milieux superposés. C’est comme une image réduite de la communauté totale, une scène plus frappante en laquelle se reproduisent les lois et les mouvements internes de la vaste comédie. L’imagination balzacienne trouve à satisfaire dans ce spectacle ses deux penchants, celui qui prend son plaisir à voir vivre les individus, et celui qui s’attache aux collectivités. Les courtisanes franchissent, comme les grands ambitieux de la Comédie humaine, les frontières immobiles des hiérarchies sociales ; mais entre elles, à leur tour, elles ont leurs traditions, leur pyramide d’élévation, leurs rangs auxquels on n’accède pas sans passer au crible d’un examen sévère. Et de l’un à l’autre degré de cette échelle, celles qui y appartiennent se distinguent par des signes très définis, qui sont les signes mêmes par lesquels Balzac aime à deviner ou à définir les individus : un maintien, un costume, un langage.

Peut-être convient-il d’insister sur cette dernière marque distinctive : la courtisane, selon le rang qu’elle occupe dans la hiérarchie particulière de ce milieu, se reconnaît à son vocabulaire, et Balzac a une affection très vive pour les personnages qui parlent un idiome spécial. Aimant la langue comme il l’aimait, c’est-à-dire pour sa richesse, sa variété, sa vigueur colorée plus que pour sa pureté ou sa perfection écrite, il est de ces écrivains, rares dans la tradition française, – Rabelais seul est ici son égal, – qui ont une sorte d’amour sensuel des mots. Les Contes drolatiques, où il s’est littéralement grisé de langage ancien et délecté de la saveur du style préclassique, n’en sont pas l’unique témoignage. Balzac est l’un des plus prodigieux pasticheurs de la littérature française, non seulement quand il s’amuse à faire parler, par un de ses personnages, un incroyable patois qu’il appelle « le Sainte-Beuve », mais aussi quand il goûte une volupté évidente à imiter l’expression, la volubilité ou le charabia d’un milieu, d’un type d’homme, d’une profession. Je ne crois pas qu’avant les romans ou les lettres fictives de Max Jacob, personne, hors Balzac, ait goûté à ce point les délices du mimétisme verbal. Et quand il s’agit des courtisanes, les variétés du répertoire sont infinies.

Une fille comme Ida Gruget, – dans Ferragus, – n’existe guère d’abord, pour le lecteur, que par la langue qu’elle parle et qui suffit à lui donner une existence étonnamment concrète. On se rappelle la scène où elle survient chez Mme Jules Desmarets, qui est la fille de son amant, Ferragus, mais qu’elle croit être sa séductrice. « C’est très mal, quand on a son affaire faite, et qu’on est dans ses meubles comme vous êtes ici, de vouloir enlever à une pauvre fille un homme avec lequel j’ai contracté un mariage moral, et qui parle de réparer ses torts en m’épousant à la mucipalité... » jusqu’à l’extraordinaire mot de la fin : « J’ai bien l’honneur de vous saluer. Par où s’en va-t-on donc d’ici ? » Le mélange de canaillerie et de sentiments profonds qui transparaît à travers cette syntaxe irrégulière crée d’emblée une présence inoubliable, et qui, malgré tout, ne demeure nullement caricaturale. La merveille, dans ces scènes-là, est justement que Balzac parvienne à exprimer à la fois le comique du personnage et ce qu’il y a en lui de touchant, ou même de tragique. Réussite d’un observateur qui ne reste jamais simple témoin, indifférent ou conscient de sa supériorité, et qui, à l’exacte évocation, joint toujours un regard plus profond, corrigeant sa propre ironie par la compassion et le sens des âmes, échappant à toute cruauté grâce à ses dons visionnaires.

L’apparition d’Ida Gruget est précédée, d’ailleurs, de l’une de ces pages épiques où, derrière une créature de son imagination, Balzac voit se lever la cohorte, ensemble réelle et légendaire, de toute une population parisienne : « Cette demoiselle était le type d’une femme qui ne se rencontre qu’à Paris. Elle se fait à Paris, comme la boue, comme le pavé de Paris, comme l’eau de la Seine se fabrique à Paris, dans de grands réservoirs à travers lesquels l’industrie la filtre dix fois avant de la livrer aux carafes à facettes où elle scintille et claire et pure, de fangeuse qu’elle était... Elle ne sera jamais vraie que dans son grenier, parce qu’elle sera toujours, autre part, ou calomniée ou flattée... Et cela ne saurait être autrement ! Elle a trop de vices et trop de bonnes qualités ; elle est trop près d’une asphyxie sublime ou d’un rire flétrissant ; elle est trop belle et trop hideuse ; elle personnifie trop bien Paris, auquel elle fournit des portières édentées, des laveuses de linge, des balayeuses, des mendiantes, parfois des comtesses impertinentes, des actrices admirées, des cantatrices applaudies... Qui pourrait saisir un tel Protée ? Elle est toute la femme, moins que la femme, plus que la femme C’était une grisette de Paris, mais la grisette dans toute sa splendeur ; la grisette en fiacre, heureuse, jeune, belle, fraîche, mais grisette, et grisette à griffes, à ciseaux, hardie comme une Espagnole, hargneuse comme une prude Anglaise réclamant ses droits conjugaux, coquette comme une grande dame, plus franche et prête à tout ; une véritable lionne sortie du petit appartement dont elle avait tant de fois rêvé les rideaux de calicot rouge, le meuble en velours d’Utrecht, la table à thé, le cabaret de porcelaines à sujets peints, la causeuse et le petit tapis de moquette, la pendule d’albâtre et les flambeaux sous verre, la chambre jaune, le mol édredon ; bref toutes les joies de la vie des grisettes : la femme de ménage, ancienne grisette elle-même, mais grisette à moustaches et à chevrons, les parties de spectacle, les marrons à discrétion, les robes de soie et les chapeaux à gâcher ; enfin toutes les félicités calculées au comptoir des modistes, moins l’équipage, qui n’apparaît dans les imaginations du comptoir que comme un bâton de maréchal dans les songes du soldat. »

Comment ne pas aimer cet entraînement des mots par une vision qui se déroule à un rythme sans cesse accéléré, jetant dans l’équilibre périlleux d’une phrase géante et pleine du plus étonnant illogisme, les images d’une existence entière, de milliers d’existences ? La petite grisette Ida Gruget est portée par le lyrisme balzacien à une dimension exemplaire, et vit désormais avec une telle intensité que son destin, quand il la mène au suicide final, domine tout le livre de sa grandeur tragique. On reproche à Balzac les excès de son pathétique ; il lui arrive, certes, de s’y laisser glisser. Mais pourquoi ne remarque-t-on pas plutôt de quelle admirable simplicité il est capable, quand il écrit, par exemple, la mort et les pauvres funérailles de la petite grisette ? Aux dernières pages de Ferragus, cette scène parfaite est comme une protestation silencieuse contre les cérémonies et les formalités qui entourent, un instant avant, la mort de Mme Jules.

On serait tenté de parcourir, à travers toute l’œuvre, le monde indéfiniment varié des filles, et de rappeler une à une ces destinées, leurs courbes ascendantes, le perpétuel accompagnement secret des misères ou des anxiétés sous les triomphes, les miracles de l’amour vrai, qui ne se trouvent guère ailleurs, chez Balzac, et finalement les morts des courtisanes dont la grandeur tragique est inégalée. Peu à peu, on verrait cette société des filles révéler ses lois et sa délicate structure intérieure. Mais ce serait un livre entier à écrire, il faut nous en tenir à quelques repères.

Quelle carrière que celle de Suzanne du Val-Noble, par exemple, qui apparaît toute jeune, belle, florissante, et, déjà rouée, feignant une grossesse, dans la Vieille Fille ; en dépit de sa ruse, elle a, comme toutes les grisettes, un sûr instinct de la misère et des souffrances du cœur, et c’est sa générosité qui lui inspire pour le pitoyable Athanase Granson un amour jailli comme « une étincelle électrique ». Partie pour Paris, elle reviendra un jour pleurer sur la tombe d’Athanase, fidèle à sa propre jeunesse malgré l’éclatante réussite qui fait d’elle, dans les Illusions perdues, l’une des premières courtisanes de la capitale, puis, vingt ans après, dans Béatrix, l’épouse un peu bas-bleu d’un journaliste riche et stupide. Réussite ? Cet embourgeoisement final ne serait-il pas plutôt, pour Balzac, une déchéance, le reniement du cœur et l’exclusion du risque ?

Apparues un instant, comme ces fillettes bizarres, aux noms suggestifs, Olympia Bijou, Élodie Chardin, Atala Judici, que déniche successivement le baron Hulot dans la Cousine Bette, ou bien retrouvées ainsi que de vieilles connaissances de roman en roman et constituant un des groupes sociaux les plus stables de l’univers balzacien, comme Florentine Cabirolle (la comtesse de Las Florentinas y Cabirolos), Mariette Godeschal, Claudine Chaffaroux, dite Tullia, Sophie Grignault, qui deviendra Mme Raoul Nathan, – toutes sont également inoubliables. Mais il en est dont la vie et le personnage sont si pittoresques, qu’elles sont les reines du demi-monde balzacien. Celles-là ne trahiront pas leur vocation de courtisanes, et pour elles il ne saurait être question de mariage. Bon pour « la petite Aurélie » de grimper peu à peu à travers « les quatre saisons du bonheur au me arrondissement », d’augmenter progressivement son train de vie, et de n’avoir d’autre ambition que celle de se marier devant M. le maire. Les vraies, les pures, si l’on peut dire, refusent ces établissements bourgeois. C’est Carabine, la maîtresse du banquier Du Tillet, femme d’esprit, qui réunit à ses dîners l’élite des lettres et de la presse, et qu’on verra aller jusqu’au crime pour posséder une toile de Raphaël, simplement parce que sa rivale Josépha Mirah « lui scie les omoplates avec ses tableaux ». C’est, plus sage, Marie Godeschal, la danseuse, qui arrive à la célébrité par prudentes étapes, ou bien Héloïse Brisetout, qui ne se plaît qu’avec les bohèmes et les artistes, mais se donne, pour le solide, à Isidore Baudoyer, maire de son arrondissement.

Aucune de ces filles qui n’ait sa personnalité, et un destin dont elle peut se vanter d’être elle-même le principal artisan. N’oublions pas celle qui a sans doute le caractère le plus complexe, et qui pourrait être, s’il n’y avait les courtisanes tragiques, le meilleur personnage féminin de Balzac : Josépha Mirah, fille illégitime d’un banquier juif, abandonnée, petite ouvrière découverte par Crevel, mieux dotée ensuite par Bulot, puis magnifiquement installée par le duc d’Hérouville et entourée d’admirateurs illustres. Cette femme capricieuse, cupide, effrontée, d’une immoralité désinvolte et heureuse, est la bonté même, quand elle recueille et pourvoit, dans sa déchéance finale, son ancien amant Bulot. Et tout le monde sait avec quel plaisir Balzac a dû imaginer le prodigieux dialogue de la Cousine Bette, où la très bourgeoise et très bienfaisante Mme Bulot, venue pour réclamer son époux infidèle et croyant affronter une fascinante et redoutable tigresse, trouve en face d’elle « une femme calme et posée, ayant la noblesse de son talent, la simplicité d’une actrice qui se sait reine le soir, et enfin, mieux que cela, une fille qui rendait par ses regards, par son attitude et ses façons, un plein et entier hommage à la femme vertueuse, à la Mater dolorosa de l’hymne saint, et qui en fleurissait les plaies, comme en Italie on fleurit la Madone... »

Il est difficile de ne pas sourire de ce style, et pourtant ! Pourtant, peu de scènes, dans l’œuvre balzacienne, sont aussi révélatrices que cette confrontation symbolique. Les détails, l’évocation minutieuse du décor, des gestes, des regards, créent une ambiance de réalité normale, mais il semble que ce soit là une précaution, ou une simple démarche préalable, nécessaire pour qu’ensuite, les proportions changeant, la vision s’édifie sur une base solide. Alors, le dialogue, les commentaires, tout contribue à donner aux deux personnages en présence la taille de figures symboliques, plus solennelles, plus « vraies », ou d’une autre vérité : celle de la vision.

Autre symbole, autre incarnation de la femme séduisante, Marguerite Turquet, dite Malaga, n’est pas moins extraordinaire. On fait sa connaissance quand elle est écuyère dans un hippodrome de foire et commence son ascension qui se poursuivra, après la Fausse Maîtresse, dans la Muse du Département et la Cousine Bette. Son amant, Thaddée Paz, fait d’elle un éloge qui l’environne d’illusions, de prestiges et de lumières étranges, lumières du cirque et de la gloire, lumière plus mystérieuse d’une sorte de royauté féminine L’imagination balzacienne, quêteuse de fantastique, créatrice de climats merveilleux en pleine réalité moderne, a découvert la poésie de la vie foraine avec ses artifices, qui devait, bien plus tard, intéresser si vivement les peintres. « Quand je la vois, dit le Polonais, ses cheveux noirs retenus par un bandeau de satin bleu flottant sur ses épaules olivâtres et nues, vêtue d’une tunique blanche à bordure dorée et d’un maillot en tricot de soie qui en fait une statue grecque vivante, les pieds dans des chaussons de satin éraillé, passant, des drapeaux à la main, aux sons d’une musique militaire, à travers un immense cerceau dont le papier se déchire en l’air, quand le cheval fuit au grand galop, et qu’elle retombe avec grâce sur lui, applaudie, sans claqueurs, par tout un peuple... eh bien ! ça m’émeut... Cette admirable agilité, cette grâce constante dans un constant péril me paraissent le plus beau triomphe d’une femme. »

Poésie que Balzac aime en accord avec « le peuple, le vrai peuple : les paysans et les soldats », mais qu’il n’évoque pas, dans son œuvre, pour le seul plaisir d’exprimer véridiquement ce goût populaire du cirque. Malaga est à ses yeux la femme dans sa pleine liberté, dégagée des obéissances sociales, des préjugés, de tout ce qui l’asservirait. Avec toute sa perversité et « son museau de génisse », elle est l’un des anges de l’univers balzacien.

 

 

Mais il y a encore, dans le pays fantastique des courtisanes, une autre royauté que celle du triomphe : la royauté du malheur.

La folie, la misère, la maladie, l’assassinat, le suicide sont les fantômes qui menacent toutes les créatures de Balzac, mais aucune davantage que la courtisane, ici encore exemplaire. Dès la Peau de Chagrin, on voit apparaître la robe rouge que porte, en souvenir de l’exécution de son amant, la petite Aquilina, fausse Italienne devenue ensuite Mme de La Garde. Peu de détresses sont aussi déchirantes que celle de Caroline Crochard, alias Mlle de Bellefeuille (dans Une double famille) ; fille d’un danseur dont la vie a fait un officier des armées napoléoniennes, et d’une chanteuse de chœurs de l’Opéra transformée en modeste brodeuse, Caroline abandonne inconsidérément son protecteur, Grandville, dont elle a eu deux enfants, pour suivre un jeune homme qui la ruine. Elle n’avait pas la vocation qui inspire plus de prudence aux vraies courtisanes. Et c’est une pitoyable victime encore, que Cydalise, l’angélique Normande de seize ans, venue de Valognes « pour placer à Paris une fraîcheur désespérante, une candeur à irriter le désir chez un mourant » (La Cousine Bette) ; elle se trouve prise dans une effroyable intrigue, et ne sera bientôt plus qu’un pion dans le jeu serré que la fée méchante, Mme Nourrisson, joue contre la plus belle de toutes les coquettes balzaciennes, Valérie Marneffe. La vieille n’imagine-t-elle pas de la faire contaminer par un nègre atteint d’un mal affreux, pour qu’elle-même passe cette maladie au baron brésilien Montès de Montejanos (celui que Balzac appelle « un lion inexpliqué » et qui, dans la colère se métamorphose en tigre...), qui à son tour en infectera Mme Crevel !

Mais les grandes figures tragiques qui dominent tout le monde des filles sont trois Juives, Coralie et les deux Gobseck. Coralie, c’est la courtisane absoute par l’amour, et transformée jusqu’à la totale acceptation du sacrifice. Sa vie est brève et se déroule selon les fatalités les plus cruelles, mais aussi les plus normales dans l’existence que le sort lui a choisie. Vendue par sa mère à de Marsay qu’elle déteste, jouissant ensuite, grâce à l’industriel Camusot, d’une tranquillité dont elle s’ennuie vite, elle ne commence à être tout à fait elle-même que du jour où elle aime Lucien de Rubempré et se dévoue à lui, corps et âme, sans rien ménager, sans rien prévoir. Un instant, c’est presque le bonheur, car la fortune qu’elle a pu s’assurer auparavant lui permet de ne pas souffrir encore de la pauvreté où le faible Lucien finira par l’entraîner. Mais la décadence vient bientôt, quand une cabale ruine ses ambitions d’actrice, et on voit la malheureuse, suivie par sa fidèle Bérénice, descendre les degrés de l’échelle sociale. De la rue de Vendôme à la rue de la Lune, ses logis se font de plus en plus pauvres. La maladie survient avec la misère, et Coralie meurt, presque enfant encore. Balzac a décrit sa mort, puis ses funérailles à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle en y employant tous les pouvoirs de son imagination. Rien, dans ces pages extraordinaires, qui ne soit lourd de significations symboliques et d’allusions à la dérisoire fragilité humaine, en même temps qu’aux vertus rédemptrices des terrestres amours. Ces scènes-là peuvent passer pour invraisemblables, tant qu’on ne consent pas à suivre Balzac dans l’exaltation qui les lui dicte. Pour lui, il ne s’agit nullement, – ici moins encore qu’ailleurs, – de peindre la réalité courante, mais au contraire d’en pousser tous les détails à l’hyperbole, de contraindre un spectacle quotidien à se métamorphoser en vision. Il faut que la veillée funèbre, pendant laquelle Lucien compose en pleurant, près du corps de son amie, les chansons gaies qui lui permettront de payer le cercueil, rassemble en un même tableau d’horreur et de paix les marques d’une destinée entière. La misère du lieu, le pauvre linceul substitué aux oripeaux rouges et verts de l’actrice, la douleur de Lucien et les couplets joyeux qu’il écrit, tout est contraste. Mais ces antithèses ne sont que les signes grossiers d’un paradoxe plus profond qu’elles servent à suggérer. Lorsque le Dr Bianchon et l’écrivain D’Arthez, ces deux représentants de l’intelligence de Balzac, surviennent au matin, ils restent muets devant la grandeur de ce qu’ils voient ; car ils comprennent que Coralie, au terme de sa misérable destinée, est sauvée, et que son visage a pu reprendre dans la mort une souriante sérénité, parce que dans son dernier soupir elle a prononcé ensemble le nom de Lucien et celui de Dieu.

Sauvée par l’amour, Coralie avait dès longtemps pressenti ce miracle, et Balzac a certainement aperçu lui-même le parallélisme de cette scène finale avec un autre épisode du roman, où la promesse du salut était déjà annoncée. En face de la veillée de Lucien auprès du lit mortuaire, c’est, après leur première heure de volupté, l’autre tableau : dans la chambre luxueuse de l’actrice, « ravissante création du luxe, toute blanche et rose », dans l’ambiance claire du bonheur, Coralie déjà debout regarde dormir Lucien. Et le thème angélique de l’androgyne, une fois de plus, sert à exprimer un amour où s’harmonisent la chair et le cœur, la terre et le ciel, dans la parfaite lumière d’une absolution. « Elle avait contemplé son poète endormi dans le plaisir, elle s’était enivrée sans pouvoir se repaître de ce noble amour, qui réunissait les sens au cœur, et le cœur aux sens pour les exalter ensemble. Cette divinisation qui permet d’être deux ici-bas pour sentir, un seul dans le ciel pour aimer, était son absolution. À qui d’ailleurs la beauté surhumaine de Lucien n’aurait-elle pas servi d’excuse ? »

L’imprécision même avec laquelle Balzac évoque fugitivement ici l’une de ses plus chères idées, – celle de l’ange créé dans le ciel par les deux âmes confondues dont les corps s’unissent sur terre, – révèle qu’il est conduit à ce moment-là par une espérance enracinée très profond en lui-même. Et en effet, quand une scène de ses romans prend cet envol lyrique, on peut être certain qu’elle touche à une vérité qui n’est plus extérieure, objective, mais liée à cette transmutation magique du terrestre qui est la grande entreprise balzacienne. C’est dans un univers ainsi métamorphosé que « l’infini de l’amour », dont est capable une Coralie, « efface toutes les fautes ».

Lucien de Rubempré, s’il n’y avait en lui que ses côtés les plus délicats, si ce n’était pas un être exposé par sa faiblesse à la dégradation, aurait pu devenir un héros de cette magie balzacienne. Car après le sacrifice de Coralie, il se voit offrir celui d’Esther, dont l’histoire est plus pathétique encore.

Il y a deux courtisanes dans la famille de l’usurier Gobseck : sa nièce, Sarah, et la fille de celle-ci, Esther, dite La Torpille. La mère appartient aux couches inférieures de la prostitution, et n’a connu qu’une brève période de splendeur, quand elle est parvenue à se faire installer par le notaire Roguin ; mais le destin se venge d’elle un peu plus tard, lorsque, follement éprise du brillant Maxime de Trailles, elle se ruine pour lui. Assassinée, dans une maison hospitalière du Palais-Royal, par un officier en proie à une crise de sadisme, elle a laissé longtemps après elle, parmi les débauchés de Paris et leurs amies, le souvenir légendaire de sa mort, souvenir qui se double bientôt de celui de sa fille.

Esther, à son tour, a débuté dans la prostitution dès son adolescence ; elle y est retombée, après un stage à l’Opéra, et vit en maison quand, un soir de congé, elle rencontre au théâtre Lucien de Rubempré. L’amour naît entre eux, et les transforme l’un et l’autre, soustrayant momentanément Lucien à ses fatalités, éveillant chez Esther un grand désir de pureté. À leur tour, la passion les rend angéliques, et ils cachent leur bonheur. Mais ils commettent l’imprudence d’aller à un bal masqué où Esther est reconnue et insultée. À partir de ce moment-là, l’histoire devient très étrange, comme à chaque fois que surgit, derrière les simples mortels comme Lucien et Esther, la figure démoniaque de Vautrin, meneur du jeu, artisan des destins d’autrui.

Il n’y a pas, dans toute l’œuvre balzacienne, de plus redoutable personnage, ni de plus ambigu que cet homme qui pour lui-même semble avoir renoncé à tout, mais s’acharne à créer, par son influence, ses interventions et sa force de suggestion, les jeunes gens qu’il distingue. Est-il une incarnation de Satan, un génie malfaisant ? est-il un être à moitié divin, qui voit le véritable bien là où les autres sont impuissants à le discerner ? Sans doute faut-il lui reconnaître les deux natures, agent du mal et instrument lucide de la Providence. Il porte en lui l’équivoque qui environne toujours, chez Balzac, l’intrusion active du surnaturel dans l’existence banale : il y produit des bouleversements tels que personne ne peut savoir s’ils sont bienfaisants ou funestes. La seule chose certaine, c’est que Vautrin obéit à des lois qui n’ont rien à voir avec les limites communément admises, et qu’il est de la race des démiurges. Lui-même se tient pour incompréhensible et se nomme un « poète infernal ». Il n’agit pas, malgré son extrême clairvoyance, sans qu’une ombre épaisse couvre à ses propres yeux le sens de ses actes. Le risque qu’il assume ainsi, – risque de déchaîner le crime et de faire régner la mort en obligeant ses protégés à exalter jusqu’à la démesure toutes leurs énergies, – ressemble singulièrement à cet autre risque que Balzac lui-même avait si souvent l’impression de courir en inventant l’histoire aventureuse de ses héros. Sa crainte perpétuelle de la démence se reflète ainsi dans la poésie infernale de Vautrin, romancier qui comme Balzac gouverne des existences, mais des existences qui ne sont pas seulement imaginaires.

Sa conduite envers Esther est ambiguë aussi bien dans ses mobiles que dans ses conséquences. Passionnément penché sur le destin de Lucien, il l’aime d’un amour dont il s’efforce de faire une paternité spirituelle, sans pouvoir se dissimuler les origines troubles de ce sentiment. C’est pour Lucien, dans l’espoir de le transformer, de le fortifier pour la lutte, qu’il entreprend l’éducation d’Esther. Éducation singulière, impitoyable, conversion obtenue à force de souffrances méthodiquement infligées, pendant les mois d’une longue mise au secret. Cette extravagante aventure pourrait n’être que la libre fantaisie d’une imagination en quête d’épisodes romanesques, et il est incontestable que Balzac, ici comme ailleurs, puise à pleines mains dans la tradition du roman noir et du roman populaire. La séquestration, la femme torturée et utilisée comme instrument par le chef d’une police occulte, le poison javanais qui servira au suicide d’Esther, le fabuleux héritage de Gobseck qui arrive trop tard et qui eût tout sauvé : que d’inventions en apparence faciles et dont les modèles sont aisément discernables ! Mais Balzac s’en sert, comme il se sert de tout, pour arracher son univers à une ressemblance serve avec la banalité des existences « normales ». Tout pareil à Vautrin, il cherche, en construisant ces rapports hallucinants entre des êtres tâtonnant dans la nuit, à explorer les limites du possible et à braver les interdictions que l’esprit connaît ou devine au terme de tous les élans humains.

Vautrin va jusqu’au bout de sa tyrannique entreprise ; Esther va être contrainte, pour enrichir Lucien, de se livrer au banquier Nucingen. Sacrifice bien plus dur que le dévouement de Coralie, et placé dans la lumière douteuse qui émane de Vautrin. La femme qui se donne ainsi pour de l’argent n’est plus, en effet, l’ancienne Esther, qui eût trouvé cela tout naturel ; son amour, et, ce qui est le signe satanique, l’éducation que Vautrin lui-même lui a donnée ont changé sa morale. Désormais, elle ne peut s’imposer cet acte sans être glacée, tuée par son infamie. Une série de scènes atroces, où le grotesque et l’ignoble se mêlent, marquent les étapes de ce sacrifice, jusqu’au moment où, découvrant le suicide d’Esther, Nucingen a, dans son jargon alsacien, ce mot incroyable : « Elle est morde te moi ! »

Ce dénouement est, réalisée, la menace qui pèse sur la vie de toutes les courtisanes, mais cette menace toujours présente est justement l’une des causes de leur noblesse aux yeux de Balzac. Plus que n’importe quelle créature, elles sont les artisans, non seulement de leur vie, mais de leur mort : elles ont une mort qui « signifie », une mort qui atteint aux dimensions de la réalité visionnaire. Il n’a pas fallu moins que les forces divines et sataniques associées en Vautrin, le pouvoir de l’argent représenté par Nucingen, le charme dangereux du faible Lucien, et, dans le cœur d’Esther elle-même le désir commun à toutes les courtisanes « d’aimer purement, saintement et noblement un être auquel elles sacrifient tout », pour nouer les fils innombrables qui provoquent le suicide de la pitoyable fille.

La courtisane porte ainsi une suprême signification : son destin est fait de l’entrecroisement de cent destins qui l’entourent et s’y mêlent de façon inextricable. La personne humaine n’est jamais solitaire, pour Balzac, elle est faite d’elle-même, mais aussi de ces puissances énormes qui l’appellent, se la disputent, la séduisent et la façonnent, et encore de tout ce qu’attendent d’elle ses semblables. Et la femme qui par vocation appartient à plusieurs hommes, dont elle est la victime ou la meurtrière, a ce privilège d’être plus manifestement que quiconque engagée dans l’immense communauté des créatures vivantes. Si la Comédie humaine est l’image de cette communauté inséparable, les courtisanes, en courant leur propre aventure, tissent la toile qui se compose de tous les épisodes de l’œuvre. Et c’est pourquoi elles y prennent ce prestige légendaire. Sans elles, l’amour ne serait pas, dans l’univers de Balzac, cette force qui mène tout et transfigure le réel.

Sans elles, il n’y aurait pas non plus, dans toute la Comédie humaine, de peinture véridique de la Femme. On a souvent observé que Balzac, quand il tente de faire le portrait d’une femme à ses yeux admirable, pure, vertueuse, l’idéalise jusqu’à lui ôter toute vie réelle, et l’enjolive de teintes fades jusqu’au ridicule. C’est qu’en vérité ces figures de l’honnêteté féminine lui demeuraient étrangères et, malgré ses rêveries d’amant romantique, indifférentes. Tandis que les courtisanes, accablées de malheurs, riches de leur génie inventif, capables du véritable amour, s’animaient pour lui. Elles lui ressemblaient, tout simplement, il pouvait leur prêter sa générosité et ses angoisses. Et pour qu’un personnage de Balzac pût vraiment naître à l’existence, être créé dans sa vision où vie et signification se confondent, il fallait qu’il pût être façonné à l’image et ressemblance de son créateur.

 

 

 

 

 

... arracher des mots au silence, et des idées à la nuit.

 

*

 

Je ne voudrais pas prendre sur moi d’affirmer que les noms n’exercent aucune influence sur la destinée. Entre les faits de la vie et le nom des hommes, il est de secrètes et d’inexplicables concordances, ou des désaccords visibles, qui surprennent ; souvent des corrélations lointaines mais efficaces, s’y sont révélées. Notre globe est plein, tout s’y tient.

 

Z. Marcas.

 

... Sa forme, il l’abandonnait au caprice de la vie réelle... Il y avait quelque chose d’effrayant dans son regard, qui contemplait un monde de plus que celui qui frappe les yeux des hommes ordinaires.

 

Z. Marcas.

 

 

L’artiste « donne un développement nouveau à l’œuvre que nous accomplissons tous aveuglément », écrit Balzac, qui établit ainsi continuité et analogie de la vie la plus humblement vécue à l’invention du génie. Il avait le sentiment très fort de ce lien, dont il a proposé diverses interprétations, tantôt reconnaissant à l’artiste un don prophétique ou des pouvoirs de guide inspiré, tantôt au contraire suggérant que la création des images esthétiques traduit simplement une conscience ou une divination collectives. Mais un autre lien, bien plus puissant, rattache l’œuvre à son créateur, et ce lien est dramatique, il est l’occasion d’une angoisse. Balzac n’a pas cessé de craindre, d’abord, que son travail d’invention ne fût une dépense d’énergie qui usait ses forces et hâtait sa mort, ensuite qu’il n’y eût quelque chose de démoniaque dans cette réalité multiple qu’il trouvait en lui-même davantage que dans l’observation du monde extérieur. Se dire à tout instant : « ceci est moi-même », et à la même minute avoir l’impression contraire : « ceci est étranger » ; penser à la fois : « j’imite la création divine et ainsi je lui rends hommage », mais aussi : « cette imitation de Dieu le Père est interdite, orgueilleuse, peut être punie de folie » : tels sont les aspects d’un dialogue secret qu’il est permis de prêter à Balzac et d’où vient sans doute la tension qui anime l’œuvre, aussi bien que l’étrangeté de son climat.

Presque rien de cette conscience anxieuse ne paraît dans les pages où Balzac a tenté d’expliquer ses intentions. Préfaces, apologies et lettres intimes, sauf dans ces dernières quelques aveux brefs et très révélateurs, comme des cris qui n’ont pu être étouffés, restent, à cet égard, décevantes. Les vastes romans de la Comédie humaine ont un tel pouvoir de suggestion et transportent si bien le lecteur au cœur d’un monde donné pour objectif, qu’il a été possible à plusieurs générations de les lire sans s’apercevoir que leurs origines véritables se trouvent dans le mythe personnel de l’auteur et dans une projection extraordinairement vigoureuse de son âme secrète, distribuée entre cent personnages. Mais il y a les œuvres brèves de Balzac, les nouvelles qui appartiennent aux diverses parties de la Comédie humaine, et surtout celles qui forment, dans le plan définitif, le sommet de la pyramide ou le sanctuaire réservé aux initiés. Datant pour la plupart d’une première période de création, antérieure à la conception de l’architecture d’ensemble, les Études philosophiques et les autres récits explicitement visionnaires ouvrent l’accès du Balzac le plus près de dévoiler ses inquiétudes personnelles.

On oublie trop, parce que son génie fut incomparable dans les vastes constructions où la vie est comme brassée et rebrassée en tous ses aspects possibles, que Balzac est un maître de la narration courte. S’il n’avait jamais écrit que certains des contes où son sens du drame humain s’exprime par l’aventure d’un ou deux personnages, ou par le récit d’un drame ramassé en un épisode, on saurait mieux ce qu’est cette partie de son œuvre ; et c’est à ces nouvelles trop dédaignées qu’il faut souvent aller demander la clef des symboles qui commandent toute la production balzacienne.

Certes, parmi les nouvelles de Balzac, il en est qui présentent des événements aussi vraisemblables que ceux des grands romans ; mais les plus frappantes font intervenir, sous mille formes, ou bien la recherche passionnée de l’absolu et les périls qu’elle présente, ou bien l’intrusion du surnaturel dans l’ordre accoutumé des choses. Si l’on veut bien me permettre d’exagérer, par le choix d’une formule un peu risquée, la différence entre les nouvelles et les romans, je dirai que les premières me paraissent avoir été écrites par Balzac à une époque où il était encore Louis Lambert, ou, plus tard, dans des moments où cet autre moi ressuscitait en lui. Mais il faut s’expliquer. J’ai tenté de montrer, par quelques explorations sommaires de cet univers romanesque, qu’il était tout entier l’univers d’un visionnaire, et que les romans les plus « réalistes » sont encore une « invention du vrai » qui prend tout son sens profond dans un mythe et s’organise selon les symboles de ce mythe. Pourtant, dans les romans où des destinées communes se déroulent en pleine société moderne, la vision n’est pas autre chose qu’une vue en transparence, qu’un regard qui charge d’une signification insolite des êtres, des objets, des événements laissés à leur place habituelle et dans la cohérence du quotidien. Tandis que les contes sont visions en un sens plus fort du mot ; ils pourraient être, ou bien ils sont la transcription de songes, d’hallucinations, le relevé de faits hors nature, le compte rendu d’histoires fantastiques. Balzac aurait pu, en apparence – en apparence seulement, il est vrai, si du moins nous avons bien vu les dessous de sa recréation du réel – inventer Goriot, Rubempré ou Mme de Mortsauf sans avoir connu d’expérience certains états « anormaux » de « seconde vue ». Aurait-il écrit de même Jésus-Christ en Flandre, ou l’Élixir de longue Vie, ou Melmoth réconcilié, s’il n’avait été hanté par des images étranges, apparues dans des moments où l’aspect ordinaire des choses avait cessé de lui paraître vrai et de lui imposer ses lois ?

Or, il serait difficile de décider jusqu’à quel point ces histoires étranges, évidemment recomposées et arrangées en mythes intelligibles, furent vraiment, à l’origine, d’authentiques visions, jusqu’à quel point, au contraire, elles sont construction délibérée, – si nous n’avions, pour connaître l’expérience de Balzac, la partie autobiographique de Louis Lambert. On assiste là à l’éducation progressive de facultés visionnaires, éducation que Balzac s’était très certainement donnée à lui-même. La seule différence est que Balzac dut interrompre ces exercices, mettre fin à cette ascèse, le jour où il en devina les périls. Louis Lambert aboutit à la folie – quelque soin que prenne le romancier de dépouiller ce mot de tout sens péjoratif – parce que Balzac a vu que, sur la voie où lui-même s’était avancé, il n’y avait pas d’autre issue possible que la démence ou une brusque volte-face. Mais il en avait appris assez pour user encore, dans ses premières œuvres, de l’expérience acquise. Le caractère tragique de ces œuvres, le tressaillement de peur qui les rend toutes si frémissantes, en sont une preuve certaine.

Dans toute l’initiation de Lambert, rien n’est aussi frappant que les rapports qu’il parvient à s’assurer avec le langage. On a relevé, avec raison, tout ce que les pages où il en est question doivent à la tradition occultiste et aux études contemporaines sur le mystère de la langue des hommes. Balzac répète ses auteurs préférés quand il montre Lambert s’enivrant au spectacle de l’histoire d’un mot et de son évolution à travers les siècles. Mais, à ces thèses livresques, il mêle le souvenir de découvertes qui sont les siennes. On ne risque pas de s’égarer si l’on imagine Balzac, comme Lambert, entrecoupant ses longues contemplations intérieures d’exercices plus systématiques, et pour donner une activité précise à ses facultés, attachant sa méditation au corps d’un vocable. Il a dû, lui aussi, « éprouver d’incroyables délices en lisant des dictionnaires » et y trouver l’occasion de longues rêveries, savourer « l’assemblage des lettres, leurs formes, la figure qu’elles donnent à un mot », et penser que ces formes « dessinent exactement des êtres inconnus dont le souvenir est en nous ». Louis acquiert ainsi une singulière souveraineté intellectuelle, mais surtout il s’entraîne à une sorcellerie évocatoire, apprenant à faire surgir de chaque mot des images intérieures plus encore que la désignation d’objets sensibles. « Par leur seule physionomie, dit-il, les mots raniment dans notre cerveau les créatures auxquelles ils servent de vêtement. »

La formation que se donne spontanément Lambert est moins celle d’un mystique que d’un poète. C’est la formation de Balzac, et c’est à l’aide de cette même méthode que, comme dira Rimbaud, il s’est « fait voyant ».

Au souvenir de ces pages étonnantes, on se représente, dans la mesure où c’est possible, la façon dont Balzac provoquait en lui-même la naissance de la vision, qu’il s’agisse d’ailleurs d’une vision proprement fantastique ou de l’invention d’un personnage. Il est banal de redire que les noms de ses héros expriment leur être et sont choisis avec un sens prodigieux de la suggestion verbale. Peut-on aller plus loin encore, et supposer que le nom, l’assemblage des syllabes, du moins dans des cas privilégiés, précéda chez Balzac l’apparition du personnage, la conception de son caractère et de son histoire ? Le célèbre début de Z. Marcas rend la chose très vraisemblable. Dès lors, il n’est pas interdit de penser que, lorsqu’il s’agit de Balzac, c’est poser un faux problème que de se demander, comme tout à l’heure, si ses contes et ses mythes ont pour origine première une véritable vision, ou ont été construits arbitrairement par l’écrivain. Car l’un et l’autre ne se différencient pas chez quelqu’un qui avait du langage la connaissance savoureuse et intuitive que Balzac dut développer en lui, comme Lambert, longtemps avant d’écrire. Il voit en écrivant, il voit parce qu’il écrit, il voit ce que les mots mêmes qu’il interroge lui font voir.

Aussi peut-on observer que les contes dont l’auteur nous paraissait être Louis Lambert, et qui sont tous de date ancienne, utilisent l’art d’écrire à l’évocation de réalités mystérieuses ; plus tard, sans que le pouvoir visionnaire du poète Balzac se soit atténué davantage que sa sensibilité aux mots, il parvint à s’en servir pour susciter le mystère jusqu’au cœur d’une réalité où on ne soupçonne pas communément sa présence. Bien loin de s’affaiblir, la puissance verbale de Balzac, qui se confond avec sa puissance visionnaire, ou qui en est la baguette magique, n’a cessé de s’accroître à mesure que, se détournant du fantastique donné pour tel, il en venait à le déceler dans la vie de tous les jours. Que l’abandon aux suggestions du langage soit pour lui le moyen de mille découvertes et l’occasion toujours offerte d’inventions, de coups de sonde en profondeur, toute étude un peu attentive de son style, si décrié, le montrerait. Combien de fois ne le surprend-on pas à dériver d’un mot à un autre par obéissance à des analogies sonores ou à des rythmes, puis à tirer du rapprochement d’abord purement verbal une synthèse ou un développement d’idées qui envahit les pages ? Citons, pour seul exemple, ces lignes, tirées de l’admirable début du quatrième chapitre de Séraphita, sur les perles : « Ne connaissent-elles pas les douleurs et les joies des grands comme celles des petits ? Elles ont été portées partout : elles ont été portées avec orgueil dans les fêtes, portées avec désespoir chez l’usurier, emportées dans le sang et le pillage, transportées dans les chefs-d’œuvre enfantés par l’art pour les garder. » Et un peu plus loin : « Ces fêtes splendides de lumière, enceintes de musique où la parole de l’Homme essaie à tonner, tous ces triomphes de sa main, une pensée, un sentiment les écrase... »

 

 

Les mêmes secrets, les mêmes intuitions sont exprimés par l’univers fantastique où se déroulent les contes et par l’univers quotidien qui donne leur cadre aux grands romans. Melmoth et Vautrin sont, au même titre, des incarnations de Satan ; ils jouissent de pouvoirs analogues, et tous les deux exercent un empire sur les hommes et les choses, que Balzac leur enviait. Démoniaques, et pourtant si semblables à ce démiurge que le romancier se sentait être lui-même quand il mesurait à la fois l’étendue de son génie créateur et les périls spirituels auxquels il était exposé ! Mais nous devinerions moins bien et l’ambiguïté profonde du rôle de Vautrin, et sa ressemblance avec Balzac, si nous n’avions, pour nous orienter, la figure de Melmoth, dont les relations avec Satan sont plus manifestes. Il en est de même de la plupart des grands thèmes balzaciens. C’est dans les Illusions perdues et dans vingt autres romans du réel qu’ils parviennent à leur épanouissement, mais ils y demeurent dissimulés sous l’apparence du cours « normal » des choses. Les nouvelles extraordinaires les dévoilent avec leurs prolongements, mettent le temps terrestre en relation avec l’éternité, situent les hommes entre la damnation et le salut. La destinée des personnages de romans, nous la croirions d’abord limitée à la durée de leur vie dans un corps de créature, et définie par le succès ou l’échec, le luxe ou la misère, la puissance et la gloire ou la servitude et l’humiliation sociale. Les contes sont là pour nous éclairer : la Comédie humaine est une comédie qui se joue sous le regard de Dieu. La destinée n’a point de si proches frontières, l’ambition cache, sous ses puérils désirs de possession, de bien autres avidités. Il n’est pas de créature, chez Balzac, qui ne veuille le salut et la connaissance, qui ne soit, comme lui-même, à la recherche de l’Absolu. La vie n’est pas seulement là de la naissance à la mort, elle est devant l’éternité.

Lorsqu’on relit la Comédie humaine comme une œuvre unique et non comme une série d’œuvres autonomes, les Études philosophiques apparaissent de plus en plus comme le foyer lumineux qui éclaire tout l’édifice de l’intérieur, et des rapports innombrables surgissent, qui multiplient à travers cet univers la circulation du sang où il puise sa vie. Jésus-Christ en Flandre, composé d’ailleurs de morceaux disparates que Balzac a soudés ensemble plus tard, fut peut-être, dans sa première intention, une violente diatribe contre la décadence de l’Église visible, peut-être aussi, de façon très romantique, l’annonce de quelque nouvelle Église. Mais cette vision de désordre dans le temple en ruine, peut prendre un tout autre sens : la vieille prostituée qui apparaît d’abord est remplacée soudain, on se le rappelle, par une jeune vierge rayonnante de blancheur et on pense communément que Balzac entendait par là figurer la décrépitude de l’ancienne chrétienté et l’avènement d’une religion plus pure. Et si, comme il arrive dans les rêves, cette substitution signifiait que c’est encore la même femme ? Et si Balzac, qui a parfois de ces intuitions bouleversantes, tellement plus profondes que son catholicisme conscient, – le Curé de Village en est tout plein, – si Balzac avait assimilé l’Église à une courtisane dans un sens voisin des paroles de Baudelaire sur la prostitution divine, ou des analogies établies par Léon Bloy entre la prostitution et la charité ? Je ne voudrais pas insister sur cette interprétation. Elle ne me paraît pourtant pas étrangère à l’esprit de Balzac ; nous avons vu quel rôle sacré il donne aux courtisanes dans son univers.

 

 

Les nouvelles suscitent, autour de la population humaine de la Comédie, la présence de Dieu et de ses anges, du Diable et de ses démons. Balzac croyait-il naïvement à Satan ? le Malin avait-il pour lui l’existence concrète, efficace, que lui reconnaît la théologie ? ou bien n’était-ce pour lui qu’une image, un thème commode, et ses diableries sont-elles simple mode littéraire ? Je suis persuadé, pour moi, que non seulement il ajoutait créance à l’immixtion du démon dans les affaires de la terre, mais que la pensée de cette redoutable influence ne l’a guère quitté tout au long de sa vie. Les modes qu’il suivait, roman noir ou imaginations hoffmannesques, ne demeuraient jamais chez lui de simples sources d’invention. Aussi bien que les sciences, l’histoire, et tout ce qu’il tirait des livres, aussi bien que les réalités concrètes, chaque image, chaque être, réel ou imaginaire, était happé par sa vision, y prenait un sens, en devenait un vivant symbole. Pourquoi, sinon, dans la très abondante littérature fantastique qui envahit les revues et les almanachs après la traduction des contes d’Hoffmann, ne trouve-t-on guère que ceux de Balzac qui gardent aujourd’hui leur force de persuasion ? Il avait commencé par s’adapter au genre en vogue, comme il s’inspira du roman populaire. Mais nous savons que l’écriture, la langue avait sur lui-même une puissance de fascination. S’il ne racontait pas toujours des histoires auxquelles il avait cru d’avance, il lui suffisait de les écrire pour se mettre à y croire. Le premier « bon public », le premier à subir les prestiges du talent balzacien, c’était toujours Balzac !

D’ailleurs, quand nous douterions encore de sa sincère croyance au diable, il faudrait relire l’Élixir de longue Vie ou, surtout, Melmoth réconcilié. Les influences démoniaques sont associées, dans ces deux petits chefs-d’œuvre, à des thèmes qui appartiennent aux grandes constantes spirituelles de Balzac, thèmes étroitement apparentés à celui de la Peau de Chagrin, cette autre diablerie vraie. L’inquiétude de la longévité, la hantise d’une usure qui détruit implacablement les énergies vitales, a poursuivi Balzac comme aucune autre crainte ne l’a fait. C’est de cette angoisse que naissent les images, et par exemple la terrifiante évocation de seul ressuscité dans un cadavre ; c’est elle aussi, mais en quelque manière inversée pour devenir un refuge et un moyen de salut, qui inspire tout le mythe de Melmoth. N’y voit-on pas la puissance de Satan vaincue elle-même par l’inévitable usure, passant de main en main et s’amenuisant comme une pièce de monnaie ? Curieuse « fin de Satan », et traitée de main de maître, mais surtout pathétiquement vraie parce qu’on sent combien l’auteur, ici, s’attache à sa vision. Ce qui le tourmentait le plus, la déperdition des forces, devient un bien, quand il découvre que les forces du mal s’usent aussi, assurant ainsi la victoire de Dieu. Le diable de Balzac a les faiblesses, les impuissances de la terre, il ne peut rien, finalement, en regard de l’immuable éternité divine.

Toute cette méditation en images reflète la très étrange complexion spirituelle de Balzac. Il y avait en lui une évidente orientation mystique, celle qui est minutieusement décrite dans Louis Lambert, puis transposée dans le mysticisme amoureux du Lys dans la Vallée et de tant d’autres œuvres. Élan vers un climat de lumière, de légère béatitude, espérance d’une angélisation de l’homme par la contemplation ou par l’amour heureux, c’est une volonté de désincarnation qui ne cesse jamais de séduire Balzac. Peut-être est-il possible de saisir ici ce qui a fait défaut à sa culture spirituelle, et l’a laissé se débattre dans une incertitude prolongée ou s’aventurer aux fantaisies religieuses d’un illuminisme parfois bien fragile. Il nous est difficile, aujourd’hui, de nous représenter l’ignorance du dogme et des mystères, l’absence d’initiation à la vision chrétienne du monde, dans laquelle vivaient les croyants de ce début du XIXe siècle. On reste confondu, quand on lit, non seulement certaines pages des romantiques, mais même un Lamennais, par l’imprécision de leurs connaissances théologiques. Le réveil de la sentimentalité religieuse, après Jean-Jacques et Chateaubriand, et la restauration d’un catholicisme politique, n’ont pas été suivis aussitôt d’un nouvel approfondissement de la doctrine. Lorsque survient un Baudelaire, qui était, lui, bien mieux instruit et d’une spiritualité plus exigeante, plus rigoureuse, on s’aperçoit qu’il lui faut tout redécouvrir. Voit-on bien la différence qu’il y a entre les vagues aspirations spirituelles de Lamartine ou de Maurice de Guérin, et la précision des poèmes de Verlaine, oui, Verlaine, qui avait du moins lu saint Augustin et saint Thomas, et qui connaissait bien les textes liturgiques ? L’influence des grands chrétiens de ce siècle, Bloy, Péguy, Claudel, Bernanos, parallèle à tout un mouvement théologique, a fini par redonner une conscience exacte des dogmes non pas seulement aux fidèles, mais même aux lecteurs incroyants. Un adversaire de l’Église, aujourd’hui, en sait plus long sur l’esprit du christianisme et sur la conception orthodoxe du monde, que n’en savait un catholique moyen de 1830. Balzac participait de cette inculture des chrétiens de son temps, et c’est la raison pour laquelle son mysticisme spontané ne fut jamais orienté ou discipliné. Les thèses les plus hétérodoxes des occultistes lui paraissaient conciliables avec la foi chrétienne, il n’apercevait guère l’abîme qui sépare l’une des autres.

De là vient, sans doute, la persistance de son angélisme, et cet esprit de conquête qu’il manifesta toujours. Seulement, pour l’empêcher de dériver vers un spiritualisme désincarné, comme pour le garder d’un naturalisme mystique, il y avait en lui une force très précieuse : son absolue loyauté devant l’expérience intérieure, et, soutenant cette loyauté, un sens très averti des limites humaines. Il ne faut pas oublier non plus la charité active de Balzac, ce goût passionné des âmes, qui est à l’origine de son invention de personnages et de destinées. S’il a commencé par les rêveries de Séraphita, ou de ses contes étranges, s’il a continué ensuite à caresser l’espoir d’une transfiguration de la vie par elle-même, et à chercher le talisman qui ferait du temps un paradis, Balzac n’a jamais reculé quand son univers imaginaire lui révélait les impossibilités ou les interdictions que la vie soulève sur la voie d’une aussi téméraire aventure. De ses personnages et de leurs échecs, il apprend que les pouvoirs de métamorphose accordés à l’homme ont des bornes infranchissables, que l’amour n’ouvre pas les portes du ciel sans ouvrir d’abord celles de la souffrance, que l’existence terrestre est admirable même et surtout quand, renonçant à l’idéaliser, on arrive à l’aimer avec tout ce qu’elle a de tragique.

 

 

Il y eut, sans événement qui puisse porter une date, une véritable conversion de Balzac. Conversion à la vie – s’il est possible de penser qu’un homme qui portait en lui la vie elle-même eût besoin de la découvrir. À ne considérer que les œuvres brèves de la Comédie humaine, ou les contes dispersés dans les périodiques, on voit déjà que l’imagination balzacienne possède deux registres à la fois très différents et liés entre eux par une analogie à peu près parfaite. D’une part, ce sont les contemplations, les visions autonomes, où la pureté appartient à des anges, le mal à Satan et à ses suppôts, les événements se déroulant dans un univers qui ne ressemble que de loin à notre monde temporel. Mais d’autre part, des nouvelles plus dramatiques que fantastiques mettent sous nos yeux de simples aventures humaines, comme dans l’Auberge rouge par exemple, ou dans la terrible histoire de la Grande Bretèche, qui est un hallucinant chef-d’œuvre. Et pourtant, ces œuvres situées dans un temps absolument « normal », loin des frontières où les lois du temporel allègent leur tyrannie, ne sont pas exemptes de mystérieuses présences, diaboliques ou divines. Les influences surnaturelles, pour n’emprunter aucune des apparences de la légende, n’y sont pas moins sensibles. Point de Satan en personne, ni de démons subalternes, mais dans le cœur des hommes les insinuations de la passion, la folie de l’or, du pouvoir, les penchants criminels. Point d’ange Séraphitus-Séraphita, mais l’amour et ses espérances lumineuses, les mystères de la sympathie, le mariage silencieux des âmes à travers la distance. Par-dessus tout, le règne terrestre de la douleur, des échecs, des catastrophes. Tout cela n’existe, n’a de sens, que par rapport à un ciel et à un enfer, qui ne sont pas explicitement évoqués, mais qui orientent tous les destins, partagés entre leurs appels contraires.

Le monde des nouvelles balzaciennes propose à la méditation du lecteur, dans des drames d’une intensité prodigieuse, une constante interrogation sur la nature humaine, ou plutôt encore sur les limites de la personne. Ce n’est pas en vain que tout y est expliqué par le magnétisme, la sympathie des âmes, l’influence sourde des images et des couleurs. La grande question de Balzac est toujours la même : où sont nos frontières ? qu’est-ce qui est moi ? à quoi suis-je exposé, de quelles communications avec autrui, de quels échanges avec tout ce qui m’entoure dois-je faire dépendre mes actes et mon destin ? Le conte fantastique évoque les présences sensibles de Satan et de Dieu, exerçant leur influence, intervenant dans nos actes, guidant notre sort, et déjà la personne y apparaît non pas comme un être clos, qui se déterminerait lui-même, mais comme ouverte à des forces surnaturelles. Le conte dramatique, à son tour, décèle d’autres échanges, d’autres intrusions : le pressentiment maternel, dans le Réquisitionnaire, témoigne qu’un être aimé mène à la fois sa vie hors de nous et une seconde vie, ou la même, en nous, si bien que la mère peut lire dans son propre cœur ce qui advient à son fils. Dans l’Auberge rouge, la velléité criminelle de l’un des deux amis suscite mystérieusement le crime de l’autre, et toute l’anxiété panique qui règne dans ce conte vient de cette effrayante pensée : nous pouvons obéir à une volonté qui est non pas en nous-même mais dans un autre être.

L’homme, donc, se situe à l’entrecroisement d’influences diverses, et sa vraie personnalité, à chaque instant, est constituée par la mécanique vivante de ces forces dont il n’est pas le maître. Balzac traduit ainsi la peur qu’il avait lui-même d’être envahi, de céder à la pression trop forte de la nature ou d’un monde des esprits animé de pouvoirs agressifs. Quelle résistance opposer à cette invasion, comment échapper à l’abîme de la démence menaçante ? Les contes qui ont pour héros des songeurs, des chercheurs d’absolu, donnent la réponse balzacienne à cette question : l’homme a, pour se défendre, le pouvoir de son intelligence, les dons qui le mettent en mesure de comprendre, d’ordonner autour de lui les forces amies ou ennemies. Déchiffrer le réel, en lire les signes, c’est aussi se donner les moyens de le dominer. Sans doute Balthasar Claes et Frenhofer, en se proposant pour objet de leur pensée ou de leur art la découverte d’une formule magique ou d’un pouvoir sans limites, se condamnent-ils à la catastrophe. Mais, si la conclusion de la Recherche de l’Absolu ou du Chef-d’œuvre inconnu est tragique, si le peintre qui ambitionne la perfection divine aboutit au néant, et si Claes ne peut crier Eurêka avant l’heure de sa mort, ils sont tout de même des héros, et leur quête est une noble quête. Qui a raison, se demande-t-on, de Balthasar Claes qui sacrifie le bonheur des siens à l’effort de la pensée, ou de Marguerite, sa femme, qui défend sa vie pied à pied contre cette folle destruction ? Ils ont raison tous les deux, car Balzac ne choisit pas ici des responsabilités ; l’affrontement tragique des deux époux symbolise une lutte qui ne s’est jamais apaisée dans la conscience de Balzac lui-même, et qui, à ses yeux, se poursuit éternellement en tout être humain. Cette lutte est la loi de la vie, partagée entre le désir du bonheur et l’ambition de la connaissance ou du pouvoir, déchirée par les vœux contradictoires de la tranquillité temporelle et des triomphes de l’esprit. L’esprit est meurtrier pour qui suit son impérieuse exigence, il use la vie, il lui tourne le dos et la nie ; mais pour autant il n’est pas question de refuser la vocation spirituelle au profit de la vie. Le paradoxe demeure insoluble, l’éternité ne peut être possédée ni par la résignation à l’humble bonheur humain, ni par la conquête héroïque de l’intelligence. Elle est au delà de la mort.

Parvenu à ce terme, Balzac, est au moment de découvrir la beauté de la vie, de comprendre que c’est une beauté dans l’imparfait et dans l’insatisfaction. De la plongée dans le mystère qu’il vient d’opérer en écrivant ses nouvelles, il rapporte, en outre, ce sentiment que la personne est ouverte de toutes parts et composée de bien plus de choses que nous ne le savons d’ordinaire. Mais, instruit par l’expérience même de ses visions fantastiques, il va s’apercevoir que cette ouverture et cette complexité des êtres, cette constitution de chaque destinée par la rencontre d’influences multiples, peuvent se lire et se déchiffrer sans recours explicite au surnaturel. C’est ainsi qu’il devient définitivement romancier.

 

 

Romancier de naissance, certes, Balzac l’était plus que personne, et nul n’est romancier qui ne doive s’inspirer de son exemple. Mais il y a eu un moment où, pour être entièrement en possession de son art propre, et pour exprimer ce qu’il avait découvert jusque-là de plus précieux, il a éprouvé le besoin de passer de l’œuvre brève à l’œuvre ample, de la méditation concentrée, inspirée d’une brusque vision, à la grande vision globale. Il ne renoncera pas à écrire parfois encore des contes ou des nouvelles, mais qui seront ou des divertissements en marge de sa vaste épopée, ou des compléments nécessaires à tel de ses épisodes.

Cette constante amplification, ces dimensions croissantes de ses tableaux ne répondent pas seulement à une fécondité d’imagination qui, par son propre exercice, se libère ou s’exalte. Elles correspondent à la conversion dont nous parlions tout à l’heure, conversion simultanée à la vie réelle et au roman. Mais il faut s’entendre. En évoquant désormais des destinées placées dans « le réel », Balzac n’abandonne rien de son propos antérieur. Le surnaturel, les influences occultes, n’ont pas quitté sa pensée. Il a appris, seulement, qu’on en pouvait relever les traces et les signes en pleine pâte de la vie. Ses pouvoirs visionnaires, désormais portés à leur plus grande puissance, lui permettent de suggérer sans mythologie les secrets de son mythe personnel, et de donner à ses créatures leurs dimensions extraordinaires sans les éloigner de la vie ordinaire. Soudaine et brève à l’origine, la vision maintenant embrasse et anime toutes choses. Ce n’est pas Balzac qui quitte son monde intérieur d’angoisses, d’espérances, de perceptions spirituelles, pour rejoindre hors de lui-même une réalité objective ; c’est la vie tout entière qui lui est devenue intérieure, s’est organisée en vision, est venue se placer dans la clarté de son regard.

Tel est le souverain parmi les romanciers : il a vaincu l’inertie des objets, triomphé de la nuit et du silence. Qu’il nomme les choses et les êtres, désormais, c’est eux-mêmes que nous croyons voir vivre sous nos yeux. Mais ils ne sont tellement eux-mêmes que parce que, en dessous d’eux, les animant, les créant une seconde fois, il y a l’esprit de Balzac qui leur assigne leur vivante fonction dans la cohérence de son mythe. Ainsi que Ramuz le dit du poète :

 

On dirait qu’il prend avec les yeux les choses qui sont et les arrange de sorte qu’elles sont à nouveau, et elles sont elles-mêmes, et elles sont autrement.

 

Collobrières, Bâle, 1937-1939.

Paris, Pâques 1946.

 

 

 

 

Albert BÉGUIN, Balzac visionnaire,

Éditions Albert Skira, 1946.

 

 

 

 

 

 

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