Les romantiques allemands et l’inconscient

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Albert BÉGUIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« La connaissance de la vie

psychique consciente a sa clef

dans la région de l’inconscient. »

C. G. CARUS : Psyché.    

 

La descente aux profondeurs de l’être, la confiance accordée aux révélations du songe, de la folie, des vertiges et des extases, l’esprit du poète aux écoutes des dons du hasard, telles sont les démarches qui apparentent les romantiques allemands à nos poètes actuels. Le héros romantique nous apparaît comme un homme qui tente d’échapper aux données « objectives » des sens et de la connaissance rationnelle, pour se livrer éperdument aux inspirations qui surgissent des abîmes inconscients. Les effusions lyriques des personnages jean-pauliens au cœur d’une nature soudain devenue musicale nous semblent aussi voisines d’une certaine poésie post-baudelairienne que les étranges significations des objets et des gestes dans les visions d’Hoffmann ; ce que celui-ci appelait ses « moments cosmiques », instants où l’Art devient pressentiment, c’est, à l’état d’évènement intérieur d’une acuité presque douloureuse, cette même transfiguration magique de l’univers qui reste, pour toute une classe d’esprits, la véritable Connaissance. Les valeurs symboliques qu’un Novalis s’efforce de trouver à tous les langages des sciences, des nombres, des sensations et des images, viennent converger, en un système de secrètes « correspondances », au cœur même de notre vie obscure. Et chez les romantiques les plus spontanés, un Tieck ou un Brentano, la frontière entre le « dehors » et le « dedans » est si bien effacée, que nous ne savons plus si leurs personnages se cherchent eux-mêmes à travers les spectacles et les aventures, ou si, à travers leurs états d’âme, au hasard des jeux de la pensée et du langage, ils sont en quête de quelque réalité entrevue. Sur quelle piste s’effarent-ils, de quelle découverte unique sont-ils assoiffés, tous ces êtres qui se fuient et se retrouvent, qui cherchent des refuges alternés dans la Réalité et dans le Rêve ? Lorsque Achim d’Arnim, cet homme si bien installé dans le réel, tend les filets d’un merveilleux tout arbitraire et presque glacial, lorsqu’il brouille les mots et les syllabes, quelle prophétie espère-t-il lire dans ce marc de café ? Dans quel but, lui que Brentano appelait un « miroir de transparence », organise-t-il cette désorientation, cet « immense et raisonné dérèglement » ?

Il serait absurde d’admettre que tant d’efforts et d’ivresses ne tendent qu’à connaître les ressorts psychologiques de notre vie individuelle : faire des romantiques de simples précurseurs de notre science, les devanciers du freudisme et les « inventeurs » de l’inconscient, c’est méconnaître le sens de leur angoisse et la portée de leur ambition. Il faut qu’une partie autrement grave se joue là, pour que, de ces œuvres presque toutes imparfaites et de ces vies naufragées, une même vibration vienne nous atteindre encore.

 

 

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« L’homme ne peut rester

longtemps dans l’état conscient ;

 il doit se replonger dans l’inconscient,

car là vit la racine de son être. »

GOETHE.    

 

Bien plutôt que du freudisme, on pourrait rapprocher la psychologie romantique de celle des mystiques : si le malaise de ces poètes, en effet, exprime un incurable déchirement de l’être, partagé entre le Rêve et la Réalité, tout leur espoir est de rejoindre, par-delà les apparences fugitives et décevantes, l’Unité profonde et seule réelle. Ce point de départ entraîne, sur le plan psychologique, d’importantes conséquences : l’âme humaine doit trouver sa place dans l’unité cosmique, en être une partie intégrante ou, dans le langage occultiste du temps, une analogie. Elle ne saurait donc être la simple somme d’une série de facultés, le champ d’action de certaines forces mécaniques, ainsi que l’admettent aussi bien le freudisme que la philosophie du XVIIIe siècle. (Il faut reconnaître, d’ailleurs, que chez Freud lui-même il n’y a nulle prétention à une métaphysique, et que seuls certains de ses disciples se sont départis de cette attitude strictement « scientifique ». Mais, malgré ce qu’il y a de profondément vivant dans l'image freudienne de nos réactions psychiques, toute la psychanalyse repose sur une métaphysique inexprimée, qui reste dans la pure tradition rationaliste.) Pour les romantiques comme pour un Jakob Böhme, l’homme, « microcosme », a son unité pareille à celle de l’Univers, dont il est l’image et le résumé. L’inconscient, donc, – bien loin de se ramener à un ensemble de faits, à un domaine limité à l’individu et dont l’explication se trouverait dans le conscient, – est la réalité supra-individuelle où il faut chercher la source de toutes nos énergies ; il est le lieu de notre contact avec l’organisme universel. C’est en nous, par une science « analogique », – et non pas dans la reproduction « fidèle » d’une donnée qui nous serait extérieure, – que nous pouvons connaître la réalité.

Il y a, entre cette conception de l’homme dans l’univers et la théorie freudienne, tout l’abîme qui sépare une mystique d’un psychologisme pur. On trouverait une attitude intermédiaire chez Herder, déjà irrationaliste, mais dont l’optimisme est encore dans la ligne du XVIIIe siècle. « Le monde profond, selon lui, est isolé par une sage mesure de la nature maternelle. Notre conscience n’en supporterait pas la vue. » Affirmation qui, elle, avec son effroi devant la vie inconsciente et sa confiance en un mécanisme protecteur, peut rappeler Freud.

Les romantiques, qui ne considèrent plus l’individu humain dans sa solitude, mais dans sa communication intime et essentielle avec l’Univers, ne pourront voir dans l’inconscient la simple accumulation de tout ce que nous replongeons dans l’ombre par souci de protéger notre santé. La psychologie retrouve avec eux sa dignité de « science de l'âme » ; la psyché cesse de se confondre avec la seule vie consciente et tend à redevenir cette substance à la fois une et inséparable du Tout, qu’elle est pour toute philosophie mystique. C’est en arrachant l’âme aux données des sens et de l’intellect, – c’est-à-dire à ce qui la constitue exclusivement aux yeux des penseurs de l’Aufklärung, – que mystiques et romantiques espèrent atteindre à la connaissance, qui se confond avec le salut : l’inconscient, dès lors, n’est plus la chambre de débarras où une trappe automatique rejette les turpitudes de notre nature, mais bien le « fond de l’âme », ce centre vers lequel il faut nous tourner pour assister à la « naissance de Dieu en nous » : le lieu de notre communication avec la seule Réalité. « Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. »

 

 

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« L’“Inconscient” est l’ex-

pression subjective qui désigne

cette même chose que nous con-

naissons objectivement sous le

nom de “Nature” ».

CARUS : Nature et Idée.    

 

Pour Goethe déjà, l’inconscient est la racine de l’être humain, son point d’insertion dans le vaste processus de la Nature et, par conséquent, le réservoir de notre force vive et de notre santé. Pareille attitude se retrouve chez les médecins et les physiciens romantiques, disciples de Schelling et à la fois fidèles lecteurs de Böhme ou de Saint-Martin. Les uns s’en tiennent à une interprétation panthéiste, les autres inscrivent cette métaphysique dans une vue chrétienne et théocentrique de l’Univers. Les premiers, naturalistes et occultistes, affirmeront que le rêve et les enthousiasmes de toute sorte, les accidents du langage et les éclairs poétiques, les créations de la démence et les imaginations de l’enfance sont les débris de nos pouvoirs anciens, les vestiges précieux de notre consonance originelle avec la vie de la Nature, en même temps que les germes de notre réintégration future dans l’harmonie primitive. Les autres, tels Franz von Baader ou G. H. von Schubert, verront dans ces mêmes inspirations « nocturnes » les suprêmes échos de la Parole divine, dont nous avons perdu l’intelligence par la Chute, et les éléments de la magie sacrée qui nous promet un retour en Dieu et un nouvel Âge d’Or. « Une existence future sommeille au cœur de celle-ci », dira Schubert. Mais en tout cas, pour les uns comme pour les autres, les affleurements de la vie inconsciente sont des avertissements qui nous rappellent nos origines ; et la plongée à ces sources vives est la voie de notre régénérescence finale.

Le romantisme a eu, tardivement, son grand philosophe de l’inconscient : Carl-Gustav Carus (1789-1869), médecin célèbre, naturaliste de valeur, auteur d’un excellent livre sur Goethe, d’une esthétique du paysage et, par surcroît, le meilleur disciple du grand peintre romantique Gaspar-David Friedrich. Ce penseur (que Klages et ses adeptes ont remis naguère en lumière, non sans le déformer quelque peu dans leur propre sens) a recueilli et systématisé l’héritage commun de Goethe et des « Naturphilosophen ». Ses principaux ouvrages, le Cours de Psychologie de 1831, Psyché (1846), Nature et Idée (1861) renferment une psychologie de l’inconscient qui, sur bien des points, devance et sur d’autres dépasse les résultats de la science moderne. Il doit à Goethe et à Schelling une conception organique et « vitaliste » de l’univers, aux philosophes de la nature (Schubert, Oken, Steffens, Troxler, Ennemoser, etc., qui tous s’inspirent plus ou moins de Novalis et remontent par là à Böhme et Paracelse) l’idée de la Chute et de l’Âge d’Or futur. Mais il a dépouillé ces thèses à la mode de leur langage astrologique ou magique.

L’unité primitive, où nous jouissions d’une harmonie parfaite avec l’organisme universel, a été rompue par l’abus que l’homme fit de sa liberté. L’existence séparée est un mal, mais que désormais il nous faut accepter, car elle est inhérente au stade présent de l’histoire cosmique. Notre mission est maintenant de parcourir jusqu’au bout la voie où nous nous sommes engagés et d’accomplir ainsi la destinée de ce monde. Par le bon usage que l’homme fera de la conscience, – qui est issue de la séparation, – il arrivera à se réemparer de l’inconscient et à réintégrer l’univers dans son unité première. Notre vie actuelle est une évolution qui doit aboutir à faire de nous des personnes ; et Carus, recourant à l’étymologie selon la bonne tradition mystique, qui est encore celle de Claudel (« co-naissance au temps... », etc.), explique que la personne est le moi à travers lequel s’entend, – personat, – la voix divine de l’âme.

L’âme est ici le principe de la vie, l’élément divin de l’être vivant, « l’Idée » de la créature individualisée. Elle participe au caractère rythmique de toute vie organique : d’où l’alternance du conscient et de l’inconscient. Les états de conscience ne sont pas absolument supérieurs aux activités inconscientes qui ont, au contraire, une rapidité, une sûreté bien plus grandes que nos facultés « diurnes » : et, par exemple dans l’étude du piano ou dans la lecture, savoir consiste à replonger dans l’inconscient un acte accompli et exercé d’abord en toute lucidité.

Carus, d’ailleurs, devançant en cela la psychologie de C. G. Jung (malgré la différence des plans où se placent ces deux penseurs), admet, au stade actuel de l’évolution humaine, deux espèces d’inconscient : un inconscient absolu, impénétrable à la conscience mais influençant notre existence entière, dépassant notre existence individuelle et assurant notre insertion dans la vie cosmique ; et un inconscient relatif, composé de tous les contenus de la conscience devenus inutiles ou gênants, et replongés dans l’oubli. Cette dernière forme de l’inconscient ne serait-elle pas la seule que connaisse la théorie freudienne ? Tandis que Jung, lui, rétablit les contacts de l’homme avec l’univers en introduisant la notion d’un inconscient collectif, source des mythes et, grâce à sa fonction « compensatoire », sauvegarde de notre santé. Schubert déjà connaît ce rôle de compensation et d’équilibre joué par le « côté nocturne » de notre vie. Et Carus observe que, à travers l’inconscient, l’humanité des anciens âges, celle de notre temps, et même les destinées à venir de notre espèce, nous modifient. (Ce n’est pas ici le lieu de développer les admirables idées de Carus sur la mémoire organique, sur les pressentiments et sur la continuité de l’espèce humaine.) Il voit dans cette partie obscure de notre âme le sanctuaire où se mûrissent les œuvres et les pensées. La médecine elle-même, dit ce médecin, ne peut faire autre chose contre la maladie que de susciter la réaction salutaire des processus naturels et inconscients : car, l’être étant un, toute maladie est générale, et toute cure est une cure de l’âme. L’inconscient de Carus est ainsi le lieu de notre croissance tant physique que spirituelle. L’expression habituellement si sobre du philosophe atteint parfois à une véritable poésie, lorsqu’il livre la tendance profonde de sa pensée :

« Tout ce qui travaille, crée, agit, souffre, fermente et couve dans la vie de notre organisme, et d’autre part dans les influences sur nous des autres âmes et de l’univers entier, – ... tout cela monte, avec un accent tout particulier, de la nuit inconsciente à la lumière de la vie psychique consciente : et ce chant, cette merveilleuse confidence de l’inconscient au conscient, nous l’appelons le sentiment. » (Psyché, p. 263.)

Mais il faut bien entendre Carus : l’inconscient dont il affirme ainsi la supériorité est une entité métaphysique « dont le mystère se confond avec celui de la Conscience divine ». Notre tâche suprême est de « faire plonger, ou plutôt de dissoudre l’esprit conscient dans la plus profonde profondeur de quelque chose qui pour nous est inconscient », mais qui n’est autre que la vie divine, la Conscience absolue. Notre âme est conçue comme un double rayonnement de Dieu : sous forme d’inconscient créateur, elle est l’âme éternelle, qui dépasse l’individu séparé et appartient à l’Unité cosmique. Et en tant qu’esprit pensant, que liberté, elle existe dans le temps, pour une mission précise : en accomplissant les conditions de la vie terrestre, en s’avançant sur la voie de la conscience, elle s’achemine vers la réintégration finale dans l’Unité.

 

 

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« Tout ce qui échappe à la volonté devra

se métamorphoser en objet de volonté. »

NOVALIS.    

 

« Ce qu’il y a de plus puissant chez le

poète, ce qui insuffle a ses œuvres leur bonne

et leur mauvaise âme, c’est l’inconscient. »

JEAN-PAUL : Esthétique.    

 

Ce dernier aspect de la philosophie de Carus le rattache à la tradition occultiste dont s’inspirent tant de ses maîtres et de ses contemporains. On trouve partout chez eux l’espoir d’un paradis reconquis, dont les germes sommeillent dans notre monde actuel. Les découvertes du magnétisme et, depuis Hamann et Herder (en France, depuis Jean-Jacques et Maine de Biran), la croyance de plus en plus précise en un « sens interne », organe d’une connaissance intuitive supérieure à toute autre, avaient confirmé les hypothèses des « magiciens », et mis un terme au règne du sensualisme. On était en quête de méthodes magiques qui permissent d’écouter, en l’homme comme dans les spectacles de l’univers, « l’obscur dialogue du Tout avec lui-même » (Steffens), de déchiffrer le langage en désordre de la nature et de nos états d’âme. Ce que l’on demandait à l’exploration de l’inconscient, ce n’était point la connaissance descriptive de notre fonctionnement psychologique, – c’était la clef de l’univers, le secret de la destinée qui nous y est dévolue, c’était (pour employer un mot cher au romantique Troxler) une véritable surconscience. Toute l’œuvre de Novalis est l’expression de cet espoir et de cette volonté : atteindre à un état où conscience et inconscience fussent confondues, où toutes les régions de l’âme fussent en notre pouvoir. Nerval dira bientôt : « Je ne demande pas à Dieu de rien changer aux évènements, mais... de me laisser le pouvoir de créer autour de moi un univers qui m’appartienne, de diriger mon rêve éternel au lieu de le subir. » Et Novalis : « L’homme absolument réfléchi, c’est le Voyant. » Car : « Le Réel absolu, c’est la Poésie. »

L’« Inconscient » des romantiques est donc la voie par laquelle ils prétendent arriver à la domination « magique » du réel ; loin de se borner à une plus grande connaissance de soi, ils visent à une connaissance totale qui soit en même temps un pouvoir. Dès lors, l’inconscient dépasse les limites d’un champ de forces à l’intérieur d’individus isolés, pour devenir assimilable, selon les langages, à la Nature, au Divin, ou à l’Unité primitive et future.

Mais, – car le romantique joue toujours sa destinée et son salut dans chacun des actes de sa pensée, – ces théories que l’on peut extraire de mille témoignages ne sont presque jamais exprimées que sous forme d’expériences personnelles ou d’aventures poétiques. Poésie et vie profonde ne font qu’un ; et dès 1839, dans un article sur Bettina d’Arnim, l’un des esprits les plus singuliers du romantisme philosophique, G. F. Daumer (le même qui fut le précepteur de Gaspard Hauser), expliquait la présence, dans la prose de Bettina, de nombreux passages spontanément rythmés, par la réminiscence de poèmes composés par elle dans ses rêves et oubliés au réveil ; il y voyait une « révélation fragmentaire du Dieu qui est en nous, de ce poète caché, de cet esprit créateur de la nature qui réside dans les profondeurs inexplorées de notre être ». Le peintre Friedrich, à la même époque, déclarait qu’un rêve lui avait enseigné cette concentration de la lumière qui frappe dans tous ses paysages.

Le romantisme lui-même est une descente aux régions inconscientes et comme un retour concerté aux enfances de l’humanité. Ce que nous percevons dans ses témoignages, ce sont des « correspondances », des harmonies, une musique particulière qui évoque en nous le souvenir d’une langue que nous aurions parlée et qui serait pleine de promesses voilées.

L’inconscient des romantiques n’est pas une hypothèse scientifique, mais un grand mythe.

 

 

Albert BÉGUIN.

 

Paru dans les Cahiers du Sud en 1937.

 

 

 

 

 

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