La situation spirituelle
du monde contemporain
par
Nicolas BERDIAEV
Tout dans le monde contemporain porte la marque d’une crise, non seulement sociale et économique, mais aussi culturelle et spirituelle, tout est devenu problématique. Quel est le comportement des chrétiens face à l’agonie du monde, quel doit-il être ? Est-ce seulement une crise du monde extra-chrétien ou antichrétien, apostat, ou bien est-ce aussi une crise du christianisme ? Les chrétiens partagent le destin du monde. Ils ne peuvent faire comme si tout allait bien en chrétienté et comme s’ils n’étaient pas touchés par ce qui se passe dans le monde.
Une lourde responsabilité incombe au christianisme. Un jugement s’accomplit sur le monde et sur le christianisme historique. Les maux du monde contemporain ne sont pas seulement liés à l’apostasie des chrétiens ou au refroidissement de leur foi, mais encore aux maux invétérés du christianisme lui-même dans son aspect humain. Le christianisme ayant une portée universelle, tout rentre dans son orbe, rien ne saurait lui rester absolument extérieur. Il faut que les chrétiens comprennent la situation spirituelle du monde actuel du dedans du christianisme, qu’ils reconnaissent la crise mondiale comme un évènement se produisant à l’intérieur du christianisme et de l’universalisme chrétien. Le monde s’est liquéfié, il n’a plus de corps fixes ; il traverse, à l’extérieur et à l’intérieur, une période révolutionnaire, une époque d’anarchie spirituelle.
L’homme vit plus que jamais dans l’angoisse, constamment menacé, suspendu sur l’abîme. L’Européen moderne a perdu la foi par laquelle au siècle passé il cherchait à remplacer la foi chrétienne. Il ne croit plus au progrès, à l’humanisme, au salut par la science et par la démocratie, il est conscient de l’injustice de l’ordre capitaliste et a perdu confiance en l’utopie d’un ordre social parfait. La France moderne est rongée par le scepticisme culturel et l’Europe entière est émue par les évènements en Russie soviétique qu’amène une foi nouvelle hostile à la religion chrétienne. De nouvelles formes de philosophie pessimiste surgissent, caractéristiques pour l’Europe actuelle, auprès desquelles le pessimisme de Schopenhauer semble consolant et anodin. Telle est la philosophie de Heidegger qui considère l’être comme essentiellement déchu, mais non apostat, le monde comme désespérément pécheur, Dieu non existant et le « souci » au centre de l’existence mondiale. Le mélancolique, le taciturne, le tragique Kierkegaard est maître de la pensée européenne, sa doctrine de l’angoisse devenue populaire exprime l’état actuel du monde et de l’homme. Le plus intéressant et le plus important des courants théologiques et religieux est le barthisme, marqué par le sentiment exclusif et poignant du péché et interprétant le christianisme de façon uniquement eschatologique. C’est une réaction contre le protestantisme libéralo-humaniste et romantique du siècle passé. Semblable réaction contre le libéralisme, le romantisme, le modernisme, se fait jour au sein du catholicisme qu’on cherche à renforcer et à protéger de ces dangers par un retour à Thomas d’Aquin. Le thomisme est non seulement la philosophie officielle de l’Église catholique, mais aussi un mouvement culturel englobant la jeunesse catholique. Le penchant vers l’autoritarisme et vers un redressement de la tradition est le côté inverse de l’anarchie et du chaos mondial.
La foi en l’homme, sa force créatrice et son œuvre dans le monde est affaiblie dans le christianisme occidental. Dans les mouvements socialo-politiques, les principes de violence et d’autorité, de réduction de la liberté prédominent. L’homme semble prêt à renoncer à la liberté spirituelle qui le fatigue, pour une force qui organisera son existence intérieure et extérieure. Fatigué de lui-même, il a perdu confiance en l’homme et voudrait s’appuyer sur le surhumain, dût-il être représenté par un collectif social.
De nos jours, beaucoup d’idoles anciennes sont renversées et de nouvelles sont en train d’être créées. L’homme est ainsi fait qu’il vit par la foi en Dieu ou bien par la foi dans les idoles. Il ne saurait être athée de manière absolue et conséquente. Perdant la foi en Dieu, il tombe dans l’idolâtrie. Le culte des idoles se retrouve dans tous les domaines, science, art, vie politique nationale et sociale. Ainsi le communisme, par exemple, est une forme extrême d’idolâtrie sociale.
L’Européen moderne a peu de foi. Libéré des illusions optimistes du XIXe siècle, il se voit placé devant des réalités dénudées et austères. Mais dans un sens il a une foi optimiste, offrant tous les sacrifices à une idole. Là nous touchons à un moment très important pour la situation spirituelle du monde moderne. L’homme croit à la puissance de la technique, de la machine, – il semble parfois qu’il ne croit qu’en cela. Il y a, apparemment, d’excellentes raisons à cet optimisme. Les succès vertigineux de la technique à notre époque constituent un vrai prodige du monde naturel déchu. L’homme se sent bouleversé et déprimé par la puissance technique qui révolutionne son existence, tout en étant le produit de son génie, de son intelligence, de son invention. Il a su libérer les forces occultes de la nature, les utiliser à ses fins, porter le principe téléologique dans l’action mécanique et physico-chimique. Mais il n’a pas réussi à maîtriser les résultats de son œuvre. La technique s’est montrée plus forte que lui, elle l’a asservi. Sphère unique de sa foi optimiste, la technique est son plus grand engouement. Mais elle lui cause de même beaucoup d’amertume et de déceptions ; en le subjuguant, elle l’affaiblit spirituellement et menace de l’anéantir.
La crise moderne est engendrée en grande partie par la technique dont l’homme ne peut venir à bout, et c’est avant tout une crise spirituelle. Il convient de noter que les chrétiens n’étaient nullement préparés à l’évaluation de la technique et de la machine, à la compréhension de son rôle dans la vie.
La conscience chrétienne ignore quelle doit être son attitude envers la technique mécanicienne, dont l’irruption dans la vie de l’homme constitue un évènement si important. Le monde naturel dans lequel l’homme était habitué à vivre dans le passé ne se présente plus comme un ordre éternel. Nous vivons dans un monde nouveau, très différent de celui où eut lieu la Révélation chrétienne au temps des apôtres et des docteurs de l’Église, auxquels se rattache le symbolisme chrétien. Le christianisme paraissait très lié à la terre et à la vie patriarcale. Or, la technique a arraché l’homme à la terre et détruit l’existence patriarcale. Les chrétiens ne peuvent vivre et agir dans un monde, où il n’y a rien de stable, où tout est un changement constant, que grâce à l’habituel dualisme chrétien. Le chrétien connaît deux rythmes de vie, le religieux et le profane. Ce dernier le fait participer à la technisation de la vie non sanctifiée par la religion, tandis que le rythme religieux, pour quelques jours et quelques heures, le soustrait au monde et l’élève à Dieu. Mais le sens religieux de ce monde en formation reste obscur.
On avait pendant longtemps considéré la technique, comme le domaine le plus neutre, indifférent du point de vue religieux et très éloigné des problèmes spirituels, donc inoffensif. Mais ce temps est révolu, quoique tous ne s’en soient pas aperçus. La technique a cessé d’être neutre. Le problème technique est pour nous un problème spirituel, celui du destin de l’homme et de son rapport avec Dieu. La technique a un sens infiniment plus profond qu’on ne croit. Elle a un sens cosmique et crée une réalité toute nouvelle. Il est erroné d’envisager la réalité produite par la technique, comme une réalité ancienne, celle du monde physique, exploré par la physique, la mécanique, la chimie. Avant les découvertes et les inventions faites par l’homme, l’histoire du monde n’a connu semblable réalité. L’homme a su recréer le monde. La machine n’est pas identique à la mécanique. L’intelligence et le principe téléologique agissent dans la machine. La technique crée une atmosphère saturée d’énergies qui avaient été enfouies dans le sein de la nature et l’homme n’est pas certain de pouvoir respirer cet air nouveau. Dans le passé il était habitué à un air différent. On ignore encore l’action sur l’organisme humain de l’atmosphère électrisée dans laquelle il s’est précipité. La technique confère à l’homme une puissance effrayante sans précédent, capable d’anéantir l’humanité. Les armes dont l’homme disposait antérieurement étaient puériles et pouvaient être considérées comme neutres. Mais lorsque les mains de l’homme détiennent une force aussi formidable, c’est de son état spirituel que dépend le sort de l’humanité. La technique de guerre destructive constitue déjà une menace de catastrophe quasi mondiale et pose le problème spirituel de la technique dans toute son acuité. La technique confère à l’homme l’emprise non seulement sur la nature, mais aussi sur son semblable, sur la vie humaine. La technique peut être orientée au service de Dieu, mais elle peut également servir la cause du diable. C’est pourquoi elle n’est pas neutre. À notre époque matérialiste notamment, tout prend un sens spirituel, tout se place sous le signe de l’esprit. Produit de l’esprit, la technique matérialise la vie, mais elle peut contribuer de même à affranchir l’esprit de ses attaches trop étroites avec la vie matérielle organique. Elle peut contribuer à la spiritualisation.
La technique signifie le passage de toute l’existence humaine de l’organique à l’organisation. L’homme ne vit plus dans l’ordre organique. Il était habitué aux liens naturels avec la terre, les plantes et les bêtes. Les grandes cultures du passé étaient encore entourées de la nature, on aimait les jardins, les fleurs et les animaux, on n’avait pas encore rompu avec le rythme naturel. Le sens de la terre enfantait une mystique tellurique (on trouvera des idées remarquables à ce sujet chez Bachofen).
L’homme est issu de la terre et y retourne. Cela est lié à un profond symbolisme religieux. Les cultes « végétatifs » avaient une grande importance. La vie organique de l’homme et de la société ressemblait à la vie végétative. L’existence familiale, corporative, gouvernementale, celle de l’Église étaient organiques. On comparait la société à un organisme. Les romantiques du début du XIXe siècle attribuaient à tout ce qui est organique une importance spéciale. C’est à eux que se rattache l’idéalisation de l’organique par opposition au mécanique. L’organisme naît, il n’est pas créé par l’homme, il est enfanté par la vie naturelle, cosmique. Son unité n’est pas un composé d’éléments constitutifs, elle les devance et détermine four vie.
La technique arrache l’homme à la terre, le transporte dans l’espace et lui confère le sens planétaire. Elle modifie de façon radicale son attitude envers l’espace et le temps. Elle est hostile à toute incarnation organique. Dans la période de civilisation technique, l’homme, cessant de vivre dans l’ambiance des bêtes et des plantes, est précipité dans une ambiance nouvelle, froide et métallique, dépourvue de chaleur animale et de sang ardent. La puissance technique provoque la diminution de la vie émotionnelle, intime, lyrique, de la tristesse toujours liée à l’âme et non à l’esprit. Anéantissant l’organique dans l’existence humaine, la technique la place sous le signe de l’organisation. Cette inévitable transition est une des sources de la crise contemporaine. Il n’est pas facile de se détacher de la nature. La machine arrache avec une froide cruauté l’esprit trop attaché à la chair organique, végétative et animale. Et cela se fait sentir tout d’abord par l’affaiblissement affectif, par la désagrégation des sentiments. Nous entrons dans l’époque austère de l’esprit et de la technique. L’âme attachée à la vie organique s’est avérée très fragile ; sous les coups cruels que lui porte la machine, elle se contracte, saigne et parfois semble mourir. Nous considérons cela comme une évolution fatale de la mécanisation de la vie.
Mais l’esprit peut résister à cette évolution ; il peut s’en emparer, pour aborder la nouvelle époque en vainqueur. C’est là un problème essentiel. L’organisation technique de l’existence, de l’économie, de la science, est très dure pour l’âme humaine et sa vie intime ; elle provoque une crise religieuse intérieure. Les éléments de l’organisation existaient dès les premiers âges de la civilisation, comme ont toujours existé les principes techniques, mais ils n’ont jamais exercé une emprise universelle, bien des choses demeuraient dans l’ordre organique et végétatif. La technique organisée signifie une rationalisation de la vie. Or, la vie humaine ne saurait être entièrement et définitivement rationalisée ; il reste toujours un élément irrationnel et mystérieux. La rationalisation universelle reçoit son châtiment ; non subordonnée à l’esprit, elle engendre des conséquences irrationnelles, tel le chômage dans la vie économique rationalisée.
En Russie soviétique, la rationalisation de la vie prend la forme d’un délire collectif. L’organisation technique, qui renie les bases mystérieuses de la vie, et la prive de son sens ancien, produit l’angoisse et pousse au suicide. L’homme est séduit par la technique qu’il crée, mais il ne peut se transformer lui-même en machine. Organisateur de la vie, il ne peut dans son for intérieur devenir l’objet de l’organisation, il garde toujours en lui un élément organique, irrationnel et mystérieux. La rationalisation technique et mécanique de la vie et de l’âme humaine suscite inévitablement une réaction.
Au XIXe siècle, c’étaient les romantiques qui protestaient contre l’emprise technique dissolvant l’intégrité organique. Ils évoquaient la nature et les forces naturelles de l’homme. Ruskin s’insurgeait contre la technique avec violence ; ne voulant pas se résigner au chemin de fer, il voyageait en voiture le long des rails. Cette réaction romantique était naturelle et même indispensable, mais elle est impuissante à résoudre le problème ; sa solution est par trop simpliste. Un retour à l’existence organique de jadis, aux mœurs patriarcales, aux formes économiques d’autrefois, à la terre et à la nature, est impossible et, dira-t-on, indésirable, cette vie ayant été liée à l’exploitation de l’homme et de la bête. C’est là le côté tragique de la situation. À l’esprit de préciser ses rapports avec la technique et les temps nouveaux, en s’emparant de la technique à ses propres fins. Il faut que le christianisme se révèle créateur face à la réalité nouvelle. Certes, il n’aurait pas raison de se montrer trop optimiste, mais il ne lui est pas loisible d’abandonner la dure réalité. Cela implique une intensification de spiritualité, un approfondissement de vie intérieure. Le sentimentalisme affectif est dorénavant impossible pour le christianisme. L’âme émotionnelle ne supporte pas l’austérité, mais l’intrépidité est l’apanage d’un esprit austère et trempé. L’esprit peut organiser et user des moyens techniques à ses fins spirituelles, mais il ne se laissera pas transformer en instrument du processus technique organisateur. C’est là la tragédie de l’esprit.
L’entrée d’innombrables masses humaines dans le courant culturel, la démocratisation se produisant à une très grande échelle, constituent l’autre aspect du processus à la base de la crise actuelle. Le principe aristocratique et le principe démocratique sont tous deux inhérents à la culture. Sans principe aristocratique, sans un choix, la qualité éminente et la perfection ne seraient jamais atteintes. Mais en même temps la culture gagne en étendue, des couches sociales de plus en plus larges y communient. C’est une évolution inéluctable et juste. Mais la culture de notre temps a perdu toute unité organique, elle manque d’ordre hiérarchique dans lequel le degré le plus haut se sent lié indissolublement aux degrés inférieurs. L’élite culturelle a perdu la conscience de servir une cause suprapersonnelle, un grand tout. À partir de la Renaissance, l’idée de servir est en baisse générale, les idées dominantes, libérales et individualistes, lui sont contraires. La conception de vie au service d’une cause suprapersonnelle est une idée religieuse ; elle n’est pas celle des promoteurs de la culture moderne. Fait remarquable, cette idée est réapparue, bien que sous une autre forme, dans le communisme russe, où la cause suprapersonnelle s’est avérée athée. En Europe les classes cultivées manquent de bases sociales, elles sont détachées des masses qui aspirent à prendre leur place dans la vie sociale et à être actives et à jouer un rôle dans l’Histoire. Humanistes selon leur idéologie, les classes cultivées sont incapables d’inspirer les masses par les idées et les valeurs spirituelles qui leur sont propres. La culture humaniste est fragile et ne peut résister aux mouvements massifs qui la bousculent. Elle est obligée de se rétrécir et de s’isoler. Les masses s’assimilent plus facilement le matérialisme vulgaire, la civilisation extérieure et technique que la culture spirituelle ; elles passent facilement de l’idéologie religieuse à l’athéisme. Et les pénibles associations qui rattachent le christianisme aux classes dominatrices et à la défense d’un ordre social injuste y contribuent. Les masses sont possédées par les mythes, par les croyances religieuses ou socialo-révolutionnaires, et non par les idées culturelles et humanistes. Le conflit entre les principes aristocratique et démocratique, entre la quantité et la qualité, la profondeur et l’étendue, n’est pas soluble sur la base d’une culture humaniste areligieuse. Dans ce conflit, l’élite culturelle aristocratique se sent maintes fois condamnée à mort. La technisation et la démocratisation massive aboutissent à la transformation de la culture en une civilisation mécanique fondée sur le matérialisme. La déshumanisation de l’homme, sa transformation en machine et celle de son travail en marchandises sont le résultat de l’ordre industriel capitaliste, et face à ce résultat, le christianisme se trouve désemparé. L’injustice de l’ordre capitaliste reçoit son juste châtiment dans le communisme. La collectivisation qui annihile la personne humaine se manifeste déjà dans le capitalisme. Le communisme ne tend qu’à parfaire cette besogne. Cela pose devant la conscience chrétienne, d’une manière très aiguë, le problème d’un ordre social plus juste et plus humain et celui de la spiritualisation, de la christianisation du mouvement social et des masses laborieuses.
Le problème culturel est aujourd’hui un problème social, insoluble en dehors de ce dernier. Le christianisme étant à la fois aristocratique et démocratique, l’antagonisme de ces deux principes ne peut disparaître que sur une base chrétienne. Le christianisme affirme la noblesse des enfants de Dieu et les appelle à la perfection, mais il s’adresse à tout le monde, à toute âme humaine. Il veut que la vie soit comprise comme le service d’une cause suprapersonnelle. Le sort de la culture dépendra de l’état spirituel des masses laborieuses, de leur inspiration soit par la foi chrétienne, soit par le matérialisme athée, de la subordination de la technique à l’esprit et à ses fins, ou bien de sa mainmise définitive sur la vie. Rien de plus pernicieux que l’attitude réactionnaire des chrétiens se dressant contre le mouvement des travailleurs ou contre les conquêtes techniques, au lieu de chercher à les spiritualiser et les ennoblir en les subordonnant à la cause suprême.
Le développement de la puissance technique et la démocratisation culturelle ont un rapport étroit avec le problème essentiel de la personne et de la société, problème particulièrement inquiétant pour la conscience chrétienne. Aspirant à l’émancipation, la personne humaine se trouve de plus en plus bridée, socialisée, collectivisée. Déjà l’ordre industriel capitaliste basé sur l’individualisme et l’atomisme, aboutissait à l’oppression, à la dépersonnalisation, à l’anonymat de la personne, à un style de vie collective massive. Dressé contre le capitalisme, le communisme matérialiste parachève l’anéantissement de la personne en la désintégrant dans le collectif social et en rejetant la conscience et le jugement personnels. La personne qui constitue l’image et la ressemblance de Dieu dans l’homme se dissout, se désagrège et perd son unité. On peut l’observer dans la littérature et dans l’art, dans les romans de Proust, par exemple. L’évolution de la culture moderne menace de détruire la personne humaine. On ne peut résoudre ce problème en dehors de la religion. Le monde déchristianisé et sans foi isole la personne, en l’arrachant à la société, la plongeant dans son moi sans issue vers un objectif suprapersonnel, vers la communauté, ou bien il l’asservit et la subordonne irrémédiablement à la société. Seul le christianisme résout en principe ce pénible problème. Le christianisme attache le plus grand prix à la personne, à l’âme individuelle et à son destin éternel, il n’admet pas qu’on se serve de la personne humaine au nom des intérêts sociaux, il affirme la valeur absolue de l’homme. La vie spirituelle unit l’homme à Dieu, elle met une barrière à l’emprise de la société sur l’homme. Mais en même temps le christianisme nous appelle à la vie communautaire, au service suprapersonnel, à l’union de chaque « moi » et « toi » en « nous », il nous appelle à la communion et même, si l’on veut, au communisme, mais à un communisme absolument différent du communisme matérialiste et athée. Seul le christianisme sauve la personne de la ruine imminente et ce n’est qu’en recourant à lui que peut avoir lieu la fusion intérieure des personnes humaines dans une communauté qui parfait la personne au lieu de la détruire. Le christianisme trouve la solution du conflit de la personne et de la société, source d’une crise redoutable, dans une réalité suprapersonnelle et suprasociale : l’Humanité divine, le Corps du Christ.
Le problème religieux de la personne dans ses rapports avec la société implique la solution du problème social de notre temps selon l’esprit du socialisme chrétien personnaliste. Ce dernier accepte la vérité du socialisme, mais en rejette le mensonge et la fausse idéologie qui, en niant Dieu, nie l’homme. Alors seulement seront sauvées la personne humaine et la haute culture spirituelle. Nous ne pouvons pas nous livrer à trop d’optimisme, car le mal est trop avancé. Le péché, le mensonge et la haine marquent de trop éclatants triomphes. Il ne faudrait pas, cependant, que les réflexes suscités par l’évaluation des forces adverses à la réalisation de la justice nous empêchent de considérer les problèmes spirituels créateurs, et d’accomplir notre devoir. Nous croyons que nous ne sommes pas seuls, qu’à côté des forces naturelles, bonnes ou mauvaises, agissent aussi des forces supranaturelles, suprahumaines et charismatiques, secourant ceux qui font l’œuvre du Christ dans le monde, nous croyons à l’action de Dieu. Lorsque nous disons « christianisme », nous ne parlons pas seulement de l’homme et de sa foi, mais aussi de Dieu, du Christ.
Le développement technique et économique de la civilisation moderne fait de la personne humaine son instrument, lui demande une activité constante et l’utilisation de tous les instants pour l’action. Cette civilisation rejette la contemplation qui, rendue impossible, court le danger d’être définitivement répudiée de notre vie. Cela signifie que l’homme cessera de prier, qu’il n’aura plus de rapports avec Dieu, qu’il ne verra plus la beauté et ne connaîtra plus la vérité désintéressée. La personne se détermine non seulement par rapport au temporel, mais aussi en fonction de l’éternité. L’« actualisme » moderne est une négation de l’éternel, c’est l’asservissement de l’homme par le temporel. L’instant n’a jamais de valeur propre, n’ayant aucun rapport avec l’éternité, avec Dieu. Chaque moment sert le moment suivant et doit être aussi rapide que possible, pour lui faire place. L’actualisme absolu change les rapports du temps. Une course effrénée se produit. La personne humaine ne saurait se maintenir au milieu de ce torrent temporel qui ne lui laisse pas un instant pour un retour sur elle-même et qui l’empêche de saisir la portée de sa vie, cette portée ne se découvrant que par rapport à l’éternité, et le temps torrentiel étant en soi dénué de sens. L’homme est appelé à l’activité, au labeur, à la création, cela est incontestable, il ne saurait rester spectateur. La vie du monde n’est pas un spectacle, l’homme doit continuer l’œuvre de la création, en transformant et en organisant le monde. Mais ce n’est qu’à condition d’être le point d’intersection de deux mondes, l’éternel et le temporel, de n’agir pas uniquement dans le temps, mais aussi dans l’éternité, en reconnaissant intérieurement sa relation avec Dieu, que la personne reste l’image et la ressemblance de Dieu et ne se laisse pas transformer en instrument d’un processus impersonnel social. Voilà le problème essentiel de la civilisation moderne, celui de la personne humaine et de son destin. L’homme ne peut être objet seulement, il est sujet et possède une existence en soi. Converti en instrument impersonnel d’un processus temporel, il cesse d’être homme. Si on peut envisager ainsi un collectif social, cela est impossible à l’égard de l’homme qui garde toujours en lui un élément indépendant du temps et de la société.
L’étouffement de la contemplation représente la fin de la mystique, de la métaphysique, de l’esthétique qui sont le sommet et la floraison de la culture. La civilisation actuelle asservit la science et les arts en processus industriel et technique. Nous en voyons l’exemple dans la conception culturelle du communisme soviétique. C’est une crise culturelle profonde. L’avenir de l’homme dépend de son désir de se libérer, ne serait-ce que pour un instant, pour prendre conscience de soi et de sa vie, pour tourner ses regards vers le ciel. L’idée du travail et d’une société laborieuse est vraiment une grande idée parfaitement chrétienne. La contemplation aristocratique de l’élite privilégiée affranchie de la coopération au travail était trop souvent une fausse contemplation, et c’est pourquoi elle a peu de chance de reprendre sa place dans l’avenir. Mais chaque travailleur, chaque homme, en général, a ses moments de concentration intérieure, d’oraison et d’actions de grâce, de contemplation esthétique ou autre. Contemplation et action peuvent et doivent se rejoindre, seule leur union affirme et fortifie l’intégrité de la personne humaine. En se dépensant entièrement en action temporelle, l’homme se vide et la source d’énergie spirituelle en lui tarit. Dans son acceptation courante, l’activité n’est plus au service du prochain selon l’Évangile, mais plutôt au service des idoles. Le cycle liturgique de la vie religieuse représente l’alliance originale de la contemplation et de l’action, l’homme peut y puiser force et énergie.
Nous assistons à la transformation fatale de la personne, image de l’Être suprême, en un être absorbé par le collectif évoluant dans le temps et réclamant une activité accélérée. L’homme est un être créateur, mais la civilisation moderne lui demande une activité qui signifie une négation de sa nature humaine. L’acte créateur présuppose l’alliance de l’action et de la contemplation. Leur distinction même est relative, l’esprit étant essentiellement un élément actif et dynamique agissant encore dans la contemplation. Nous abordons ici le dernier problème de la situation spirituelle du monde contemporain, celui de l’homme en tant que problème religieux. La crise que nous traversons est celle de l’homme dont l’avenir est devenu problématique. Cette crise, il faut lui donner une interprétation spirituelle du dedans du christianisme. Ce n’est qu’ainsi qu’on saura comprendre la portée de ce qui se passe. La notion chrétienne de l’homme, que l’humanisme a gardée intacte, est ébranlée par la civilisation moderne. Le christianisme est fondé sur le mythe humano-divin théandrique, je n’use pas du mot mythe dans un sens qui l’opposerait à la réalité ; au contraire, le mythe correspond mieux à la réalité spirituelle que le concept, le mythe de Dieu et de l’homme, de la ressemblance divine dans l’homme, et de l’incarnation du Fils de Dieu. De là dérive la dignité de l’homme, mais l’homme déchu assimilait péniblement la révélation chrétienne dans sa plénitude et la doctrine humano-divine trop peu développée n’était pas assez actualisée dans la vie. C’est la raison pour laquelle un humanisme, à base chrétienne, fut inévitable. Une évolution commença fatalement, celle de la destruction du mythe chrétien intégral. On rejeta d’abord Dieu de ce mythe, restait toujours l’homme, son concept chrétien, comme nous le trouvons dans la pensée de L. Feuerbach. Il rejetait Dieu, mais gardait encore la ressemblance divine chez l’homme, en professant sa nature éternelle, comme tant d’autres humanistes. Mais la démolition du mythe théandrique allait son train, on atteignait maintenant le mythe de l’homme, l’apostasie touchait à l’homme et à Dieu. C’est l’homme qu’attaquèrent Marx et Nietzsche. Pour Marx, ce n’est plus l’homme, c’est le collectif social qui représente la valeur suprême. L’homme est évincé par la classe et le mythe nouveau du messianisme prolétarien. Marx et Nietzsche se rattachent à l’humanisme. Pour Nietzsche, l’homme doit être surmonté par le surhomme, une race plus haute. Ainsi l’homme – dernière valeur chrétienne jusque-là épargnée – est désavoué et les courants sociaux contemporains en témoignent. Après l’apostasie de Dieu, la civilisation moderne en est à la phase de l’apostasie de l’homme. Voilà l’essence de la crise contemporaine.
La technisation et la collectivisation de la personne se rattachent à cette crise. Toutes les hérésies et les défections de la vérité intégrale dans le christianisme historique posaient des problèmes importants qui n’ont pas encore trouvé de solution et qu’il faut résoudre du dedans du christianisme. Mais les hérésies contemporaines diffèrent des hérésies des premiers siècles chrétiens, elles ne sont pas théologiques, mais vitales. Elles prouvent l’urgence d’une réponse chrétienne aux problèmes existants de la technique, d’une juste organisation sociale, de la collectivisation par rapport à la valeur éternelle de la personne humaine, tous ces problèmes nécessitant la lumière de la vérité humano-divine. L’activité créatrice de l’homme dans le monde n’est pas sanctifiée. La crise mondiale rappelle aux chrétiens les tâches non accomplies, elle constitue donc un jugement non seulement sur le monde athée, mais aussi sur le christianisme lui-même. Le problème essentiel de nos jours n’est pas celui de Dieu, comme le croient beaucoup de chrétiens, qui invoquent l’urgence d’une renaissance religieuse. C’est avant tout le problème de l’homme qui importe aujourd’hui. Le problème de Dieu est éternel, c’est le premier et le dernier problème de tous les temps, mais celui de notre époque concerne le salut de la personne humaine qui se désagrège, sa vocation et sa mission, ainsi que les questions sociales et culturelles nécessitant une solution chrétienne. Ayant rejeté Dieu, on porte moins atteinte à la dignité de Dieu qu’à celle de l’homme qui, sans Dieu, ne peut se maintenir. Dieu est pour l’homme l’idée suprême et la réalité qui l’a formé. D’autre part, l’homme est l’idée suprême de Dieu. Ce n’est que le christianisme qui résout le problème des rapports de Dieu et de l’homme, ce n’est qu’en Christ que la race humaine peut être sauvée, seul l’esprit chrétien peut construire une société et une culture qui ne détruisent pas l’homme. Or, il faut que la vérité soit réalisée dans la vie.
Nicolas BERDIAEV, De l’esprit bourgeois,
Delachaux et Niestlé, 1949.
Traduction d’Élisabeth Bellençon.